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La Comédie humaine - Volume 03 - 15

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  cœur était gonflé, les yeux secs, et qui ressentait alors une de ces
  émotions dont la douleur ne peut être comprise que par les mères, prit
  la parole pour instruire Moïna du danger qu'elle courait. Mais, soit
  que la comtesse se trouvât blessée des soupçons que sa mère concevait
  sur le fils du marquis de Vandenesse, soit qu'elle fût en proie à l'une
  de ces folies incompréhensibles dont le secret est dans l'inexpérience
  de toutes les jeunesses, elle profita d'une pause faite par sa mère
  pour lui dire en riant d'un rire forcé:—Maman, je ne te croyais
  jalouse que du père....
  A ce mot, madame d'Aiglemont ferma les yeux, baissa la tête et poussa
  le plus léger de tous les soupirs. Elle jeta son regard en l'air, comme
  pour obéir au sentiment invincible qui nous fait invoquer Dieu dans les
  grandes crises de la vie, et dirigea sur sa fille ses yeux pleins d'une
  majesté terrible, empreints aussi d'une profonde douleur.
  —Ma fille, dit-elle d'une voix gravement altérée, vous avez été plus
  impitoyable envers votre mère que ne le fut l'homme offensé par elle,
  plus que ne le sera Dieu peut-être.
  Madame d'Aiglemont se leva; mais arrivée à la porte, elle se retourna,
  ne vit que de la surprise dans les yeux de sa fille, sortit et put
  aller jusque dans le jardin, où ses forces l'abandonnèrent. Là,
  ressentant au cœur de fortes douleurs, elle tomba sur un banc. Ses
  yeux, qui erraient sur le sable, y aperçurent la récente empreinte
  d'un pas d'homme, dont les bottes avaient laissé des marques
  très-reconnaissables. Sans aucun doute, sa fille était perdue, elle
  crut comprendre alors le motif de la commission donnée à Pauline.
  Cette idée cruelle fut accompagnée d'une révélation plus odieuse
  que ne l'était tout le reste. Elle supposa que le fils du marquis
  de Vandenesse avait détruit dans le cœur de Moïna ce respect dû
  par une fille à sa mère. Sa souffrance s'accrut, elle s'évanouit
  insensiblement, et demeura comme endormie. La jeune comtesse trouva que
  sa mère s'était permis de lui donner _un coup de boutoir_ un peu sec,
  et pensa que le soir une caresse ou quelques attentions feraient les
  frais du raccommodement. Entendant un cri de femme dans le jardin, elle
  se pencha négligemment au moment où Pauline, qui n'était pas encore
  sortie, appelait au secours, et tenait la marquise dans ses bras.
  —N'effrayez pas ma fille, fut le dernier mot que prononça cette mère.
  Moïna vit transporter sa mère, pâle, inanimée, respirant avec
  difficulté, mais agitant les bras comme si elle voulait ou lutter
  ou parler. Atterrée par ce spectacle, Moïna suivit sa mère, aida
  silencieusement à la coucher sur son lit et à la déshabiller. Sa faute
  l'accabla. En ce moment suprême, elle connut sa mère, et ne pouvait
  plus rien réparer. Elle voulut être seule avec elle; et quand il n'y
  eut plus personne dans la chambre, qu'elle sentit le froid de cette
  main pour elle toujours caressante, elle fondit en larmes. Réveillée
  par ces pleurs, la marquise put encore regarder sa chère Moïna; puis,
  au bruit de ses sanglots, qui semblaient vouloir briser ce sein délicat
  et en désordre, elle contempla sa fille en souriant. Ce sourire
  prouvait à cette jeune parricide que le cœur d'une mère est un abîme
  au fond duquel se trouve toujours un pardon. Aussitôt que l'état de la
  marquise fut connu, des gens à cheval avaient été expédiés pour aller
  chercher le médecin, le chirurgien et les petits-enfants de madame
  d'Aiglemont. La jeune marquise et ses enfants arrivèrent en même temps
  que les gens de l'art et formèrent une assemblée assez imposante,
  silencieuse, inquiète, à laquelle se mêlèrent les domestiques. La
  jeune marquise, qui n'entendait aucun bruit, vint frapper doucement
  à la porte de la chambre. A ce signal, Moïna, réveillée sans doute
  dans sa douleur, poussa brusquement les deux battants, jeta des yeux
  hagards sur cette assemblée de famille et se montra dans un désordre
  qui parlait plus haut que le langage. A l'aspect de ce remords
  vivant chacun resta muet. Il était facile d'apercevoir les pieds
  de la marquise roides et tendus convulsivement sur le lit de mort.
