La Bible d'Amiens - 06

Total number of words is 4646
Total number of unique words is 1700
35.9 of words are in the 2000 most common words
47.8 of words are in the 5000 most common words
53.2 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
Ruskin et dont elle est inséparable, n'est pas immatériel, il est
répandu çà et là sur la surface de la terre. Il faut aller le
chercher là où il se trouve, à Pise, à Florence, à Venise, à la
National Gallery, à Rouen, à Amiens, dans les montagnes de la Suisse.
Une telle pensée qui a un autre objet qu'elle-même, qui s'est
réalisée dans l'espace, qui n'est plus la pensée infinie et libre,
mais limitée et assujettie, qui s'est incarnée en des corps de marbre
sculpté, de montagnes neigeuses, en des visages peints, est peut-être
moins divine qu'une pensée pure. Mais elle nous embellit davantage
l'univers, ou du moins certaines parties individuelles, certaines
parties nommées, de l'univers, parce qu'elle y a touché, et qu'elle
nous y a initiés en nous obligeant, si nous voulons la comprendre, à
les aimer.

Et ce fut ainsi, en effet; l'univers reprit tout d'un coup à mes yeux
un prix infini. Et mon admiration pour Ruskin donnait une telle
importance aux choses qu'il m'avait fait aimer qu'elles me semblaient
chargées d'une valeur plus grande même que celle de la vie. Ce fut à
la lettre, et dans une circonstance où je croyais mes jours comptés,
je partis pour Venise afin d'avoir pu avant de mourir, approcher,
toucher, voir incarnées en des palais défaillants mais encore debout
et roses, les idées de Ruskin sur l'architecture domestique au moyen
âge. Quelle importance, quelle réalité peut avoir aux yeux de
quelqu'un qui bientôt doit quitter la terre, une ville aussi spéciale,
aussi localisée dans le temps, aussi particularisée dans l'espace que
Venise et comment les théories d'architecture domestique que j'y
pouvais étudier et vérifier sur des exemples vivants pouvaient-elles
être de ces «vérités qui dominent la mort, empêchent de la
craindre, et la font presque aimer[46]»? C'est le pouvoir du génie de
nous faire aimer une beauté, que nous sentons plus réelle que nous,
dans ces choses qui aux yeux des autres sont aussi particulières et
aussi périssables que nous-même.
Le «Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit» du poète,
n'est pas très vrai, s'il s'agit des yeux d'une femme aimée. En un
certain sens, et quelles que puissent être, même sur ce terrain de la
poésie, les magnifiques revanches qu'il nous prépare, l'amour nous de
poétise la nature. Pour l'amoureux, la terre n'est plus que «le tapis
des beaux pieds d'enfant» de sa maîtresse, la nature n'est plus que
«son temple». L'amour qui nous fait découvrir tant de vérités
psychologiques profondes, nous ferme au contraire au sentiment poétique
de la nature[47], parce qu'il nous met dans des dispositions égoïstes
(l'amour est au degré le plus élevé dans l'échelle des égoïsmes,
mais il est égoïste encore) où le sentiment poétique se produit
difficilement. L'admiration pour une pensée au contraire fait surgir à
chaque pas la beauté parce qu'à chaque moment elle en éveille le
désir. Les personnes médiocres croient généralement que se laisser
guider ainsi par les livres qu'on admire, enlève à notre faculté de
juger une partie de son indépendance. «Que peut vous importer ce que
sent Ruskin: Sentez par vous-même». Une telle opinion repose sur une
erreur psychologique dont feront justice tous ceux qui, ayant accepté
ainsi une discipline spirituelle, sentent que leur puissance de
comprendre et de sentir en est infiniment accrue, et leur sens critique
jamais paralysé. Nous sommes simplement alors dans un état de grâce
où toutes nos facultés, notre sens critique aussi bien que les autres,
sont fortifiées. Aussi cette servitude volontaire est-elle le
commencement de la liberté. Il n'y a pas de meilleure manière
d'arriver à prendre conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer
de recréer en soi ce qu'a senti un maître. Dans cet effort profond,
c'est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au
jour. Nous sommes libres dans la vie, mais en ayant des buts: il y a
longtemps qu'on a percé à jour le sophisme de la liberté
d'indifférence. C'est à un sophisme tout aussi naïf qu'obéissent
sans le savoir les écrivains qui font à tout moment le vide dans leur
esprit, croyant le débarrasser de toute influence extérieure, pour
être bien sûrs de rester personnels. En réalité les seuls cas où
nous disposons vraiment de toute notre puissance d'esprit sont ceux où
nous ne croyons pas faire œuvre d'indépendance, où nous ne
choisissons pas arbitrairement le but de notre effort. Le sujet du
romancier, la vision du poète, la vérité du philosophe s'imposent à
eux d'une façon presque nécessaire, extérieure pour ainsi dire à
leur pensée. Et c'est en soumettant son esprit à rendre cette vision,
à approcher de cette vérité que l'artiste devient vraiment lui-même.
