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La Comédie humaine - Volume 03 - 17

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  admiriez l'élégance des qualités nobles. Quoique les contours de son
  visage eussent quelque chose d'auguste, le menton de Natalie était
  légèrement empâté, expression de peintre qui peut servir à expliquer
  la préexistence de sentiments dont la violence ne devait se déclarer
  qu'au milieu de sa vie. Sa bouche, un peu rentrée, exprimait une
  fierté rouge en harmonie avec sa main, son menton, ses sourcils et
  sa belle taille. Enfin, dernier diagnostic qui seul aurait déterminé
  le jugement d'un connaisseur, la voix pure de Natalie, cette voix si
  séduisante avait des tons métalliques. Quelque doucement manié que fût
  ce cuivre, malgré la grâce avec laquelle les sons couraient dans les
  spirales du cor, cet organe annonçait le caractère du duc d'Albe de qui
  descendaient collatéralement les Casa-Réal. Ces indices supposaient des
  passions violentes sans tendresse, des dévouements brusques, des haines
  irréconciliables, de l'esprit sans intelligence, et l'envie de dominer,
  naturelle aux personnes qui se sentent inférieures à leurs prétentions.
  Ces défauts, nés du tempérament et de la constitution, compensés
  peut-être par les qualités d'un sang généreux, étaient ensevelis
  chez Natalie comme l'or dans la mine, et ne devaient en sortir que
  sous les durs traitements et par les chocs auxquels les caractères
  sont soumis dans le monde. En ce moment la grâce et la fraîcheur de
  la jeunesse, la distinction de ses manières, sa sainte ignorance,
  la gentillesse de la jeune fille coloraient ses traits d'un vernis
  délicat qui trompait nécessairement les gens superficiels. Puis sa
  mère lui avait de bonne heure communiqué ce babil agréable qui joue la
  supériorité, qui répond aux objections par la plaisanterie, et séduit
  par une gracieuse volubilité sous laquelle une femme cache le tuf de
  son esprit comme la nature déguise les terrains ingrats sous le luxe
  des plantes éphémères. Enfin, Natalie avait le charme des enfants gâtés
  qui n'ont point connu la souffrance: elle entraînait par sa franchise,
  et n'avait point cet air solennel que les mères imposent à leurs
  filles en leur traçant un programme de façons et de langage ridicules
  au moment de les marier. Elle était rieuse et vraie comme la jeune
  fille qui ne sait rien du mariage, n'en attend que des plaisirs, n'y
  prévoit aucun malheur, et croit y acquérir le droit de toujours faire
  ses volontés. Comment Paul, qui aimait comme on aime quand le désir
  augmente l'amour, aurait-il reconnu dans une fille de ce caractère et
  dont la beauté l'éblouissait, la femme telle qu'elle devait être à
  trente ans, alors que certains observateurs eussent pu se tromper aux
  apparences? Si le bonheur était difficile à trouver dans un mariage
  avec cette jeune fille, il n'était pas impossible. A travers ces
  défauts en germe brillaient quelques belles qualités. Sous la main d'un
  maître habile, il n'est pas de qualité qui, bien développée, n'étouffe
  les défauts, surtout chez une jeune fille qui aime. Mais pour rendre
  ductile une femme si peu malléable, ce poignet de fer dont parlait
  de Marsay à Paul était nécessaire. Le dandy parisien avait raison.
