La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 04
d'impertinences. «Elle est charmante, comme vous êtes musicien, je
pense qu'elle vous a séduit par la voix qu'elle a très belle dans les
notes hautes où elle semble attendre l'accompagnement de votre _si_
dièze. Son registre grave me plaît moins et cela doit être en rapport
avec le triple recommencement de son cou étrange et mince, qui,
semblant finir, s'élève encore en elle; plutôt que des détails
médiocres, c'est sa silhouette qui m'agrée. Et comme elle est
couturière et doit savoir jouer des ciseaux, il faut qu'elle me donne
une jolie découpure d'elle-même en papier.»
Charlie avait d'autant moins écouté ces éloges que les agréments
qu'ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé.
Mais il répondit à M. de Charlus: «C'est entendu, mon petit, je lui
passerai un savon pour qu'elle ne parle plus comme ça.» Si Morel
disait ainsi «mon petit» à M. de Charlus, ce n'est pas que le beau
violoniste ignorât qu'il eût à peine le tiers de l'âge du baron. Il
ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette
simplicité qui dans certaines relations postule que la suppression de
la différence d'âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse
feinte chez Morel. Chez d'autres la tendresse sincère. Ainsi vers cette
époque M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue: «Mon cher
Palamède, quand te reverrai-je? Je m'ennuie beaucoup après toi et
pense bien souvent à toi. PIERRE.» M. de Charlus sa cassa la tête
pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui
écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup
le connaître et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l'écriture.
Tous les princes auxquels l'Almanach de Gotha accorde quelques lignes
défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus.
Enfin, brusquement, une adresse écrite au dos l'éclaira: l'auteur de
la lettre était le chasseur d'un cercle de jeu où allait quelquefois
M. de Charlus. Ce chasseur n'avait pas cru être impoli en écrivant sur
ce ton à M. de Charlus qui avait au contraire un grand prestige à ses
yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer
quelqu'un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par
là--s'imaginait-il dans sa naïveté--donné son affection. M. de
Charlus fut au fond ravi de cette familiarité. Il reconduisit même
d'une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre.
Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n'aimait pas à sortir avec M.
de Vaugoubert. Car celui-ci le monocle à l'œil regardait de tous les
côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s'émancipant quand il
était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le
baron. Il mettait tous les noms d'hommes au féminin et, comme il était
très bête, il s'imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne
cessait de rire aux éclats. Comme avec cela il tenait énormément à
son poste diplomatique, les déplorables et ricanantes façons qu'il
avait dans la rue étaient perpétuellement interrompues par la frousse
que lui causait au même moment le passage de gens du monde, mais
surtout de fonctionnaires. «Cette petite télégraphiste, disait-il en
touchant du coude le baron renfrogné, je l'ai connue, mais elle s'est
rangée, la vilaine! Oh! ce livreur des Galeries Lafayette, quelle
merveille! Mon Dieu, voilà le directeur des Affaires commerciales qui
passe. Pourvu qu'il n'ait pas remarqué mon geste. Il serait capable
d'en parler au Ministre qui me mettrait en non-activité, d'autant plus
qu'il paraît que c'en est une.» M. de Charlus ne se tenait pas de
rage. Enfin, pour abréger cette promenade qui l'exaspérait, il se
décida à sortir sa lettre et à la faire lire à l'ambassadeur, mais
il lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût
jaloux afin de pouvoir faire croire qu'il était aimant. «Or,
ajouta-t-il d'un air de bonté impayable, il faut toujours tâcher de
causer le moins de peine qu'on peut.» Avant de revenir à la boutique
de Jupien, l'auteur tient à dire combien il serait contristé que le
lecteur s'offusquât de peintures si étranges. D'une part (et ceci est
le petit côté de la chose) on trouve que l'aristocratie semble
proportionnellement, dans ce livre, plus accusée de dégénérescence
que les autres classes sociales. Cela serait-il qu'il n'y aurait pas
lieu de s'en étonner. Les plus vieilles familles finissent par avouer
dans un nez rouge et bossu, dans un menton déformé, des signes
spécifiques où chacun admire la «race». Mais parmi ces traits
persistants et sans cesse aggravés, il y en a qui ne sont pas visibles,
ce sont les tendances et les goûts. Ce serait une objection plus grave,
si elle était fondée, de dire que tout cela nous est étranger et
qu'il faut tirer la poésie de la vérité toute proche. L'art extrait
du réel le plus familier existe en effet et son domaine est peut-être
le plus grand. Mais il n'en est pas moins vrai qu'un grand intérêt,
parfois de la beauté, peut naître d'actions découlant d'une forme
d'esprit si éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous
croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu'elles
s'étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu'y a-t-il de
plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisant fouetter de verges
la mer qui avait englouti ses vaisseaux?
Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient
sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant à son compte,
la remarque du baron, car l'expression «payer le thé» disparut aussi
complètement de la boutique du giletier que disparaît à jamais d'un
salon telle personne intime, qu'on recevait tous les jours et avec qui,
pour une raison ou pour une autre, on s'est brouillé ou qu'on tient à
cacher et qu'on ne fréquente qu'au dehors. M. de Charlus fut satisfait
de la disparition de «payer le thé». Il y vit une preuve de son
ascendant sur Morel et l'effacement de la seule petite tache à la
perfection de la jeune fille. Enfin, comme tous ceux de son espèce,
tout en étant sincèrement l'ami de Morel et de sa presque fiancée,
l'ardent partisan de leur union, il était assez friand du pouvoir de
créer à son gré de plus ou moins inoffensives piques, en dehors et
au-dessus desquelles il demeurait aussi olympien qu'eût été son
frère.
Morel avait dit à M. de Charlus qu'il aimait la nièce de Jupien,
voulait l'épouser, et il était doux au baron d'accompagner son jeune
ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père,
indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux.