Mais en parlant de cette passion, un peu factice au début, si profonde
ensuite que j'eus pour la pensée de Ruskin, je parle à l'aide de la
mémoire et d'une mémoire qui ne se rappelle que les faits, «mais du
passé profond ne peut rien ressaisir». C'est seulement quand certaines
périodes de notre vie sont closes à jamais, quand, même dans les
heures où la puissance et la liberté nous semblent données, il nous
est défendu d'en rouvrir furtivement les portes, c'est quand nous
sommes incapables de nous remettre même pour un instant dans l'état
où nous fûmes pendant si longtemps, c'est alors seulement que nous
nous refusons à ce que de telles choses soient entièrement abolies.
Nous ne pouvons plus les chanter, pour avoir méconnu le sage
avertissement de Gœthe, qu'il n'y a de poésie que des choses que l'on
sent encore. Mais ne pouvant réveiller les flammes du passé, nous
voulons du moins recueillir sa cendre. À défaut d'une résurrection
dont nous n'avons plus le pouvoir, avec la mémoire glacée que nous
avons gardée de ces choses--la mémoire des faits qui nous dit: «tu
étais tel» sans nous permettre de le redevenir, qui nous affirme la
réalité d'un paradis perdu au lieu de nous le rendre dans un
souvenir,--nous voulons du moins le décrire et en constituer la
science. C'est quand Ruskin est bien loin de nous que nous traduisons
ses livres et tâchons de fixer dans une image ressemblante les traits
de sa pensée. Aussi ne connaîtrez-vous pas les accents de notre foi ou
de notre amour, et c'est notre piété seule que vous apercevrez çà et
là, froide et furtive, occupée, comme la Vierge Thébaine, à
restaurer un tombeau.

MARCEL PROUST.

[Note 40: Cette phrase de Ruskin s'applique, d'ailleurs, mieux à
l'idolâtrie telle que je l'entends, si on la prend ainsi isolément,
que là où elle est placée dans _Lectures on Art._ J'ai, du reste,
donné plus loin, pages 330, 331 et 332, dans une note, le début du
développement.]
[Note 41: Comment M. Barrès, élisant, dans un chapitre admirable de
son dernier livre, un sénat idéal de Venise, a-t-il omis Ruskin?
N'était-il pas plus digne d'y siéger que Léopold Robert ou Théophile
Gautier et n'aurait-il pas été là bien à sa place, entre Byron et
Barrès, entre Gœthe et Chateaubriand?]
[Note 42: _Stones of Venice_, I, IV, § LXXI. Dans tout le cours de ce
volume les références aux _Stones of Venice_ sont données avec les
numéros (volumes, chapitres et paragraphes) de la Traveller's
Édition.--Ce verset est tiré de l'_Ecclésiaste_ (XII, 9).]
[Note 43: Chapitre III, § 27.]