  La crainte, inspirée par l'amour, est un instrument infaillible pour
  manier l'esprit d'une femme. Qui aime, craint; et qui craint, est plus
  près de l'affection que de la haine. Paul aurait-il le sang-froid,
  le jugement, la fermeté qu'exigeait cette lutte qu'un mari habile ne
  doit pas laisser soupçonner à sa femme? Puis, Natalie aimait-elle
  Paul? Semblable à la plupart des jeunes personnes, Natalie prenait
  pour de l'amour les premiers mouvements de l'instinct et le plaisir
  que lui causait l'extérieur de Paul, sans rien savoir ni des choses du
  mariage, ni des choses du ménage. Pour elle, le comte de Manerville,
  l'apprenti diplomate auquel les cours de l'Europe étaient connues,
  l'un des jeunes gens élégants de Paris, ne pouvait pas être un homme
  ordinaire, sans force morale, à la fois timide et courageux, énergique
  peut-être au milieu de l'adversité, mais sans défense contre les
  ennuis qui gâtent le bonheur. Aurait-elle plus tard assez de tact pour
  distinguer les belles qualités de Paul au milieu de ses légers défauts?
  Ne grossirait-elle pas les uns, et n'oublierait-elle pas les autres,
  selon la coutume des jeunes femmes qui ne savent rien de la vie? Il est
  un âge où la femme pardonne des vices à qui lui évite des contrariétés,
  et où elle prend les contrariétés pour des malheurs. Quelle force
  conciliatrice, quelle expérience maintiendrait, éclairerait ce jeune
  ménage? Paul et sa femme ne croiraient-ils pas s'aimer quand ils
  n'en seraient encore qu'à ces petites simagrées caressantes que les
  jeunes femmes se permettent au commencement d'une vie à deux, à ces
  compliments que les maris font au retour du bal, quand ils ont encore
  les grâces du désir? Dans cette situation, Paul ne se prêterait-il pas
  à la tyrannie de sa femme au lieu d'établir son empire? Paul saurait-il
  dire: Non. Tout était péril pour un homme faible, là où l'homme le plus
  fort aurait peut-être encore couru des risques.
  Le sujet de cette étude n'est pas dans la transition du garçon à l'état
  d'homme marié, peinture qui, largement composée, ne manquerait point
  de l'attrait que prête l'orage intérieur de nos sentiments aux choses
  les plus vulgaires de la vie. Les événements et les idées qui amenèrent
  le mariage de Paul avec mademoiselle Évangélista sont une introduction
  à l'œuvre, uniquement destinée à retracer la grande comédie qui
  précède toute vie conjugale. Jusqu'ici cette scène a été négligée par
  les auteurs dramatiques, quoiqu'elle offre des ressources neuves à
  leur verve. Cette scène, qui domina l'avenir de Paul, et que madame
  Évangélista voyait venir avec terreur, est la discussion à laquelle
  donnent lieu les contrats de mariage dans toutes les familles, nobles
  ou bourgeoises: car les passions humaines sont aussi vigoureusement
  agitées par de petits que par de grands intérêts. Ces comédies jouées
  par-devant notaire ressemblent toutes plus ou moins à celle-ci, dont
  l'intérêt sera donc moins dans les pages de ce livre que dans le
  souvenir des gens mariés.
  Au commencement de l'hiver, en 1822, Paul de Manerville fit demander
  la main de mademoiselle Évangélista par sa grand'tante, la baronne
  de Maulincour. Quoique la baronne ne passât jamais plus de deux mois
  en Médoc, elle y resta jusqu'à la fin d'octobre pour assister son
  petit-neveu dans cette circonstance et jouer le rôle d'une mère. Après
  avoir porté les premières paroles à madame Évangélista, la tante,
  vieille femme expérimentée, vint apprendre à Paul le résultat de sa
  démarche.
  —Mon enfant, lui dit-elle, votre affaire est faite. En causant des
  choses d'intérêt, j'ai su que madame Évangélista ne donnait rien de
  son chef à sa fille. Mademoiselle Natalie se marie avec ses droits.
  Épousez, mon ami! Les gens qui ont un nom et des terres à transmettre,
  une famille à conserver, doivent tôt ou tard finir par là. Je voudrais
  voir mon cher Auguste prendre le même chemin. Vous vous marierez bien
  sans moi, je n'ai que ma bénédiction à vous donner, et les femmes aussi
  vieilles que je le suis n'ont rien à faire au milieu d'une noce. Je
  partirai donc demain pour Paris. Quand vous présenterez votre femme au
  monde, je la verrai chez moi beaucoup plus commodément qu'ici. Si vous
  n'aviez point eu d'hôtel à Paris, vous auriez trouvé un gîte chez moi,
  j'aurais volontiers fait arranger pour vous le second de ma maison.
