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La Comédie humaine - Volume 03 - 15
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cœur était gonflé, les yeux secs, et qui ressentait alors une de ces
émotions dont la douleur ne peut être comprise que par les mères, prit
la parole pour instruire Moïna du danger qu'elle courait. Mais, soit
que la comtesse se trouvât blessée des soupçons que sa mère concevait
sur le fils du marquis de Vandenesse, soit qu'elle fût en proie à l'une
de ces folies incompréhensibles dont le secret est dans l'inexpérience
de toutes les jeunesses, elle profita d'une pause faite par sa mère
pour lui dire en riant d'un rire forcé:—Maman, je ne te croyais
jalouse que du père....
A ce mot, madame d'Aiglemont ferma les yeux, baissa la tête et poussa
le plus léger de tous les soupirs. Elle jeta son regard en l'air, comme
pour obéir au sentiment invincible qui nous fait invoquer Dieu dans les
grandes crises de la vie, et dirigea sur sa fille ses yeux pleins d'une
majesté terrible, empreints aussi d'une profonde douleur.
—Ma fille, dit-elle d'une voix gravement altérée, vous avez été plus
impitoyable envers votre mère que ne le fut l'homme offensé par elle,
plus que ne le sera Dieu peut-être.
Madame d'Aiglemont se leva; mais arrivée à la porte, elle se retourna,
ne vit que de la surprise dans les yeux de sa fille, sortit et put
aller jusque dans le jardin, où ses forces l'abandonnèrent. Là,
ressentant au cœur de fortes douleurs, elle tomba sur un banc. Ses
yeux, qui erraient sur le sable, y aperçurent la récente empreinte
d'un pas d'homme, dont les bottes avaient laissé des marques
très-reconnaissables. Sans aucun doute, sa fille était perdue, elle
crut comprendre alors le motif de la commission donnée à Pauline.
Cette idée cruelle fut accompagnée d'une révélation plus odieuse
que ne l'était tout le reste. Elle supposa que le fils du marquis
de Vandenesse avait détruit dans le cœur de Moïna ce respect dû
par une fille à sa mère. Sa souffrance s'accrut, elle s'évanouit
insensiblement, et demeura comme endormie. La jeune comtesse trouva que
sa mère s'était permis de lui donner _un coup de boutoir_ un peu sec,
et pensa que le soir une caresse ou quelques attentions feraient les
frais du raccommodement. Entendant un cri de femme dans le jardin, elle
se pencha négligemment au moment où Pauline, qui n'était pas encore
sortie, appelait au secours, et tenait la marquise dans ses bras.
—N'effrayez pas ma fille, fut le dernier mot que prononça cette mère.
Moïna vit transporter sa mère, pâle, inanimée, respirant avec
difficulté, mais agitant les bras comme si elle voulait ou lutter
ou parler. Atterrée par ce spectacle, Moïna suivit sa mère, aida
silencieusement à la coucher sur son lit et à la déshabiller. Sa faute
l'accabla. En ce moment suprême, elle connut sa mère, et ne pouvait
plus rien réparer. Elle voulut être seule avec elle; et quand il n'y
eut plus personne dans la chambre, qu'elle sentit le froid de cette
main pour elle toujours caressante, elle fondit en larmes. Réveillée
par ces pleurs, la marquise put encore regarder sa chère Moïna; puis,
au bruit de ses sanglots, qui semblaient vouloir briser ce sein délicat
et en désordre, elle contempla sa fille en souriant. Ce sourire
prouvait à cette jeune parricide que le cœur d'une mère est un abîme
au fond duquel se trouve toujours un pardon. Aussitôt que l'état de la
marquise fut connu, des gens à cheval avaient été expédiés pour aller
chercher le médecin, le chirurgien et les petits-enfants de madame
d'Aiglemont. La jeune marquise et ses enfants arrivèrent en même temps
que les gens de l'art et formèrent une assemblée assez imposante,
silencieuse, inquiète, à laquelle se mêlèrent les domestiques. La
jeune marquise, qui n'entendait aucun bruit, vint frapper doucement
à la porte de la chambre. A ce signal, Moïna, réveillée sans doute
dans sa douleur, poussa brusquement les deux battants, jeta des yeux
hagards sur cette assemblée de famille et se montra dans un désordre
qui parlait plus haut que le langage. A l'aspect de ce remords
vivant chacun resta muet. Il était facile d'apercevoir les pieds
de la marquise roides et tendus convulsivement sur le lit de mort.
Moïna s'appuya sur la porte, regarda ses parents, et dit d'une voix
creuse:—_J'ai perdu ma mère!_
Paris, 1828-1842.
FIN.
LE CONTRAT DE MARIAGE.
DÉDIÉ A G. ROSSINI.
Monsieur de Manerville le père était un bon gentilhomme normand bien
connu du maréchal de Richelieu, qui lui fit épouser une des plus riches
héritières de Bordeaux dans le temps où le vieux duc y alla trôner
en sa qualité de gouverneur de Guienne. Le Normand vendit les terres
qu'il possédait en Bessin et se fit Gascon, séduit par la beauté du
château de Lanstrac, délicieux séjour qui appartenait à sa femme.
Dans les derniers jours du règne de Louis XV, il acheta la charge de
major des Gardes de la Porte, et vécut jusqu'en 1813, après avoir fort
heureusement traversé la révolution. Voici comment. Il alla vers la
fin de l'année 1790 à la Martinique, où sa femme avait des intérêts,
et confia la gestion de ses biens de Gascogne à un honnête clerc de
notaire, appelé Mathias, qui donnait alors dans les idées nouvelles.
A son retour, le comte de Manerville trouva ses propriétés intactes
et profitablement gérées. Ce savoir-faire était un fruit produit par
la greffe du Gascon sur le Normand. Madame de Manerville mourut en
1810. Instruit de l'importance des intérêts par les dissipations de
sa jeunesse et, comme beaucoup de vieillards, leur accordant plus
de place qu'ils n'en ont dans la vie, monsieur de Manerville devint
progressivement économe, avare et ladre. Sans songer que l'avarice des
pères prépare la prodigalité des enfants, il ne donna presque rien à
son fils, encore que ce fût un fils unique.
[Illustration: Le bon monsieur MATHIAS.
(LE CONTRAT DE MARIAGE.)]
Paul de Manerville, revenu vers la fin de l'année 1810 du collége
de Vendôme, resta sous la domination paternelle pendant trois
années. La tyrannie que fit peser sur son héritier un vieillard de
soixante-dix-neuf ans influa nécessairement sur un cœur et sur un
caractère qui n'étaient pas formés. Sans manquer de ce courage physique
qui semble être dans l'air de la Gascogne, Paul n'osa lutter contre son
père, et perdit cette faculté de résistance qui engendre le courage
moral. Ses sentiments comprimés allèrent au fond de son cœur, où il
les garda long-temps sans les exprimer; puis plus tard, quand il les
sentit en désaccord avec les maximes du monde, il put bien penser et
mal agir. Il se serait battu pour un mot, et tremblait à l'idée de
renvoyer un domestique; car sa timidité s'exerçait dans les combats
qui demandent une volonté constante. Capable de grandes choses pour
fuir la persécution, il ne l'aurait ni prévenue par une opposition
systématique, ni affrontée par un déploiement continu de ses forces.