[Note 44: Je n'ai pas le temps de m'expliquer aujourd'hui sur ce
défaut, mais il me semble qu'à travers ma traduction, si terne qu'elle
soit, le lecteur pourra percevoir comme à travers le verre grossier
mais brusquement illuminé d'un aquarium, le rapt rapide mais visible
que la phrase fait de la pensée, et la déperdition immédiate que la
pensée en subit.]
[Note 45: Au cours de _la Bible d'Amiens_, le lecteur rencontrera
souvent des formules analogues.]
[Note 46: Renan.]
[Note 47: Il me restait quelque inquiétude sur la parfaite justesse de
cette idée, mais qui me fut bien vite ôtée par le seul mode de
vérification qui existe pour nos idées, je veux dire la rencontre
fortuite avec un grand esprit. Presque au moment, en effet, où je
venais d'écrire ces lignes, paraissaient dans la _Revue des Deux
Mondes_, les vers de la comtesse de Noailles que je donne ci-dessous. On
verra que, sans le savoir, j'avais, pour parler comme M. Barrés à
Combourg, «mis mes pas dans les pas du génie»:
«Enfants, regardez bien toutes les plaines rondes;
«La capucine avec ses abeilles autour;
«Regardez bien l'étang, les champs, avant l'amour;
«Car, après, l'on ne voit plus jamais rien du monde.
«Après l'on ne voit plus que son cœur devant soi;
«On ne voit plus qu'un peu de flamme sur la route;
«On n'entend rien, on ne sait rien, et l'on écoute
«Les pieds du triste amour qui court ou qui s'asseoit.»]


«NOS PÈRES NOUS ONT DIT»
ESQUISSES DE L'HISTOIRE DE LA CHRÉTIENTÉ
POUR LES GARÇONS ET LES FILLES
QUI ONT ÉTÉ TENUS SUR SES FONTS BAPTISMAUX
PAR
JOHN RUSKIN, LL. D., D. C. L.
ÉTUDIANT HONORAIRE DE CHRIST CHURCH, À OXFORD
ET MEMBRE HONORAIRE DE «CORPUS CHRISTI COLLEGE», À OXFORD


LA BIBLE D'AMIENS


PRÉFACE

1. Le projet longtemps abandonné dont les pages suivantes sont comme un
premier essai de réalisation a été repris à la requête d'une jeune
gouvernante anglaise, qui me demandait d'écrire quelques études
d'histoire dont ses élèves pussent recueillir quelque utilité, le
fruit des documents historiques mis à leur disposition par les modernes
systèmes d'éducation n'étant pour eux que peine et qu'ennui.
Ce qu'on peut dire d'autre en faveur de ce livre, si jamais cela en
devient un, il devra le dire lui-même: comme préface, je ne
désire pas écrire plus que ceci, d'autant que quelques récents
événements de l'histoire d'Angleterre--en ce moment présents à la
mémoire--appellent--si bref soit-il--un commentaire immédiat.
On me raconte que les Queen's Guards sont partis pour l'Irlande, en
jouant _God Save the Queen._ Et étant à ma connaissance, comme je l'ai
déclaré au cours de certaines lettres sur lesquelles on a, dans ces
derniers temps, appelé plus qu'il n'aurait fallu l'attention publique,
le plus ferme conservateur d'Angleterre[48], je suis disposé à
discuter sérieusement la question de savoir si le service pour lequel
on avait commandé les Queen's Guards cadre d'une manière quelconque
avec ce qu'on peut appeler leur mission.
Mes propres notions de Conservateur sur le rôle des Queen's Guards,
c'est qu'ils doivent protéger le trône et la vie de la Reine si l'un
ou l'autre était menacé par un ennemi domestique ou étranger, mais
non qu'ils aient à se substituer à la force inefficace de sa police
pour l'exécution de ses lois domiciliaires.