  —Chère tante, dit Paul, je vous remercie. Mais qu'entendez-vous par
  ces paroles: sa mère ne lui donne rien de son chef, elle se marie avec
  ses droits?
  —La mère, mon enfant, est une fine mouche qui profite de la beauté de
  sa fille pour imposer des conditions et ne vous laisser que ce qu'elle
  ne peut pas vous ôter, la fortune du père. Nous autres vieilles gens,
  nous tenons fort au: Qu'a-t-il? Qu'a-t-elle? Je vous engage à donner
  de bonnes instructions à votre notaire. Le contrat, mon enfant, est le
  plus saint des devoirs. Si votre père et votre mère n'avaient pas bien
  fait leur lit, vous seriez peut-être aujourd'hui sans draps. Vous aurez
  des enfants, ce sont les suites les plus communes du mariage, il y faut
  donc penser. Voyez maître Mathias, notre vieux notaire.
  Madame de Maulincour partit après avoir plongé Paul en d'étranges
  perplexités. Sa belle-mère était une fine mouche! Il fallait débattre
  ses intérêts au contrat et nécessairement les défendre: qui donc allait
  les attaquer? Il suivit le conseil de sa tante, et confia le soin
  de rédiger son contrat à maître Mathias. Mais ces débats pressentis
  le préoccupèrent. Aussi n'entra-t-il pas sans une émotion vive chez
  madame Évangélista, à laquelle il venait annoncer ses intentions. Comme
  tous les gens timides, il tremblait de laisser deviner les défiances
  que sa tante lui avait suggérées et qui lui semblaient insultantes.
  Pour éviter le plus léger froissement avec une personne aussi
  imposante que l'était pour lui sa future belle-mère, il inventa de ces
  circonlocutions naturelles aux personnes qui n'osent pas aborder de
  front les difficultés.
  —Madame, dit-il en prenant un moment où Natalie s'absenta, vous savez
  ce qu'est un notaire de famille: le mien est un bon vieillard pour qui
  ce serait un véritable chagrin que de ne pas être chargé de mon contrat
  de...
  —Comment donc, mon cher! lui répondit en l'interrompant madame
  Évangélista; mais nos contrats de mariage ne se font-ils pas toujours
  par l'intervention du notaire de chaque famille?
  Le temps pendant lequel Paul était resté sans entamer cette question,
  madame Évangélista l'avait employé à se demander: «A quoi pense-t-il?»
  car les femmes possèdent à un haut degré la connaissance des pensées
  intimes par le jeu des physionomies. Elle devina les observations de
  la grand'tante dans le regard embarrassé, dans le son de voix émue qui
  trahissaient en Paul un combat intérieur.
  —Enfin, se dit-elle en elle-même, le jour fatal est arrivé, la crise
  commence, quel en sera le résultat?—Mon notaire est monsieur Solonet,
  dit-elle après une pause, le vôtre est monsieur Mathias, je les
  inviterai à venir dîner demain, et ils s'entendront sur cette affaire.
  Leur métier n'est-il pas de concilier les intérêts sans que nous nous
  en mêlions, comme les cuisiniers sont chargés de nous faire faire bonne
  chère?
  —Mais vous avez raison, répondit-il en laissant échapper un
  imperceptible soupir de contentement.