Lâche en pensée, hardi en actions, il conserva long-temps cette candeur
secrète qui rend l'homme la victime et la dupe volontaire de choses
contre lesquelles certaines âmes hésitent à s'insurger, aimant mieux
les souffrir que de s'en plaindre. Il était emprisonné dans le vieil
hôtel de son père, car il n'avait pas assez d'argent pour frayer avec
les jeunes gens de la ville, il enviait leurs plaisirs sans pouvoir les
partager. Le vieux gentilhomme le menait chaque soir dans une vieille
voiture, traînée par de vieux chevaux mal attelés, accompagné de ses
vieux laquais mal habillés, dans une société royaliste, composée des
débris de la noblesse parlementaire et de la noblesse d'épée. Réunies
depuis la révolution pour résister à l'influence impériale, ces deux
noblesses s'étaient transformées en une aristocratie territoriale.
Écrasé par les hautes et mouvantes fortunes des villes maritimes, ce
faubourg Saint-Germain de Bordeaux répondait par son dédain au faste
qu'étalaient alors le commerce, les administrations et les militaires.
Trop jeune pour comprendre les distinctions sociales et les nécessités
cachées sous l'apparente vanité qu'elles créent, Paul s'ennuyait au
milieu de ces antiquités, sans savoir que plus tard ses relations de
jeunesse lui assureraient cette prééminence aristocratique que la
France aimera toujours. Il trouvait de légères compensations à la
maussaderie de ses soirées dans quelques exercices qui plaisent aux
jeunes gens, car son père les lui imposait. Pour le vieux gentilhomme,
savoir manier les armes, être excellent cavalier, jouer à la paume,
acquérir de bonnes manières, enfin la frivole instruction des seigneurs
d'autrefois constituait un jeune homme accompli. Paul faisait donc
tous les matins des armes, allait au manége et tirait le pistolet.
Le reste du temps, il l'employait à lire des romans, car son père
n'admettait pas les études transcendantes par lesquelles se terminent
aujourd'hui les éducations. Une vie si monotone eût tué ce jeune
homme, si la mort de son père ne l'eût délivré de cette tyrannie au
moment où elle était devenue insupportable. Paul trouva des capitaux
considérables accumulés par l'avarice paternelle, et des propriétés
dans le meilleur état du monde; mais il avait Bordeaux en horreur, et
n'aimait pas davantage Lanstrac, où son père allait passer tous les
étés et le menait à la chasse du matin au soir.
Dès que les affaires de la succession furent terminées, le jeune
héritier avide de jouissances acheta des rentes avec ses capitaux,
laissa la gestion de ses domaines au vieux Mathias, le notaire de
son père, et passa six années loin de Bordeaux. Attaché d'ambassade
à Naples, d'abord; il alla plus tard comme secrétaire à Madrid, à
Londres, et fit ainsi le tour de l'Europe. Après avoir connu le
monde, après s'être dégrisé de beaucoup d'illusions, après avoir
dissipé les capitaux liquides que son père avait amassés, il vint
un moment où, pour continuer son train de vie, Paul dut prendre les
revenus territoriaux que son notaire lui avait accumulés. En ce moment
critique, saisi par une de ces idées prétendues sages, il voulut
quitter Paris, revenir à Bordeaux, diriger ses affaires, mener une vie
de gentilhomme à Lanstrac, améliorer ses terres, se marier, et arriver
un jour à la députation. Paul était comte, la noblesse redevenait une
valeur matrimoniale, il pouvait et devait faire un bon mariage. Si
beaucoup de femmes désirent épouser un titre, beaucoup plus encore
veulent un homme à qui l'entente de la vie soit familière. Or, Paul
avait acquis pour une somme de sept cent mille francs, mangée en
six ans, cette charge, qui ne se vend pas et qui vaut mieux qu'une
charge d'agent de change; qui exige aussi de longues études, un stage,
des examens, des connaissances, des amis, des ennemis, une certaine
élégance de taille, certaines manières, un nom facile et gracieux à
prononcer; une charge qui d'ailleurs rapporte des bonnes fortunes,
des duels, des paris perdus aux courses, des déceptions, des ennuis,
des travaux, et force plaisirs indigestes. Il était enfin un homme
élégant. Malgré ses folles dépenses, il n'avait pu devenir un homme
à la mode. Dans la burlesque armée des gens du monde, l'homme à la
mode représente le maréchal de France, l'homme élégant équivaut à un
lieutenant-général. Paul jouissait de sa petite réputation d'élégance
et savait la soutenir. Ses gens avaient une excellente tenue, ses
équipages étaient cités, ses soupers avaient quelque succès, enfin
sa _garçonnière_ était comptée parmi les sept ou huit dont le faste
égalait celui des meilleures maisons de Paris. Mais il n'avait fait
le malheur d'aucune femme, mais il jouait sans perdre, mais il avait
du bonheur sans éclat, mais il avait trop de probité pour tromper
qui que ce fût, même une fille; mais il ne laissait pas traîner ses
billets doux, et n'avait pas un coffre aux lettres d'amour dans lequel
ses amis pussent puiser en attendant qu'il eût fini de mettre son col
ou de se faire la barbe; mais ne voulant point entamer ses terres
de Guyenne, il n'avait pas cette témérité qui conseille de grands
coups et attire l'attention à tout prix sur un jeune homme; mais il
n'empruntait d'argent à personne, et avait le tort d'en prêter à des
amis qui l'abandonnaient et ne parlaient plus de lui ni en bien ni en
mal. Il semblait avoir chiffré son désordre. Le secret de son caractère
était dans la tyrannie paternelle qui avait fait de lui comme un métis
social. Donc un matin, il dit à l'un de ses amis nommé de Marsay, qui
depuis devint illustre:—Mon cher ami, la vie a un sens.
—Il faut être arrivé à vingt-sept ans pour la comprendre, répondit
railleusement de Marsay.
—Oui, j'ai vingt-sept ans, et précisément à cause de mes vingt-sept
ans, je veux aller vivre à Lanstrac en gentilhomme. J'habiterai
Bordeaux où je transporterai mon mobilier de Paris, dans le vieil hôtel
de mon père, et viendrai passer trois mois d'hiver ici, dans cette
maison que je garderai.
—Et tu te marieras?
—Et je me marierai.
—Je suis ton ami, mon gros Paul, tu le sais, dit de Marsay après un
moment de silence, eh! bien, sois bon père et bon époux, tu deviendras
ridicule pour le reste de tes jours. Si tu pouvais être heureux et
ridicule, la chose devrait être prise en considération; mais tu ne
seras pas heureux. Tu n'as pas le poignet assez fort pour gouverner un
ménage. Je te rends justice: tu es un parfait cavalier; personne mieux
que toi ne sait rendre et ramasser les guides, faire piaffer un cheval,
et rester vissé sur ta selle. Mais, mon cher, le mariage est une autre
allure. Je te vois d'ici, mené grand train par madame la comtesse de
Manerville, allant contre ton gré plus souvent au galop qu'au trot, et
bientôt désarçonné!..... oh! mais désarçonné de manière à demeurer
dans le fossé, les jambes cassées. Écoute. Il te reste quarante et
quelques mille livres de rente en propriétés dans le département de
la Gironde. Bien. Emmène tes chevaux et tes gens, meuble ton hôtel à
Bordeaux, tu seras le roi de Bordeaux, tu y promulgueras les arrêts que
nous porterons à Paris, tu seras le correspondant de nos stupidités.
