La Bible d'Amiens - 15

saint Jérôme dans Carpaccio] «observe d'un air satisfait son
visage,--vous voulez comparer, dans votre souvenir, un morceau de chasse
par Rubens ou Snyders, où les chiens éventrés roulent sur le sol dans
leur sang, vous commencerez peut-être à sentir qu'il y a quelque chose
de plus sérieux dans ce kaléidoscope de la chapelle de Saint-Georges
que vous ne l'aviez cru d'abord. Et, si vous vous soudez de continuer à
le suivre avec moi, pensons à ce sujet risible un peu plus
tranquillement.
«180. Quel témoignage nous est apporté ici, volontairement ou
involontairement, au sujet de la vie monastique, par un homme de la
perception la plus subtile, vivant au milieu d'elle? Que tous les moines
qui ont aperçu le lion sont terrifiés à en perdre l'esprit. Quelle
preuve curieuse de la timidité du monachisme! Voici des hommes qui font
profession de préférer à la Terre le Ciel--se préparant à passer de
l'une à l'autre--comme à la récompense de tout leur sacrifice
présent! Et voilà la façon dont ils reçoivent la première chance
qui leur est offerte d'accomplir ce changement d'état.
«Évidemment l'impression de Carpaccio sur les moines doit être qu'ils
étaient plus braves ou meilleurs que les autres hommes, mais qu'ils
aimaient les livres, et les jardins, et la paix, et avaient peur de la
mort, par conséquent reculaient devant les formes du danger qui
étaient l'affaire des guerriers de la chevalerie, d'une façon quelque
peu égoïste et mesquine.
«Il les regarde clairement dans leur rôle de chevaliers. Ce qu'il
pourra nous dire ensuite de bien sur eux ne sera pas d'un témoin
prévenu en leur faveur. Il nous en dit cependant quelque bien, même
ici. L'arrangement, agréable dans la sauvagerie, des arbres; les
bâtiments pour les besoins religieux et agricoles disposés comme dans
une exploitation américaine de défrichement, çà et là, comme si le
terrain avait été préparé pour eux; la grâce parfaite d'un art
joyeux, pur, illuminant, remplissant chaque petit coin de corniche de la
chapelle, d'un portrait de saint (*), enfin, et par-dessus tout, la
parfaite bonté, la tendresse pour tous les animaux. N'êtes-vous pas,
quand vous contemplez cet heureux spectacle, mieux en état de
comprendre quelle sorte d'hommes furent ceux qui mirent à l'abri du
tumulte des guerres les doux coins de prairies qu'arrosent vos propres
rivières descendues des montagnes, à Bolton et Fountains, Furnest et
Tintern? Mais, du saint lui-même, Carpaccio n'a que du bien à vous
dire. Les moines vulgaires étaient, du moins, des créatures
inoffensives, mais lui est une créature forte et bienfaisante. «Calme,
devant le lion!» dit le Guide avec sa perspicacité habituelle, comme
si, seul, le saint avait le courage d'affronter la bête furieuse,--un
Daniel dans la fosse aux lions! Ils pourraient aussi bien dire de la
beauté vénitienne de Carpaccio qu'elle est calme devant le petit
chien. Le saint fait entrer son nouveau favori comme il amènerait un
agneau, et il exhorte vainement ses frères à ne pas être ridicules.
«L'herbe sur laquelle ils ont laissé tomber leurs livres est ornée de
fleurs; il n'y a aucun signe de trouble ni d'ascétisme sur le visage du
vieillard, il est évidemment tout à fait heureux, sa vie étant
complète et la scène entière est le spectacle de la simplicité et de
la sécurité idéales de la sagesse céleste:
«Ses chemins sont des chemins charmants et tous ses sentiers sont la
paix.»--(Note du Traducteur.)
Le verset biblique qui termine cette citation est tiré des Proverbes
(III, 17).
(*) Voyez la partie du monastère qu'on aperçoit au loin, dans le
tableau du lion, avec ses fragments de fresque sur le mur, sa porte
couverte de lierre et sa corniche enluminée.]