  Par une singulière interposition des deux rôles, Paul, innocent de tout
  blâme, tremblait, et madame Évangélista paraissait calme en éprouvant
  d'horribles anxiétés. Cette veuve devait à sa fille le tiers de la
  fortune laissée par monsieur Évangélista, douze cent mille francs,
  et se trouvait hors d'état de s'acquitter, même en se dépouillant de
  tous ses biens. Elle allait donc être à la merci de son gendre. Si
  elle était maîtresse de Paul tout seul, Paul, éclairé par son notaire,
  transigerait-il sur la reddition des comptes de tutelle? S'il se
  retirait, tout Bordeaux en saurait les motifs, et le mariage de Natalie
  y devenait impossible. Cette mère qui voulait le bonheur de sa fille,
  cette femme qui depuis sa naissance avait noblement vécu, songea que
  le lendemain il fallait devenir improbe. Comme ces grands capitaines
  qui voudraient effacer de leur vie le moment où ils ont été secrètement
  lâches, elle aurait voulu pouvoir retrancher cette journée du nombre de
  ses jours. Certes, quelques-uns de ses cheveux blanchirent pendant la
  nuit où, face à face avec les faits, elle se reprocha son insouciance
  en sentant les dures nécessités de sa situation. D'abord elle était
  obligée de se confier à son notaire, qu'elle avait mandé pour l'heure
  de son lever. Il fallait avouer une détresse intérieure qu'elle n'avait
  jamais voulu s'avouer à elle-même, car elle avait toujours marché vers
  l'abîme en comptant sur un de ces hasards qui n'arrivent jamais. Il
  s'éleva dans son âme, contre Paul, un léger mouvement où il n'y avait
  ni haine, ni aversion, ni rien de mauvais encore; mais n'était-il pas
  la partie adverse de ce procès secret? mais ne devenait-il pas, sans
  le savoir, un innocent ennemi qu'il fallait vaincre? Quel être a pu
  jamais aimer sa dupe? Contrainte à ruser, l'Espagnole résolut, comme
  toutes les femmes, de déployer sa supériorité dans ce combat, dont la
  honte ne pouvait s'absoudre que par une complète victoire. Dans le
  calme de la nuit, elle s'excusa par une suite de raisonnements que sa
  fierté domina. Natalie n'avait-elle pas profité de ses dissipations?
  Y avait-il dans sa conduite un seul de ces motifs bas et ignobles
  qui salissent l'âme? Elle ne savait pas compter, était-ce un crime,
  un délit? Un homme n'était-il pas trop heureux d'avoir une fille
  comme Natalie? Le trésor qu'elle avait conservé ne valait-il pas une
  quittance? Beaucoup d'hommes n'achètent-ils pas une femme aimée par
  mille sacrifices? Pourquoi ferait-on moins pour une femme légitime que
  pour une courtisane? D'ailleurs Paul était un homme nul, incapable;
  elle déploierait pour lui les ressources de son esprit, elle lui ferait
  faire un beau chemin dans le monde; il lui serait redevable du pouvoir;
  n'acquitterait-elle pas bien un jour sa dette? Ce serait un sot
  d'hésiter! Hésiter pour quelques écus de plus ou de moins?... il serait
  infâme.
  —Si le succès ne se décide pas tout d'abord, se dit-elle, je quitterai
  Bordeaux, et pourrai toujours faire un beau sort à Natalie en
  capitalisant ce qui me reste, hôtel, diamants, mobilier, en lui donnant
  tout et ne me réservant qu'une pension.
  Quand un esprit fortement trempé se construit une retraite comme
  Richelieu à Brouage, et se dessine une fin grandiose, il s'en fait
  comme un point d'appui qui l'aide à triompher. Ce dénoûment, en cas de
  malheur, rassura madame Évangélista, qui s'endormit d'ailleurs pleine
  de confiance en son parrain dans ce duel. Elle comptait beaucoup sur le
  concours du plus habile notaire de Bordeaux, monsieur Solonet, jeune
  homme de vingt-sept ans, décoré de la Légion-d'Honneur pour avoir
  contribué fort activement à la seconde rentrée des Bourbons. Heureux
  et fier d'être reçu dans la maison de madame Évangélista, moins comme
  notaire que comme appartenant à la société royaliste de Bordeaux,
  Solonet avait conçu pour ce beau coucher de soleil une de ces passions
  que les femmes comme madame Évangélista repoussent, mais dont elles
  sont flattées, et que les plus prudes d'entre elles laissent à fleur
  d'eau. Solonet demeurait dans une vaniteuse attitude pleine de respect
  et d'espérance très convenable. Ce notaire vint le lendemain avec
  l'empressement de l'esclave, et fut reçu dans la chambre à coucher
  par la coquette veuve, qui se montra dans le désordre d'un savant
  déshabillé.
