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La Comédie humaine - Volume 03 - 17
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admiriez l'élégance des qualités nobles. Quoique les contours de son
visage eussent quelque chose d'auguste, le menton de Natalie était
légèrement empâté, expression de peintre qui peut servir à expliquer
la préexistence de sentiments dont la violence ne devait se déclarer
qu'au milieu de sa vie. Sa bouche, un peu rentrée, exprimait une
fierté rouge en harmonie avec sa main, son menton, ses sourcils et
sa belle taille. Enfin, dernier diagnostic qui seul aurait déterminé
le jugement d'un connaisseur, la voix pure de Natalie, cette voix si
séduisante avait des tons métalliques. Quelque doucement manié que fût
ce cuivre, malgré la grâce avec laquelle les sons couraient dans les
spirales du cor, cet organe annonçait le caractère du duc d'Albe de qui
descendaient collatéralement les Casa-Réal. Ces indices supposaient des
passions violentes sans tendresse, des dévouements brusques, des haines
irréconciliables, de l'esprit sans intelligence, et l'envie de dominer,
naturelle aux personnes qui se sentent inférieures à leurs prétentions.
Ces défauts, nés du tempérament et de la constitution, compensés
peut-être par les qualités d'un sang généreux, étaient ensevelis
chez Natalie comme l'or dans la mine, et ne devaient en sortir que
sous les durs traitements et par les chocs auxquels les caractères
sont soumis dans le monde. En ce moment la grâce et la fraîcheur de
la jeunesse, la distinction de ses manières, sa sainte ignorance,
la gentillesse de la jeune fille coloraient ses traits d'un vernis
délicat qui trompait nécessairement les gens superficiels. Puis sa
mère lui avait de bonne heure communiqué ce babil agréable qui joue la
supériorité, qui répond aux objections par la plaisanterie, et séduit
par une gracieuse volubilité sous laquelle une femme cache le tuf de
son esprit comme la nature déguise les terrains ingrats sous le luxe
des plantes éphémères. Enfin, Natalie avait le charme des enfants gâtés
qui n'ont point connu la souffrance: elle entraînait par sa franchise,
et n'avait point cet air solennel que les mères imposent à leurs
filles en leur traçant un programme de façons et de langage ridicules
au moment de les marier. Elle était rieuse et vraie comme la jeune
fille qui ne sait rien du mariage, n'en attend que des plaisirs, n'y
prévoit aucun malheur, et croit y acquérir le droit de toujours faire
ses volontés. Comment Paul, qui aimait comme on aime quand le désir
augmente l'amour, aurait-il reconnu dans une fille de ce caractère et
dont la beauté l'éblouissait, la femme telle qu'elle devait être à
trente ans, alors que certains observateurs eussent pu se tromper aux
apparences? Si le bonheur était difficile à trouver dans un mariage
avec cette jeune fille, il n'était pas impossible. A travers ces
défauts en germe brillaient quelques belles qualités. Sous la main d'un
maître habile, il n'est pas de qualité qui, bien développée, n'étouffe
les défauts, surtout chez une jeune fille qui aime. Mais pour rendre
ductile une femme si peu malléable, ce poignet de fer dont parlait
de Marsay à Paul était nécessaire. Le dandy parisien avait raison.
La crainte, inspirée par l'amour, est un instrument infaillible pour
manier l'esprit d'une femme. Qui aime, craint; et qui craint, est plus
près de l'affection que de la haine. Paul aurait-il le sang-froid,
le jugement, la fermeté qu'exigeait cette lutte qu'un mari habile ne
doit pas laisser soupçonner à sa femme? Puis, Natalie aimait-elle
Paul? Semblable à la plupart des jeunes personnes, Natalie prenait
pour de l'amour les premiers mouvements de l'instinct et le plaisir
que lui causait l'extérieur de Paul, sans rien savoir ni des choses du
mariage, ni des choses du ménage. Pour elle, le comte de Manerville,
l'apprenti diplomate auquel les cours de l'Europe étaient connues,
l'un des jeunes gens élégants de Paris, ne pouvait pas être un homme
ordinaire, sans force morale, à la fois timide et courageux, énergique
peut-être au milieu de l'adversité, mais sans défense contre les
ennuis qui gâtent le bonheur. Aurait-elle plus tard assez de tact pour
distinguer les belles qualités de Paul au milieu de ses légers défauts?
Ne grossirait-elle pas les uns, et n'oublierait-elle pas les autres,
selon la coutume des jeunes femmes qui ne savent rien de la vie? Il est
un âge où la femme pardonne des vices à qui lui évite des contrariétés,
et où elle prend les contrariétés pour des malheurs. Quelle force
conciliatrice, quelle expérience maintiendrait, éclairerait ce jeune
ménage? Paul et sa femme ne croiraient-ils pas s'aimer quand ils
n'en seraient encore qu'à ces petites simagrées caressantes que les
jeunes femmes se permettent au commencement d'une vie à deux, à ces
compliments que les maris font au retour du bal, quand ils ont encore
les grâces du désir? Dans cette situation, Paul ne se prêterait-il pas
à la tyrannie de sa femme au lieu d'établir son empire? Paul saurait-il
dire: Non. Tout était péril pour un homme faible, là où l'homme le plus
fort aurait peut-être encore couru des risques.
Le sujet de cette étude n'est pas dans la transition du garçon à l'état
d'homme marié, peinture qui, largement composée, ne manquerait point
de l'attrait que prête l'orage intérieur de nos sentiments aux choses
les plus vulgaires de la vie. Les événements et les idées qui amenèrent
le mariage de Paul avec mademoiselle Évangélista sont une introduction
à l'œuvre, uniquement destinée à retracer la grande comédie qui
précède toute vie conjugale. Jusqu'ici cette scène a été négligée par
les auteurs dramatiques, quoiqu'elle offre des ressources neuves à
leur verve. Cette scène, qui domina l'avenir de Paul, et que madame
Évangélista voyait venir avec terreur, est la discussion à laquelle
donnent lieu les contrats de mariage dans toutes les familles, nobles
ou bourgeoises: car les passions humaines sont aussi vigoureusement
agitées par de petits que par de grands intérêts. Ces comédies jouées
par-devant notaire ressemblent toutes plus ou moins à celle-ci, dont
l'intérêt sera donc moins dans les pages de ce livre que dans le
souvenir des gens mariés.
Au commencement de l'hiver, en 1822, Paul de Manerville fit demander
la main de mademoiselle Évangélista par sa grand'tante, la baronne
de Maulincour. Quoique la baronne ne passât jamais plus de deux mois
en Médoc, elle y resta jusqu'à la fin d'octobre pour assister son
petit-neveu dans cette circonstance et jouer le rôle d'une mère. Après
avoir porté les premières paroles à madame Évangélista, la tante,
vieille femme expérimentée, vint apprendre à Paul le résultat de sa
démarche.
—Mon enfant, lui dit-elle, votre affaire est faite. En causant des
choses d'intérêt, j'ai su que madame Évangélista ne donnait rien de
son chef à sa fille. Mademoiselle Natalie se marie avec ses droits.