  Moïna s'appuya sur la porte, regarda ses parents, et dit d'une voix
  creuse:—_J'ai perdu ma mère!_
  
  Paris, 1828-1842.
  
  FIN.
  
  
  LE CONTRAT DE MARIAGE.
  DÉDIÉ A G. ROSSINI.
  
  Monsieur de Manerville le père était un bon gentilhomme normand bien
  connu du maréchal de Richelieu, qui lui fit épouser une des plus riches
  héritières de Bordeaux dans le temps où le vieux duc y alla trôner
  en sa qualité de gouverneur de Guienne. Le Normand vendit les terres
  qu'il possédait en Bessin et se fit Gascon, séduit par la beauté du
  château de Lanstrac, délicieux séjour qui appartenait à sa femme.
  Dans les derniers jours du règne de Louis XV, il acheta la charge de
  major des Gardes de la Porte, et vécut jusqu'en 1813, après avoir fort
  heureusement traversé la révolution. Voici comment. Il alla vers la
  fin de l'année 1790 à la Martinique, où sa femme avait des intérêts,
  et confia la gestion de ses biens de Gascogne à un honnête clerc de
  notaire, appelé Mathias, qui donnait alors dans les idées nouvelles.
  A son retour, le comte de Manerville trouva ses propriétés intactes
  et profitablement gérées. Ce savoir-faire était un fruit produit par
  la greffe du Gascon sur le Normand. Madame de Manerville mourut en
  1810. Instruit de l'importance des intérêts par les dissipations de
  sa jeunesse et, comme beaucoup de vieillards, leur accordant plus
  de place qu'ils n'en ont dans la vie, monsieur de Manerville devint
  progressivement économe, avare et ladre. Sans songer que l'avarice des
  pères prépare la prodigalité des enfants, il ne donna presque rien à
  son fils, encore que ce fût un fils unique.
  [Illustration: Le bon monsieur MATHIAS.
  (LE CONTRAT DE MARIAGE.)]
  Paul de Manerville, revenu vers la fin de l'année 1810 du collége
  de Vendôme, resta sous la domination paternelle pendant trois
  années. La tyrannie que fit peser sur son héritier un vieillard de
  soixante-dix-neuf ans influa nécessairement sur un cœur et sur un
  caractère qui n'étaient pas formés. Sans manquer de ce courage physique
  qui semble être dans l'air de la Gascogne, Paul n'osa lutter contre son
  père, et perdit cette faculté de résistance qui engendre le courage
  moral. Ses sentiments comprimés allèrent au fond de son cœur, où il
  les garda long-temps sans les exprimer; puis plus tard, quand il les
  sentit en désaccord avec les maximes du monde, il put bien penser et
  mal agir. Il se serait battu pour un mot, et tremblait à l'idée de
  renvoyer un domestique; car sa timidité s'exerçait dans les combats
  qui demandent une volonté constante. Capable de grandes choses pour
  fuir la persécution, il ne l'aurait ni prévenue par une opposition
  systématique, ni affrontée par un déploiement continu de ses forces.