2. Et encore moins, si les lois domiciliaires dont on les envoie assurer
l'exécution en jouant _Dieu sauve la Reine_ se trouvent par hasard
être précisément contraires à la loi de ce Dieu Sauveur, et par
conséquent telle que, en aucune durée de temps, aucune quantité de
Reines ou d'hommes de la Reine que ce soit ne _pourraient_ les
exécuter. Ce qui est une question sur laquelle, depuis dix ans, je
m'efforce d'appeler l'attention des Anglais--assez inutilement
jusqu'ici; et je n'ajouterai rien à présent à tout ce que j'ai déjà
dit à ce sujet. Mais il vient précisément de paraître un livre d'un
officier anglais qui, s'il n'avait pas été autrement et plus
activement occupé, non seulement aurait pu écrire tous mes livres sur
le paysage et la peinture, mais encore est singulièrement d'accord avec
moi (Dieu sait de quel petit nombre d'Anglais je puis en dire autant à
présent) sur les sujets qui regardent la sûreté de la Reine et
l'honneur de la nation. De ce livre: _Au loin: Nouveaux récits de
voyage_, différents passages seront donnés plus loin dans mes notes
terminales. Aussi je me contenterai, comme fin à ma Préface, de citer
les paroles mémorables que le colonel Butler lui-même cite, et qui
furent prononcées au Parlement anglais par son dernier leader
Conservateur, un officier anglais qui avait aussi servi avec honneur et
succès[49].
3. Le duc de Wellington dit: «Vos Seigneuries savent déjà que des
contingents que notre gracieuse Souveraine m'a fait l'honneur de confier
à mon commandement à différentes périodes de la guerre--guerre
entreprise dans le but exprès de sauvegarder les florissantes
institutions et l'indépendance du pays--la moitié au moins étaient
catholiques romains. My Lords, quand j'appelle vos souvenirs sur ce
fait, je suis sûr que tout autre éloge est inutile. Vos Seigneuries
savent bien pendant quelle longue période et dans quelles circonstances
difficiles ils maintinrent l'Empire flottant au-dessus du déluge qui
engloutit les trônes et détruisit les institutions de tous les autres
peuples,--comment ils gardèrent vivante l'unique étincelle de liberté
qui n'ait pas été éteinte en Europe.
«My Lords, c'est surtout aux catholiques irlandais que nous devons tous
notre fière supériorité dans la carrière des armes, et que je suis
personnellement redevable des lauriers dont il vous a plu couronner mon
front. Nous devons reconnaître, My Lords, que sans le sang catholique
et la valeur catholique, nous n'eussions jamais pu remporter la
victoire, et que les talents militaires les plus élevés eussent été
dépensés en vain.»
Que ces nobles paroles de délicate justice soient pour mes jeunes
lecteurs le premier exemple de ce que toute histoire devrait être. Il
leur a été dit dans les Lois de Fiesole que tout grand art est
louange[50]. Il en est ainsi de toute Histoire fidèle, et de toute
haute Philosophie. Car ces trois choses, Art, Histoire et Philosophie ne
sont chacune qu'une partie de la Sagesse Céleste qui ne voit pas comme
voit l'homme, mais avec une éternelle charité; et parce qu'elle ne se
réjouit pas de l'Iniquité, à cause de cela elle se réjouit de la
Vérité[51].
Car la vraie connaissance est des vertus seulement; celle des poisons et
des vices, c'est Hécate qui l'enseigne, non Athéné. Et de toute
sagesse, celle du politique principalement doit consister dans cette
divine prudence; il n'est pas en effet toujours nécessaire aux hommes
de connaître les vertus de leurs amis ou de leurs maîtres, puisque
l'ami les manifestera, et le maître les appliquera. Mais malheur à la
nation trop cruelle pour chérir la vertu de ses sujets et trop lâche
pour reconnaître celle de ses ennemis!

[Note 48: Cf., dans _Arrows of the chase_, la réponse que fait Ruskin
à des étudiants et que cite M. de la Sizeranne: «Si vous aviez jamais
lu dix lignes de moi, en les comprenant, vous sauriez que je ne me
soucie pas plus de M. Disraeli et de M. Gladstone que de deux vieilles
cornemuses, mais que je hais tout libéralisme comme je hais
Beelzébuth, et que je me tiens avec Carlyle, seul désormais en
Angleterre, pour Dieu et la Reine!»--(Note du Traducteur.)]