Très-bien. Fais des folies en province, fais-y même des sottises,
encore mieux! peut-être gagneras-tu de la célébrité. Mais... ne te
marie pas. Qui se marie aujourd'hui? Des commerçants dans l'intérêt
de leur capital ou pour être deux à tirer la charrue, des paysans qui
veulent en produisant beaucoup d'enfants se faire des ouvriers, des
agents de change ou des notaires obligés de payer leurs charges, de
malheureux rois qui continuent de malheureuses dynasties. Nous sommes
seuls exempts du bât, et tu vas t'en harnacher? Enfin pourquoi te
maries-tu? tu dois compte de tes raisons à ton meilleur ami? D'abord,
quand tu épouserais une héritière aussi riche que toi, quatre-vingt
mille livres de rente pour deux ne sont pas la même chose que quarante
mille livres de rente pour un, parce qu'on se trouve bientôt trois, et
quatre s'il nous arrive un enfant. Aurais-tu par hasard de l'amour pour
cette sotte race des Manerville qui ne te donnera que des chagrins?
tu ignores donc le métier de père et de mère? Le mariage, mon gros
Paul, est la plus sotte des immolations sociales; nos enfants seuls en
profitent et n'en connaissent le prix qu'au moment où leurs chevaux
paissent les fleurs nées sur nos tombes. Regrettes-tu ton père, ce
tyran qui t'a désolé ta jeunesse? Comment t'y prendras-tu pour te faire
aimer de tes enfants? Tes prévoyances pour leur éducation, tes soins
de leur bonheur, tes sévérités nécessaires les désaffectionneront.
Les enfants aiment un père prodigue ou faible qu'ils mépriseront plus
tard. Tu seras donc entre la crainte et le mépris. N'est pas bon père
de famille qui veut! Tourne les yeux sur nos amis, et dis-moi ceux de
qui tu voudrais pour fils? nous en avons connu qui déshonoraient leur
nom. Les enfants, mon cher, sont des marchandises très-difficiles à
soigner. Les tiens seront des anges, soit! As-tu jamais sondé l'abîme
qui sépare la vie du garçon de la vie de l'homme marié? Écoute. Garçon,
tu peux te dire:—«Je n'aurai que telle somme de ridicule, le public
ne pensera de moi que ce que je lui permettrai de penser.» Marié, tu
tombes dans l'infini du ridicule! Garçon, tu te fais ton bonheur, tu
en prends aujourd'hui, tu t'en passes demain; marié, tu le prends
comme il est, et, le jour où tu en veux, tu t'en passes. Marié, tu
deviens ganache, tu calcules des dots, tu parles de morale publique et
religieuse, tu trouves les jeunes gens immoraux, dangereux; enfin tu
deviendras un académicien social. Tu me fais pitié. Le vieux garçon
dont l'héritage est attendu, qui se défend à son dernier soupir contre
une vieille garde à laquelle il demande vainement à boire, est un béat
en comparaison de l'homme marié. Je ne te parle pas de tout ce qui peut
advenir de tracassant, d'ennuyant, d'impatientant, de tyrannisant, de
contrariant, de gênant, d'idiotisant, de narcotique et de paralytique
dans le combat de deux êtres toujours en présence, liés à jamais, et
qui se sont attrapés tous deux en croyant se convenir; non, ce serait
recommencer la satire de Boileau, nous la savons par cœur. Je te
pardonnerais ta pensée ridicule, si tu me promettais de te marier en
grand seigneur, d'instituer un majorat avec ta fortune, de profiter de
la lune de miel pour avoir deux enfants légitimes, de donner à ta femme
une maison complète distincte de la tienne, de ne vous rencontrer que
dans le monde, et de ne jamais revenir de voyage sans te faire annoncer
par un courrier. Deux cent mille livres de rente suffisent à cette
existence, et tes antécédents te permettent de la créer au moyen d'une
riche Anglaise affamée d'un titre. Ah! cette vie aristocratique me
semble vraiment française, la seule grande, la seule qui nous obtienne
le respect, l'amitié d'une femme, la seule qui nous distingue de la
masse actuelle, enfin la seule pour laquelle un jeune homme puisse
quitter la vie de garçon. Ainsi posé, le comte de Manerville conseille
son époque, se met au-dessus de tout et ne peut plus être que ministre
ou ambassadeur. Le ridicule ne l'atteindra jamais, il a conquis les
avantages sociaux du mariage et garde les priviléges du garçon.
—Mais, mon bon ami, je ne suis pas de Marsay, je suis tout bonnement,
comme tu me fais l'honneur de le dire toi-même, Paul de Manerville,
bon père et bon époux, député du centre, et peut-être pair de France,
destinée excessivement médiocre; mais je suis modeste, je me résigne.
—Et ta femme, dit l'impitoyable de Marsay, se résignera-t-elle?
—Ma femme, mon cher, fera ce que je voudrai.
—Ha, mon pauvre ami, tu en es encore là? Adieu, Paul. Dès aujourd'hui
je te refuse mon estime. Encore un mot, car je ne saurais souscrire
froidement à ton abdication. Vois donc où gît la force de notre
position. Un garçon, n'eût-il que six mille livres de rente, ne lui
restât-il pour toute fortune que sa réputation d'élégance, que le
souvenir de ses succès... Hé! bien, cette ombre fantastique comporte
d'énormes valeurs. La vie offre encore des chances à ce garçon déteint.
Oui, ses prétentions peuvent tout embrasser. Mais le mariage, Paul,
c'est le:—_Tu n'iras pas plus loin_ social. Marié, tu ne pourras plus
être que ce que tu seras, à moins que ta femme ne daigne s'occuper de
toi.
—Mais, dit Paul, tu m'écrases toujours sous des théories
exceptionnelles! Je suis las de vivre pour les autres, d'avoir des
chevaux pour les montrer, de tout faire en vue du qu'en dira-t-on, de
me ruiner pour éviter que des niais s'écrient:—Tiens, Paul a toujours
la même voiture. Où en est-il de sa fortune? Il la mange? il joue à la
Bourse? Non, il est millionnaire. Madame une telle est folle de lui.
Il a fait venir d'Angleterre un attelage qui, certes, est le plus beau
de Paris. On a remarqué à Longchamps les calèches à quatre chevaux
de messieurs de Marsay et de Manerville, elles étaient parfaitement
attelées. Enfin, mille niaiseries avec lesquelles une masse d'imbéciles
nous conduit. Je commence à voir que cette vie où l'on roule au lieu de
marcher nous use et nous vieillit. Crois-moi, mon cher Henri, j'admire
ta puissance, mais sans l'envier. Tu sais tout juger, tu peux agir et
penser en homme d'État, te placer au-dessus des lois générales, des
idées reçues, des préjugés admis, des convenances adoptées; enfin,
tu perçois les bénéfices d'une situation dans laquelle je n'aurais,
moi, que des malheurs. Tes déductions froides, systématiques, réelles
peut-être, sont aux yeux de la masse, d'épouvantables immoralités.
Moi, j'appartiens à la masse. Je dois jouer le jeu selon les règles
de la société dans laquelle je suis forcé de vivre. En te mettant au
sommet des choses humaines, sur ces pics de glace, tu trouves encore
des sentiments; mais moi j'y gèlerais. La vie de ce plus grand nombre
auquel j'appartiens bourgeoisement se compose d'émotions dont j'ai
maintenant besoin. Souvent un homme à bonnes fortunes coquette avec dix
femmes, et n'en a pas une seule; puis, quels que soient sa force, son
habileté, son usage du monde, il survient des crises où il se trouve
comme écrasé entre deux portes. Moi, j'aime l'échange constant et doux
de la vie, je veux cette bonne existence où vous trouvez toujours une
femme près de vous.
—C'est un peu leste, le mariage, s'écria de Marsay.