[Note 142: Milman, _Histoire du Christianisme_, vol. III, p. 162.
Remarquez la phrase en italique, car elle relate la vraie origine de la
papauté.--(Note de l'Auteur.)]
[Note 143: Saint Mathieu, X, 37. Cf. _Fors Clavigera_: «Il vient une
heure pour tous ses vrais disciples où cette parole du Christ doit
entrer dans leur cœur: «Celui qui aime son père et sa mère plus que
moi n'est pas digne de moi.» Quitter la maison où est votre paix,
être en rivalité avec ceux qui vous sont chers: c'est cela--si les
paroles du Christ ont un sens--c'est bien cela qui sera demandé à ses
vrais disciples.»--(Note du Traducteur.)]
[Note 144: Cf. _Sesame and Lilies, of Kings Treasuries_, 17: «Quel
effet singulier et salutaire cela aurait sur nous qui sommes habitués
à prendre l'acception usuelle d'un mot pour le sens véritable de ce
mot, si nous gardions la forme grecque _biblos_ ou _biblion_ comme
l'expression juste pour «livre», au lieu de l'employer seulement dans
le cas particulier où nous désirons donner de la dignité à l'idée
et si nous le traduisions en anglais partout ailleurs. Par exemple, nous
traduirions ainsi _les Actes des Apôtres_ (XIX, 19): «Beaucoup de ceux
qui exerçaient des arts magiques réunirent leurs Bibles et les
brûlèrent devant tous les hommes, et en comptèrent le prix et le
trouvèrent de cinquante mille pièces d'argent.» Et si au contraire
nous traduisions là où nous la conservons, et parlons toujours du
Saint Livre au lieu de la Sainte Bible, etc.»--(Note du Traducteur.)]
[Note 145: Cette sorte d'ignorance de ce qui est au fond de leur âme
est à la base de l'idée que Ruskin se fait de tous les prophètes,
c'est-à-dire de tous les hommes vraiment géniaux. Parlant de lui-même
il dit: «Ainsi, d'année en année, j'ai été amené à parler, ne
sachant pas, lorsque je dépliais le rouleau où était contenu mon
message, ce qui se trouverait plus bas, pas plus qu'un brin d'herbe ne
sait quelle sera la forme de son fruit (_Fors_, IV, lettre LXXVIII, p.
121) et parlant des derniers jours de la vie de Moïse: «Quand il vit
se dérouler devant lui l'histoire entière de ces quarante dernières
années et quand le mystère de son propre ministère lui fut enfin
révélé» (_Modern Painters_, IV, V, XX, 46, cité par M. Brunhes).
Mais cet avenir que les hommes ne voient pas, est déjà contenu dans
leur cœur. Et Ruskin me semble ne jamais l'avoir exprimé d'une façon
plus mystérieuse et plus belle que dans cette phrase sur Giotto enfant,
quand pour la première fois il vit Florence: «Il vit à ses pieds les
innombrables tours de la cité des lys; mais la plus belle de toutes (le
Campanile) était encore cachée dans les profondeurs de son propre
cœur» (_Giotto and his work in Padua_, p. 321 de l'édition
américaine: _The Poetry of Architecture; Giotto and his work in
Padua_).--(Note du Traducteur.)]
[Note 146: Saint Luc, XVI, 31.--(Note du Traducteur.)]
[Note 147: Gibbon, chap. XV (II, 277).]
[Note 148: Ibid., II, 283.--Son expression «les plus instruits et les
plus riches» doit être retenue comme confirmation de ce fait qui
apparaît éternellement dans le christianisme que des cerveaux modestes
dans leurs conceptions, et des vies peu soucieuses du gain sont les plus
aptes à recevoir ce qu'il y a d'éternel dans les principes
chrétiens.--(Note de l'Auteur.)]
[Note 149: Saint Paul, Éphésiens, II, 2, et V,
6 ;--Colossiens, III, 6.--(Note du Traducteur.)]