[Note 49: Cf., dans _Unto this last_, pour désigner le roi Salomon,
«un marchand juif, ayant de gros intérêts dans le commerce avec la
côte d'Or et passant pour avoir fait une des fortunes les plus
considérables de son temps, réputé aussi pour sa grande sagesse
pratique». (_Unto this last_, III, § 42.)--(Note du Traducteur.)]
[Note 50: Laws of Fesole, I, 1-6. Cf. le commentaire et la consécration
dernière de ces paroles à la fin des Modern Painters:
«Toute la substance de ces paroles passionnées de ma jeunesse fut
condensée plus tard en cet aphorisme donné vingt ans après dans mes
conférences inaugurales d'Oxford: «Tout grand art est louange» et sur
cet aphorisme, la maxime plus hardie fondée: «Bien loin que l'art soit
immoral, rien n'est moral que l'art en sa plus haute puissance. La vie
sans le travail est péché, le travail sans art brutalité» (j'oublie
les mots, mais c'est leur sens); et maintenant, écrivant sous la paix
sans nuages des neiges de Chamounix ce qui doit être vraiment les mots
suprêmes de ce livre qu'inspira leur beauté et que guida leur force,
je puis, d'un cœur encore plus heureux et plus calme qu'il n'a jamais
été jusqu'ici, confirmer l'article essentiel de sa foi: c'est-à-dire
que la connaissance de ce qui est beau conduit et est le premier pas
vers la connaissance des choses qui sont dignes d'être aimées, et que
les lois, la vie et la joie de la beauté dans l'univers matériel de
Dieu sont des parties aussi éternelles et aussi sacrées de sa
création, que dans le monde des âmes la vertu, et dans le monde des
anges la louange» (Chamounix, dimanche 16 septembre 1888, _Modern
Painters_: t. V, _Epilogue_, p. 390).--(Note du Traducteur.)]
[Note 51: Allusion à I Corinthiens, XIII, 6.--(Note du Traducteur.)]


CHAPITRE PREMIER

AU BORD DES COURANTS D'EAU VIVE[52]

L'intelligent voyageur anglais, dans ce siècle fortuné pour lui, sait
que, à mi-chemin entre Boulogne et Paris, il y a une station de chemin
de fer importante[53] où son train, ralentissant son allure, le roule
avec beaucoup plus que le nombre moyen des bruits et des chocs attendus
à l'entrée de chaque grande gare française, afin de rappeler par des
sursauts le voyageur somnolent ou distrait au sentiment de sa situation.
Il se souvient aussi probablement que, à cette halte, au milieu de son
voyage, il y a un buffet bien servi où il a le privilège de «dix
minutes d'arrêt». Il n'est toutefois pas aussi clairement conscient
que ces dix minutes d'arrêt lui sont accordées à moins de minutes de
marche de la grande place d'une ville qui a été un jour la Venise de
la France. En laissant de côté les îles des lagunes, la «Reine des
Eaux» de la France était à peu près aussi large que Venise
elle-même; et traversée non par de longs courants de marée montante
et descendante[54], mais par onze beaux cours d'eau à truites (dont
quatre ou cinq sont à peu près aussi larges, chacun, que notre Wandle
dans le Surrey ou que la Dove d'Isaac Walton)[55], qui se réunissant de
nouveau après qu'ils ont tourbillonné à travers ses rues, sont
bordés comme ils descendent (non guéables excepté quand les deux
Édouards les traversèrent la veille de Crécy) vers les sables de
Saint-Valéry, par des bois de tremble et des bouquets de peupliers[56]
dont la grâce et l'allégresse semblent jaillir de chaque magnifique
avenue comme l'image de la vie de l'homme juste: «Erit tanquam lignum
quod plantatum est secus decursus aquarum.»