Mon opinion personnelle est que «payer le thé» venait de Morel
lui-même, et que par aveuglement d'amour la jeune couturière avait
adopté une expression de l'être adoré, laquelle jurait par sa laideur
au milieu du joli parler de la jeune fille. Ce parler, ces charmantes
manières qui s'y accordaient, la protection de M. de Charlus faisaient
que beaucoup de clientes, pour qui elle avait travaillé, la recevaient
en amie, l'invitaient à dîner, la mêlaient à leurs relations, la
petite n'acceptant du reste qu'avec la permission du baron de Charlus et
les soirs où cela lui convenait. «Une jeune couturière dans le
monde?» dira-t-on, quelle invraisemblance. Si l'on y songe, il n'était
pas moins invraisemblable qu'autrefois Albertine vînt me voir à
minuit, et maintenant vécût avec moi. Et ç'eût peut-être été
invraisemblable d'une autre, mais nullement d'Albertine, sans père ni
mère, menant une vie si libre qu'au début je l'avais prise à Balbec
pour la maîtresse d'un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée
Mme Bontemps qui, déjà, chez Mme Swann, n'admirait chez sa nièce que
ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si cela
pouvait la débarrasser d'elle en lui faisant faire un riche mariage où
un peu de l'argent irait à sa tante (dans le plus grand monde, des
mères très nobles et très pauvres, ayant réussi à faire faire à
leur fils un riche mariage, se laissent entretenir par les jeunes
époux, acceptent des fourrures, une automobile, de l'argent d'une
belle-fille qu'elles n'aiment pas et qu'elles font recevoir).
Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je ne
trouverais nullement choquant, iront dans le monde. La nièce de Jupien
étant une exception ne peut encore le laisser prévoir, une hirondelle
ne fait pas le printemps. En tous cas, si la toute petite situation de
la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel,
car, sur certains points, sa bêtise était si grande que non seulement
il trouvait «plutôt bête» cette jeune fille mille fois plus
intelligente que lui, peut-être seulement parce qu'elle l'aimait, mais
encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières
déguisées, faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la
recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n'était
pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des
bourgeoises riches, élégantes, d'esprit assez libre pour trouver qu'on
ne se déshonore pas en recevant une couturière, d'esprit assez esclave
aussi pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que
son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir
tous les jours.
Rien ne plaisait mieux que l'idée de ce mariage au baron, lequel
pensait qu'ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la
nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une «faute». Et M. de
Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n'aurait pas été fâché
de le confier à son ami qui eût été furieux et de semer ainsi la
zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait
à un grand nombre de personnes bonnes qui font les éloges d'un tel ou
d'une telle, pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme
du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient
capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait
d'aucune insinuation, et pour deux causes. «Si je lui raconte, se
disait-il, que sa fiancée n'est pas sans tache, son amour-propre sera
froissé, il m'en voudra. Et puis, qui me dit qu'il n'est pas amoureux
d'elle? Si je ne dis rien, ce feu de paille s'éteindra vite, je
gouvernerai leurs rapports à ma guise, il ne l'aimera que dans la
mesure où je le souhaiterai. Si je lui raconte la faute passée de sa
promise, qui me dit que mon Charlie n'est pas encore assez amoureux pour
devenir jaloux. Alors je transformerai par ma propre faute un flirt sans
conséquence et qu'on mène comme on veut, en un grand amour, chose
difficile à gouverner.» Pour ces deux raisons M. de Charlus gardait un
silence qui n'avait que les apparences de la discrétion, mais qui, par
un autre côté, était méritoire, car se taire est presque impossible
aux gens de sa sorte.
D'ailleurs la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus, en qui
elle satisfaisait tout le goût esthétique qu'il pouvait avoir pour les
femmes, aurait voulu avoir d'elle des centaines de photographies. Moins
bête que Morel, il apprenait avec plaisir le nom des dames comme il
faut qui la recevaient et que son flair social situait bien, mais il se
gardait (voulant garder l'empire) de le dire à Charlie, lequel, vraie
brute en cela, continuait à croire qu'en dehors de la «classe de
violon» et des Verdurin, seuls existaient les Guermantes, les quelques
familles presque royales énumérées par le baron, tout le reste
n'étant qu'une «lie», une «tourbe». Charlie prenait ces expressions
de M. de Charlus à la lettre.
Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariage des
deux jeunes gens il y avait celle-ci, que la nièce de Jupien serait en
quelque sorte une extension de la personnalité de Morel et par là du
pouvoir à la fois et de la connaissance que le baron avait de lui.
«Tromper» dans le sens conjugal la future femme du violoniste, M. de
Charlus n'eût même pas songé une seconde à en éprouver du scrupule.
Mais avoir un «jeune ménage» à guider, se sentir le protecteur
redouté et tout-puissant de la femme de Morel, laquelle considérant le
baron comme un dieu prouverait par là que le cher Morel lui avait
inculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel,
firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître en sa
«chose», Morel, un être de plus, l'époux, c'est-à-dire lui
donnèrent quelque chose d'autre, de nouveau, de curieux à aimer en
lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande
maintenant qu'elle n'avait jamais été. Car là où Morel seul, nu pour
ainsi dire, résistait souvent au baron qu'il se sentait sûr de
reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son
avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de
Charlus plus de surface et de prise. Tout cela et même au besoin, les
soirs où il s'ennuierait, de mettre la guerre entre les époux (le
baron n'avait jamais détesté les tableaux de bataille) plaisait à M.
de Charlus. Moins pourtant que de penser à la dépendance de lui où
vivrait le jeune ménage. L'amour de M. de Charlus pour Morel reprenait
une nouveauté délicieuse quand il se disait: sa femme aussi sera à
moi autant qu'il est à moi, ils n'agiront que de la façon qui ne peut
me fâcher, ils obéiront à mes caprices et ainsi elle sera un signe
(jusqu'ici inconnu de moi) de ce que j'avais presque oublié et qui est
si sensible à mon cœur, que pour tout le monde, pour ceux qui me
verront les protéger, les loger, pour moi-même, Morel est mien. De
cette évidence aux yeux des autres et aux siens, M. de Charlus était
plus heureux, que de tout le reste. Car la possession de ce qu'on aime
est une joie plus grande encore que l'amour. Bien souvent ceux qui
cachent à tous cette possession, ne le font que par la peur que l'objet
chéri ne leur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se
taire, en est diminué.
On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron que son
désir c'était de séduire une jeune fille, en particulier celle-là,
et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, et, le viol
accompli, il «ficherait le camp au loin»; mais cela, devant les aveux
d'amour pour la nièce de Jupien que Morel était venu lui faire, M. de
Charlus l'avait oublié. Bien plus, il en était peut-être de même
pour Morel. Il y avait peut-être intervalle véritable entre la nature
de Morel,--telle qu'il l'avait cyniquement avouée, peut-être même
habilement exagérée--et le moment où elle reprendrait le dessus. En
se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait.