[Note 150: Saint Matthieu, XVI, 24;--Saint Marc, VIII, 34, et X, 21.
Voir dans le post-scriptum de mon Introduction une phrase des _Lectures
on Art_ où cette parole de saint Matthieu est magnifiquement
commentée.--(Note du Traducteur.)]
[Note 151: Un des plus curieux aspects de la pensée évangélique
moderne est l'aimable connexité qu'elle établit entre la vérité de
l'Évangile et l'extension du commerce lucratif! Voyez plus loin la note
pages 231, 238, 239.--(Note de l'Auteur.)]
[Note 152: «Prenez aussi le casque du salut et l'épée de l'Esprit qui
est la parole de Dieu (saint Paul, Éphésiens, VI, 17). Saint Paul
développe l'image dans l'Épître aux Hébreux (IV, 12).--(Note du
Traducteur.)]
[Note 153: Voir les passages de _Præterita_ (III, 34, 39) cités par M.
Bardoux, où Ruskin discute sur la Bible avec un protestant «qui ne se
fiait qu'à soi pour interpréter tous les sentiments possibles des
hommes et des anges» et où à Turin il entre dans un temple où l'on
prêche à quinze vieilles femmes «qui sont, à Turin, les seuls
enfants de Dieu».--(Note du Traducteur.)]
[Note 154: Ruskin avait dit autrefois (1856) dans un sentiment
d'ailleurs différent: «Cet art du dessin qui est de plus d'importance
pour la race humaine que l'art d'écrire, car les gens peuvent
difficilement dessiner quelque chose sans être de quelque utilité aux
autres et à eux-mêmes et peuvent difficilement écrire quelque chose
sans perdre leur temps et celui des autres.» (_Modern Painters_, IV,
XVII, 31, cité par M. de la Sizeranne).--(Note du Traducteur).]
[Note 155: _Commentaires sur les Galates_, chap. III.--(Note de
l'Auteur.)]
[Note 156: Allusion essentiellement ruskinienne à l'étymologie du mot:
Sophie; ici c'est à peine un calembour, mais le lecteur a pu voir au
dernier chapitre à propos de la signification délicatement «Saline»
du mot Salien et dans les jeux de mots avec «Salés» et «Saillants»
jusqu'où pouvait aller la manie étymologique de Ruskin. Pour nous en
tenir au passage ci-dessus (Sophie-Sagesse), il trouve son explication
(et avec lui tous les jeux de mots de Ruskin, même les plus fatigants),
dans les lignes suivantes de _Sesame and lilies, Of kings treasuries_,
15: Il (l'homme instruit) est savant dans la descendance des mots,
distingue d'un coup d'œil les mots de bonne naissance des mots
canailles modernes, se souvient de leur généalogie, de leurs
alliances, de leurs parentés, de l'extension à laquelle ils ont été
admis et des fonctions qu'ils ont tenues parmi la noblesse nationale des
mots, en tous temps et en tous pays», etc. Je n'ai pas le temps de
montrer qu'il y a là encore une forme d'idolâtrie et de celles à la
tentation de qui un homme de goût a le plus de peine à ne pas
succomber.--(Note du Traducteur.)]
[Note 157: «Tous les dimanches, si ce n'est plus souvent, le plus grand
nombre des personnes bien pensantes en Angleterre reçoit avec
reconnaissance, de ses maîtres, une bénédiction ainsi formulée: «La
grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu et la communion
du Saint-Esprit soient avec vous.» Maintenant je ne sais pas quel sens
est attribué dans l'esprit public anglais à ces expressions. Mais ce
que j'ai a vous dire positivement est que les trois choses existent
d'une façon réelle et actuelle, peuvent être connues de vous, si vous
avez envie de les connaître, et possédées si vous avez envie de les
posséder.»
Suit le commentaire de ces trois mots (_Lectures on Art_, IV, §
125).--(Note du Traducteur.)]