  Lâche en pensée, hardi en actions, il conserva long-temps cette candeur
  secrète qui rend l'homme la victime et la dupe volontaire de choses
  contre lesquelles certaines âmes hésitent à s'insurger, aimant mieux
  les souffrir que de s'en plaindre. Il était emprisonné dans le vieil
  hôtel de son père, car il n'avait pas assez d'argent pour frayer avec
  les jeunes gens de la ville, il enviait leurs plaisirs sans pouvoir les
  partager. Le vieux gentilhomme le menait chaque soir dans une vieille
  voiture, traînée par de vieux chevaux mal attelés, accompagné de ses
  vieux laquais mal habillés, dans une société royaliste, composée des
  débris de la noblesse parlementaire et de la noblesse d'épée. Réunies
  depuis la révolution pour résister à l'influence impériale, ces deux
  noblesses s'étaient transformées en une aristocratie territoriale.
  Écrasé par les hautes et mouvantes fortunes des villes maritimes, ce
  faubourg Saint-Germain de Bordeaux répondait par son dédain au faste
  qu'étalaient alors le commerce, les administrations et les militaires.
  Trop jeune pour comprendre les distinctions sociales et les nécessités
  cachées sous l'apparente vanité qu'elles créent, Paul s'ennuyait au
  milieu de ces antiquités, sans savoir que plus tard ses relations de
  jeunesse lui assureraient cette prééminence aristocratique que la
  France aimera toujours. Il trouvait de légères compensations à la
  maussaderie de ses soirées dans quelques exercices qui plaisent aux
  jeunes gens, car son père les lui imposait. Pour le vieux gentilhomme,
  savoir manier les armes, être excellent cavalier, jouer à la paume,
  acquérir de bonnes manières, enfin la frivole instruction des seigneurs
  d'autrefois constituait un jeune homme accompli. Paul faisait donc
  tous les matins des armes, allait au manége et tirait le pistolet.
  Le reste du temps, il l'employait à lire des romans, car son père
  n'admettait pas les études transcendantes par lesquelles se terminent
  aujourd'hui les éducations. Une vie si monotone eût tué ce jeune
  homme, si la mort de son père ne l'eût délivré de cette tyrannie au
  moment où elle était devenue insupportable. Paul trouva des capitaux
  considérables accumulés par l'avarice paternelle, et des propriétés
  dans le meilleur état du monde; mais il avait Bordeaux en horreur, et
  n'aimait pas davantage Lanstrac, où son père allait passer tous les
  étés et le menait à la chasse du matin au soir.
  Dès que les affaires de la succession furent terminées, le jeune
  héritier avide de jouissances acheta des rentes avec ses capitaux,
  laissa la gestion de ses domaines au vieux Mathias, le notaire de
  son père, et passa six années loin de Bordeaux. Attaché d'ambassade
  à Naples, d'abord; il alla plus tard comme secrétaire à Madrid, à
  Londres, et fit ainsi le tour de l'Europe. Après avoir connu le
  monde, après s'être dégrisé de beaucoup d'illusions, après avoir
  dissipé les capitaux liquides que son père avait amassés, il vint
  un moment où, pour continuer son train de vie, Paul dut prendre les
  revenus territoriaux que son notaire lui avait accumulés. En ce moment
  critique, saisi par une de ces idées prétendues sages, il voulut
  quitter Paris, revenir à Bordeaux, diriger ses affaires, mener une vie
  de gentilhomme à Lanstrac, améliorer ses terres, se marier, et arriver
  un jour à la députation. Paul était comte, la noblesse redevenait une
  valeur matrimoniale, il pouvait et devait faire un bon mariage. Si
  beaucoup de femmes désirent épouser un titre, beaucoup plus encore
  veulent un homme à qui l'entente de la vie soit familière. Or, Paul