Il se connaissait si peu qu'il se figurait sans doute l'aimer, même
peut-être l'aimer pour toujours. Certes son premier désir initial, son
projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant de sentiments
superposés que rien ne dit que le violoniste n'eût pas été sincère
en disant que ce vicieux désir n'était pas le mobile véritable de son
acte. Il y eut du reste une période de courte durée où, sans qu'il se
l'avouât exactement, ce mariage lui parut nécessaire. Morel avait à
ce moment-là d'assez fortes crampes à la main et se voyait obligé
d'envisager l'éventualité d'avoir à cesser le violon. Comme en dehors
de son art il était d'une incompréhensible paresse, la nécessité de
se faire entretenir s'imposait et il aimait mieux que ce fût par la
nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant
plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant
par les apprenties toujours nouvelles qu'il chargerait la nièce de
Jupien de lui débaucher que par les belles dames riches auxquelles il
la prostituerait. Que sa future femme pût se refuser de condescendre à
ces complaisances et fût perverse à ce point n'entrait pas un instant
dans les calculs de Morel. D'ailleurs ils passèrent au second plan, y
laissèrent la place à l'amour pur, les crampes ayant cessé. Le violon
suffirait avec les appointements de M. de Charlus, duquel les exigences
se relâcheraient certainement une fois que lui, Morel, serait marié à
la jeune fille. Le mariage était la chose pressée à cause de son
amour, et dans l'intérêt de sa liberté. Il fit demander la main de la
nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n'était-ce pas
nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait
autour d'elle, comme ses cheveux quand ils étaient dénoués, comme la
joie de ses regards répandus. Chez Morel, presque toute chose qui lui
était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des
paroles de même ordre, parfois même des larmes. C'est donc
sincèrement--si un pareil mot peut s'appliquer à lui--qu'il tenait à
la nièce de Jupien des discours aussi sentimentaux (sentimentaux sont
aussi ceux que tant de jeunes nobles ayant envie de ne rien faire dans
la vie tiennent à quelque ravissante jeune fille de richissime
bourgeois) qui étaient d'une bassesse sans fard, celle qu'il avait
exposée à M. de Charlus au sujet de la séduction, du dépucelage.
Seulement l'enthousiasme vertueux à l'égard d'une personne qui lui
causait un plaisir et les engagements solennels qu'il prenait avec elle
avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait
plus de plaisir, ou même par exemple si l'obligation de faire face aux
promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de
la part de Morel l'objet d'une antipathie qu'il justifiait à ses
propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui
permettait de se prouver à soi-même, une fois l'euphorie de son
système nerveux reconquise, qu'il était, en considérant même les
choses d'un point de vue purement vertueux, dégagé de toute
obligation. Ainsi à la fin de son séjour à Balbec il avait perdu je
ne sais à quoi tout son argent et, n'ayant pas osé le dire à M. de
Charlus, cherchait quelqu'un à qui en demander. Il avait appris de son
père (qui malgré cela lui avait défendu de devenir jamais «tapeur»)
qu'en pareil cas il est convenable d'écrire à la personne à qui on
veut s'adresser, «qu'on a à lui parler pour affaires», qu'on lui
«demande un rendez-vous pour affaires». Cette formule magique
enchantait tellement Morel qu'il eût, je pense, souhaité perdre de
l'argent, rien que pour le plaisir de demander un rendez-vous «pour
affaires». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n'avait
pas toute la vertu qu'il pensait. Il avait constaté que des gens,
auxquels lui-même n'eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas
répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre «pour parler
affaires». Si l'après-midi s'écoulait sans que Morel eût de
réponse, l'idée ne lui venait pas que, même à tout mettre au mieux,
le 'monsieur sollicité n'était peut-être pas rentré, avait pu avoir
d'autres lettres à écrire, si même il n'était pas parti en voyage,
ou tombé malade, etc. Si Morel recevait par une fortune extraordinaire
un rendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le solliciteur par
ces mots: «Justement j'étais surpris de ne pas avoir de réponse, je
me demandais s'il y avait quelque chose, alors comme ça la santé va
toujours bien, etc.» Donc à Balbec, et sans me dire qu'il avait à lui
parler d'une «affaire», il m'avait demandé de le présenter à ce
même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine
auparavant dans le train. Bloch n'avait pas hésité à lui prêter--ou
plutôt à lui faire prêter, par M. Nissim Bernard--5.000 francs. De ce
jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux
comment il pourrait rendre service à quelqu'un qui lui avait sauvé la
vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1.000 francs par mois
à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch qui
se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel,
encore sous l'impression de la bonté de Bloch, lui envoya
immédiatement les 1.000 francs, mais après cela il trouva sans doute
qu'un emploi différent des 4.000 francs qui restaient pourrait être
plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La
vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch
ayant oublié lui-même exactement ce qu'il avait prêté à Morel, et
lui ayant réclamé 3.500 francs au lieu de 4.000, ce qui eût fait
gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que devant
un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que
son prêteur devait s'estimer bien heureux qu'il ne déposât pas une
plainte contre lui. En disant cela ses yeux flambaient. Il ne se
contenta pas du reste de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n'avaient
pas à lui en vouloir, mais bientôt qu'ils devaient se déclarer
heureux qu'il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant
paraît-il déclaré que Thibaut jouait aussi bien que Morel, celui-ci
trouva qu'il devait l'attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui
nuisant dans sa profession, puis, comme il n'y a plus de justice en
France, surtout contre les Juifs (l'antisémitisme ayant été cher
Morel l'effet naturel du prêt de 5.000 francs par un israélite), ne
sortit plus qu'avec un revolver chargé. Un tel état nerveux, suivant
une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement
à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être
sans s'en douter pour quelque chose dans ce changement, car souvent il
déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu'une
fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs
propres ailes. Cette idée était, en elle-même, absolument
insuffisante pour détacher Morel de la jeune fille; restant dans
l'esprit de Morel, elle était prête le jour venu à se combiner avec
d'autres idées ayant de l'affinité pour elle et capables, une fois le
mélange réalisé, de devenir un puissant agent de rupture.
Ce n'était pas d'ailleurs très souvent qu'il m'arrivait de rencontrer
M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrés dans la
boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le plaisir que
j'avais auprès d'elle était tel que j'en venais à oublier non
seulement l'attente anxieuse qui précédait le retour d'Albertine, mais
même l'heure de ce retour.