Épousez, mon ami! Les gens qui ont un nom et des terres à transmettre,
une famille à conserver, doivent tôt ou tard finir par là. Je voudrais
voir mon cher Auguste prendre le même chemin. Vous vous marierez bien
sans moi, je n'ai que ma bénédiction à vous donner, et les femmes aussi
vieilles que je le suis n'ont rien à faire au milieu d'une noce. Je
partirai donc demain pour Paris. Quand vous présenterez votre femme au
monde, je la verrai chez moi beaucoup plus commodément qu'ici. Si vous
n'aviez point eu d'hôtel à Paris, vous auriez trouvé un gîte chez moi,
j'aurais volontiers fait arranger pour vous le second de ma maison.
—Chère tante, dit Paul, je vous remercie. Mais qu'entendez-vous par
ces paroles: sa mère ne lui donne rien de son chef, elle se marie avec
ses droits?
—La mère, mon enfant, est une fine mouche qui profite de la beauté de
sa fille pour imposer des conditions et ne vous laisser que ce qu'elle
ne peut pas vous ôter, la fortune du père. Nous autres vieilles gens,
nous tenons fort au: Qu'a-t-il? Qu'a-t-elle? Je vous engage à donner
de bonnes instructions à votre notaire. Le contrat, mon enfant, est le
plus saint des devoirs. Si votre père et votre mère n'avaient pas bien
fait leur lit, vous seriez peut-être aujourd'hui sans draps. Vous aurez
des enfants, ce sont les suites les plus communes du mariage, il y faut
donc penser. Voyez maître Mathias, notre vieux notaire.
Madame de Maulincour partit après avoir plongé Paul en d'étranges
perplexités. Sa belle-mère était une fine mouche! Il fallait débattre
ses intérêts au contrat et nécessairement les défendre: qui donc allait
les attaquer? Il suivit le conseil de sa tante, et confia le soin
de rédiger son contrat à maître Mathias. Mais ces débats pressentis
le préoccupèrent. Aussi n'entra-t-il pas sans une émotion vive chez
madame Évangélista, à laquelle il venait annoncer ses intentions. Comme
tous les gens timides, il tremblait de laisser deviner les défiances
que sa tante lui avait suggérées et qui lui semblaient insultantes.
Pour éviter le plus léger froissement avec une personne aussi
imposante que l'était pour lui sa future belle-mère, il inventa de ces
circonlocutions naturelles aux personnes qui n'osent pas aborder de
front les difficultés.
—Madame, dit-il en prenant un moment où Natalie s'absenta, vous savez
ce qu'est un notaire de famille: le mien est un bon vieillard pour qui
ce serait un véritable chagrin que de ne pas être chargé de mon contrat
de...
—Comment donc, mon cher! lui répondit en l'interrompant madame
Évangélista; mais nos contrats de mariage ne se font-ils pas toujours
par l'intervention du notaire de chaque famille?
Le temps pendant lequel Paul était resté sans entamer cette question,
madame Évangélista l'avait employé à se demander: «A quoi pense-t-il?»
car les femmes possèdent à un haut degré la connaissance des pensées
intimes par le jeu des physionomies. Elle devina les observations de
la grand'tante dans le regard embarrassé, dans le son de voix émue qui
trahissaient en Paul un combat intérieur.
—Enfin, se dit-elle en elle-même, le jour fatal est arrivé, la crise
commence, quel en sera le résultat?—Mon notaire est monsieur Solonet,
dit-elle après une pause, le vôtre est monsieur Mathias, je les
inviterai à venir dîner demain, et ils s'entendront sur cette affaire.
Leur métier n'est-il pas de concilier les intérêts sans que nous nous
en mêlions, comme les cuisiniers sont chargés de nous faire faire bonne
chère?
—Mais vous avez raison, répondit-il en laissant échapper un
imperceptible soupir de contentement.
Par une singulière interposition des deux rôles, Paul, innocent de tout
blâme, tremblait, et madame Évangélista paraissait calme en éprouvant
d'horribles anxiétés. Cette veuve devait à sa fille le tiers de la
fortune laissée par monsieur Évangélista, douze cent mille francs,
et se trouvait hors d'état de s'acquitter, même en se dépouillant de
tous ses biens. Elle allait donc être à la merci de son gendre. Si
elle était maîtresse de Paul tout seul, Paul, éclairé par son notaire,
transigerait-il sur la reddition des comptes de tutelle? S'il se
retirait, tout Bordeaux en saurait les motifs, et le mariage de Natalie
y devenait impossible. Cette mère qui voulait le bonheur de sa fille,
cette femme qui depuis sa naissance avait noblement vécu, songea que
le lendemain il fallait devenir improbe. Comme ces grands capitaines
qui voudraient effacer de leur vie le moment où ils ont été secrètement
lâches, elle aurait voulu pouvoir retrancher cette journée du nombre de
ses jours. Certes, quelques-uns de ses cheveux blanchirent pendant la
nuit où, face à face avec les faits, elle se reprocha son insouciance
en sentant les dures nécessités de sa situation. D'abord elle était
obligée de se confier à son notaire, qu'elle avait mandé pour l'heure
de son lever. Il fallait avouer une détresse intérieure qu'elle n'avait
jamais voulu s'avouer à elle-même, car elle avait toujours marché vers
l'abîme en comptant sur un de ces hasards qui n'arrivent jamais. Il
s'éleva dans son âme, contre Paul, un léger mouvement où il n'y avait
ni haine, ni aversion, ni rien de mauvais encore; mais n'était-il pas
la partie adverse de ce procès secret? mais ne devenait-il pas, sans
le savoir, un innocent ennemi qu'il fallait vaincre? Quel être a pu
jamais aimer sa dupe? Contrainte à ruser, l'Espagnole résolut, comme
toutes les femmes, de déployer sa supériorité dans ce combat, dont la
honte ne pouvait s'absoudre que par une complète victoire. Dans le
calme de la nuit, elle s'excusa par une suite de raisonnements que sa
fierté domina. Natalie n'avait-elle pas profité de ses dissipations?
Y avait-il dans sa conduite un seul de ces motifs bas et ignobles
qui salissent l'âme? Elle ne savait pas compter, était-ce un crime,
un délit? Un homme n'était-il pas trop heureux d'avoir une fille
comme Natalie? Le trésor qu'elle avait conservé ne valait-il pas une
quittance? Beaucoup d'hommes n'achètent-ils pas une femme aimée par
mille sacrifices? Pourquoi ferait-on moins pour une femme légitime que
pour une courtisane? D'ailleurs Paul était un homme nul, incapable;
elle déploierait pour lui les ressources de son esprit, elle lui ferait
faire un beau chemin dans le monde; il lui serait redevable du pouvoir;
n'acquitterait-elle pas bien un jour sa dette? Ce serait un sot
d'hésiter! Hésiter pour quelques écus de plus ou de moins?... il serait
infâme.
—Si le succès ne se décide pas tout d'abord, se dit-elle, je quitterai
Bordeaux, et pourrai toujours faire un beau sort à Natalie en
capitalisant ce qui me reste, hôtel, diamants, mobilier, en lui donnant
tout et ne me réservant qu'une pension.