Paul ne se décontenança pas et dit en continuant:—Ris, si tu veux;
moi, je me sentirai l'homme le plus heureux du monde quand mon valet de
chambre entrera me disant:—Madame attend monsieur pour déjeuner. Quand
je pourrai, le soir en rentrant, trouver un cœur....
—Toujours trop leste, Paul! Tu n'es pas encore assez moral pour te
marier.
—... Un cœur à qui confier mes affaires et dire mes secrets. Je veux
vivre assez intimement avec une créature pour que notre affection ne
dépende pas d'un oui ou d'un non, d'une situation où le plus joli
homme cause des désillusionnements à l'amour. Enfin, j'ai le courage
nécessaire pour devenir, comme tu le dis, bon père et bon époux! Je
me sens propre aux joies de la famille, et veux me mettre dans les
conditions exigées par la société pour avoir une femme, des enfants...
—Tu me fais l'effet d'un panier de mouches à miel. Marche! tu seras
une dupe toute ta vie. Ah! tu veux te marier pour avoir une femme.
En d'autres termes, tu veux résoudre heureusement à ton profit le
plus difficile des problèmes que présentent aujourd'hui les mœurs
bourgeoises créées par la révolution française, et tu commenceras par
une vie d'isolement! Crois-tu que ta femme ne voudra pas de cette vie
que tu méprises? en aura-t-elle comme toi le dégoût? Si tu ne veux pas
de la belle conjugalité dont le programme vient d'être formulé par ton
ami de Marsay, écoute un dernier conseil. Reste encore garçon pendant
treize ans, amuse-toi comme un damné; puis, à quarante ans, à ton
premier accès de goutte, épouse une veuve de trente-six ans: tu pourras
être heureux. Si tu prends une jeune fille pour femme, tu mourras
enragé!
—Ah! çà, dis-moi pourquoi? s'écria Paul un peu piqué.
—Mon cher, répondit de Marsay, la satire de Boileau contre les
femmes est une suite de banalités poétisées. Pourquoi les femmes
n'auraient-elles pas des défauts? Pourquoi les déshériter de l'Avoir
le plus clair de la nature humaine? Aussi, selon moi, le problème
du mariage n'est-il plus là où ce critique l'a mis. Crois-tu donc
qu'il en soit du mariage comme de l'amour, et qu'il suffise à un mari
d'être homme pour être aimé? Tu vas donc dans les boudoirs pour n'en
rapporter que d'heureux souvenirs? Tout, dans notre vie de garçon,
prépare une fatale erreur à l'homme marié qui n'est pas un profond
observateur du cœur humain. Dans les heureux jours de sa jeunesse,
un homme, par la bizarrerie de nos mœurs, donne toujours le bonheur,
il triomphe de femmes toutes séduites qui obéissent à des désirs. De
part et d'autre, les obstacles que créent les lois, les sentiments et
la défense naturelle à la femme, engendrent une mutualité de sensations
qui trompe les gens superficiels sur leurs relations futures en état
de mariage où les obstacles n'existent plus, où la femme souffre
l'amour au lieu de le permettre, repousse souvent le plaisir au lieu
de le désirer. Là, pour nous, la vie change d'aspect. Le garçon libre
et sans soins, toujours agresseur, n'a rien à craindre d'un insuccès.
En état de mariage, un échec est irréparable. S'il est possible à un
amant de faire revenir une femme d'un arrêt défavorable, ce retour, mon
cher, est le Waterloo des maris. Comme Napoléon, le mari est condamné
à des victoires qui, malgré leur nombre, n'empêchent pas la première
défaite de le renverser. La femme, si flattée de la persévérance, si
heureuse de la colère d'un amant, les nomme brutalité chez un mari. Si
le garçon choisit son terrain, si tout lui est permis, tout est défendu
à un maître, et son champ de bataille est invariable. Puis, la lutte
est inverse. Une femme est disposée à refuser ce qu'elle doit; tandis
que, maîtresse, elle accorde ce qu'elle ne doit point. Toi qui veux te
marier et qui te marieras, as-tu jamais médité sur le Code civil? Je
ne me suis point sali les pieds dans ce bouge à commentaires, dans ce
grenier à bavardages, appelé l'École de Droit, je n'ai jamais ouvert
le Code, mais j'en vois les applications sur le vif du monde. Je suis
légiste comme un chef de clinique est médecin. La maladie n'est pas
dans les livres, elle est dans le malade. Le Code, mon cher, a mis la
femme en tutelle, il l'a considérée comme un mineur, comme un enfant.
Or, comment gouverne-t-on les enfants? Par la crainte. Dans ce mot,
Paul est le mors de la bête. Tâte-toi le pouls! Vois si tu peux te
déguiser en tyran, toi, si doux, si bon ami, si confiant; toi, de
qui j'ai ri d'abord et que j'aime assez aujourd'hui pour te livrer
ma science. Oui, ceci procède d'une science que déjà les Allemands
ont nommée Anthropologie. Ah! si je n'avais pas résolu la vie par
le plaisir, si je n'avais pas une profonde antipathie pour ceux qui
pensent au lieu d'agir, si je ne méprisais pas les niais assez stupides
pour croire à la vie d'un livre, quand les sables des déserts africains
sont composés des cendres de je ne sais combien de Londres, de Venise,
de Paris, de Rome inconnues, pulvérisées, j'écrirais un livre sur
les mariages modernes, sur l'influence du système chrétien; enfin, je
mettrais un lampion sur ces tas de pierres aiguës parmi lesquelles se
couchent les sectateurs du _multiplicamini_ social. Mais, l'Humanité
vaut-elle un quart d'heure de mon temps? Puis, le seul emploi
raisonnable de l'encre n'est-il pas de piper les cœurs par des lettres
d'amour? Eh! nous amèneras-tu la comtesse de Manerville?
—Peut-être, dit Paul.
—Nous resterons amis, dit de Marsay.
—Si?... répondit Paul.
—Sois tranquille, nous serons polis avec toi, comme la Maison-Rouge
avec les Anglais à Fontenoy.
Quoique cette conversation l'eût ébranlé, le comte de Manerville se mit
en devoir d'exécuter son dessein, et revint à Bordeaux pendant l'hiver
de l'année 1821. Les dépenses qu'il fit pour restaurer et meubler son
hôtel soutinrent dignement la réputation d'élégance qui le précédait.
Introduit d'avance par ses anciennes relations dans la société
royaliste de Bordeaux, à laquelle il appartenait par ses opinions
autant que par son nom et par sa fortune, il y obtint la royauté
fashionable. Son savoir-vivre, ses manières, son éducation parisienne
enchantèrent le faubourg Saint-Germain bordelais. Une vieille marquise
se servit d'une expression jadis en usage à la Cour pour désigner la
florissante jeunesse des Beaux, des Petits-Maîtres d'autrefois, et
dont le langage, les façons faisaient loi: elle dit de lui qu'il était
_la fleur des pois_. La société libérale ramassa le mot, en fit un
surnom pris par elle en moquerie, et par les royalistes en bonne part.