Je mettrai à part, parmi ces jours où je m'attardais chez Mme de
Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle
signification m'échappa entièrement et ne fut comprise par moi que
longtemps après. Cette fin d'après-midi là, Mme de Guermantes m'avait
donné, parce qu'elle savait que je les aimais, des seringas venus du
Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine
était rentrée, je croisai dans l'escalier Andrée que l'odeur si
violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
«Comment, vous êtes déjà rentrées, lui dis-je.» «Il n'y a qu'un
instant, mais Albertine avait à écrire, elle m'a renvoyée.» «Vous
ne pensez pas qu'elle ait quelque projet blâmable?» «Nullement, elle
écrit à sa tante, je crois, mais elle qui n'aime pas les odeurs fortes
ne sera pas enchantée de vos seringas.» «Alors, j'ai eu une mauvaise
idée! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de
l'escalier de service.» «Si vous vous imaginez qu'Albertine ne sentira
pas après vous l'odeur de seringa. Avec l'odeur de la tubéreuse, c'est
peut-être la plus entêtante; d'ailleurs je crois que Françoise est
allée faire une course.» «Mais alors moi qui n'ai pas aujourd'hui ma
clef, comment pourrai-je rentrer?» «Oh! vous n'aurez qu'à sonner.
Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être remontée
dans l'intervalle.»
Je dis adieu à Andrée. Dès mon premier coup Albertine vint m'ouvrir,
ce qui fut assez compliqué, car, Françoise étant descendue, Albertine
ne savait pas où allumer. Enfin elle put me faire entrer, mais les
fleurs de seringas la mirent en fuite. Je les posai dans la cuisine, de
sorte qu'interrompant sa lettre (je ne compris pas pourquoi) mon amie
eut le temps d'aller dans ma chambre d'où elle m'appela et de
s'étendre sur mon lit. Encore une fois, au moment même, je ne trouvai
à tout cela rien que de très naturel, tout au plus d'un peu confus, en
tout cas d'insignifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée
et s'était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez
moi pour ne pas laisser voir son lit en désordre et avait fait semblant
d'être en train d'écrire. Mais on verra tout cela plus tard, tout cela
dont je n'ai jamais su si c'était vrai. En général, et sauf cet
incident unique, tout se passait normalement quand je remontais de chez
la duchesse. Albertine ignorant si je ne désirais pas sortir avec elle
avant le dîner, je trouvais d'habitude dans l'antichambre son chapeau,
son manteau, son ombrelle qu'elle y avait laissés à tout hasard. Dès
qu'en entrant je les apercevais, l'atmosphère de la maison devenait
respirable. Je sentais qu'au lieu d'un air raréfié, le bonheur la
remplissait. J'étais sauvé de ma tristesse, la vue de ces riens me
faisait posséder Albertine, je courais vers elle.
Les jours où je ne descendais pas chez Mme de Guermantes, pour que le
temps me semblât moins long, durant cette heure qui précédait le
retour de mon amie, je feuilletais un album d'Elstir, un livre de
Bergotte, la sonate de Vinteuil.
Alors, comme les œuvres mêmes qui semblent s'adresser seulement à la
vue et à l'ouïe exigent que pour les goûter notre intelligence
éveillée collabore étroitement avec ces deux sens, je faisais sans
m'en douter sortir de moi les rêves qu'Albertine y avait jadis
suscités quand je ne la connaissais pas encore et qu'avait éteints la
vie quotidienne. Je les jetais dans la phrase du musicien ou l'image du
peintre comme dans un creuset, j'en nourrissais l'œuvre que je lisais.
Et sans doute celle-ci m'en paraissait plus vivante. Mais Albertine ne
gagnait pas moins à être ainsi transportée de l'un des deux mondes
où nous avons accès et où nous pouvons situer tour à tour un même
objet, à échapper ainsi à l'écrasante pression de la matière pour
se jouer dans les fluides espaces de la pensée. Je me trouvais tout
d'un coup et pour un instant pouvoir éprouver, pour la fastidieuse
jeune fille, des sentiments ardents. Elle avait à ce moment-là
l'apparence d'une œuvre d'Elstir ou de Bergotte, j'éprouvais une
exaltation momentanée pour elle, la voyant dans le recul de
l'imagination et de l'art.
Bientôt on me prévenait qu'elle venait de rentrer; encore avait-on
ordre de ne pas dire son nom si je n'étais pas seul, si j'avais par
exemple avec moi Bloch que je forçais à rester un instant de plus, de
façon à ne pas risquer qu'il rencontrât mon amie. Car je cachais
qu'elle habitait la maison, et même que je la visse jamais chez moi
tant j'avais peur qu'un de mes amis s'amourachât d'elle, ne l'attendît
dehors, ou que dans l'instant d'une rencontre dans le couloir ou
l'antichambre, elle pût faire un signe et donner un rendez-vous. Puis
j'entendais le bruissement de la jupe d'Albertine se dirigeant vers sa
chambre, car par discrétion et sans doute aussi par ces égards où,
autrefois, dans nos dîners à la Raspelière, elle s'était ingéniée
pour que je ne fusse pas jaloux, elle ne venait pas vers la mienne
sachant que je n'étais pas seul. Mais ce n'était pas seulement pour
cela, je le comprenais tout à coup. Je me souvenais; j'avais connu une
première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une
autre, l'actuelle. Et le changement, je n'en pouvais rendre responsable
que moi-même. Tout ce qu'elle m'eût avoué facilement, puis
volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de
s'épandre dès qu'elle avait cru que je l'aimais, ou, sans peut-être
se dire le nom de l'Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui
veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre
davantage. Depuis ce jour-là, elle m'avait tout caché. Elle se
détournait de ma chambre si elle pensait que j'étais, non pas même
souvent, avec un ami, mais avec une amie, elle dont les yeux
s'intéressaient jadis si vivement quand je parlais d'une jeune fille:
«Il faut tâcher de la faire venir, ça m'amuserait de la connaître».