  avait acquis pour une somme de sept cent mille francs, mangée en
  six ans, cette charge, qui ne se vend pas et qui vaut mieux qu'une
  charge d'agent de change; qui exige aussi de longues études, un stage,
  des examens, des connaissances, des amis, des ennemis, une certaine
  élégance de taille, certaines manières, un nom facile et gracieux à
  prononcer; une charge qui d'ailleurs rapporte des bonnes fortunes,
  des duels, des paris perdus aux courses, des déceptions, des ennuis,
  des travaux, et force plaisirs indigestes. Il était enfin un homme
  élégant. Malgré ses folles dépenses, il n'avait pu devenir un homme
  à la mode. Dans la burlesque armée des gens du monde, l'homme à la
  mode représente le maréchal de France, l'homme élégant équivaut à un
  lieutenant-général. Paul jouissait de sa petite réputation d'élégance
  et savait la soutenir. Ses gens avaient une excellente tenue, ses
  équipages étaient cités, ses soupers avaient quelque succès, enfin
  sa _garçonnière_ était comptée parmi les sept ou huit dont le faste
  égalait celui des meilleures maisons de Paris. Mais il n'avait fait
  le malheur d'aucune femme, mais il jouait sans perdre, mais il avait
  du bonheur sans éclat, mais il avait trop de probité pour tromper
  qui que ce fût, même une fille; mais il ne laissait pas traîner ses
  billets doux, et n'avait pas un coffre aux lettres d'amour dans lequel
  ses amis pussent puiser en attendant qu'il eût fini de mettre son col
  ou de se faire la barbe; mais ne voulant point entamer ses terres
  de Guyenne, il n'avait pas cette témérité qui conseille de grands
  coups et attire l'attention à tout prix sur un jeune homme; mais il
  n'empruntait d'argent à personne, et avait le tort d'en prêter à des
  amis qui l'abandonnaient et ne parlaient plus de lui ni en bien ni en
  mal. Il semblait avoir chiffré son désordre. Le secret de son caractère
  était dans la tyrannie paternelle qui avait fait de lui comme un métis
  social. Donc un matin, il dit à l'un de ses amis nommé de Marsay, qui
  depuis devint illustre:—Mon cher ami, la vie a un sens.
  —Il faut être arrivé à vingt-sept ans pour la comprendre, répondit
  railleusement de Marsay.
  —Oui, j'ai vingt-sept ans, et précisément à cause de mes vingt-sept
  ans, je veux aller vivre à Lanstrac en gentilhomme. J'habiterai
  Bordeaux où je transporterai mon mobilier de Paris, dans le vieil hôtel
  de mon père, et viendrai passer trois mois d'hiver ici, dans cette
  maison que je garderai.
  —Et tu te marieras?
  —Et je me marierai.
  —Je suis ton ami, mon gros Paul, tu le sais, dit de Marsay après un
  moment de silence, eh! bien, sois bon père et bon époux, tu deviendras
  ridicule pour le reste de tes jours. Si tu pouvais être heureux et
  ridicule, la chose devrait être prise en considération; mais tu ne
  seras pas heureux. Tu n'as pas le poignet assez fort pour gouverner un
  ménage. Je te rends justice: tu es un parfait cavalier; personne mieux
  que toi ne sait rendre et ramasser les guides, faire piaffer un cheval,
  et rester vissé sur ta selle. Mais, mon cher, le mariage est une autre
  allure. Je te vois d'ici, mené grand train par madame la comtesse de
  Manerville, allant contre ton gré plus souvent au galop qu'au trot, et
  bientôt désarçonné!..... oh! mais désarçonné de manière à demeurer
  dans le fossé, les jambes cassées. Écoute. Il te reste quarante et
  quelques mille livres de rente en propriétés dans le département de
  la Gironde. Bien. Emmène tes chevaux et tes gens, meuble ton hôtel à
  Bordeaux, tu seras le roi de Bordeaux, tu y promulgueras les arrêts que
  nous porterons à Paris, tu seras le correspondant de nos stupidités.