[Note 158: Voyez le dernier paragraphe de la page 43 de l'_Autel des
Esclaves._ Chose curieuse, au moment où je revois cette page pour
l'impression, on m'envoie une découpure du journal le Chrétien où il
y a un commentaire de l'éditeur évangélique orthodoxe qui pourra,
dans l'avenir, servir à définir l'hérésie propre de sa secte; il
oppose actuellement, dans son audace extrême, le pouvoir du
Saint-Esprit à l'œuvre du Christ (je voudrais seulement avoir été à
Matlock et avoir entendu l'aimable sermon du médecin).
«On a pu assister, samedi dernier, dans le Derbyshire, à un spectacle
intéressant et quelque peu inaccoutumé: Deux Amis vêtus à l'ancienne
mode--dans le costume original des Quakers,--prêchant au bord de la
route un vaste et attentif auditoire, à Matlock. L'un d'eux qui a,
comme médecin, une bonne clientèle dans le comté, et se nomme le Dr
Charles-A. Fox, fit un énergique appel à ses auditeurs, les pressant
de veiller à ce que chacun vécût docilement à la lumière du
Saint-Esprit qui est en lui. «Le Christ, au dedans de nous, était
l'espoir de la gloire, et c'était parce qu'il était suivi dans le
ministère du Saint-Esprit que nous étions sauvés par Lui qui devenait
ainsi le commencement et la fin de la loi. Il recommanda à ses
auditeurs de ne pas bâtir leur maison sur le sable en croyant au libre
et facile évangile qu'on prêche habituellement sur les routes, comme
si nous devions être sauvés en «croyant ceci ou cela». Rien,
excepté l'action du Saint-Esprit dans l'âme de chacun, ne pourrait
nous sauver, et prêcher quoi que ce soit hormis cela était simplement
abuser les simples et les crédules de la manière la plus terrible.
«_Il serait déloyal de critiquer un discours d'après un si court
extrait, mais nous devons exprimer notre conviction à savoir que c'est
l'obéissance du Christ jusqu'à la mort, la mort sur la croix, bien
plutôt que l'action du Saint-Esprit en nous, qui constitue la bonne
nouvelle pour les pécheurs._--Ed.»
En regard de ce morceau éditorial de la presse théologique moderne en
Angleterre, je placerai simplement le 4°, 6° et 13° versets des
Romains (en mettant en italique les expressions qui sont d'une plus
haute importance et qui sont toujours négligées): «afin que _la
justice de la_ LOI _soit accomplie en nous_, qui marchons non selon la
chair mais selon l'esprit... Car avoir l'esprit _tourné_ aux choses de
la chair, c'est la mort, mais aux choses de l'esprit, c'est la vie, et
la paix... Car, si vous vivez pour la chair, vous mourrez; mais, si
_c'est par l'esprit_ que vous mortifiez les actes du corps, vous
vivrez.»
Il serait bon pour la chrétienté que le service baptismal appliquât
ce qu'il fait profession d'abjurer.--(Note de l'Auteur.)]
[Note 159: Cf. «Vous êtes peut-être surpris d'entendre parler
d'Horace comme d'une personne pieuse. Les hommes sages savent qu'il est
sage, les hommes sincères qu'il est sincère. Mais les hommes pieux,
par défaut d'attention, ne savent pas toujours qu'il est pieux. Un
grand obstacle à ce que vous le compreniez est qu'on vous a fait
construire des vers latins toujours avec l'introduction forcée du mot
«Jupiter» quand vous étiez en peine d'un dactyle. Et il vous semble
toujours qu'Horace ne s'en servait que quand il lui manquait un dactyle.
Remarquez l'assurance qu'il nous donne de sa piété: _Dis pieta mea, et
musa, cordi est_, etc. » (_Val d'Arno_, chap. IX, § 218, 219, 220, 221
et suiv.). Voyez aussi: «Horace est exactement aussi sincère dans sa
foi religieuse que Wordsworth, mais tout pouvoir de comprendre les
honnêtes poètes classiques a été enlevé à la plupart de nos
gentlemens par l'exercice mécanique de la versification au collège.