«Mais elle a ce que vous appelez mauvais genre». «Justement, ce sera
bien plus drôle». À ce moment-là, j'aurais peut-être pu tout
savoir. Et même quand dans le petit Casino elle avait détaché ses
seins de ceux d'Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma
présence, mais de celle de Cottard, lequel lui aurait fait,
pensait-elle sans doute, une mauvaise réputation. Et pourtant, alors,
pense qu'elle vous a séduit par la voix qu'elle a très belle dans les
notes hautes où elle semble attendre l'accompagnement de votre _si_
dièze. Son registre grave me plaît moins et cela doit être en rapport
avec le triple recommencement de son cou étrange et mince, qui,
semblant finir, s'élève encore en elle; plutôt que des détails
médiocres, c'est sa silhouette qui m'agrée. Et comme elle est
couturière et doit savoir jouer des ciseaux, il faut qu'elle me donne
une jolie découpure d'elle-même en papier.»
Charlie avait d'autant moins écouté ces éloges que les agréments
qu'ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé.
Mais il répondit à M. de Charlus: «C'est entendu, mon petit, je lui
passerai un savon pour qu'elle ne parle plus comme ça.» Si Morel
disait ainsi «mon petit» à M. de Charlus, ce n'est pas que le beau
violoniste ignorât qu'il eût à peine le tiers de l'âge du baron. Il
ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette
simplicité qui dans certaines relations postule que la suppression de
la différence d'âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse
feinte chez Morel. Chez d'autres la tendresse sincère. Ainsi vers cette
époque M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue: «Mon cher
Palamède, quand te reverrai-je? Je m'ennuie beaucoup après toi et
pense bien souvent à toi. PIERRE.» M. de Charlus sa cassa la tête
pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui
écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup
le connaître et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l'écriture.
Tous les princes auxquels l'Almanach de Gotha accorde quelques lignes
défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus.
Enfin, brusquement, une adresse écrite au dos l'éclaira: l'auteur de
la lettre était le chasseur d'un cercle de jeu où allait quelquefois
M. de Charlus. Ce chasseur n'avait pas cru être impoli en écrivant sur
ce ton à M. de Charlus qui avait au contraire un grand prestige à ses
yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer
quelqu'un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par
là--s'imaginait-il dans sa naïveté--donné son affection. M. de
Charlus fut au fond ravi de cette familiarité. Il reconduisit même
d'une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre.
Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n'aimait pas à sortir avec M.
de Vaugoubert. Car celui-ci le monocle à l'œil regardait de tous les
côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s'émancipant quand il
était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le
baron. Il mettait tous les noms d'hommes au féminin et, comme il était
très bête, il s'imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne
cessait de rire aux éclats. Comme avec cela il tenait énormément à
son poste diplomatique, les déplorables et ricanantes façons qu'il
avait dans la rue étaient perpétuellement interrompues par la frousse
que lui causait au même moment le passage de gens du monde, mais
surtout de fonctionnaires. «Cette petite télégraphiste, disait-il en
touchant du coude le baron renfrogné, je l'ai connue, mais elle s'est
rangée, la vilaine! Oh! ce livreur des Galeries Lafayette, quelle
merveille! Mon Dieu, voilà le directeur des Affaires commerciales qui
passe. Pourvu qu'il n'ait pas remarqué mon geste. Il serait capable
d'en parler au Ministre qui me mettrait en non-activité, d'autant plus
qu'il paraît que c'en est une.» M. de Charlus ne se tenait pas de
rage. Enfin, pour abréger cette promenade qui l'exaspérait, il se
décida à sortir sa lettre et à la faire lire à l'ambassadeur, mais
il lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût
jaloux afin de pouvoir faire croire qu'il était aimant. «Or,
ajouta-t-il d'un air de bonté impayable, il faut toujours tâcher de
causer le moins de peine qu'on peut.» Avant de revenir à la boutique
de Jupien, l'auteur tient à dire combien il serait contristé que le
lecteur s'offusquât de peintures si étranges. D'une part (et ceci est
le petit côté de la chose) on trouve que l'aristocratie semble
proportionnellement, dans ce livre, plus accusée de dégénérescence
que les autres classes sociales. Cela serait-il qu'il n'y aurait pas
lieu de s'en étonner. Les plus vieilles familles finissent par avouer
dans un nez rouge et bossu, dans un menton déformé, des signes
spécifiques où chacun admire la «race». Mais parmi ces traits
persistants et sans cesse aggravés, il y en a qui ne sont pas visibles,
ce sont les tendances et les goûts. Ce serait une objection plus grave,
si elle était fondée, de dire que tout cela nous est étranger et
qu'il faut tirer la poésie de la vérité toute proche. L'art extrait
du réel le plus familier existe en effet et son domaine est peut-être
le plus grand. Mais il n'en est pas moins vrai qu'un grand intérêt,
parfois de la beauté, peut naître d'actions découlant d'une forme
d'esprit si éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous
croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu'elles
s'étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu'y a-t-il de
plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisant fouetter de verges
la mer qui avait englouti ses vaisseaux?
Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient
sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant à son compte,
la remarque du baron, car l'expression «payer le thé» disparut aussi
complètement de la boutique du giletier que disparaît à jamais d'un
salon telle personne intime, qu'on recevait tous les jours et avec qui,
pour une raison ou pour une autre, on s'est brouillé ou qu'on tient à
cacher et qu'on ne fréquente qu'au dehors. M. de Charlus fut satisfait
de la disparition de «payer le thé». Il y vit une preuve de son
ascendant sur Morel et l'effacement de la seule petite tache à la
perfection de la jeune fille. Enfin, comme tous ceux de son espèce,
tout en étant sincèrement l'ami de Morel et de sa presque fiancée,
l'ardent partisan de leur union, il était assez friand du pouvoir de
créer à son gré de plus ou moins inoffensives piques, en dehors et
au-dessus desquelles il demeurait aussi olympien qu'eût été son
frère.
Morel avait dit à M. de Charlus qu'il aimait la nièce de Jupien,
voulait l'épouser, et il était doux au baron d'accompagner son jeune
ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père,
indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux.