Mais la Venise de Picardie ne dut pas seulement son nom à la beauté de
ses cours d'eau, mais au fardeau qu'ils portaient. Elle fut une
ouvrière, comme la princesse Adriatique, en or et en verre, en pierre,
en bois, en ivoire; elle était habile comme une Égyptienne dans le
tissage des fines toiles de lin, et mariait les différentes couleurs
dans ses ouvrages d'aiguille avec la délicatesse des filles de Juda. Et
de ceux-là, les fruits de ses mains qui la célébraient dans ses
propres portes, elle envoyait aussi une part aux nations étrangères et
sa renommée se répandait dans tous les pays.
«Un règlement de l'échevinage du 12 avril 1566 montre qu'on
fabriquait à cette époque du velours de toutes couleurs pour meubles,
des colombettes à grands et petits carreaux, des burailles croisées
qu'on expédiait en Allemagne, en Espagne, en Turquie et en
Barbarie[57]!»
Velours de toutes couleurs, colombettes irisées comme des perles (je me
demande ce qu'elles pouvaient être?) et envoyées pour lutter contre
les tapis bigarrés du Turc et briller sur les tours arabesques de
Barbarie[58]! N'est-ce pas là une période de l'ancienne vie
provinciale picarde faite pour exciter l'intérêt d'un voyageur anglais
intelligent?
Pourquoi cette fontaine d'arc-en-ciel jaillissait-elle ici près de la
Somme? Pourquoi une petite fille française pouvait-elle ainsi se dire
la sœur de Venise et la servante de Carthage et de Tyr?
Et si elle, pourquoi aucun autre de nos villages du nord, n'a-t-il pu
faire de même? Le voyageur intelligent a-t-il sur son chemin de la
porte de Calais à la gare d'Amiens distingué quoi que ce fût au bord
de la mer ou dans l'intérieur des terres qui paraisse particulièrement
favorable à un projet artistique ou à une entreprise commerciale? Il a
vu lieue par lieue se dérouler des dunes sablonneuses. Nous aussi nous
avons nos sables de la Severn, de la Lune, de Solway. Il a vu des
plaines de tourbe utile et non sans parfum, un article dont ne sont pas
privées non plus nos industries écossaises et irlandaises. Il a vu se
dresser des falaises du plus pur calcaire, mais sur la rive opposée la
perfide Albion ne luit pas moins blanche au-delà du bleu. Il a vu des
eaux pures sourdre du rocher neigeux, mais les nôtres sont-elles moins
brillantes à Croydon, à Guildford et à Winchester? Et cependant
personne n'a jamais entendu parler de trésors envoyés des sables de
Solway aux Africains; ni que les architectes de Romsay eurent pu donner
des leçons de couleurs aux architectes de Grenade. Qu'y a-t-il donc
dans l'air ou le sol de ce pays, dans la lumière de ses étoiles ou de
son soleil qui ait pu mettre cette flamme dans les yeux de la petite
Amiénoise en cape blanche au point de la rendre capable de rivaliser
elle-même avec Pénélope[59].
4. L'intelligent voyageur anglais n'a pas, bien entendu, de temps à
perdre à aucune de ces questions. Mais, s'il a acheté son sandwich au
jambon et s'il est prêt pour le: «En voiture, Messieurs!» peut-être
pourra-t-il condescendre à écouter pour un instant un flâneur qui ne
gaspille ni ne compte son temps et qui pourra lui indiquer ce qui vaut
la peine d'être regardé tandis que le train s'éloigne lentement de la
gare. Il verra d'abord, et sans aucun doute avec l'admiration
respectueuse qu'un Anglais est obligé d'accorder à de tels spectacles,
les hangars à charbons et les remises pour les wagons de la station
elle-même, s'étendant dans leurs cendreuses et huileuses splendeurs
pendant à peu près un quart de mille hors de la cité; et puis, juste
au moment où le train reprend toute sa vitesse, sous une cheminée en
forme de tour dont il ne peut guère voir que le sommet, mais par
l'ombre épaisse de la fumée de laquelle il sera enveloppé, il _pourra
voir_, s'il veut risquer sa tête intelligente hors de la portière et
regarder en arrière, cinquante ou cinquante et une (je ne suis pas sûr
de mon compte à une unité près) cheminées semblables, toutes fumant
de même, toutes pourvues des mêmes ouvrages oblongs, de murs en brique
brune avec d'innombrables embrasures de fenêtres noires et carrées.