Dans tout le cours de leur vie, ils ne peuvent se délivrer
complètement de cette idée que tous les vers ont été écrits comme
exercices et que Minerve n'était qu'un mot commode à mettre comme
avant-dernier dans un hexamètre et Jupiter comme dernier. Rien n'est
plus faux... Horace consacre son pin favori à Diane, chante son hymne
automnal à Faunus, dirige la noble jeunesse de Rome dans son hymne à
Apollon, et dit à la petite-fille du fermier que les Dieux l'aimeront
quoiqu'elle n'ait à leur offrir qu'une poignée de sel et de
farine,--juste aussi sérieusement que jamais gentleman anglais ait
enseigné la foi chrétienne à la jeunesse anglaise, dans ses jours
sincères (_The Queen of the air_, I, 47, 48). Et enfin: «La foi
d'Horace en l'esprit de la Fontaine de Brundusium, en le Faune de sa
colline et en la protection des grands Dieux est constante, profonde et
effective» (_Fors Clavigere_, lettre XCII, 111.)--(Note du
Traducteur.)]
[Note 160: Voir _Præterita, I._--(Note du Traducteur.)]
[Note 161: Cf. _Præterita_, I, XII: «J'admire ce que j'aurais pu être
si à ce moment-là l'amour avait été avec moi au lieu d'être contre
moi, si j'avais eu la joie d'un amour permis et l'encouragement
incalculable de sa sympathie et de son admiration.» C'est toujours la
même idée que le chagrin, sans doute parce qu'il est une forme
d'égoïsme, est un obstacle au plein exercice de nos facultés. De
même plus haut (page 224 de la Bible): «toutes les adversités,
qu'elles résident dans la _tentation_ ou dans la _douleur_» et dans la
préface _Arrows of the Chase._ «J'ai dit à mon pays des paroles dont
pas une n'a été altérée par l'intérêt ou affaiblie par la
douleur.» Et dans le texte qui nous occupe _chagrin_ est rapproché de
_faute_ comme dans ces passages _tentation_ de _peine_ et _intérêt_ de
_douleur._ «Rien n'est frivole comme les mourants,» disait Emerson. À
un autre point de vue, celui de la sensibilité de Ruskin, la citation
de _Præterita_: «Que serais-je devenu si l'amour avait été avec moi
au lieu d'être contre moi,» devrait être rapprochée de cette lettre
de Ruskin à Rossetti, donnée par M. Bardoux: «Si l'on vous dit que je
suis dur et froid, soyez assuré que cela n'est point vrai. Je n'ai
point d'amitiés et point d'amours, en effet; mais avec cela je ne puis
lire l'épitaphe des Spartiates aux Thermopyles, sans que mes yeux se
mouillent de larmes, et il y a encore, dans un de mes tiroirs, un vieux
gant qui s'y trouve depuis dix-huit ans et qui aujourd'hui encore est
plein de prix pour moi. Mais si par contre vous vous sentez jamais
disposé à me croire particulièrement bon, vous vous tromperez tout
autant que ceux qui ont de moi l'opinion opposée. Mes seuls plaisirs
consistent à voir, à penser, à lire et à rendre les autres hommes
heureux, dans la mesure où je puis le faire, sans nuire à mon propre
bien.»--(Note du Traducteur.)]
[Note 162: Cf.: «Comme j'ai beaucoup aimé--et non dans des fins
égoïstes--la lumière du matin est encore visible pour moi sur ces
collines, et vous, qui me lisez, vous pouvez croire en mes pensées et
en mes paroles, en les livres que j'écrirai pour vous, et vous serez
heureux ensuite de m'avoir cru» (_The Queen of the air_, III).--(Note
du Traducteur.)]