Mon opinion personnelle est que «payer le thé» venait de Morel
lui-même, et que par aveuglement d'amour la jeune couturière avait
adopté une expression de l'être adoré, laquelle jurait par sa laideur
au milieu du joli parler de la jeune fille. Ce parler, ces charmantes
manières qui s'y accordaient, la protection de M. de Charlus faisaient
que beaucoup de clientes, pour qui elle avait travaillé, la recevaient
en amie, l'invitaient à dîner, la mêlaient à leurs relations, la
petite n'acceptant du reste qu'avec la permission du baron de Charlus et
les soirs où cela lui convenait. «Une jeune couturière dans le
monde?» dira-t-on, quelle invraisemblance. Si l'on y songe, il n'était
pas moins invraisemblable qu'autrefois Albertine vînt me voir à
minuit, et maintenant vécût avec moi. Et ç'eût peut-être été
invraisemblable d'une autre, mais nullement d'Albertine, sans père ni
mère, menant une vie si libre qu'au début je l'avais prise à Balbec
pour la maîtresse d'un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée
Mme Bontemps qui, déjà, chez Mme Swann, n'admirait chez sa nièce que
ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si cela
pouvait la débarrasser d'elle en lui faisant faire un riche mariage où
un peu de l'argent irait à sa tante (dans le plus grand monde, des
mères très nobles et très pauvres, ayant réussi à faire faire à
leur fils un riche mariage, se laissent entretenir par les jeunes
époux, acceptent des fourrures, une automobile, de l'argent d'une
belle-fille qu'elles n'aiment pas et qu'elles font recevoir).
Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je ne
trouverais nullement choquant, iront dans le monde. La nièce de Jupien
étant une exception ne peut encore le laisser prévoir, une hirondelle
ne fait pas le printemps. En tous cas, si la toute petite situation de
la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel,
car, sur certains points, sa bêtise était si grande que non seulement
il trouvait «plutôt bête» cette jeune fille mille fois plus
intelligente que lui, peut-être seulement parce qu'elle l'aimait, mais
encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières
déguisées, faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la
recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n'était
pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des
bourgeoises riches, élégantes, d'esprit assez libre pour trouver qu'on
ne se déshonore pas en recevant une couturière, d'esprit assez esclave
aussi pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que
son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir
tous les jours.
Rien ne plaisait mieux que l'idée de ce mariage au baron, lequel
pensait qu'ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la
nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une «faute». Et M. de
Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n'aurait pas été fâché
de le confier à son ami qui eût été furieux et de semer ainsi la
zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait
à un grand nombre de personnes bonnes qui font les éloges d'un tel ou
d'une telle, pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme
du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient
capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait
d'aucune insinuation, et pour deux causes. «Si je lui raconte, se
disait-il, que sa fiancée n'est pas sans tache, son amour-propre sera
froissé, il m'en voudra. Et puis, qui me dit qu'il n'est pas amoureux
d'elle? Si je ne dis rien, ce feu de paille s'éteindra vite, je
gouvernerai leurs rapports à ma guise, il ne l'aimera que dans la
mesure où je le souhaiterai. Si je lui raconte la faute passée de sa
promise, qui me dit que mon Charlie n'est pas encore assez amoureux pour
devenir jaloux. Alors je transformerai par ma propre faute un flirt sans
conséquence et qu'on mène comme on veut, en un grand amour, chose
difficile à gouverner.» Pour ces deux raisons M. de Charlus gardait un
silence qui n'avait que les apparences de la discrétion, mais qui, par
un autre côté, était méritoire, car se taire est presque impossible
aux gens de sa sorte.
D'ailleurs la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus, en qui
elle satisfaisait tout le goût esthétique qu'il pouvait avoir pour les
femmes, aurait voulu avoir d'elle des centaines de photographies. Moins
bête que Morel, il apprenait avec plaisir le nom des dames comme il
faut qui la recevaient et que son flair social situait bien, mais il se
gardait (voulant garder l'empire) de le dire à Charlie, lequel, vraie
brute en cela, continuait à croire qu'en dehors de la «classe de
violon» et des Verdurin, seuls existaient les Guermantes, les quelques
familles presque royales énumérées par le baron, tout le reste
n'étant qu'une «lie», une «tourbe». Charlie prenait ces expressions
de M. de Charlus à la lettre.
Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariage des
deux jeunes gens il y avait celle-ci, que la nièce de Jupien serait en
quelque sorte une extension de la personnalité de Morel et par là du
pouvoir à la fois et de la connaissance que le baron avait de lui.
«Tromper» dans le sens conjugal la future femme du violoniste, M. de
Charlus n'eût même pas songé une seconde à en éprouver du scrupule.
Mais avoir un «jeune ménage» à guider, se sentir le protecteur
redouté et tout-puissant de la femme de Morel, laquelle considérant le
baron comme un dieu prouverait par là que le cher Morel lui avait
inculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel,
firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître en sa
«chose», Morel, un être de plus, l'époux, c'est-à-dire lui
donnèrent quelque chose d'autre, de nouveau, de curieux à aimer en
lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande
maintenant qu'elle n'avait jamais été. Car là où Morel seul, nu pour
ainsi dire, résistait souvent au baron qu'il se sentait sûr de
reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son
avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de
Charlus plus de surface et de prise. Tout cela et même au besoin, les
soirs où il s'ennuierait, de mettre la guerre entre les époux (le
baron n'avait jamais détesté les tableaux de bataille) plaisait à M.
de Charlus. Moins pourtant que de penser à la dépendance de lui où
vivrait le jeune ménage. L'amour de M. de Charlus pour Morel reprenait
une nouveauté délicieuse quand il se disait: sa femme aussi sera à
moi autant qu'il est à moi, ils n'agiront que de la façon qui ne peut
me fâcher, ils obéiront à mes caprices et ainsi elle sera un signe
(jusqu'ici inconnu de moi) de ce que j'avais presque oublié et qui est
si sensible à mon cœur, que pour tout le monde, pour ceux qui me
verront les protéger, les loger, pour moi-même, Morel est mien. De
cette évidence aux yeux des autres et aux siens, M. de Charlus était
plus heureux, que de tout le reste. Car la possession de ce qu'on aime
est une joie plus grande encore que l'amour. Bien souvent ceux qui
cachent à tous cette possession, ne le font que par la peur que l'objet
chéri ne leur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se
taire, en est diminué.
On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron que son
désir c'était de séduire une jeune fille, en particulier celle-là,
et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, et, le viol
accompli, il «ficherait le camp au loin»; mais cela, devant les aveux
d'amour pour la nièce de Jupien que Morel était venu lui faire, M. de
Charlus l'avait oublié. Bien plus, il en était peut-être de même
pour Morel. Il y avait peut-être intervalle véritable entre la nature
de Morel,--telle qu'il l'avait cyniquement avouée, peut-être même
habilement exagérée--et le moment où elle reprendrait le dessus. En
se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait.