Mais, au milieu de ces cinquante choses élevées qui fument, il en
verra une, un peu plus élevée que toutes, et plus délicate, qui ne
fume pas[60]; et au milieu de ces cinquante amas de murs nus enfermant
des «travaux» et sans doute des travaux profitables et honorables pour
la France et pour le monde, il verra un amas de murs non pas nus mais
étrangement travaillés par les mains d'hommes insensés d'il y a bien
longtemps dans le but d'enfermer ou de produire non pas un travail
profitable en quoi que ce soit mais un: «Là est l'œuvre de Dieu; afin
que vous croyiez en Celui qu'il a envoyé[61].»
5. Laissant maintenant l'intelligent voyageur aller remplir son vœu de
pèlerinage à Paris--ou n'importe où un autre Dieu peut l'envoyer--je
supposerai que un ou deux intelligents garçons d'Eton, ou une jeune
Anglaise pensante, peuvent avoir le désir de venir tranquillement avec
moi jusqu'à cet endroit d'où l'on domine la ville, et de réfléchir
à ce que l'édifice inutilitaire,--dirons-nous aussi inutile?--et son
minaret sans fumée peuvent peut-être signifier.
Je l'ai appelé minaret, faute d'un meilleur mot anglais.
Flèche--arrow--est son nom exact; s'évanouissant dans l'air vous ne
savez à quel moment par sa simple finesse. Elle ne jette pas de flamme,
elle ne produit pas de mouvement, elle ne fait pas de mal, la belle
flèche[62]; sans panache, sans poison et sans barbillons; sans but,
dirons-nous aussi, lecteurs vieux et jeunes, de passage ou domiciliés?
Elle et l'édifice d'où elle s'élève, qu'ont-ils signifié un jour?
Quelle signification gardent-ils encore en eux-mêmes pour vous ou pour
les habitants d'alentour qui ne lèvent jamais les yeux sur eux, quand
ils passent auprès?
Si nous nous mettions d'abord à apprendre comment ils sont venus là.
6. À la naissance du Christ, tout le flanc de colline et au bas la
plaine brillante de cours d'eau avec les champs jaunes de blé qui la
dominent, étaient habités par une race enseignée par les Druides, de
pensées et de mœurs assez farouches, mais placée sous le gouvernement
de Rome et s'accoutumant graduellement à entendre les noms et dans une
certaine mesure à confesser la puissance des Dieux romains. Pendant les
trois cents ans qui suivirent la naissance du Christ, ils n'entendirent
le nom d'aucun autre Dieu.
Trois cents ans! et ni apôtres ni héritiers de leur apostolat ne sont
encore allés à travers le monde prêcher l'Évangile à toutes les
créatures. Ici, sur son sol tourbeux, le peuple farouche se fiant
encore à Pomone pour les pommes, à Silvanus pour les glands, à
Cérès pour le pain, à Proserpine pour le repos, n'avait d'autre
espérance que celle de la bénédiction de la saison par les Dieux de
la moisson et ne craignait aucune colère éternelle de la Reine de la
mort[63].
Mais, à la fin, trois cents années étant venues et passées, en l'an
du Christ 301 vint en flanc de cette colline d'Amiens le sixième jour
des ides d'octobre, le messager d'une nouvelle vie.