[Note 163: Cf.: «Tout grand symbole et oracle du Paganisme est encore
compris au moyen âge et au porche d'Avallon qui est du XIIe siècle, on
voit d'un côté Hérodias et sa fille et de l'autre Nessus et Dejanire
(_Verona and other Lectures_: IV, _Mending of the Sieve_, § 14).--(Note
du Traducteur.)]
[Note 164: De même dans _Val d'Arno_, le lion de saint Marc descend en
droite ligne du lion de Némée, et l'aigrette qui le couronne est celle
qu'on voit sur la tête de l'Hercule de Gamarina (_Val d'Arno_, I, §
16, p. 13) avec cette différence indiquée ailleurs dans le même
ouvrage (_Val d'Arno_, VIII, § 203, p. 169) «qu'Héraklès assomme la
bête et se fait un casque et un vêtement de sa peau, tandis que le
grec saint Marc convertit la bête et en fait un évangéliste».
Ce n'est pas pour trouver une autre descendance sacrée au Lion de
Némée que nous avons cité ce passage, mais pour insister sur toute la
pensée de la fin de ce chapitre de _la Bible d'Amiens_, «qu'il y a un
art sacré classique». Ruskin ne voulait pas (_Val d'Arno_) qu'on
opposât grec à chrétien, mais à gothique (p. 161), «car saint Marc
est grec comme Héraklès». Nous touchons ici à une des idées les
plus importantes de Ruskin, ou plus exactement à un des sentiments les
plus originaux qu'il ait apportés à la contemplation et à l'étude
des œuvres d'art grecques et chrétiennes, et il est nécessaire, pour
le faire bien comprendre, de citer un passage de _Saint Mark's Rest_,
qui, à notre avis, est un de ceux de toute l'œuvre de Ruskin où
ressort le plus nettement, où se voit le mieux à l'œuvre, cette
disposition particulière de l'esprit qui lui faisait ne pas tenir
compte de l'avènement du christianisme, reconnaître déjà une beauté
chrétienne dans des œuvres païennes, suivre la persistance d'un
idéal hellénique dans des œuvres du moyen âge. Que cette disposition
d'esprit à notre avis tout esthétique au moins logiquement en son
essence sinon chronologiquement en son origine, se soit systématisée
dans l'esprit de Ruskin et qu'il l'ait étendue à la critique
historique et religieuse, c'est bien certain. Mais même quand Ruskin
compare la royauté grecque et la royauté franque (_Val d'Arno_, chap.
_Franchise_), quand il déclare dans _la Bible d'Amiens_ que «le
christianisme n'a pas apporté un grand changement dans l'idéal de la
vertu et du bonheur humains», quand il parle comme nous l'avons vu à
la page précédente de la religion d'Horace, il ne fait que tirer des
conclusions théoriques du plaisir esthétique qu'il avait éprouvé à
retrouver dans une Hérodiade une canéphore, dans un Séraphin une
harpie, dans une coupole byzantine un vase grec. Voici le passage de
_Saint Mark's Rest._ «Et ceci est vrai non pas seulement de l'art
byzantin, mais de tout art grec. Laissons aujourd'hui de côté le mot
de byzantin. Il n'y a qu'un art grec, de l'époque d'Homère à celle du
doge Selvo» (nous pourrions dire de Theoguis à la comtesse Mathieu de
Noailles), «et ces mosaïques de Saint-Marc ont été exécutées dans
la puissance même de Dédale avec l'instinct constructif grec, dans la
puissance même d'Athéné avec le sentiment religieux grec, aussi
certainement que fut jamais coffre de Cypselus ou flèche
d'Érechtée».