Il se connaissait si peu qu'il se figurait sans doute l'aimer, même
peut-être l'aimer pour toujours. Certes son premier désir initial, son
projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant de sentiments
superposés que rien ne dit que le violoniste n'eût pas été sincère
en disant que ce vicieux désir n'était pas le mobile véritable de son
acte. Il y eut du reste une période de courte durée où, sans qu'il se
l'avouât exactement, ce mariage lui parut nécessaire. Morel avait à
ce moment-là d'assez fortes crampes à la main et se voyait obligé
d'envisager l'éventualité d'avoir à cesser le violon. Comme en dehors
de son art il était d'une incompréhensible paresse, la nécessité de
se faire entretenir s'imposait et il aimait mieux que ce fût par la
nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant
plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant
par les apprenties toujours nouvelles qu'il chargerait la nièce de
Jupien de lui débaucher que par les belles dames riches auxquelles il
la prostituerait. Que sa future femme pût se refuser de condescendre à
ces complaisances et fût perverse à ce point n'entrait pas un instant
dans les calculs de Morel. D'ailleurs ils passèrent au second plan, y
laissèrent la place à l'amour pur, les crampes ayant cessé. Le violon
suffirait avec les appointements de M. de Charlus, duquel les exigences
se relâcheraient certainement une fois que lui, Morel, serait marié à
la jeune fille. Le mariage était la chose pressée à cause de son
amour, et dans l'intérêt de sa liberté. Il fit demander la main de la
nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n'était-ce pas
nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait
autour d'elle, comme ses cheveux quand ils étaient dénoués, comme la
joie de ses regards répandus. Chez Morel, presque toute chose qui lui
était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des
paroles de même ordre, parfois même des larmes. C'est donc
sincèrement--si un pareil mot peut s'appliquer à lui--qu'il tenait à
la nièce de Jupien des discours aussi sentimentaux (sentimentaux sont
aussi ceux que tant de jeunes nobles ayant envie de ne rien faire dans
la vie tiennent à quelque ravissante jeune fille de richissime
bourgeois) qui étaient d'une bassesse sans fard, celle qu'il avait
exposée à M. de Charlus au sujet de la séduction, du dépucelage.
Seulement l'enthousiasme vertueux à l'égard d'une personne qui lui
causait un plaisir et les engagements solennels qu'il prenait avec elle
avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait
plus de plaisir, ou même par exemple si l'obligation de faire face aux
promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de
la part de Morel l'objet d'une antipathie qu'il justifiait à ses
propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui
permettait de se prouver à soi-même, une fois l'euphorie de son
système nerveux reconquise, qu'il était, en considérant même les
choses d'un point de vue purement vertueux, dégagé de toute
obligation. Ainsi à la fin de son séjour à Balbec il avait perdu je
ne sais à quoi tout son argent et, n'ayant pas osé le dire à M. de
Charlus, cherchait quelqu'un à qui en demander. Il avait appris de son
père (qui malgré cela lui avait défendu de devenir jamais «tapeur»)
qu'en pareil cas il est convenable d'écrire à la personne à qui on
veut s'adresser, «qu'on a à lui parler pour affaires», qu'on lui
«demande un rendez-vous pour affaires». Cette formule magique
enchantait tellement Morel qu'il eût, je pense, souhaité perdre de
l'argent, rien que pour le plaisir de demander un rendez-vous «pour
affaires». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n'avait
pas toute la vertu qu'il pensait. Il avait constaté que des gens,
auxquels lui-même n'eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas
répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre «pour parler
affaires». Si l'après-midi s'écoulait sans que Morel eût de
réponse, l'idée ne lui venait pas que, même à tout mettre au mieux,
le 'monsieur sollicité n'était peut-être pas rentré, avait pu avoir
d'autres lettres à écrire, si même il n'était pas parti en voyage,
ou tombé malade, etc. Si Morel recevait par une fortune extraordinaire
un rendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le solliciteur par
ces mots: «Justement j'étais surpris de ne pas avoir de réponse, je
me demandais s'il y avait quelque chose, alors comme ça la santé va
toujours bien, etc.» Donc à Balbec, et sans me dire qu'il avait à lui
parler d'une «affaire», il m'avait demandé de le présenter à ce
même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine
auparavant dans le train. Bloch n'avait pas hésité à lui prêter--ou
plutôt à lui faire prêter, par M. Nissim Bernard--5.000 francs. De ce
jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux
comment il pourrait rendre service à quelqu'un qui lui avait sauvé la
vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1.000 francs par mois
à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch qui
se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel,
encore sous l'impression de la bonté de Bloch, lui envoya
immédiatement les 1.000 francs, mais après cela il trouva sans doute
qu'un emploi différent des 4.000 francs qui restaient pourrait être
plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La
vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch
ayant oublié lui-même exactement ce qu'il avait prêté à Morel, et
lui ayant réclamé 3.500 francs au lieu de 4.000, ce qui eût fait
gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que devant
un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que
son prêteur devait s'estimer bien heureux qu'il ne déposât pas une
plainte contre lui. En disant cela ses yeux flambaient. Il ne se
contenta pas du reste de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n'avaient
pas à lui en vouloir, mais bientôt qu'ils devaient se déclarer
heureux qu'il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant
paraît-il déclaré que Thibaut jouait aussi bien que Morel, celui-ci
trouva qu'il devait l'attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui
nuisant dans sa profession, puis, comme il n'y a plus de justice en
France, surtout contre les Juifs (l'antisémitisme ayant été cher
Morel l'effet naturel du prêt de 5.000 francs par un israélite), ne
sortit plus qu'avec un revolver chargé. Un tel état nerveux, suivant
une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement
à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être
sans s'en douter pour quelque chose dans ce changement, car souvent il
déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu'une
fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs
propres ailes. Cette idée était, en elle-même, absolument
insuffisante pour détacher Morel de la jeune fille; restant dans
l'esprit de Morel, elle était prête le jour venu à se combiner avec
d'autres idées ayant de l'affinité pour elle et capables, une fois le
mélange réalisé, de devenir un puissant agent de rupture.
Ce n'était pas d'ailleurs très souvent qu'il m'arrivait de rencontrer
M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrés dans la
boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le plaisir que
j'avais auprès d'elle était tel que j'en venais à oublier non
seulement l'attente anxieuse qui précédait le retour d'Albertine, mais
même l'heure de ce retour.