Quand un esprit fortement trempé se construit une retraite comme
Richelieu à Brouage, et se dessine une fin grandiose, il s'en fait
comme un point d'appui qui l'aide à triompher. Ce dénoûment, en cas de
malheur, rassura madame Évangélista, qui s'endormit d'ailleurs pleine
de confiance en son parrain dans ce duel. Elle comptait beaucoup sur le
concours du plus habile notaire de Bordeaux, monsieur Solonet, jeune
homme de vingt-sept ans, décoré de la Légion-d'Honneur pour avoir
contribué fort activement à la seconde rentrée des Bourbons. Heureux
et fier d'être reçu dans la maison de madame Évangélista, moins comme
notaire que comme appartenant à la société royaliste de Bordeaux,
Solonet avait conçu pour ce beau coucher de soleil une de ces passions
que les femmes comme madame Évangélista repoussent, mais dont elles
sont flattées, et que les plus prudes d'entre elles laissent à fleur
d'eau. Solonet demeurait dans une vaniteuse attitude pleine de respect
et d'espérance très convenable. Ce notaire vint le lendemain avec
l'empressement de l'esclave, et fut reçu dans la chambre à coucher
par la coquette veuve, qui se montra dans le désordre d'un savant
déshabillé.
—Puis-je, lui dit-elle, compter sur votre discrétion et votre entier
dévouement dans la discussion qui aura lieu ce soir? Vous devinez qu'il
s'agit du contrat de mariage de ma fille.
Le jeune homme se perdit en protestations galantes.
—Au fait, dit-elle.
—J'écoute, répondit-il en paraissant se recueillir.
Madame Évangélista lui exposa crûment sa situation.
—Ma belle dame, ceci n'est rien, dit maître Solonet en prenant un air
avantageux quand madame Évangélista lui eut donné des chiffres exacts.
Comment vous êtes-vous tenue avec monsieur de Manerville? Ici les
questions morales dominent les questions de droit et de finance.
Madame Évangélista se drapa dans sa supériorité. Le jeune notaire
apprit avec un vif plaisir que jusqu'à ce jour sa cliente avait gardé
dans ses relations avec Paul la plus haute dignité; que, moitié fierté
sérieuse, moitié calcul involontaire, elle avait agi constamment comme
si le comte de Manerville lui était inférieur, comme s'il y avait
pour lui de l'honneur à épouser mademoiselle Évangélista; ni elle ni
sa fille ne pouvaient être soupçonnées d'avoir des vues intéressées;
leurs sentiments paraissaient purs de toute mesquinerie; à la moindre
difficulté financière soulevée par Paul, elles avaient le droit de
s'envoler à une distance incommensurable; enfin, elle avait sur son
futur gendre un ascendant insurmontable.
—Cela étant ainsi, dit Solonet, quelles sont les dernières concessions
que vous vouliez faire?
—J'en veux faire le moins possible, dit-elle en riant.
—Réponse de femme, s'écria Solonet. Madame, tenez-vous à marier
mademoiselle Natalie?
—Oui.
—Vous voulez quittance des onze cent cinquante-six mille francs
desquels vous serez reliquataire d'après le compte de tutelle à
présenter au susdit gendre?
—Oui.
—Que voulez-vous garder?
—Trente mille livres de rente au moins, répondit-elle.
—Il faut vaincre ou périr?
—Oui.
—Eh! bien, je vais réfléchir aux moyens nécessaires pour atteindre
à ce but, car il nous faut beaucoup d'adresse et ménager nos forces.
Je vous donnerai quelques instructions en arrivant; exécutez-les
ponctuellement, et je puis déjà vous prédire un succès complet.—Le
comte Paul aime-t-il mademoiselle Natalie? demanda-t-il en se levant.
—Il l'adore.
—Ce n'est pas assez. La désire-t-il en tant que femme au point de
passer par-dessus quelques difficultés pécuniaires?
—Oui.
—Voilà ce que je regarde comme un Avoir dans les Propres d'une fille!
s'écria le notaire. Faites-la donc bien belle ce soir, ajouta-t-il d'un
air fin.
—Nous avons la plus jolie toilette du monde.
—La robe du contrat contient, selon moi, la moitié des donations, dit
Solonet.
Ce dernier argument parut si nécessaire à madame Évangélista,
qu'elle voulut assister à la toilette de Natalie, autant pour la
surveiller que pour en faire une innocente complice de sa conspiration
financière. Coiffée à la Sévigné, vêtue d'une robe de cachemire
blanc ornée de nœuds roses, sa fille lui parut si belle qu'elle
pressentit la victoire. Quand la femme de chambre fut sortie, et que
madame Évangélista fut certaine que personne ne pouvait être à portée
d'entendre, elle arrangea quelques boucles dans la coiffure de sa
fille, en manière d'exorde.
—Chère enfant, aimes-tu bien sincèrement monsieur de Manerville? lui
dit-elle d'une voix ferme en apparence.
La mère et la fille se jetèrent, l'une à l'autre, un étrange regard.
—Pourquoi, ma petite mère, me faites-vous cette question aujourd'hui
plutôt qu'hier? Pourquoi me l'avez-vous laissé voir?
—S'il fallait nous quitter pour toujours, persisterais-tu dans ce
mariage?
—J'y renoncerais et n'en mourrais pas de chagrin.
—Tu n'aimes pas, ma chère, dit la mère en baisant sa fille au front.
—Mais pourquoi, bonne mère, fais-tu le grand inquisiteur?
—Je voulais savoir si tu tenais au mariage sans être folle du mari.
—Je l'aime.
—Tu as raison, il est comte, nous en ferons un pair de France à nous
deux; mais il va se rencontrer des difficultés.
—Des difficultés entre gens qui s'aiment? Non. La Fleur des pois,
chère mère, s'est trop bien plantée là, dit-elle en montrant son cœur
par un geste mignon, pour faire la plus légère objection. J'en suis
sûre.
—S'il en était autrement? dit madame Évangélista.
—Il serait profondément oublié, répondit Natalie.
—Bien. Tu es une Casa-Réal! Mais, quoique t'aimant comme un fou,
s'il survenait des discussions auxquelles il serait étranger, et
par-dessus lesquelles il faudrait qu'il passât, pour toi comme pour
moi, Natalie, hein? Si, sans blesser aucunement les convenances, un peu
de gentillesse dans les manières le décidait? Allons, un rien, un mot?
Les hommes sont ainsi faits, ils résistent à une discussion sérieuse et
tombent sous un regard.
—J'entends! un petit coup pour que Favori saute la barrière, dit
Natalie en faisant le geste de donner un coup de cravache à son cheval.
—Mon ange, je ne te demande rien qui ressemble à de la séduction. Nous
avons des sentiments de vieil honneur castillan qui ne nous permettent
pas de passer les bornes. Le comte Paul connaîtra ma situation.
—Quelle situation?
—Tu n'y comprendrais rien. Hé! bien, si, après t'avoir vue dans
toute ta gloire, son regard trahissait la moindre hésitation, et je
l'observerai! certes, à l'instant je romprais tout, je saurais liquider
ma fortune, quitter Bordeaux et aller à Douai chez les Claës, qui,
malgré tout, sont nos parents par leur alliance avec les Temninck.
Puis je te marierais à un pair de France, dussé-je me réfugier dans un
couvent afin de te donner toute ma fortune.
—Ma mère, que faut-il donc faire pour empêcher de tels malheurs? dit
Natalie.
—Je ne t'ai jamais vue si belle, mon enfant! Sois un peu coquette, et
tout ira bien.
Madame Évangélista laissa Natalie pensive, et alla faire une toilette
qui lui permît de soutenir le parallèle avec sa fille. Si Natalie
devait être attrayante pour Paul, ne devait-elle pas enflammer Solonet,
son champion? La mère et la fille se trouvèrent sous les armes quand
Paul vint apporter le bouquet que depuis quelques mois il avait
l'habitude de donner chaque jour à Natalie. Puis tous trois se mirent à
causer en attendant les deux notaires.