Puis Ruskin entre dans le baptistère de Saint-Marc et dit: «Au-dessus
de la porte est le festin d'Hérode. La fille d'Hérodias danse avec la
tête de saint Jean-Baptiste dans un panier sur sa tête; c'est
simplement, transportée ici, une jeune fille grecque quelconque d'un
vase grec, portant une cruche d'eau sur sa tête... Passons maintenant
dans la chapelle sous le sombre dôme. Bien sombre, pour mes vieux yeux
à peine déchiffrable, pour les vôtres, s'ils sont jeunes et
brillants, cela doit être bien beau, car c'est l'origine de tous les
fonds à dômes d'or de Bellini, de Cima et de Carpaccio; lui-même est
un vase grec, mais avec de nouveaux Dieux. Le Chérubin à dix ailes qui
est dans le retrait derrière l'autel porte écrit sur sa poitrine
«Plénitude de la Sagesse». Il symbolise la largeur de l'Esprit, mais
il n'est qu'une Harpie grecque et sur ses membres bien peu de chair
dissimule à peine les griffes d'oiseaux qu'ils étaient. Au-dessus
s'élève le Christ porté dans un tourbillon d'anges et de même que
les dômes de Bellini et de Carpaccio ne sont que l'amplification du
dôme où vous voyez cette Harpie, de même le Paradis de Tintoret n'est
que la réalisation finale de la pensée contenue dans cette étroite
coupole.
... Ces mosaïques ne sont pas antérieures au XIIIe siècle. Et
pourtant elles sont encore absolument grecques dans tous les modes de la
pensée et dans toutes les formes de la tradition. Les fontaines de feu
et d'eau ont purement la forme de la Chimère et de la Pirène, et la
jeune fille dansant, quoique princesse du XIIIe siècle à manches
d'hermine, est encore le fantôme de quelque douce jeune fille portant
l'eau d'une fontaine d'Arcadie.
Cette page n'a pas seulement pour moi le charme d'avoir été lue dans
le baptistère de Saint-Marc, dans ces jours bénis où, avec quelques
autres disciples «en esprit et en vérité» du maître, nous allions
en gondole dans Venise, écoutant sa prédication au bord des eaux, et
abordant à chacun des temples qui semblaient surgir de la mer pour nous
offrir l'objet de ses descriptions et l'image même de sa pensée, pour
donner la vie à ses livres dont brille aujourd'hui sur eux l'immortel
reflet. Mais si ces églises sont la vie des livres de Ruskin, elles en
sont l'esprit. (Jamais le vers que redit Fantasio: «Tu m'appelles ta
vie, appelle-moi ton âme» ne fut d'une application plus juste.) Sans
doute les livres de Ruskin ont gardé quelque chose de la beauté de ces
lieux. Sans doute, si les livres de Ruskin avaient d'abord créé en
nous une espèce de fièvre et de désir qui donnaient, dans notre
imagination, à Venise, à Amiens, une beauté que, une fois en leur
présence, nous ne leur avons pas trouvée d'abord, le soleil tremblant
du canal ou le froid doré d'une matinée d'automne française où ils
ont été lus, ont déposé sur ces feuillets un charme que nous ne
ressentons que plus tard, moins prestigieux que l'autre, mais peut-être
plus profond et qu'ils garderont aussi ineffaçablement que s'ils
avaient été trempés dans quelque préparation chimique qui laisse
après elle de beaux reflets verdâtres sur les pages, et qui, ici,
n'est autre que la couleur spéciale d'un passé. Certes si cette page
du _Repos de saint Marc_ n'avait pas d'autre charme, nous n'aurions pas
eu à la citer ici. Mais il nous semble que, commentant cette fin du
chapitre de _la Bible d'Amiens_, elle en fera comprendre le sens profond
et le caractère si spécialement «ruskinien». Et, rapproché des
pages similaires (Voir les notes, pages 213, 214, 338 et 339), il
permettra au lecteur de dégager un aspect de la pensée de Ruskin qui
aura pour lui, même s'il a lu tout ce qui a été écrit jusqu'à ce
jours sur Ruskin, ce charme ou tout au moins ce mérite, d'être, il me
semble, montré pour la première fois.--(Note du Traducteur.)]
[Note 165: «Le grec lui-même sur ses poteries ou ses amphores mettait
un Hercule égorgeant des lions» (_la Couronne d'olivier sauvage_,
traduction Elwall, p. 44).--(Note du traducteur.)]