  Très-bien. Fais des folies en province, fais-y même des sottises,
  encore mieux! peut-être gagneras-tu de la célébrité. Mais... ne te
  marie pas. Qui se marie aujourd'hui? Des commerçants dans l'intérêt
  de leur capital ou pour être deux à tirer la charrue, des paysans qui
  veulent en produisant beaucoup d'enfants se faire des ouvriers, des
  agents de change ou des notaires obligés de payer leurs charges, de
  malheureux rois qui continuent de malheureuses dynasties. Nous sommes
  seuls exempts du bât, et tu vas t'en harnacher? Enfin pourquoi te
  maries-tu? tu dois compte de tes raisons à ton meilleur ami? D'abord,
  quand tu épouserais une héritière aussi riche que toi, quatre-vingt
  mille livres de rente pour deux ne sont pas la même chose que quarante
  mille livres de rente pour un, parce qu'on se trouve bientôt trois, et
  quatre s'il nous arrive un enfant. Aurais-tu par hasard de l'amour pour
  cette sotte race des Manerville qui ne te donnera que des chagrins?
  tu ignores donc le métier de père et de mère? Le mariage, mon gros
  Paul, est la plus sotte des immolations sociales; nos enfants seuls en
  profitent et n'en connaissent le prix qu'au moment où leurs chevaux
  paissent les fleurs nées sur nos tombes. Regrettes-tu ton père, ce
  tyran qui t'a désolé ta jeunesse? Comment t'y prendras-tu pour te faire
  aimer de tes enfants? Tes prévoyances pour leur éducation, tes soins
  de leur bonheur, tes sévérités nécessaires les désaffectionneront.
  Les enfants aiment un père prodigue ou faible qu'ils mépriseront plus
  tard. Tu seras donc entre la crainte et le mépris. N'est pas bon père
  de famille qui veut! Tourne les yeux sur nos amis, et dis-moi ceux de
  qui tu voudrais pour fils? nous en avons connu qui déshonoraient leur
  nom. Les enfants, mon cher, sont des marchandises très-difficiles à
  soigner. Les tiens seront des anges, soit! As-tu jamais sondé l'abîme
  qui sépare la vie du garçon de la vie de l'homme marié? Écoute. Garçon,
  tu peux te dire:—«Je n'aurai que telle somme de ridicule, le public
  ne pensera de moi que ce que je lui permettrai de penser.» Marié, tu
  tombes dans l'infini du ridicule! Garçon, tu te fais ton bonheur, tu
  en prends aujourd'hui, tu t'en passes demain; marié, tu le prends
  comme il est, et, le jour où tu en veux, tu t'en passes. Marié, tu
  deviens ganache, tu calcules des dots, tu parles de morale publique et
  religieuse, tu trouves les jeunes gens immoraux, dangereux; enfin tu
  deviendras un académicien social. Tu me fais pitié. Le vieux garçon
  dont l'héritage est attendu, qui se défend à son dernier soupir contre
  une vieille garde à laquelle il demande vainement à boire, est un béat
  en comparaison de l'homme marié. Je ne te parle pas de tout ce qui peut
  advenir de tracassant, d'ennuyant, d'impatientant, de tyrannisant, de
  contrariant, de gênant, d'idiotisant, de narcotique et de paralytique
  dans le combat de deux êtres toujours en présence, liés à jamais, et
  qui se sont attrapés tous deux en croyant se convenir; non, ce serait
  recommencer la satire de Boileau, nous la savons par cœur. Je te
  pardonnerais ta pensée ridicule, si tu me promettais de te marier en
  grand seigneur, d'instituer un majorat avec ta fortune, de profiter de
  la lune de miel pour avoir deux enfants légitimes, de donner à ta femme
  une maison complète distincte de la tienne, de ne vous rencontrer que
  dans le monde, et de ne jamais revenir de voyage sans te faire annoncer
  par un courrier. Deux cent mille livres de rente suffisent à cette
  existence, et tes antécédents te permettent de la créer au moyen d'une
  riche Anglaise affamée d'un titre. Ah! cette vie aristocratique me
  semble vraiment française, la seule grande, la seule qui nous obtienne
  le respect, l'amitié d'une femme, la seule qui nous distingue de la
  masse actuelle, enfin la seule pour laquelle un jeune homme puisse
  quitter la vie de garçon. Ainsi posé, le comte de Manerville conseille
  son époque, se met au-dessus de tout et ne peut plus être que ministre
  ou ambassadeur. Le ridicule ne l'atteindra jamais, il a conquis les
  avantages sociaux du mariage et garde les priviléges du garçon.