Cette journée fut pour Paul la première escarmouche de cette longue et
fatigante guerre nommée le mariage. Il est donc nécessaire d'établir
les forces de chaque parti, la position des corps belligérants et le
terrain sur lequel ils devaient manœuvrer. Pour soutenir une lutte
dont l'importance lui échappait entièrement, Paul avait pour tout
défenseur son vieux notaire, Mathias. L'un et l'autre allaient être
surpris sans défense par un événement inattendu, pressés par un
ennemi dont le thème était fait, et forcés de prendre un parti sans
avoir le temps d'y réfléchir. Assisté par Cujas et Barthole eux-mêmes,
quel homme n'eût pas succombé? Comment croire à la perfidie, là
où tout semble facile et naturel? Que pouvait Mathias seul contre
madame Évangélista, contre Solonet et contre Natalie, surtout quand
son amoureux client passerait à l'ennemi dès que les difficultés
menaceraient son bonheur? Déjà Paul s'enferrait en débitant les jolis
propos d'usage entre amants, mais auxquels sa passion prêtait en
ce moment une valeur énorme aux yeux de madame Évangélista, qui le
poussait à se compromettre.
Ces _condottieri_ matrimoniaux qui s'allaient battre pour leurs clients
et dont les forces personnelles devenaient si décisives en cette
solennelle rencontre, les deux notaires représentaient les anciennes et
les nouvelles mœurs, l'ancien et le nouveau notariat.
Maître Mathias était un vieux bonhomme âgé de soixante-neuf ans, et
qui se faisait gloire de ses vingt années d'exercice en sa charge. Ses
gros pieds de goutteux étaient chaussés de souliers ornés d'agrafes en
argent, et terminaient ridiculement des jambes si menues, à rotules si
saillantes que, quand il les croisait, vous eussiez dit les deux os
gravés au-dessus des _ci-gît_. Ses petites cuisses maigres, perdues
dans de larges culottes noires à boucles, semblaient plier sous le
poids d'un ventre rond et d'un torse développé comme l'est le buste
des gens de cabinet, une grosse boule toujours empaquetée dans un
habit vert à basques carrées, que personne ne se souvenait d'avoir
vu neuf. Ses cheveux, bien tirés et poudrés, se réunissaient en une
petite queue de rat, toujours logée entre le collet de l'habit et celui
de son gilet blanc à fleurs. Avec sa tête ronde, sa figure colorée
comme une feuille de vigne, ses yeux bleus, le nez en trompette, une
bouche à grosses lèvres, un menton doublé, ce cher petit homme excitait
partout où il se montrait sans être connu le rire généreusement octroyé
par le Français aux créations falottes que se permet la nature, que
l'art s'amuse à charger, et que nous nommons des caricatures. Mais
chez maître Mathias l'esprit avait triomphé de la forme, les qualités
de l'âme avaient vaincu les bizarreries du corps. La plupart des
Bordelais lui témoignaient un respect amical, une déférence pleine
d'estime. La voix du notaire gagnait le cœur en y faisant résonner
l'éloquence de la probité. Pour toute ruse, il allait droit au fait
en culbutant les mauvaises pensées par des interrogations précises.
Son coup d'œil prompt, sa grande habitude des affaires lui donnaient
ce sens divinatoire qui permet d'aller au fond des consciences et d'y
lire les pensées secrètes. Quoique grave et posé dans les affaires,
ce patriarche avait la gaieté de nos ancêtres. Il devait risquer la
chanson de table, admettre et conserver les solennités de famille,
célébrer les anniversaires, les fêtes des grand'mères et des enfants,
enterrer avec cérémonie la bûche de Noël; il devait aimer à donner
des étrennes, à faire des surprises et offrir des œufs de Pâques; il
devait croire aux obligations du parrainage et ne déserter aucune des
coutumes qui coloraient la vie d'autrefois. Maître Mathias était un
noble et respectable débris de ces notaires, grands hommes obscurs, qui
ne donnaient pas de reçu en acceptant des millions, mais les rendaient
dans les mêmes sacs, ficelés de la même ficelle; qui exécutaient à
la lettre les fidéicommis, dressaient décemment les inventaires,
s'intéressaient comme de seconds pères aux intérêts de leurs clients,
barraient quelquefois le chemin devant les dissipateurs, et à qui
les familles confiaient leurs secrets; enfin l'un de ces notaires
qui se croyaient responsables de leurs erreurs dans les actes et les
méditaient longuement. Jamais, durant sa vie notariale, un de ses
clients n'eut à se plaindre d'un placement perdu, d'une hypothèque
ou mal prise ou mal assise. Sa fortune, lentement mais loyalement
acquise, ne lui était venue qu'après trente années d'exercice et
d'économie. Il avait établi quatorze de ses clercs. Religieux et
généreux incognito, Mathias se trouvait partout où le bien s'opérait
sans salaire. Membre actif du comité des hospices et du comité de
bienfaisance, il s'inscrivait pour la plus forte somme dans les
impositions volontaires destinées à secourir les infortunes subites,
à créer quelques établissements utiles. Aussi ni lui ni sa femme
n'avaient-ils de voiture, aussi sa parole était-elle sacrée, aussi ses
caves gardaient-elles autant de capitaux qu'en avait la Banque, aussi
le nommait-on _le bon monsieur Mathias_, et quand il mourut y eut-il
trois mille personnes à son convoi.
Solonet était ce jeune notaire qui arrive en fredonnant, affecte un
air léger, prétend que les affaires se font aussi bien en riant qu'en
gardant son sérieux; le notaire capitaine dans la garde nationale,
qui se fâche d'être pris pour un notaire, et postule la croix de la
Légion-d'Honneur, qui a sa voiture et laisse vérifier les pièces à ses
clercs; le notaire qui va au bal, au spectacle, achète des tableaux
et joue à l'écarté, qui a une caisse où se versent les dépôts et rend
en billets de banque ce qu'il a reçu en or; le notaire qui marche avec
son époque et risque les capitaux en placements douteux, spécule et
veut se retirer riche de trente mille livres de rente après dix ans de
notariat; le notaire dont la science vient de sa duplicité, mais que
beaucoup de gens craignent comme un complice qui possède leurs secrets;
enfin, le notaire qui voit dans sa charge un moyen de se marier à
quelque héritière en bas bleus.
Quand le mince et blond Solonet, frisé, parfumé, botté comme un jeune
premier du Vaudeville, vêtu comme un dandy dont l'affaire la plus
importante est un duel, entra précédant son vieux confrère, retardé par
un ressentiment de goutte, ces deux hommes représentèrent au naturel
une de ces caricatures intitulées JADIS et AUJOURD'HUI, qui eurent
tant de succès sous l'Empire. Si madame et mademoiselle Évangélista,
auxquelles _le bon monsieur Mathias_ était inconnu, eurent d'abord
une légère envie de rire, elles furent aussitôt touchées de la grâce
avec laquelle il les complimenta. La parole du bonhomme respira cette
aménité que les vieillards aimables savent répandre autant dans les
idées que dans la manière dont ils les expriment. Le jeune notaire, au
ton sémillant, eut alors le dessous. Mathias témoigna de la supériorité
de son savoir-vivre par la façon mesurée avec laquelle il aborda
Paul. Sans compromettre ses cheveux blancs, il respecta la noblesse
dans un jeune homme en sachant qu'il appartient quelques honneurs
à la vieillesse et que tous les droits sociaux sont solidaires. Au
visage eussent quelque chose d'auguste, le menton de Natalie était
légèrement empâté, expression de peintre qui peut servir à expliquer
la préexistence de sentiments dont la violence ne devait se déclarer
qu'au milieu de sa vie. Sa bouche, un peu rentrée, exprimait une
fierté rouge en harmonie avec sa main, son menton, ses sourcils et
sa belle taille. Enfin, dernier diagnostic qui seul aurait déterminé
le jugement d'un connaisseur, la voix pure de Natalie, cette voix si
séduisante avait des tons métalliques. Quelque doucement manié que fût
ce cuivre, malgré la grâce avec laquelle les sons couraient dans les
spirales du cor, cet organe annonçait le caractère du duc d'Albe de qui
descendaient collatéralement les Casa-Réal. Ces indices supposaient des
passions violentes sans tendresse, des dévouements brusques, des haines
irréconciliables, de l'esprit sans intelligence, et l'envie de dominer,
naturelle aux personnes qui se sentent inférieures à leurs prétentions.