Paul de Manerville acquitta glorieusement les obligations que lui
imposait son surnom. Il lui advint ce qui arrive aux acteurs médiocres:
le jour où le public leur accorde son attention, ils deviennent
presque bons. En se sentant à son aise, Paul déploya les qualités que
comportaient ses défauts. Sa raillerie n'avait rien d'âpre ni d'amer,
ses manières n'étaient point hautaines, sa conversation avec les femmes
exprimait le respect qu'elles aiment, ni trop de déférence ni trop
de familiarité; sa fatuité n'était qu'un soin de sa personne qui le
rendait agréable, il avait égard au rang, il permettait aux jeunes
émotions dont la douleur ne peut être comprise que par les mères, prit
la parole pour instruire Moïna du danger qu'elle courait. Mais, soit
que la comtesse se trouvât blessée des soupçons que sa mère concevait
sur le fils du marquis de Vandenesse, soit qu'elle fût en proie à l'une
de ces folies incompréhensibles dont le secret est dans l'inexpérience
de toutes les jeunesses, elle profita d'une pause faite par sa mère
pour lui dire en riant d'un rire forcé:—Maman, je ne te croyais
jalouse que du père....
A ce mot, madame d'Aiglemont ferma les yeux, baissa la tête et poussa
le plus léger de tous les soupirs. Elle jeta son regard en l'air, comme
pour obéir au sentiment invincible qui nous fait invoquer Dieu dans les
grandes crises de la vie, et dirigea sur sa fille ses yeux pleins d'une
majesté terrible, empreints aussi d'une profonde douleur.
—Ma fille, dit-elle d'une voix gravement altérée, vous avez été plus
impitoyable envers votre mère que ne le fut l'homme offensé par elle,
plus que ne le sera Dieu peut-être.
Madame d'Aiglemont se leva; mais arrivée à la porte, elle se retourna,
ne vit que de la surprise dans les yeux de sa fille, sortit et put
aller jusque dans le jardin, où ses forces l'abandonnèrent. Là,
ressentant au cœur de fortes douleurs, elle tomba sur un banc. Ses
yeux, qui erraient sur le sable, y aperçurent la récente empreinte
d'un pas d'homme, dont les bottes avaient laissé des marques
très-reconnaissables. Sans aucun doute, sa fille était perdue, elle
crut comprendre alors le motif de la commission donnée à Pauline.
Cette idée cruelle fut accompagnée d'une révélation plus odieuse
que ne l'était tout le reste. Elle supposa que le fils du marquis
de Vandenesse avait détruit dans le cœur de Moïna ce respect dû
par une fille à sa mère. Sa souffrance s'accrut, elle s'évanouit
insensiblement, et demeura comme endormie. La jeune comtesse trouva que
sa mère s'était permis de lui donner _un coup de boutoir_ un peu sec,
et pensa que le soir une caresse ou quelques attentions feraient les
frais du raccommodement. Entendant un cri de femme dans le jardin, elle
se pencha négligemment au moment où Pauline, qui n'était pas encore
sortie, appelait au secours, et tenait la marquise dans ses bras.
—N'effrayez pas ma fille, fut le dernier mot que prononça cette mère.
Moïna vit transporter sa mère, pâle, inanimée, respirant avec
difficulté, mais agitant les bras comme si elle voulait ou lutter
ou parler. Atterrée par ce spectacle, Moïna suivit sa mère, aida
silencieusement à la coucher sur son lit et à la déshabiller. Sa faute
l'accabla. En ce moment suprême, elle connut sa mère, et ne pouvait
plus rien réparer. Elle voulut être seule avec elle; et quand il n'y
eut plus personne dans la chambre, qu'elle sentit le froid de cette
main pour elle toujours caressante, elle fondit en larmes. Réveillée
par ces pleurs, la marquise put encore regarder sa chère Moïna; puis,
au bruit de ses sanglots, qui semblaient vouloir briser ce sein délicat
et en désordre, elle contempla sa fille en souriant. Ce sourire
prouvait à cette jeune parricide que le cœur d'une mère est un abîme
au fond duquel se trouve toujours un pardon. Aussitôt que l'état de la
marquise fut connu, des gens à cheval avaient été expédiés pour aller
chercher le médecin, le chirurgien et les petits-enfants de madame
d'Aiglemont. La jeune marquise et ses enfants arrivèrent en même temps
que les gens de l'art et formèrent une assemblée assez imposante,
silencieuse, inquiète, à laquelle se mêlèrent les domestiques. La
jeune marquise, qui n'entendait aucun bruit, vint frapper doucement
à la porte de la chambre. A ce signal, Moïna, réveillée sans doute
dans sa douleur, poussa brusquement les deux battants, jeta des yeux
hagards sur cette assemblée de famille et se montra dans un désordre
qui parlait plus haut que le langage. A l'aspect de ce remords
vivant chacun resta muet. Il était facile d'apercevoir les pieds
de la marquise roides et tendus convulsivement sur le lit de mort.
Moïna s'appuya sur la porte, regarda ses parents, et dit d'une voix
creuse:—_J'ai perdu ma mère!_
Paris, 1828-1842.
FIN.
LE CONTRAT DE MARIAGE.
DÉDIÉ A G. ROSSINI.
Monsieur de Manerville le père était un bon gentilhomme normand bien
connu du maréchal de Richelieu, qui lui fit épouser une des plus riches
héritières de Bordeaux dans le temps où le vieux duc y alla trôner
en sa qualité de gouverneur de Guienne. Le Normand vendit les terres
qu'il possédait en Bessin et se fit Gascon, séduit par la beauté du
château de Lanstrac, délicieux séjour qui appartenait à sa femme.
Dans les derniers jours du règne de Louis XV, il acheta la charge de
major des Gardes de la Porte, et vécut jusqu'en 1813, après avoir fort
heureusement traversé la révolution. Voici comment. Il alla vers la
fin de l'année 1790 à la Martinique, où sa femme avait des intérêts,
et confia la gestion de ses biens de Gascogne à un honnête clerc de
notaire, appelé Mathias, qui donnait alors dans les idées nouvelles.
A son retour, le comte de Manerville trouva ses propriétés intactes
et profitablement gérées. Ce savoir-faire était un fruit produit par
la greffe du Gascon sur le Normand. Madame de Manerville mourut en
1810. Instruit de l'importance des intérêts par les dissipations de
sa jeunesse et, comme beaucoup de vieillards, leur accordant plus
de place qu'ils n'en ont dans la vie, monsieur de Manerville devint
progressivement économe, avare et ladre. Sans songer que l'avarice des
pères prépare la prodigalité des enfants, il ne donna presque rien à
son fils, encore que ce fût un fils unique.
[Illustration: Le bon monsieur MATHIAS.
(LE CONTRAT DE MARIAGE.)]
Paul de Manerville, revenu vers la fin de l'année 1810 du collége
de Vendôme, resta sous la domination paternelle pendant trois
années. La tyrannie que fit peser sur son héritier un vieillard de
soixante-dix-neuf ans influa nécessairement sur un cœur et sur un
caractère qui n'étaient pas formés. Sans manquer de ce courage physique
qui semble être dans l'air de la Gascogne, Paul n'osa lutter contre son
père, et perdit cette faculté de résistance qui engendre le courage
moral. Ses sentiments comprimés allèrent au fond de son cœur, où il
les garda long-temps sans les exprimer; puis plus tard, quand il les
sentit en désaccord avec les maximes du monde, il put bien penser et
mal agir. Il se serait battu pour un mot, et tremblait à l'idée de
renvoyer un domestique; car sa timidité s'exerçait dans les combats
qui demandent une volonté constante. Capable de grandes choses pour
fuir la persécution, il ne l'aurait ni prévenue par une opposition
systématique, ni affrontée par un déploiement continu de ses forces.