  —Mais, mon bon ami, je ne suis pas de Marsay, je suis tout bonnement,
  comme tu me fais l'honneur de le dire toi-même, Paul de Manerville,
  bon père et bon époux, député du centre, et peut-être pair de France,
  destinée excessivement médiocre; mais je suis modeste, je me résigne.
  —Et ta femme, dit l'impitoyable de Marsay, se résignera-t-elle?
  —Ma femme, mon cher, fera ce que je voudrai.
  —Ha, mon pauvre ami, tu en es encore là? Adieu, Paul. Dès aujourd'hui
  je te refuse mon estime. Encore un mot, car je ne saurais souscrire
  froidement à ton abdication. Vois donc où gît la force de notre
  position. Un garçon, n'eût-il que six mille livres de rente, ne lui
  restât-il pour toute fortune que sa réputation d'élégance, que le
  souvenir de ses succès... Hé! bien, cette ombre fantastique comporte
  d'énormes valeurs. La vie offre encore des chances à ce garçon déteint.
  Oui, ses prétentions peuvent tout embrasser. Mais le mariage, Paul,
  c'est le:—_Tu n'iras pas plus loin_ social. Marié, tu ne pourras plus
  être que ce que tu seras, à moins que ta femme ne daigne s'occuper de
  toi.
  —Mais, dit Paul, tu m'écrases toujours sous des théories
  exceptionnelles! Je suis las de vivre pour les autres, d'avoir des
  chevaux pour les montrer, de tout faire en vue du qu'en dira-t-on, de
  me ruiner pour éviter que des niais s'écrient:—Tiens, Paul a toujours
  la même voiture. Où en est-il de sa fortune? Il la mange? il joue à la
  Bourse? Non, il est millionnaire. Madame une telle est folle de lui.
  Il a fait venir d'Angleterre un attelage qui, certes, est le plus beau
  de Paris. On a remarqué à Longchamps les calèches à quatre chevaux
  de messieurs de Marsay et de Manerville, elles étaient parfaitement
  attelées. Enfin, mille niaiseries avec lesquelles une masse d'imbéciles
  nous conduit. Je commence à voir que cette vie où l'on roule au lieu de
  marcher nous use et nous vieillit. Crois-moi, mon cher Henri, j'admire
  ta puissance, mais sans l'envier. Tu sais tout juger, tu peux agir et
  penser en homme d'État, te placer au-dessus des lois générales, des
  idées reçues, des préjugés admis, des convenances adoptées; enfin,
  tu perçois les bénéfices d'une situation dans laquelle je n'aurais,
  moi, que des malheurs. Tes déductions froides, systématiques, réelles
  peut-être, sont aux yeux de la masse, d'épouvantables immoralités.
  Moi, j'appartiens à la masse. Je dois jouer le jeu selon les règles
  de la société dans laquelle je suis forcé de vivre. En te mettant au
  sommet des choses humaines, sur ces pics de glace, tu trouves encore
  des sentiments; mais moi j'y gèlerais. La vie de ce plus grand nombre
  auquel j'appartiens bourgeoisement se compose d'émotions dont j'ai
  maintenant besoin. Souvent un homme à bonnes fortunes coquette avec dix
  femmes, et n'en a pas une seule; puis, quels que soient sa force, son
  habileté, son usage du monde, il survient des crises où il se trouve
  comme écrasé entre deux portes. Moi, j'aime l'échange constant et doux
  de la vie, je veux cette bonne existence où vous trouvez toujours une
  femme près de vous.
  —C'est un peu leste, le mariage, s'écria de Marsay.