  —Puis-je, lui dit-elle, compter sur votre discrétion et votre entier
  dévouement dans la discussion qui aura lieu ce soir? Vous devinez qu'il
  s'agit du contrat de mariage de ma fille.
  Le jeune homme se perdit en protestations galantes.
  —Au fait, dit-elle.
  —J'écoute, répondit-il en paraissant se recueillir.
  Madame Évangélista lui exposa crûment sa situation.
  —Ma belle dame, ceci n'est rien, dit maître Solonet en prenant un air
  avantageux quand madame Évangélista lui eut donné des chiffres exacts.
  Comment vous êtes-vous tenue avec monsieur de Manerville? Ici les
  questions morales dominent les questions de droit et de finance.
  Madame Évangélista se drapa dans sa supériorité. Le jeune notaire
  apprit avec un vif plaisir que jusqu'à ce jour sa cliente avait gardé
  dans ses relations avec Paul la plus haute dignité; que, moitié fierté
  sérieuse, moitié calcul involontaire, elle avait agi constamment comme
  si le comte de Manerville lui était inférieur, comme s'il y avait
  pour lui de l'honneur à épouser mademoiselle Évangélista; ni elle ni
  sa fille ne pouvaient être soupçonnées d'avoir des vues intéressées;
  leurs sentiments paraissaient purs de toute mesquinerie; à la moindre
  difficulté financière soulevée par Paul, elles avaient le droit de
  s'envoler à une distance incommensurable; enfin, elle avait sur son
  futur gendre un ascendant insurmontable.
  —Cela étant ainsi, dit Solonet, quelles sont les dernières concessions
  que vous vouliez faire?
  —J'en veux faire le moins possible, dit-elle en riant.
  —Réponse de femme, s'écria Solonet. Madame, tenez-vous à marier
  mademoiselle Natalie?
  —Oui.
  —Vous voulez quittance des onze cent cinquante-six mille francs
  desquels vous serez reliquataire d'après le compte de tutelle à
  présenter au susdit gendre?
  —Oui.
  —Que voulez-vous garder?
  —Trente mille livres de rente au moins, répondit-elle.
  —Il faut vaincre ou périr?
  —Oui.
  —Eh! bien, je vais réfléchir aux moyens nécessaires pour atteindre
  à ce but, car il nous faut beaucoup d'adresse et ménager nos forces.
  Je vous donnerai quelques instructions en arrivant; exécutez-les
  ponctuellement, et je puis déjà vous prédire un succès complet.—Le
  comte Paul aime-t-il mademoiselle Natalie? demanda-t-il en se levant.
  —Il l'adore.
  —Ce n'est pas assez. La désire-t-il en tant que femme au point de
  passer par-dessus quelques difficultés pécuniaires?
  —Oui.
  —Voilà ce que je regarde comme un Avoir dans les Propres d'une fille!
  s'écria le notaire. Faites-la donc bien belle ce soir, ajouta-t-il d'un
  air fin.
  —Nous avons la plus jolie toilette du monde.
  —La robe du contrat contient, selon moi, la moitié des donations, dit
  Solonet.