Ces défauts, nés du tempérament et de la constitution, compensés
peut-être par les qualités d'un sang généreux, étaient ensevelis
chez Natalie comme l'or dans la mine, et ne devaient en sortir que
sous les durs traitements et par les chocs auxquels les caractères
sont soumis dans le monde. En ce moment la grâce et la fraîcheur de
la jeunesse, la distinction de ses manières, sa sainte ignorance,
la gentillesse de la jeune fille coloraient ses traits d'un vernis
délicat qui trompait nécessairement les gens superficiels. Puis sa
mère lui avait de bonne heure communiqué ce babil agréable qui joue la
supériorité, qui répond aux objections par la plaisanterie, et séduit
par une gracieuse volubilité sous laquelle une femme cache le tuf de
son esprit comme la nature déguise les terrains ingrats sous le luxe
des plantes éphémères. Enfin, Natalie avait le charme des enfants gâtés
qui n'ont point connu la souffrance: elle entraînait par sa franchise,
et n'avait point cet air solennel que les mères imposent à leurs
filles en leur traçant un programme de façons et de langage ridicules
au moment de les marier. Elle était rieuse et vraie comme la jeune
fille qui ne sait rien du mariage, n'en attend que des plaisirs, n'y
prévoit aucun malheur, et croit y acquérir le droit de toujours faire
ses volontés. Comment Paul, qui aimait comme on aime quand le désir
augmente l'amour, aurait-il reconnu dans une fille de ce caractère et
dont la beauté l'éblouissait, la femme telle qu'elle devait être à
trente ans, alors que certains observateurs eussent pu se tromper aux
apparences? Si le bonheur était difficile à trouver dans un mariage
avec cette jeune fille, il n'était pas impossible. A travers ces
défauts en germe brillaient quelques belles qualités. Sous la main d'un
maître habile, il n'est pas de qualité qui, bien développée, n'étouffe
les défauts, surtout chez une jeune fille qui aime. Mais pour rendre
ductile une femme si peu malléable, ce poignet de fer dont parlait
de Marsay à Paul était nécessaire. Le dandy parisien avait raison.
La crainte, inspirée par l'amour, est un instrument infaillible pour
manier l'esprit d'une femme. Qui aime, craint; et qui craint, est plus
près de l'affection que de la haine. Paul aurait-il le sang-froid,
le jugement, la fermeté qu'exigeait cette lutte qu'un mari habile ne
doit pas laisser soupçonner à sa femme? Puis, Natalie aimait-elle
Paul? Semblable à la plupart des jeunes personnes, Natalie prenait
pour de l'amour les premiers mouvements de l'instinct et le plaisir
que lui causait l'extérieur de Paul, sans rien savoir ni des choses du
mariage, ni des choses du ménage. Pour elle, le comte de Manerville,
l'apprenti diplomate auquel les cours de l'Europe étaient connues,
l'un des jeunes gens élégants de Paris, ne pouvait pas être un homme
ordinaire, sans force morale, à la fois timide et courageux, énergique
peut-être au milieu de l'adversité, mais sans défense contre les
ennuis qui gâtent le bonheur. Aurait-elle plus tard assez de tact pour
distinguer les belles qualités de Paul au milieu de ses légers défauts?
Ne grossirait-elle pas les uns, et n'oublierait-elle pas les autres,
selon la coutume des jeunes femmes qui ne savent rien de la vie? Il est
un âge où la femme pardonne des vices à qui lui évite des contrariétés,
et où elle prend les contrariétés pour des malheurs. Quelle force
conciliatrice, quelle expérience maintiendrait, éclairerait ce jeune
ménage? Paul et sa femme ne croiraient-ils pas s'aimer quand ils
n'en seraient encore qu'à ces petites simagrées caressantes que les
jeunes femmes se permettent au commencement d'une vie à deux, à ces
compliments que les maris font au retour du bal, quand ils ont encore
les grâces du désir? Dans cette situation, Paul ne se prêterait-il pas
à la tyrannie de sa femme au lieu d'établir son empire? Paul saurait-il
dire: Non. Tout était péril pour un homme faible, là où l'homme le plus
fort aurait peut-être encore couru des risques.
Le sujet de cette étude n'est pas dans la transition du garçon à l'état
d'homme marié, peinture qui, largement composée, ne manquerait point
de l'attrait que prête l'orage intérieur de nos sentiments aux choses
les plus vulgaires de la vie. Les événements et les idées qui amenèrent
le mariage de Paul avec mademoiselle Évangélista sont une introduction
à l'œuvre, uniquement destinée à retracer la grande comédie qui
précède toute vie conjugale. Jusqu'ici cette scène a été négligée par
les auteurs dramatiques, quoiqu'elle offre des ressources neuves à
leur verve. Cette scène, qui domina l'avenir de Paul, et que madame
Évangélista voyait venir avec terreur, est la discussion à laquelle
donnent lieu les contrats de mariage dans toutes les familles, nobles
ou bourgeoises: car les passions humaines sont aussi vigoureusement
agitées par de petits que par de grands intérêts. Ces comédies jouées
par-devant notaire ressemblent toutes plus ou moins à celle-ci, dont
l'intérêt sera donc moins dans les pages de ce livre que dans le
souvenir des gens mariés.
Au commencement de l'hiver, en 1822, Paul de Manerville fit demander
la main de mademoiselle Évangélista par sa grand'tante, la baronne
de Maulincour. Quoique la baronne ne passât jamais plus de deux mois
en Médoc, elle y resta jusqu'à la fin d'octobre pour assister son
petit-neveu dans cette circonstance et jouer le rôle d'une mère. Après
avoir porté les premières paroles à madame Évangélista, la tante,
vieille femme expérimentée, vint apprendre à Paul le résultat de sa
démarche.
—Mon enfant, lui dit-elle, votre affaire est faite. En causant des
choses d'intérêt, j'ai su que madame Évangélista ne donnait rien de
son chef à sa fille. Mademoiselle Natalie se marie avec ses droits.
Épousez, mon ami! Les gens qui ont un nom et des terres à transmettre,
une famille à conserver, doivent tôt ou tard finir par là. Je voudrais
voir mon cher Auguste prendre le même chemin. Vous vous marierez bien
sans moi, je n'ai que ma bénédiction à vous donner, et les femmes aussi
vieilles que je le suis n'ont rien à faire au milieu d'une noce. Je
partirai donc demain pour Paris. Quand vous présenterez votre femme au
monde, je la verrai chez moi beaucoup plus commodément qu'ici. Si vous
n'aviez point eu d'hôtel à Paris, vous auriez trouvé un gîte chez moi,
j'aurais volontiers fait arranger pour vous le second de ma maison.