Lâche en pensée, hardi en actions, il conserva long-temps cette candeur
secrète qui rend l'homme la victime et la dupe volontaire de choses
contre lesquelles certaines âmes hésitent à s'insurger, aimant mieux
les souffrir que de s'en plaindre. Il était emprisonné dans le vieil
hôtel de son père, car il n'avait pas assez d'argent pour frayer avec
les jeunes gens de la ville, il enviait leurs plaisirs sans pouvoir les
partager. Le vieux gentilhomme le menait chaque soir dans une vieille
voiture, traînée par de vieux chevaux mal attelés, accompagné de ses
vieux laquais mal habillés, dans une société royaliste, composée des
débris de la noblesse parlementaire et de la noblesse d'épée. Réunies
depuis la révolution pour résister à l'influence impériale, ces deux
noblesses s'étaient transformées en une aristocratie territoriale.
Écrasé par les hautes et mouvantes fortunes des villes maritimes, ce
faubourg Saint-Germain de Bordeaux répondait par son dédain au faste
qu'étalaient alors le commerce, les administrations et les militaires.
Trop jeune pour comprendre les distinctions sociales et les nécessités
cachées sous l'apparente vanité qu'elles créent, Paul s'ennuyait au
milieu de ces antiquités, sans savoir que plus tard ses relations de
jeunesse lui assureraient cette prééminence aristocratique que la
France aimera toujours. Il trouvait de légères compensations à la
maussaderie de ses soirées dans quelques exercices qui plaisent aux
jeunes gens, car son père les lui imposait. Pour le vieux gentilhomme,
savoir manier les armes, être excellent cavalier, jouer à la paume,
acquérir de bonnes manières, enfin la frivole instruction des seigneurs
d'autrefois constituait un jeune homme accompli. Paul faisait donc
tous les matins des armes, allait au manége et tirait le pistolet.
Le reste du temps, il l'employait à lire des romans, car son père
n'admettait pas les études transcendantes par lesquelles se terminent
aujourd'hui les éducations. Une vie si monotone eût tué ce jeune
homme, si la mort de son père ne l'eût délivré de cette tyrannie au
moment où elle était devenue insupportable. Paul trouva des capitaux
considérables accumulés par l'avarice paternelle, et des propriétés
dans le meilleur état du monde; mais il avait Bordeaux en horreur, et
n'aimait pas davantage Lanstrac, où son père allait passer tous les
étés et le menait à la chasse du matin au soir.
Dès que les affaires de la succession furent terminées, le jeune
héritier avide de jouissances acheta des rentes avec ses capitaux,
laissa la gestion de ses domaines au vieux Mathias, le notaire de
son père, et passa six années loin de Bordeaux. Attaché d'ambassade
à Naples, d'abord; il alla plus tard comme secrétaire à Madrid, à
Londres, et fit ainsi le tour de l'Europe. Après avoir connu le
monde, après s'être dégrisé de beaucoup d'illusions, après avoir
dissipé les capitaux liquides que son père avait amassés, il vint
un moment où, pour continuer son train de vie, Paul dut prendre les
revenus territoriaux que son notaire lui avait accumulés. En ce moment
critique, saisi par une de ces idées prétendues sages, il voulut
quitter Paris, revenir à Bordeaux, diriger ses affaires, mener une vie
de gentilhomme à Lanstrac, améliorer ses terres, se marier, et arriver
un jour à la députation. Paul était comte, la noblesse redevenait une
valeur matrimoniale, il pouvait et devait faire un bon mariage. Si
beaucoup de femmes désirent épouser un titre, beaucoup plus encore
veulent un homme à qui l'entente de la vie soit familière. Or, Paul
avait acquis pour une somme de sept cent mille francs, mangée en
six ans, cette charge, qui ne se vend pas et qui vaut mieux qu'une
charge d'agent de change; qui exige aussi de longues études, un stage,
des examens, des connaissances, des amis, des ennemis, une certaine
élégance de taille, certaines manières, un nom facile et gracieux à
prononcer; une charge qui d'ailleurs rapporte des bonnes fortunes,
des duels, des paris perdus aux courses, des déceptions, des ennuis,
des travaux, et force plaisirs indigestes. Il était enfin un homme
élégant. Malgré ses folles dépenses, il n'avait pu devenir un homme
à la mode. Dans la burlesque armée des gens du monde, l'homme à la
mode représente le maréchal de France, l'homme élégant équivaut à un
lieutenant-général. Paul jouissait de sa petite réputation d'élégance
et savait la soutenir. Ses gens avaient une excellente tenue, ses
équipages étaient cités, ses soupers avaient quelque succès, enfin
sa _garçonnière_ était comptée parmi les sept ou huit dont le faste
égalait celui des meilleures maisons de Paris. Mais il n'avait fait
le malheur d'aucune femme, mais il jouait sans perdre, mais il avait
du bonheur sans éclat, mais il avait trop de probité pour tromper
qui que ce fût, même une fille; mais il ne laissait pas traîner ses
billets doux, et n'avait pas un coffre aux lettres d'amour dans lequel
ses amis pussent puiser en attendant qu'il eût fini de mettre son col
ou de se faire la barbe; mais ne voulant point entamer ses terres
de Guyenne, il n'avait pas cette témérité qui conseille de grands
coups et attire l'attention à tout prix sur un jeune homme; mais il
n'empruntait d'argent à personne, et avait le tort d'en prêter à des
amis qui l'abandonnaient et ne parlaient plus de lui ni en bien ni en
mal. Il semblait avoir chiffré son désordre. Le secret de son caractère
était dans la tyrannie paternelle qui avait fait de lui comme un métis
social. Donc un matin, il dit à l'un de ses amis nommé de Marsay, qui
depuis devint illustre:—Mon cher ami, la vie a un sens.
—Il faut être arrivé à vingt-sept ans pour la comprendre, répondit
railleusement de Marsay.
—Oui, j'ai vingt-sept ans, et précisément à cause de mes vingt-sept
ans, je veux aller vivre à Lanstrac en gentilhomme. J'habiterai
Bordeaux où je transporterai mon mobilier de Paris, dans le vieil hôtel
de mon père, et viendrai passer trois mois d'hiver ici, dans cette
maison que je garderai.
—Et tu te marieras?
—Et je me marierai.
—Je suis ton ami, mon gros Paul, tu le sais, dit de Marsay après un
moment de silence, eh! bien, sois bon père et bon époux, tu deviendras
ridicule pour le reste de tes jours. Si tu pouvais être heureux et
ridicule, la chose devrait être prise en considération; mais tu ne
seras pas heureux. Tu n'as pas le poignet assez fort pour gouverner un
ménage. Je te rends justice: tu es un parfait cavalier; personne mieux
que toi ne sait rendre et ramasser les guides, faire piaffer un cheval,
et rester vissé sur ta selle. Mais, mon cher, le mariage est une autre
allure. Je te vois d'ici, mené grand train par madame la comtesse de
Manerville, allant contre ton gré plus souvent au galop qu'au trot, et
bientôt désarçonné!..... oh! mais désarçonné de manière à demeurer
dans le fossé, les jambes cassées. Écoute. Il te reste quarante et
quelques mille livres de rente en propriétés dans le département de
la Gironde. Bien. Emmène tes chevaux et tes gens, meuble ton hôtel à
Bordeaux, tu seras le roi de Bordeaux, tu y promulgueras les arrêts que
nous porterons à Paris, tu seras le correspondant de nos stupidités.