  Ce dernier argument parut si nécessaire à madame Évangélista,
  qu'elle voulut assister à la toilette de Natalie, autant pour la
  surveiller que pour en faire une innocente complice de sa conspiration
  financière. Coiffée à la Sévigné, vêtue d'une robe de cachemire
  blanc ornée de nœuds roses, sa fille lui parut si belle qu'elle
  pressentit la victoire. Quand la femme de chambre fut sortie, et que
  madame Évangélista fut certaine que personne ne pouvait être à portée
  d'entendre, elle arrangea quelques boucles dans la coiffure de sa
  fille, en manière d'exorde.
  —Chère enfant, aimes-tu bien sincèrement monsieur de Manerville? lui
  dit-elle d'une voix ferme en apparence.
  La mère et la fille se jetèrent, l'une à l'autre, un étrange regard.
  —Pourquoi, ma petite mère, me faites-vous cette question aujourd'hui
  plutôt qu'hier? Pourquoi me l'avez-vous laissé voir?
  —S'il fallait nous quitter pour toujours, persisterais-tu dans ce
  mariage?
  —J'y renoncerais et n'en mourrais pas de chagrin.
  —Tu n'aimes pas, ma chère, dit la mère en baisant sa fille au front.
  —Mais pourquoi, bonne mère, fais-tu le grand inquisiteur?
  —Je voulais savoir si tu tenais au mariage sans être folle du mari.
  —Je l'aime.
  —Tu as raison, il est comte, nous en ferons un pair de France à nous
  deux; mais il va se rencontrer des difficultés.
  —Des difficultés entre gens qui s'aiment? Non. La Fleur des pois,
  chère mère, s'est trop bien plantée là, dit-elle en montrant son cœur
  par un geste mignon, pour faire la plus légère objection. J'en suis
  sûre.
  —S'il en était autrement? dit madame Évangélista.
  —Il serait profondément oublié, répondit Natalie.
  —Bien. Tu es une Casa-Réal! Mais, quoique t'aimant comme un fou,
  s'il survenait des discussions auxquelles il serait étranger, et
  par-dessus lesquelles il faudrait qu'il passât, pour toi comme pour
  moi, Natalie, hein? Si, sans blesser aucunement les convenances, un peu
  de gentillesse dans les manières le décidait? Allons, un rien, un mot?
  Les hommes sont ainsi faits, ils résistent à une discussion sérieuse et
  tombent sous un regard.
  —J'entends! un petit coup pour que Favori saute la barrière, dit
  Natalie en faisant le geste de donner un coup de cravache à son cheval.
  —Mon ange, je ne te demande rien qui ressemble à de la séduction. Nous
  avons des sentiments de vieil honneur castillan qui ne nous permettent
  pas de passer les bornes. Le comte Paul connaîtra ma situation.
  —Quelle situation?
  —Tu n'y comprendrais rien. Hé! bien, si, après t'avoir vue dans
  toute ta gloire, son regard trahissait la moindre hésitation, et je
  l'observerai! certes, à l'instant je romprais tout, je saurais liquider
  ma fortune, quitter Bordeaux et aller à Douai chez les Claës, qui,
  malgré tout, sont nos parents par leur alliance avec les Temninck.
  Puis je te marierais à un pair de France, dussé-je me réfugier dans un
  couvent afin de te donner toute ma fortune.
  —Ma mère, que faut-il donc faire pour empêcher de tels malheurs? dit
  Natalie.
  —Je ne t'ai jamais vue si belle, mon enfant! Sois un peu coquette, et
  tout ira bien.
  Madame Évangélista laissa Natalie pensive, et alla faire une toilette
  qui lui permît de soutenir le parallèle avec sa fille. Si Natalie
  devait être attrayante pour Paul, ne devait-elle pas enflammer Solonet,
  son champion? La mère et la fille se trouvèrent sous les armes quand
  Paul vint apporter le bouquet que depuis quelques mois il avait
  l'habitude de donner chaque jour à Natalie. Puis tous trois se mirent à
  causer en attendant les deux notaires.