—Chère tante, dit Paul, je vous remercie. Mais qu'entendez-vous par
ces paroles: sa mère ne lui donne rien de son chef, elle se marie avec
ses droits?
—La mère, mon enfant, est une fine mouche qui profite de la beauté de
sa fille pour imposer des conditions et ne vous laisser que ce qu'elle
ne peut pas vous ôter, la fortune du père. Nous autres vieilles gens,
nous tenons fort au: Qu'a-t-il? Qu'a-t-elle? Je vous engage à donner
de bonnes instructions à votre notaire. Le contrat, mon enfant, est le
plus saint des devoirs. Si votre père et votre mère n'avaient pas bien
fait leur lit, vous seriez peut-être aujourd'hui sans draps. Vous aurez
des enfants, ce sont les suites les plus communes du mariage, il y faut
donc penser. Voyez maître Mathias, notre vieux notaire.
Madame de Maulincour partit après avoir plongé Paul en d'étranges
perplexités. Sa belle-mère était une fine mouche! Il fallait débattre
ses intérêts au contrat et nécessairement les défendre: qui donc allait
les attaquer? Il suivit le conseil de sa tante, et confia le soin
de rédiger son contrat à maître Mathias. Mais ces débats pressentis
le préoccupèrent. Aussi n'entra-t-il pas sans une émotion vive chez
madame Évangélista, à laquelle il venait annoncer ses intentions. Comme
tous les gens timides, il tremblait de laisser deviner les défiances
que sa tante lui avait suggérées et qui lui semblaient insultantes.
Pour éviter le plus léger froissement avec une personne aussi
imposante que l'était pour lui sa future belle-mère, il inventa de ces
circonlocutions naturelles aux personnes qui n'osent pas aborder de
front les difficultés.
—Madame, dit-il en prenant un moment où Natalie s'absenta, vous savez
ce qu'est un notaire de famille: le mien est un bon vieillard pour qui
ce serait un véritable chagrin que de ne pas être chargé de mon contrat
de...
—Comment donc, mon cher! lui répondit en l'interrompant madame
Évangélista; mais nos contrats de mariage ne se font-ils pas toujours
par l'intervention du notaire de chaque famille?
Le temps pendant lequel Paul était resté sans entamer cette question,
madame Évangélista l'avait employé à se demander: «A quoi pense-t-il?»
car les femmes possèdent à un haut degré la connaissance des pensées
intimes par le jeu des physionomies. Elle devina les observations de
la grand'tante dans le regard embarrassé, dans le son de voix émue qui
trahissaient en Paul un combat intérieur.
—Enfin, se dit-elle en elle-même, le jour fatal est arrivé, la crise
commence, quel en sera le résultat?—Mon notaire est monsieur Solonet,
dit-elle après une pause, le vôtre est monsieur Mathias, je les
inviterai à venir dîner demain, et ils s'entendront sur cette affaire.
Leur métier n'est-il pas de concilier les intérêts sans que nous nous
en mêlions, comme les cuisiniers sont chargés de nous faire faire bonne
chère?
—Mais vous avez raison, répondit-il en laissant échapper un
imperceptible soupir de contentement.
Par une singulière interposition des deux rôles, Paul, innocent de tout
blâme, tremblait, et madame Évangélista paraissait calme en éprouvant
d'horribles anxiétés. Cette veuve devait à sa fille le tiers de la
fortune laissée par monsieur Évangélista, douze cent mille francs,
et se trouvait hors d'état de s'acquitter, même en se dépouillant de
tous ses biens. Elle allait donc être à la merci de son gendre. Si
elle était maîtresse de Paul tout seul, Paul, éclairé par son notaire,
transigerait-il sur la reddition des comptes de tutelle? S'il se
retirait, tout Bordeaux en saurait les motifs, et le mariage de Natalie
y devenait impossible. Cette mère qui voulait le bonheur de sa fille,
cette femme qui depuis sa naissance avait noblement vécu, songea que
le lendemain il fallait devenir improbe. Comme ces grands capitaines
qui voudraient effacer de leur vie le moment où ils ont été secrètement
lâches, elle aurait voulu pouvoir retrancher cette journée du nombre de
ses jours. Certes, quelques-uns de ses cheveux blanchirent pendant la
nuit où, face à face avec les faits, elle se reprocha son insouciance
en sentant les dures nécessités de sa situation. D'abord elle était
obligée de se confier à son notaire, qu'elle avait mandé pour l'heure
de son lever. Il fallait avouer une détresse intérieure qu'elle n'avait
jamais voulu s'avouer à elle-même, car elle avait toujours marché vers
l'abîme en comptant sur un de ces hasards qui n'arrivent jamais. Il
s'éleva dans son âme, contre Paul, un léger mouvement où il n'y avait
ni haine, ni aversion, ni rien de mauvais encore; mais n'était-il pas
la partie adverse de ce procès secret? mais ne devenait-il pas, sans
le savoir, un innocent ennemi qu'il fallait vaincre? Quel être a pu
jamais aimer sa dupe? Contrainte à ruser, l'Espagnole résolut, comme
toutes les femmes, de déployer sa supériorité dans ce combat, dont la
honte ne pouvait s'absoudre que par une complète victoire. Dans le
calme de la nuit, elle s'excusa par une suite de raisonnements que sa
fierté domina. Natalie n'avait-elle pas profité de ses dissipations?
Y avait-il dans sa conduite un seul de ces motifs bas et ignobles
qui salissent l'âme? Elle ne savait pas compter, était-ce un crime,
un délit? Un homme n'était-il pas trop heureux d'avoir une fille
comme Natalie? Le trésor qu'elle avait conservé ne valait-il pas une
quittance? Beaucoup d'hommes n'achètent-ils pas une femme aimée par
mille sacrifices? Pourquoi ferait-on moins pour une femme légitime que
pour une courtisane? D'ailleurs Paul était un homme nul, incapable;
elle déploierait pour lui les ressources de son esprit, elle lui ferait
faire un beau chemin dans le monde; il lui serait redevable du pouvoir;
n'acquitterait-elle pas bien un jour sa dette? Ce serait un sot
d'hésiter! Hésiter pour quelques écus de plus ou de moins?... il serait
infâme.
—Si le succès ne se décide pas tout d'abord, se dit-elle, je quitterai
Bordeaux, et pourrai toujours faire un beau sort à Natalie en
capitalisant ce qui me reste, hôtel, diamants, mobilier, en lui donnant
tout et ne me réservant qu'une pension.
Quand un esprit fortement trempé se construit une retraite comme
Richelieu à Brouage, et se dessine une fin grandiose, il s'en fait
comme un point d'appui qui l'aide à triompher. Ce dénoûment, en cas de
malheur, rassura madame Évangélista, qui s'endormit d'ailleurs pleine
de confiance en son parrain dans ce duel. Elle comptait beaucoup sur le
concours du plus habile notaire de Bordeaux, monsieur Solonet, jeune
homme de vingt-sept ans, décoré de la Légion-d'Honneur pour avoir
contribué fort activement à la seconde rentrée des Bourbons. Heureux
et fier d'être reçu dans la maison de madame Évangélista, moins comme
notaire que comme appartenant à la société royaliste de Bordeaux,
Solonet avait conçu pour ce beau coucher de soleil une de ces passions
que les femmes comme madame Évangélista repoussent, mais dont elles
sont flattées, et que les plus prudes d'entre elles laissent à fleur
d'eau. Solonet demeurait dans une vaniteuse attitude pleine de respect
et d'espérance très convenable. Ce notaire vint le lendemain avec
l'empressement de l'esclave, et fut reçu dans la chambre à coucher
par la coquette veuve, qui se montra dans le désordre d'un savant
déshabillé.