[Note 166: Allusion au XIVe livre des Songes où Samson déchire un
jeune lion «comme s'il eût déchiré un chevreau sans avoir rien en sa
main». «Et voici, quelques jours après, il y avait dans le corps du
lion un essaim d'abeilles et du miel... Et il leur dit: «De celui qui
dévorait est procédée la nourriture, et la douceur est sortie de
celui qui est fort» (_Songes_, XIV, 5-20).--(Note du Traducteur.)]
[Note 167: Contre un lion (I Samuel, XVII, 34-38).--(Note du
Traducteur.)]
[Note 168: Daniel. (Voir Daniel, chap. VI).--(Note du Traducteur.)]
[Note 169: Allusion probable à Virgile:
«Nec magnos metuent armenta leones.»
(_Églogues_, IV, 22.)--(Note du Traducteur.)]
[Note 170: « On ne nuira point, et on ne fera aucun dommage à personne
dans toute la montagne de ma Sainteté» (Isaïe, XI, 9).--(Note du
Traducteur.)]
[Note 171: «Pour ce qui est de ce jour et de cette heure, personne ne
le sait.» (Saint-Mathieu, XXIV, 36).--(Note du Traducteur.)]
[Note 172: Voir la même idée dans Renan, _Vie de Jésus_, et notamment
pages 201 et 295. Renan prétend que cette idée est exprimée par
Jésus et s'appuie sur saint Matthieu, VI, 10, 33;--saint Marc, XII,
34;--saint Luc, XI, 2; XII, 31; XVII, 20, 21. Mais les textes sont bien
vagues, excepté peut-être saint Marc, XII, 34, et saint Luc, XVII,
21.--(Note du Traducteur.)]
[Note 173: Cf. Bossuet, _Élévations sur les mystères_, IV, 8:
«Contenons les vives saillies de nos pensées vagabondes, par ce moyen
nous commanderons en quelque sorte aux oiseaux du ciel. Empêchons nos
pensées de ramper comme font les reptiles sur la terre... Ce sera
dompter des lions que d'assujettir notre impétueuse colère.»--(Note
du Traducteur.)]


CHAPITRE IV

INTERPRÉTATIONS

1. C'est un privilège reconnu à tout sacristain qui aime sa
cathédrale, de déprécier par comparaison toutes les cathédrales de
son pays qui y ressemblent, et tous les édifices du globe qui en
diffèrent. Mais j'aime un trop grand nombre de cathédrales, quoique je
n'aie jamais eu le bonheur de devenir sacristain d'aucune, pour me
permettre l'exercice facile et traditionnel du privilège en question,
et je préfère vous prouver ma sincérité et vous faire connaître mon
opinion dès le début, en confessant que la cathédrale d'Amiens n'a
pas à tirer vanité de ses tours, que sa flèche centrale[174] est
simplement le joli caprice d'un charpentier de village, que son ensemble
architectural est, en noblesse, inférieur à Chartres[175], en
sublimité à Beauvais, en splendeur décorative à Reims, et à
Bourges, pour la grâce des figures sculptées. Elle n'a rien qui
ressemble aux jointoiements et aux moulures si habiles des arcades de
Salisbury; rien de la puissance de Durham; elle ne possède ni les
incrustations dédaliennes de Florence, ni l'éclat de fantaisie
symbolique de Vérone. Et pourtant dans l'ensemble et plus que
celles-ci, dépassée par elles en éclat et en puissance, la
cathédrale d'Amiens mérite le nom qui lui est donné par M.
Viollet-le-Duc, «le Parthénon de l'architecture gothique[176]».
Gothique, vous entendez; gothique dégagé de toute tradition
romane[177] et de toute influence arabe; gothique pur, exemplaire,
insurpassable et incritiquable, ses principes propres de construction
étant une fois compris et admis.
2. Il n'y a pas aujourd'hui de voyageur instruit qui n'ait quelque
notion du sens de ce qu'on appelle communément et justement «pureté