  Paul ne se décontenança pas et dit en continuant:—Ris, si tu veux;
  moi, je me sentirai l'homme le plus heureux du monde quand mon valet de
  chambre entrera me disant:—Madame attend monsieur pour déjeuner. Quand
  je pourrai, le soir en rentrant, trouver un cœur....
  —Toujours trop leste, Paul! Tu n'es pas encore assez moral pour te
  marier.
  —... Un cœur à qui confier mes affaires et dire mes secrets. Je veux
  vivre assez intimement avec une créature pour que notre affection ne
  dépende pas d'un oui ou d'un non, d'une situation où le plus joli
  homme cause des désillusionnements à l'amour. Enfin, j'ai le courage
  nécessaire pour devenir, comme tu le dis, bon père et bon époux! Je
  me sens propre aux joies de la famille, et veux me mettre dans les
  conditions exigées par la société pour avoir une femme, des enfants...
  —Tu me fais l'effet d'un panier de mouches à miel. Marche! tu seras
  une dupe toute ta vie. Ah! tu veux te marier pour avoir une femme.
  En d'autres termes, tu veux résoudre heureusement à ton profit le
  plus difficile des problèmes que présentent aujourd'hui les mœurs
  bourgeoises créées par la révolution française, et tu commenceras par
  une vie d'isolement! Crois-tu que ta femme ne voudra pas de cette vie
  que tu méprises? en aura-t-elle comme toi le dégoût? Si tu ne veux pas
  de la belle conjugalité dont le programme vient d'être formulé par ton
  ami de Marsay, écoute un dernier conseil. Reste encore garçon pendant
  treize ans, amuse-toi comme un damné; puis, à quarante ans, à ton
  premier accès de goutte, épouse une veuve de trente-six ans: tu pourras
  être heureux. Si tu prends une jeune fille pour femme, tu mourras
  enragé!
  —Ah! çà, dis-moi pourquoi? s'écria Paul un peu piqué.
  —Mon cher, répondit de Marsay, la satire de Boileau contre les
  femmes est une suite de banalités poétisées. Pourquoi les femmes
  n'auraient-elles pas des défauts? Pourquoi les déshériter de l'Avoir
  le plus clair de la nature humaine? Aussi, selon moi, le problème
  du mariage n'est-il plus là où ce critique l'a mis. Crois-tu donc
  qu'il en soit du mariage comme de l'amour, et qu'il suffise à un mari
  d'être homme pour être aimé? Tu vas donc dans les boudoirs pour n'en
  rapporter que d'heureux souvenirs? Tout, dans notre vie de garçon,
  prépare une fatale erreur à l'homme marié qui n'est pas un profond
  observateur du cœur humain. Dans les heureux jours de sa jeunesse,
  un homme, par la bizarrerie de nos mœurs, donne toujours le bonheur,
  il triomphe de femmes toutes séduites qui obéissent à des désirs. De
  part et d'autre, les obstacles que créent les lois, les sentiments et
  la défense naturelle à la femme, engendrent une mutualité de sensations
  qui trompe les gens superficiels sur leurs relations futures en état
  de mariage où les obstacles n'existent plus, où la femme souffre
  l'amour au lieu de le permettre, repousse souvent le plaisir au lieu
  de le désirer. Là, pour nous, la vie change d'aspect. Le garçon libre
  et sans soins, toujours agresseur, n'a rien à craindre d'un insuccès.
  En état de mariage, un échec est irréparable. S'il est possible à un
  amant de faire revenir une femme d'un arrêt défavorable, ce retour, mon
  cher, est le Waterloo des maris. Comme Napoléon, le mari est condamné
  à des victoires qui, malgré leur nombre, n'empêchent pas la première
  défaite de le renverser. La femme, si flattée de la persévérance, si
  heureuse de la colère d'un amant, les nomme brutalité chez un mari. Si
  le garçon choisit son terrain, si tout lui est permis, tout est défendu
  à un maître, et son champ de bataille est invariable. Puis, la lutte
  est inverse. Une femme est disposée à refuser ce qu'elle doit; tandis
  que, maîtresse, elle accorde ce qu'elle ne doit point. Toi qui veux te
  marier et qui te marieras, as-tu jamais médité sur le Code civil? Je
  ne me suis point sali les pieds dans ce bouge à commentaires, dans ce
  grenier à bavardages, appelé l'École de Droit, je n'ai jamais ouvert
  le Code, mais j'en vois les applications sur le vif du monde. Je suis
  légiste comme un chef de clinique est médecin. La maladie n'est pas
  dans les livres, elle est dans le malade. Le Code, mon cher, a mis la
  femme en tutelle, il l'a considérée comme un mineur, comme un enfant.