Très-bien. Fais des folies en province, fais-y même des sottises,
encore mieux! peut-être gagneras-tu de la célébrité. Mais... ne te
marie pas. Qui se marie aujourd'hui? Des commerçants dans l'intérêt
de leur capital ou pour être deux à tirer la charrue, des paysans qui
veulent en produisant beaucoup d'enfants se faire des ouvriers, des
agents de change ou des notaires obligés de payer leurs charges, de
malheureux rois qui continuent de malheureuses dynasties. Nous sommes
seuls exempts du bât, et tu vas t'en harnacher? Enfin pourquoi te
maries-tu? tu dois compte de tes raisons à ton meilleur ami? D'abord,
quand tu épouserais une héritière aussi riche que toi, quatre-vingt
mille livres de rente pour deux ne sont pas la même chose que quarante
mille livres de rente pour un, parce qu'on se trouve bientôt trois, et
quatre s'il nous arrive un enfant. Aurais-tu par hasard de l'amour pour
cette sotte race des Manerville qui ne te donnera que des chagrins?
tu ignores donc le métier de père et de mère? Le mariage, mon gros
Paul, est la plus sotte des immolations sociales; nos enfants seuls en
profitent et n'en connaissent le prix qu'au moment où leurs chevaux
paissent les fleurs nées sur nos tombes. Regrettes-tu ton père, ce
tyran qui t'a désolé ta jeunesse? Comment t'y prendras-tu pour te faire
aimer de tes enfants? Tes prévoyances pour leur éducation, tes soins
de leur bonheur, tes sévérités nécessaires les désaffectionneront.
Les enfants aiment un père prodigue ou faible qu'ils mépriseront plus
tard. Tu seras donc entre la crainte et le mépris. N'est pas bon père
de famille qui veut! Tourne les yeux sur nos amis, et dis-moi ceux de
qui tu voudrais pour fils? nous en avons connu qui déshonoraient leur
nom. Les enfants, mon cher, sont des marchandises très-difficiles à
soigner. Les tiens seront des anges, soit! As-tu jamais sondé l'abîme
qui sépare la vie du garçon de la vie de l'homme marié? Écoute. Garçon,
tu peux te dire:—«Je n'aurai que telle somme de ridicule, le public
ne pensera de moi que ce que je lui permettrai de penser.» Marié, tu
tombes dans l'infini du ridicule! Garçon, tu te fais ton bonheur, tu
en prends aujourd'hui, tu t'en passes demain; marié, tu le prends
comme il est, et, le jour où tu en veux, tu t'en passes. Marié, tu
deviens ganache, tu calcules des dots, tu parles de morale publique et
religieuse, tu trouves les jeunes gens immoraux, dangereux; enfin tu
deviendras un académicien social. Tu me fais pitié. Le vieux garçon
dont l'héritage est attendu, qui se défend à son dernier soupir contre
une vieille garde à laquelle il demande vainement à boire, est un béat
en comparaison de l'homme marié. Je ne te parle pas de tout ce qui peut
advenir de tracassant, d'ennuyant, d'impatientant, de tyrannisant, de
contrariant, de gênant, d'idiotisant, de narcotique et de paralytique
dans le combat de deux êtres toujours en présence, liés à jamais, et
qui se sont attrapés tous deux en croyant se convenir; non, ce serait
recommencer la satire de Boileau, nous la savons par cœur. Je te
pardonnerais ta pensée ridicule, si tu me promettais de te marier en
grand seigneur, d'instituer un majorat avec ta fortune, de profiter de
la lune de miel pour avoir deux enfants légitimes, de donner à ta femme
une maison complète distincte de la tienne, de ne vous rencontrer que
dans le monde, et de ne jamais revenir de voyage sans te faire annoncer
par un courrier. Deux cent mille livres de rente suffisent à cette
existence, et tes antécédents te permettent de la créer au moyen d'une
riche Anglaise affamée d'un titre. Ah! cette vie aristocratique me
semble vraiment française, la seule grande, la seule qui nous obtienne
le respect, l'amitié d'une femme, la seule qui nous distingue de la
masse actuelle, enfin la seule pour laquelle un jeune homme puisse
quitter la vie de garçon. Ainsi posé, le comte de Manerville conseille
son époque, se met au-dessus de tout et ne peut plus être que ministre
ou ambassadeur. Le ridicule ne l'atteindra jamais, il a conquis les
avantages sociaux du mariage et garde les priviléges du garçon.
—Mais, mon bon ami, je ne suis pas de Marsay, je suis tout bonnement,
comme tu me fais l'honneur de le dire toi-même, Paul de Manerville,
bon père et bon époux, député du centre, et peut-être pair de France,
destinée excessivement médiocre; mais je suis modeste, je me résigne.
—Et ta femme, dit l'impitoyable de Marsay, se résignera-t-elle?
—Ma femme, mon cher, fera ce que je voudrai.
—Ha, mon pauvre ami, tu en es encore là? Adieu, Paul. Dès aujourd'hui
je te refuse mon estime. Encore un mot, car je ne saurais souscrire
froidement à ton abdication. Vois donc où gît la force de notre
position. Un garçon, n'eût-il que six mille livres de rente, ne lui
restât-il pour toute fortune que sa réputation d'élégance, que le
souvenir de ses succès... Hé! bien, cette ombre fantastique comporte
d'énormes valeurs. La vie offre encore des chances à ce garçon déteint.
Oui, ses prétentions peuvent tout embrasser. Mais le mariage, Paul,
c'est le:—_Tu n'iras pas plus loin_ social. Marié, tu ne pourras plus
être que ce que tu seras, à moins que ta femme ne daigne s'occuper de
toi.
—Mais, dit Paul, tu m'écrases toujours sous des théories
exceptionnelles! Je suis las de vivre pour les autres, d'avoir des
chevaux pour les montrer, de tout faire en vue du qu'en dira-t-on, de
me ruiner pour éviter que des niais s'écrient:—Tiens, Paul a toujours
la même voiture. Où en est-il de sa fortune? Il la mange? il joue à la
Bourse? Non, il est millionnaire. Madame une telle est folle de lui.
Il a fait venir d'Angleterre un attelage qui, certes, est le plus beau
de Paris. On a remarqué à Longchamps les calèches à quatre chevaux
de messieurs de Marsay et de Manerville, elles étaient parfaitement
attelées. Enfin, mille niaiseries avec lesquelles une masse d'imbéciles
nous conduit. Je commence à voir que cette vie où l'on roule au lieu de
marcher nous use et nous vieillit. Crois-moi, mon cher Henri, j'admire
ta puissance, mais sans l'envier. Tu sais tout juger, tu peux agir et
penser en homme d'État, te placer au-dessus des lois générales, des
idées reçues, des préjugés admis, des convenances adoptées; enfin,
tu perçois les bénéfices d'une situation dans laquelle je n'aurais,
moi, que des malheurs. Tes déductions froides, systématiques, réelles
peut-être, sont aux yeux de la masse, d'épouvantables immoralités.
Moi, j'appartiens à la masse. Je dois jouer le jeu selon les règles
de la société dans laquelle je suis forcé de vivre. En te mettant au
sommet des choses humaines, sur ces pics de glace, tu trouves encore
des sentiments; mais moi j'y gèlerais. La vie de ce plus grand nombre
auquel j'appartiens bourgeoisement se compose d'émotions dont j'ai
maintenant besoin. Souvent un homme à bonnes fortunes coquette avec dix
femmes, et n'en a pas une seule; puis, quels que soient sa force, son
habileté, son usage du monde, il survient des crises où il se trouve
comme écrasé entre deux portes. Moi, j'aime l'échange constant et doux
de la vie, je veux cette bonne existence où vous trouvez toujours une
femme près de vous.
—C'est un peu leste, le mariage, s'écria de Marsay.