—Puis-je, lui dit-elle, compter sur votre discrétion et votre entier
dévouement dans la discussion qui aura lieu ce soir? Vous devinez qu'il
s'agit du contrat de mariage de ma fille.
Le jeune homme se perdit en protestations galantes.
—Au fait, dit-elle.
—J'écoute, répondit-il en paraissant se recueillir.
Madame Évangélista lui exposa crûment sa situation.
—Ma belle dame, ceci n'est rien, dit maître Solonet en prenant un air
avantageux quand madame Évangélista lui eut donné des chiffres exacts.
Comment vous êtes-vous tenue avec monsieur de Manerville? Ici les
questions morales dominent les questions de droit et de finance.
Madame Évangélista se drapa dans sa supériorité. Le jeune notaire
apprit avec un vif plaisir que jusqu'à ce jour sa cliente avait gardé
dans ses relations avec Paul la plus haute dignité; que, moitié fierté
sérieuse, moitié calcul involontaire, elle avait agi constamment comme
si le comte de Manerville lui était inférieur, comme s'il y avait
pour lui de l'honneur à épouser mademoiselle Évangélista; ni elle ni
sa fille ne pouvaient être soupçonnées d'avoir des vues intéressées;
leurs sentiments paraissaient purs de toute mesquinerie; à la moindre
difficulté financière soulevée par Paul, elles avaient le droit de
s'envoler à une distance incommensurable; enfin, elle avait sur son
futur gendre un ascendant insurmontable.
—Cela étant ainsi, dit Solonet, quelles sont les dernières concessions
que vous vouliez faire?
—J'en veux faire le moins possible, dit-elle en riant.
—Réponse de femme, s'écria Solonet. Madame, tenez-vous à marier
mademoiselle Natalie?
—Oui.
—Vous voulez quittance des onze cent cinquante-six mille francs
desquels vous serez reliquataire d'après le compte de tutelle à
présenter au susdit gendre?
—Oui.
—Que voulez-vous garder?
—Trente mille livres de rente au moins, répondit-elle.
—Il faut vaincre ou périr?
—Oui.
—Eh! bien, je vais réfléchir aux moyens nécessaires pour atteindre
à ce but, car il nous faut beaucoup d'adresse et ménager nos forces.
Je vous donnerai quelques instructions en arrivant; exécutez-les
ponctuellement, et je puis déjà vous prédire un succès complet.—Le
comte Paul aime-t-il mademoiselle Natalie? demanda-t-il en se levant.
—Il l'adore.
—Ce n'est pas assez. La désire-t-il en tant que femme au point de
passer par-dessus quelques difficultés pécuniaires?
—Oui.
—Voilà ce que je regarde comme un Avoir dans les Propres d'une fille!
s'écria le notaire. Faites-la donc bien belle ce soir, ajouta-t-il d'un
air fin.
—Nous avons la plus jolie toilette du monde.
—La robe du contrat contient, selon moi, la moitié des donations, dit
Solonet.
Ce dernier argument parut si nécessaire à madame Évangélista,
qu'elle voulut assister à la toilette de Natalie, autant pour la
surveiller que pour en faire une innocente complice de sa conspiration
financière. Coiffée à la Sévigné, vêtue d'une robe de cachemire
blanc ornée de nœuds roses, sa fille lui parut si belle qu'elle
pressentit la victoire. Quand la femme de chambre fut sortie, et que
madame Évangélista fut certaine que personne ne pouvait être à portée
d'entendre, elle arrangea quelques boucles dans la coiffure de sa
fille, en manière d'exorde.
—Chère enfant, aimes-tu bien sincèrement monsieur de Manerville? lui
dit-elle d'une voix ferme en apparence.
La mère et la fille se jetèrent, l'une à l'autre, un étrange regard.
—Pourquoi, ma petite mère, me faites-vous cette question aujourd'hui
plutôt qu'hier? Pourquoi me l'avez-vous laissé voir?
—S'il fallait nous quitter pour toujours, persisterais-tu dans ce
mariage?
—J'y renoncerais et n'en mourrais pas de chagrin.
—Tu n'aimes pas, ma chère, dit la mère en baisant sa fille au front.
—Mais pourquoi, bonne mère, fais-tu le grand inquisiteur?
—Je voulais savoir si tu tenais au mariage sans être folle du mari.
—Je l'aime.
—Tu as raison, il est comte, nous en ferons un pair de France à nous
deux; mais il va se rencontrer des difficultés.
—Des difficultés entre gens qui s'aiment? Non. La Fleur des pois,
chère mère, s'est trop bien plantée là, dit-elle en montrant son cœur
par un geste mignon, pour faire la plus légère objection. J'en suis
sûre.
—S'il en était autrement? dit madame Évangélista.
—Il serait profondément oublié, répondit Natalie.
—Bien. Tu es une Casa-Réal! Mais, quoique t'aimant comme un fou,
s'il survenait des discussions auxquelles il serait étranger, et
par-dessus lesquelles il faudrait qu'il passât, pour toi comme pour
moi, Natalie, hein? Si, sans blesser aucunement les convenances, un peu
de gentillesse dans les manières le décidait? Allons, un rien, un mot?
Les hommes sont ainsi faits, ils résistent à une discussion sérieuse et
tombent sous un regard.
—J'entends! un petit coup pour que Favori saute la barrière, dit
Natalie en faisant le geste de donner un coup de cravache à son cheval.
—Mon ange, je ne te demande rien qui ressemble à de la séduction. Nous
avons des sentiments de vieil honneur castillan qui ne nous permettent
pas de passer les bornes. Le comte Paul connaîtra ma situation.
—Quelle situation?
—Tu n'y comprendrais rien. Hé! bien, si, après t'avoir vue dans
toute ta gloire, son regard trahissait la moindre hésitation, et je
l'observerai! certes, à l'instant je romprais tout, je saurais liquider
ma fortune, quitter Bordeaux et aller à Douai chez les Claës, qui,
malgré tout, sont nos parents par leur alliance avec les Temninck.
Puis je te marierais à un pair de France, dussé-je me réfugier dans un
couvent afin de te donner toute ma fortune.
—Ma mère, que faut-il donc faire pour empêcher de tels malheurs? dit
Natalie.
—Je ne t'ai jamais vue si belle, mon enfant! Sois un peu coquette, et
tout ira bien.
Madame Évangélista laissa Natalie pensive, et alla faire une toilette
qui lui permît de soutenir le parallèle avec sa fille. Si Natalie
devait être attrayante pour Paul, ne devait-elle pas enflammer Solonet,
son champion? La mère et la fille se trouvèrent sous les armes quand
Paul vint apporter le bouquet que depuis quelques mois il avait
l'habitude de donner chaque jour à Natalie. Puis tous trois se mirent à
causer en attendant les deux notaires.