  Or, comment gouverne-t-on les enfants? Par la crainte. Dans ce mot,
  Paul est le mors de la bête. Tâte-toi le pouls! Vois si tu peux te
  déguiser en tyran, toi, si doux, si bon ami, si confiant; toi, de
  qui j'ai ri d'abord et que j'aime assez aujourd'hui pour te livrer
  ma science. Oui, ceci procède d'une science que déjà les Allemands
  ont nommée Anthropologie. Ah! si je n'avais pas résolu la vie par
  le plaisir, si je n'avais pas une profonde antipathie pour ceux qui
  pensent au lieu d'agir, si je ne méprisais pas les niais assez stupides
  pour croire à la vie d'un livre, quand les sables des déserts africains
  sont composés des cendres de je ne sais combien de Londres, de Venise,
  de Paris, de Rome inconnues, pulvérisées, j'écrirais un livre sur
  les mariages modernes, sur l'influence du système chrétien; enfin, je
  mettrais un lampion sur ces tas de pierres aiguës parmi lesquelles se
  couchent les sectateurs du _multiplicamini_ social. Mais, l'Humanité
  vaut-elle un quart d'heure de mon temps? Puis, le seul emploi
  raisonnable de l'encre n'est-il pas de piper les cœurs par des lettres
  d'amour? Eh! nous amèneras-tu la comtesse de Manerville?
  —Peut-être, dit Paul.
  —Nous resterons amis, dit de Marsay.
  —Si?... répondit Paul.
  —Sois tranquille, nous serons polis avec toi, comme la Maison-Rouge
  avec les Anglais à Fontenoy.
  Quoique cette conversation l'eût ébranlé, le comte de Manerville se mit
  en devoir d'exécuter son dessein, et revint à Bordeaux pendant l'hiver
  de l'année 1821. Les dépenses qu'il fit pour restaurer et meubler son
  hôtel soutinrent dignement la réputation d'élégance qui le précédait.
  Introduit d'avance par ses anciennes relations dans la société
  royaliste de Bordeaux, à laquelle il appartenait par ses opinions
  autant que par son nom et par sa fortune, il y obtint la royauté
  fashionable. Son savoir-vivre, ses manières, son éducation parisienne
  enchantèrent le faubourg Saint-Germain bordelais. Une vieille marquise
  se servit d'une expression jadis en usage à la Cour pour désigner la
  florissante jeunesse des Beaux, des Petits-Maîtres d'autrefois, et
  dont le langage, les façons faisaient loi: elle dit de lui qu'il était
  _la fleur des pois_. La société libérale ramassa le mot, en fit un
  surnom pris par elle en moquerie, et par les royalistes en bonne part.
  Paul de Manerville acquitta glorieusement les obligations que lui
  imposait son surnom. Il lui advint ce qui arrive aux acteurs médiocres:
  le jour où le public leur accorde son attention, ils deviennent
  presque bons. En se sentant à son aise, Paul déploya les qualités que
  comportaient ses défauts. Sa raillerie n'avait rien d'âpre ni d'amer,
  ses manières n'étaient point hautaines, sa conversation avec les femmes
  exprimait le respect qu'elles aiment, ni trop de déférence ni trop
  de familiarité; sa fatuité n'était qu'un soin de sa personne qui le
  rendait agréable, il avait égard au rang, il permettait aux jeunes
  
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