  Cette journée fut pour Paul la première escarmouche de cette longue et
  fatigante guerre nommée le mariage. Il est donc nécessaire d'établir
  les forces de chaque parti, la position des corps belligérants et le
  terrain sur lequel ils devaient manœuvrer. Pour soutenir une lutte
  dont l'importance lui échappait entièrement, Paul avait pour tout
  défenseur son vieux notaire, Mathias. L'un et l'autre allaient être
  surpris sans défense par un événement inattendu, pressés par un
  ennemi dont le thème était fait, et forcés de prendre un parti sans
  avoir le temps d'y réfléchir. Assisté par Cujas et Barthole eux-mêmes,
  quel homme n'eût pas succombé? Comment croire à la perfidie, là
  où tout semble facile et naturel? Que pouvait Mathias seul contre
  madame Évangélista, contre Solonet et contre Natalie, surtout quand
  son amoureux client passerait à l'ennemi dès que les difficultés
  menaceraient son bonheur? Déjà Paul s'enferrait en débitant les jolis
  propos d'usage entre amants, mais auxquels sa passion prêtait en
  ce moment une valeur énorme aux yeux de madame Évangélista, qui le
  poussait à se compromettre.
  Ces _condottieri_ matrimoniaux qui s'allaient battre pour leurs clients
  et dont les forces personnelles devenaient si décisives en cette
  solennelle rencontre, les deux notaires représentaient les anciennes et
  les nouvelles mœurs, l'ancien et le nouveau notariat.
  Maître Mathias était un vieux bonhomme âgé de soixante-neuf ans, et
  qui se faisait gloire de ses vingt années d'exercice en sa charge. Ses
  gros pieds de goutteux étaient chaussés de souliers ornés d'agrafes en
  argent, et terminaient ridiculement des jambes si menues, à rotules si
  saillantes que, quand il les croisait, vous eussiez dit les deux os
  gravés au-dessus des _ci-gît_. Ses petites cuisses maigres, perdues
  dans de larges culottes noires à boucles, semblaient plier sous le
  poids d'un ventre rond et d'un torse développé comme l'est le buste
  des gens de cabinet, une grosse boule toujours empaquetée dans un
  habit vert à basques carrées, que personne ne se souvenait d'avoir
  vu neuf. Ses cheveux, bien tirés et poudrés, se réunissaient en une
  petite queue de rat, toujours logée entre le collet de l'habit et celui
  de son gilet blanc à fleurs. Avec sa tête ronde, sa figure colorée
  comme une feuille de vigne, ses yeux bleus, le nez en trompette, une
  bouche à grosses lèvres, un menton doublé, ce cher petit homme excitait
  partout où il se montrait sans être connu le rire généreusement octroyé
  par le Français aux créations falottes que se permet la nature, que
  l'art s'amuse à charger, et que nous nommons des caricatures. Mais
  chez maître Mathias l'esprit avait triomphé de la forme, les qualités
  de l'âme avaient vaincu les bizarreries du corps. La plupart des
  Bordelais lui témoignaient un respect amical, une déférence pleine
  d'estime. La voix du notaire gagnait le cœur en y faisant résonner
  l'éloquence de la probité. Pour toute ruse, il allait droit au fait
  en culbutant les mauvaises pensées par des interrogations précises.