Cette journée fut pour Paul la première escarmouche de cette longue et
fatigante guerre nommée le mariage. Il est donc nécessaire d'établir
les forces de chaque parti, la position des corps belligérants et le
terrain sur lequel ils devaient manœuvrer. Pour soutenir une lutte
dont l'importance lui échappait entièrement, Paul avait pour tout
défenseur son vieux notaire, Mathias. L'un et l'autre allaient être
surpris sans défense par un événement inattendu, pressés par un
ennemi dont le thème était fait, et forcés de prendre un parti sans
avoir le temps d'y réfléchir. Assisté par Cujas et Barthole eux-mêmes,
quel homme n'eût pas succombé? Comment croire à la perfidie, là
où tout semble facile et naturel? Que pouvait Mathias seul contre
madame Évangélista, contre Solonet et contre Natalie, surtout quand
son amoureux client passerait à l'ennemi dès que les difficultés
menaceraient son bonheur? Déjà Paul s'enferrait en débitant les jolis
propos d'usage entre amants, mais auxquels sa passion prêtait en
ce moment une valeur énorme aux yeux de madame Évangélista, qui le
poussait à se compromettre.
Ces _condottieri_ matrimoniaux qui s'allaient battre pour leurs clients
et dont les forces personnelles devenaient si décisives en cette
solennelle rencontre, les deux notaires représentaient les anciennes et
les nouvelles mœurs, l'ancien et le nouveau notariat.
Maître Mathias était un vieux bonhomme âgé de soixante-neuf ans, et
qui se faisait gloire de ses vingt années d'exercice en sa charge. Ses
gros pieds de goutteux étaient chaussés de souliers ornés d'agrafes en
argent, et terminaient ridiculement des jambes si menues, à rotules si
saillantes que, quand il les croisait, vous eussiez dit les deux os
gravés au-dessus des _ci-gît_. Ses petites cuisses maigres, perdues
dans de larges culottes noires à boucles, semblaient plier sous le
poids d'un ventre rond et d'un torse développé comme l'est le buste
des gens de cabinet, une grosse boule toujours empaquetée dans un
habit vert à basques carrées, que personne ne se souvenait d'avoir
vu neuf. Ses cheveux, bien tirés et poudrés, se réunissaient en une
petite queue de rat, toujours logée entre le collet de l'habit et celui
de son gilet blanc à fleurs. Avec sa tête ronde, sa figure colorée
comme une feuille de vigne, ses yeux bleus, le nez en trompette, une
bouche à grosses lèvres, un menton doublé, ce cher petit homme excitait
partout où il se montrait sans être connu le rire généreusement octroyé
par le Français aux créations falottes que se permet la nature, que
l'art s'amuse à charger, et que nous nommons des caricatures. Mais
chez maître Mathias l'esprit avait triomphé de la forme, les qualités
de l'âme avaient vaincu les bizarreries du corps. La plupart des
Bordelais lui témoignaient un respect amical, une déférence pleine
d'estime. La voix du notaire gagnait le cœur en y faisant résonner
l'éloquence de la probité. Pour toute ruse, il allait droit au fait
en culbutant les mauvaises pensées par des interrogations précises.
Son coup d'œil prompt, sa grande habitude des affaires lui donnaient
ce sens divinatoire qui permet d'aller au fond des consciences et d'y
lire les pensées secrètes. Quoique grave et posé dans les affaires,
ce patriarche avait la gaieté de nos ancêtres. Il devait risquer la
chanson de table, admettre et conserver les solennités de famille,
célébrer les anniversaires, les fêtes des grand'mères et des enfants,
enterrer avec cérémonie la bûche de Noël; il devait aimer à donner
des étrennes, à faire des surprises et offrir des œufs de Pâques; il
devait croire aux obligations du parrainage et ne déserter aucune des
coutumes qui coloraient la vie d'autrefois. Maître Mathias était un
noble et respectable débris de ces notaires, grands hommes obscurs, qui
ne donnaient pas de reçu en acceptant des millions, mais les rendaient
dans les mêmes sacs, ficelés de la même ficelle; qui exécutaient à
la lettre les fidéicommis, dressaient décemment les inventaires,
s'intéressaient comme de seconds pères aux intérêts de leurs clients,
barraient quelquefois le chemin devant les dissipateurs, et à qui
les familles confiaient leurs secrets; enfin l'un de ces notaires
qui se croyaient responsables de leurs erreurs dans les actes et les
méditaient longuement. Jamais, durant sa vie notariale, un de ses
clients n'eut à se plaindre d'un placement perdu, d'une hypothèque
ou mal prise ou mal assise. Sa fortune, lentement mais loyalement
acquise, ne lui était venue qu'après trente années d'exercice et
d'économie. Il avait établi quatorze de ses clercs. Religieux et
généreux incognito, Mathias se trouvait partout où le bien s'opérait
sans salaire. Membre actif du comité des hospices et du comité de
bienfaisance, il s'inscrivait pour la plus forte somme dans les
impositions volontaires destinées à secourir les infortunes subites,
à créer quelques établissements utiles. Aussi ni lui ni sa femme
n'avaient-ils de voiture, aussi sa parole était-elle sacrée, aussi ses
caves gardaient-elles autant de capitaux qu'en avait la Banque, aussi
le nommait-on _le bon monsieur Mathias_, et quand il mourut y eut-il
trois mille personnes à son convoi.
Solonet était ce jeune notaire qui arrive en fredonnant, affecte un
air léger, prétend que les affaires se font aussi bien en riant qu'en
gardant son sérieux; le notaire capitaine dans la garde nationale,
qui se fâche d'être pris pour un notaire, et postule la croix de la
Légion-d'Honneur, qui a sa voiture et laisse vérifier les pièces à ses
clercs; le notaire qui va au bal, au spectacle, achète des tableaux
et joue à l'écarté, qui a une caisse où se versent les dépôts et rend
en billets de banque ce qu'il a reçu en or; le notaire qui marche avec
son époque et risque les capitaux en placements douteux, spécule et
veut se retirer riche de trente mille livres de rente après dix ans de
notariat; le notaire dont la science vient de sa duplicité, mais que
beaucoup de gens craignent comme un complice qui possède leurs secrets;
enfin, le notaire qui voit dans sa charge un moyen de se marier à
quelque héritière en bas bleus.
Quand le mince et blond Solonet, frisé, parfumé, botté comme un jeune
premier du Vaudeville, vêtu comme un dandy dont l'affaire la plus
importante est un duel, entra précédant son vieux confrère, retardé par
un ressentiment de goutte, ces deux hommes représentèrent au naturel
une de ces caricatures intitulées JADIS et AUJOURD'HUI, qui eurent
tant de succès sous l'Empire. Si madame et mademoiselle Évangélista,
auxquelles _le bon monsieur Mathias_ était inconnu, eurent d'abord
une légère envie de rire, elles furent aussitôt touchées de la grâce
avec laquelle il les complimenta. La parole du bonhomme respira cette
aménité que les vieillards aimables savent répandre autant dans les
idées que dans la manière dont ils les expriment. Le jeune notaire, au
ton sémillant, eut alors le dessous. Mathias témoigna de la supériorité
de son savoir-vivre par la façon mesurée avec laquelle il aborda
Paul. Sans compromettre ses cheveux blancs, il respecta la noblesse
dans un jeune homme en sachant qu'il appartient quelques honneurs
à la vieillesse et que tous les droits sociaux sont solidaires. Au
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