Paul ne se décontenança pas et dit en continuant:—Ris, si tu veux;
moi, je me sentirai l'homme le plus heureux du monde quand mon valet de
chambre entrera me disant:—Madame attend monsieur pour déjeuner. Quand
je pourrai, le soir en rentrant, trouver un cœur....
—Toujours trop leste, Paul! Tu n'es pas encore assez moral pour te
marier.
—... Un cœur à qui confier mes affaires et dire mes secrets. Je veux
vivre assez intimement avec une créature pour que notre affection ne
dépende pas d'un oui ou d'un non, d'une situation où le plus joli
homme cause des désillusionnements à l'amour. Enfin, j'ai le courage
nécessaire pour devenir, comme tu le dis, bon père et bon époux! Je
me sens propre aux joies de la famille, et veux me mettre dans les
conditions exigées par la société pour avoir une femme, des enfants...
—Tu me fais l'effet d'un panier de mouches à miel. Marche! tu seras
une dupe toute ta vie. Ah! tu veux te marier pour avoir une femme.
En d'autres termes, tu veux résoudre heureusement à ton profit le
plus difficile des problèmes que présentent aujourd'hui les mœurs
bourgeoises créées par la révolution française, et tu commenceras par
une vie d'isolement! Crois-tu que ta femme ne voudra pas de cette vie
que tu méprises? en aura-t-elle comme toi le dégoût? Si tu ne veux pas
de la belle conjugalité dont le programme vient d'être formulé par ton
ami de Marsay, écoute un dernier conseil. Reste encore garçon pendant
treize ans, amuse-toi comme un damné; puis, à quarante ans, à ton
premier accès de goutte, épouse une veuve de trente-six ans: tu pourras
être heureux. Si tu prends une jeune fille pour femme, tu mourras
enragé!
—Ah! çà, dis-moi pourquoi? s'écria Paul un peu piqué.
—Mon cher, répondit de Marsay, la satire de Boileau contre les
femmes est une suite de banalités poétisées. Pourquoi les femmes
n'auraient-elles pas des défauts? Pourquoi les déshériter de l'Avoir
le plus clair de la nature humaine? Aussi, selon moi, le problème
du mariage n'est-il plus là où ce critique l'a mis. Crois-tu donc
qu'il en soit du mariage comme de l'amour, et qu'il suffise à un mari
d'être homme pour être aimé? Tu vas donc dans les boudoirs pour n'en
rapporter que d'heureux souvenirs? Tout, dans notre vie de garçon,
prépare une fatale erreur à l'homme marié qui n'est pas un profond
observateur du cœur humain. Dans les heureux jours de sa jeunesse,
un homme, par la bizarrerie de nos mœurs, donne toujours le bonheur,
il triomphe de femmes toutes séduites qui obéissent à des désirs. De
part et d'autre, les obstacles que créent les lois, les sentiments et
la défense naturelle à la femme, engendrent une mutualité de sensations
qui trompe les gens superficiels sur leurs relations futures en état
de mariage où les obstacles n'existent plus, où la femme souffre
l'amour au lieu de le permettre, repousse souvent le plaisir au lieu
de le désirer. Là, pour nous, la vie change d'aspect. Le garçon libre
et sans soins, toujours agresseur, n'a rien à craindre d'un insuccès.
En état de mariage, un échec est irréparable. S'il est possible à un
amant de faire revenir une femme d'un arrêt défavorable, ce retour, mon
cher, est le Waterloo des maris. Comme Napoléon, le mari est condamné
à des victoires qui, malgré leur nombre, n'empêchent pas la première
défaite de le renverser. La femme, si flattée de la persévérance, si
heureuse de la colère d'un amant, les nomme brutalité chez un mari. Si
le garçon choisit son terrain, si tout lui est permis, tout est défendu
à un maître, et son champ de bataille est invariable. Puis, la lutte
est inverse. Une femme est disposée à refuser ce qu'elle doit; tandis
que, maîtresse, elle accorde ce qu'elle ne doit point. Toi qui veux te
marier et qui te marieras, as-tu jamais médité sur le Code civil? Je
ne me suis point sali les pieds dans ce bouge à commentaires, dans ce
grenier à bavardages, appelé l'École de Droit, je n'ai jamais ouvert
le Code, mais j'en vois les applications sur le vif du monde. Je suis
légiste comme un chef de clinique est médecin. La maladie n'est pas
dans les livres, elle est dans le malade. Le Code, mon cher, a mis la
femme en tutelle, il l'a considérée comme un mineur, comme un enfant.
Or, comment gouverne-t-on les enfants? Par la crainte. Dans ce mot,
Paul est le mors de la bête. Tâte-toi le pouls! Vois si tu peux te
déguiser en tyran, toi, si doux, si bon ami, si confiant; toi, de
qui j'ai ri d'abord et que j'aime assez aujourd'hui pour te livrer
ma science. Oui, ceci procède d'une science que déjà les Allemands
ont nommée Anthropologie. Ah! si je n'avais pas résolu la vie par
le plaisir, si je n'avais pas une profonde antipathie pour ceux qui
pensent au lieu d'agir, si je ne méprisais pas les niais assez stupides
pour croire à la vie d'un livre, quand les sables des déserts africains
sont composés des cendres de je ne sais combien de Londres, de Venise,
de Paris, de Rome inconnues, pulvérisées, j'écrirais un livre sur
les mariages modernes, sur l'influence du système chrétien; enfin, je
mettrais un lampion sur ces tas de pierres aiguës parmi lesquelles se
couchent les sectateurs du _multiplicamini_ social. Mais, l'Humanité
vaut-elle un quart d'heure de mon temps? Puis, le seul emploi
raisonnable de l'encre n'est-il pas de piper les cœurs par des lettres
d'amour? Eh! nous amèneras-tu la comtesse de Manerville?
—Peut-être, dit Paul.
—Nous resterons amis, dit de Marsay.
—Si?... répondit Paul.
—Sois tranquille, nous serons polis avec toi, comme la Maison-Rouge
avec les Anglais à Fontenoy.
Quoique cette conversation l'eût ébranlé, le comte de Manerville se mit
en devoir d'exécuter son dessein, et revint à Bordeaux pendant l'hiver
de l'année 1821. Les dépenses qu'il fit pour restaurer et meubler son
hôtel soutinrent dignement la réputation d'élégance qui le précédait.
Introduit d'avance par ses anciennes relations dans la société
royaliste de Bordeaux, à laquelle il appartenait par ses opinions
autant que par son nom et par sa fortune, il y obtint la royauté
fashionable. Son savoir-vivre, ses manières, son éducation parisienne
enchantèrent le faubourg Saint-Germain bordelais. Une vieille marquise
se servit d'une expression jadis en usage à la Cour pour désigner la
florissante jeunesse des Beaux, des Petits-Maîtres d'autrefois, et
dont le langage, les façons faisaient loi: elle dit de lui qu'il était
_la fleur des pois_. La société libérale ramassa le mot, en fit un
surnom pris par elle en moquerie, et par les royalistes en bonne part.
Paul de Manerville acquitta glorieusement les obligations que lui
imposait son surnom. Il lui advint ce qui arrive aux acteurs médiocres:
le jour où le public leur accorde son attention, ils deviennent
presque bons. En se sentant à son aise, Paul déploya les qualités que
comportaient ses défauts. Sa raillerie n'avait rien d'âpre ni d'amer,
ses manières n'étaient point hautaines, sa conversation avec les femmes
exprimait le respect qu'elles aiment, ni trop de déférence ni trop
de familiarité; sa fatuité n'était qu'un soin de sa personne qui le
rendait agréable, il avait égard au rang, il permettait aux jeunes
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