  Son coup d'œil prompt, sa grande habitude des affaires lui donnaient
  ce sens divinatoire qui permet d'aller au fond des consciences et d'y
  lire les pensées secrètes. Quoique grave et posé dans les affaires,
  ce patriarche avait la gaieté de nos ancêtres. Il devait risquer la
  chanson de table, admettre et conserver les solennités de famille,
  célébrer les anniversaires, les fêtes des grand'mères et des enfants,
  enterrer avec cérémonie la bûche de Noël; il devait aimer à donner
  des étrennes, à faire des surprises et offrir des œufs de Pâques; il
  devait croire aux obligations du parrainage et ne déserter aucune des
  coutumes qui coloraient la vie d'autrefois. Maître Mathias était un
  noble et respectable débris de ces notaires, grands hommes obscurs, qui
  ne donnaient pas de reçu en acceptant des millions, mais les rendaient
  dans les mêmes sacs, ficelés de la même ficelle; qui exécutaient à
  la lettre les fidéicommis, dressaient décemment les inventaires,
  s'intéressaient comme de seconds pères aux intérêts de leurs clients,
  barraient quelquefois le chemin devant les dissipateurs, et à qui
  les familles confiaient leurs secrets; enfin l'un de ces notaires
  qui se croyaient responsables de leurs erreurs dans les actes et les
  méditaient longuement. Jamais, durant sa vie notariale, un de ses
  clients n'eut à se plaindre d'un placement perdu, d'une hypothèque
  ou mal prise ou mal assise. Sa fortune, lentement mais loyalement
  acquise, ne lui était venue qu'après trente années d'exercice et
  d'économie. Il avait établi quatorze de ses clercs. Religieux et
  généreux incognito, Mathias se trouvait partout où le bien s'opérait
  sans salaire. Membre actif du comité des hospices et du comité de
  bienfaisance, il s'inscrivait pour la plus forte somme dans les
  impositions volontaires destinées à secourir les infortunes subites,
  à créer quelques établissements utiles. Aussi ni lui ni sa femme
  n'avaient-ils de voiture, aussi sa parole était-elle sacrée, aussi ses
  caves gardaient-elles autant de capitaux qu'en avait la Banque, aussi
  le nommait-on _le bon monsieur Mathias_, et quand il mourut y eut-il
  trois mille personnes à son convoi.
  Solonet était ce jeune notaire qui arrive en fredonnant, affecte un
  air léger, prétend que les affaires se font aussi bien en riant qu'en
  gardant son sérieux; le notaire capitaine dans la garde nationale,
  qui se fâche d'être pris pour un notaire, et postule la croix de la
  Légion-d'Honneur, qui a sa voiture et laisse vérifier les pièces à ses
  clercs; le notaire qui va au bal, au spectacle, achète des tableaux
  et joue à l'écarté, qui a une caisse où se versent les dépôts et rend
  en billets de banque ce qu'il a reçu en or; le notaire qui marche avec
  son époque et risque les capitaux en placements douteux, spécule et
  veut se retirer riche de trente mille livres de rente après dix ans de
  notariat; le notaire dont la science vient de sa duplicité, mais que
  beaucoup de gens craignent comme un complice qui possède leurs secrets;
  enfin, le notaire qui voit dans sa charge un moyen de se marier à
  quelque héritière en bas bleus.
  Quand le mince et blond Solonet, frisé, parfumé, botté comme un jeune
  premier du Vaudeville, vêtu comme un dandy dont l'affaire la plus
  importante est un duel, entra précédant son vieux confrère, retardé par
  un ressentiment de goutte, ces deux hommes représentèrent au naturel
  une de ces caricatures intitulées JADIS et AUJOURD'HUI, qui eurent
  tant de succès sous l'Empire. Si madame et mademoiselle Évangélista,
  auxquelles _le bon monsieur Mathias_ était inconnu, eurent d'abord
  une légère envie de rire, elles furent aussitôt touchées de la grâce
  avec laquelle il les complimenta. La parole du bonhomme respira cette
  aménité que les vieillards aimables savent répandre autant dans les
  idées que dans la manière dont ils les expriment. Le jeune notaire, au
  ton sémillant, eut alors le dessous. Mathias témoigna de la supériorité
  de son savoir-vivre par la façon mesurée avec laquelle il aborda
  Paul. Sans compromettre ses cheveux blancs, il respecta la noblesse
  dans un jeune homme en sachant qu'il appartient quelques honneurs
  à la vieillesse et que tous les droits sociaux sont solidaires. Au
  
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