Je mettrai à part, parmi ces jours où je m'attardais chez Mme de
Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle
signification m'échappa entièrement et ne fut comprise par moi que
longtemps après. Cette fin d'après-midi là, Mme de Guermantes m'avait
donné, parce qu'elle savait que je les aimais, des seringas venus du
Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine
était rentrée, je croisai dans l'escalier Andrée que l'odeur si
violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
«Comment, vous êtes déjà rentrées, lui dis-je.» «Il n'y a qu'un
instant, mais Albertine avait à écrire, elle m'a renvoyée.» «Vous
ne pensez pas qu'elle ait quelque projet blâmable?» «Nullement, elle
écrit à sa tante, je crois, mais elle qui n'aime pas les odeurs fortes
ne sera pas enchantée de vos seringas.» «Alors, j'ai eu une mauvaise
idée! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de
l'escalier de service.» «Si vous vous imaginez qu'Albertine ne sentira
pas après vous l'odeur de seringa. Avec l'odeur de la tubéreuse, c'est
peut-être la plus entêtante; d'ailleurs je crois que Françoise est
allée faire une course.» «Mais alors moi qui n'ai pas aujourd'hui ma
clef, comment pourrai-je rentrer?» «Oh! vous n'aurez qu'à sonner.
Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être remontée
dans l'intervalle.»
Je dis adieu à Andrée. Dès mon premier coup Albertine vint m'ouvrir,
ce qui fut assez compliqué, car, Françoise étant descendue, Albertine
ne savait pas où allumer. Enfin elle put me faire entrer, mais les
fleurs de seringas la mirent en fuite. Je les posai dans la cuisine, de
sorte qu'interrompant sa lettre (je ne compris pas pourquoi) mon amie
eut le temps d'aller dans ma chambre d'où elle m'appela et de
s'étendre sur mon lit. Encore une fois, au moment même, je ne trouvai
à tout cela rien que de très naturel, tout au plus d'un peu confus, en
tout cas d'insignifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée
et s'était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez
moi pour ne pas laisser voir son lit en désordre et avait fait semblant
d'être en train d'écrire. Mais on verra tout cela plus tard, tout cela
dont je n'ai jamais su si c'était vrai. En général, et sauf cet
incident unique, tout se passait normalement quand je remontais de chez
la duchesse. Albertine ignorant si je ne désirais pas sortir avec elle
avant le dîner, je trouvais d'habitude dans l'antichambre son chapeau,
son manteau, son ombrelle qu'elle y avait laissés à tout hasard. Dès
qu'en entrant je les apercevais, l'atmosphère de la maison devenait
respirable. Je sentais qu'au lieu d'un air raréfié, le bonheur la
remplissait. J'étais sauvé de ma tristesse, la vue de ces riens me
faisait posséder Albertine, je courais vers elle.
Les jours où je ne descendais pas chez Mme de Guermantes, pour que le
temps me semblât moins long, durant cette heure qui précédait le
retour de mon amie, je feuilletais un album d'Elstir, un livre de
Bergotte, la sonate de Vinteuil.
Alors, comme les œuvres mêmes qui semblent s'adresser seulement à la
vue et à l'ouïe exigent que pour les goûter notre intelligence
éveillée collabore étroitement avec ces deux sens, je faisais sans
m'en douter sortir de moi les rêves qu'Albertine y avait jadis
suscités quand je ne la connaissais pas encore et qu'avait éteints la
vie quotidienne. Je les jetais dans la phrase du musicien ou l'image du
peintre comme dans un creuset, j'en nourrissais l'œuvre que je lisais.
Et sans doute celle-ci m'en paraissait plus vivante. Mais Albertine ne
gagnait pas moins à être ainsi transportée de l'un des deux mondes
où nous avons accès et où nous pouvons situer tour à tour un même
objet, à échapper ainsi à l'écrasante pression de la matière pour
se jouer dans les fluides espaces de la pensée. Je me trouvais tout
d'un coup et pour un instant pouvoir éprouver, pour la fastidieuse
jeune fille, des sentiments ardents. Elle avait à ce moment-là
l'apparence d'une œuvre d'Elstir ou de Bergotte, j'éprouvais une
exaltation momentanée pour elle, la voyant dans le recul de
l'imagination et de l'art.
Bientôt on me prévenait qu'elle venait de rentrer; encore avait-on
ordre de ne pas dire son nom si je n'étais pas seul, si j'avais par
exemple avec moi Bloch que je forçais à rester un instant de plus, de
façon à ne pas risquer qu'il rencontrât mon amie. Car je cachais
qu'elle habitait la maison, et même que je la visse jamais chez moi
tant j'avais peur qu'un de mes amis s'amourachât d'elle, ne l'attendît
dehors, ou que dans l'instant d'une rencontre dans le couloir ou
l'antichambre, elle pût faire un signe et donner un rendez-vous. Puis
j'entendais le bruissement de la jupe d'Albertine se dirigeant vers sa
chambre, car par discrétion et sans doute aussi par ces égards où,
autrefois, dans nos dîners à la Raspelière, elle s'était ingéniée
pour que je ne fusse pas jaloux, elle ne venait pas vers la mienne
sachant que je n'étais pas seul. Mais ce n'était pas seulement pour
cela, je le comprenais tout à coup. Je me souvenais; j'avais connu une
première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une
autre, l'actuelle. Et le changement, je n'en pouvais rendre responsable
que moi-même. Tout ce qu'elle m'eût avoué facilement, puis
volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de
s'épandre dès qu'elle avait cru que je l'aimais, ou, sans peut-être
se dire le nom de l'Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui
veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre
davantage. Depuis ce jour-là, elle m'avait tout caché. Elle se
détournait de ma chambre si elle pensait que j'étais, non pas même
souvent, avec un ami, mais avec une amie, elle dont les yeux
s'intéressaient jadis si vivement quand je parlais d'une jeune fille:
«Il faut tâcher de la faire venir, ça m'amuserait de la connaître».
«Mais elle a ce que vous appelez mauvais genre». «Justement, ce sera
bien plus drôle». À ce moment-là, j'aurais peut-être pu tout
savoir. Et même quand dans le petit Casino elle avait détaché ses
seins de ceux d'Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma
présence, mais de celle de Cottard, lequel lui aurait fait,
pensait-elle sans doute, une mauvaise réputation. Et pourtant, alors,
- Parts
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 01
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 02
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 03
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 04
- La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) - 05
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