7. Son nom, Firminius (je suppose) en latin, est Firmin en
français--c'est celui-là qu'il faut nous rappeler ici en Picardie:
Firmin, pas Firminius; de même que Denis, non Dyonisius; venant de
l'étendue--personne ne nous dit de quelle partie de l'étendue. Mais
reçu avec une accueillante surprise par les Amiénois païens qui le
virent--quarante jours--un grand nombre de jours pouvons-nous
lire--prêchant agréablement et enchaînant aux vœux du baptême même
des gens de la bonne société; et cela dans des proportions telles,
qu'à la fin il est traduit devant le gouverneur romain, par les
prêtres de Jupiter et Mercure qui l'accusent de vouloir mettre le monde
sens dessus dessous. Et le dernier des quarante jours--ou du nombre
indéfini de jours signifié par quarante--il a la tête tranchée,
comme il sied aux martyrs de l'avoir, et le rôle de son être mortel
est terminé.
La vieille, vieille histoire, dites-vous? Soit, vous la retiendrez
d'autant plus aisément. Les Amiénois la retinrent avec tant de soin,
que douze cents ans après, au XIIe siècle, ils jugèrent bon de
sculpter et de peindre les quatre tableaux en pierre, numéro 1, 2, 3 et
4 de notre première photographie du chœur: scène Ire, _Saint Firmin
arrivant_; scène IIe, _Saint Firmin prêchant_; scène IIIe, _Saint
Firmin baptisant_; et scène IVe, _Saint Firmin décapité_, par un
bourreau avec des jambes très rouges, et un chien qui l'accompagne du
genre du chien dans _Faust_, duquel nous pourrons avoir à reparler tout
à l'heure[64].
8. Pour continuer en attendant l'histoire de saint Firmin, telle qu'elle
est connue depuis ces temps reculés, son corps fut reçu et enterré
par un sénateur romain, son disciple (une sorte de Joseph d'Arimathie,
vis-à-vis de saint Firmin) dans le propre jardin du sénateur. Lequel
aussi éleva un petit oratoire sur son tombeau.
Le fils du sénateur romain construisit une église pour remplacer
l'oratoire, dédiée à Notre-Dame des Martyrs, et en fit un siège
épiscopal,--le premier de la nation française. Un endroit bien
mémorable pour la nation française à coup sûr? Et méritant
peut-être un petit souvenir ou monument commémoratif--croix,
inscription ou quelque chose d'analogue? Ou donc supposez-vous que cette
première cathédrale de la chrétienté française s'est élevée, et
de quel monument a-t-elle été honorée? Elle s'élevait là où nous
nous tenons en ce moment mon compagnon, qui que vous soyez, et le
monument dont elle a été honorée est cette cheminée, dont le
gonfalon de fumée nous couvre d'obscurité, le plus récent effort de
l'art moderne à Amiens, la cheminée de Saint-Acheul.
La première cathédrale, vous remarquerez, de la nation _française_;
plus exactement le premier germe de cathédrale _pour_ la nation
française--qui n'est pas encore là; seul ce tombeau d'un martyr est
ici, cette église de Notre-Dame des Martyrs, restant sur le flanc de la
You have read 1 text from French literature.
Next - La Bible d'Amiens - 07
  • Parts
  • La Bible d'Amiens - 01
    Total number of words is 4617
    Total number of unique words is 1548
    38.7 of words are in the 2000 most common words
    51.2 of words are in the 5000 most common words
    57.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 02
    Total number of words is 4741
    Total number of unique words is 1572
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    54.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 03
    Total number of words is 4642
    Total number of unique words is 1618
    34.7 of words are in the 2000 most common words
    46.8 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 04
    Total number of words is 4769
    Total number of unique words is 1551
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    49.8 of words are in the 5000 most common words
    55.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 05
    Total number of words is 4700
    Total number of unique words is 1524
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    46.9 of words are in the 5000 most common words
    52.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 06
    Total number of words is 4646
    Total number of unique words is 1700
    35.9 of words are in the 2000 most common words
    47.8 of words are in the 5000 most common words
    53.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 07
    Total number of words is 4699
    Total number of unique words is 1630
    36.8 of words are in the 2000 most common words
    49.3 of words are in the 5000 most common words
    54.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 08
    Total number of words is 4598
    Total number of unique words is 1632
    35.8 of words are in the 2000 most common words
    47.8 of words are in the 5000 most common words
    53.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 09
    Total number of words is 4578
    Total number of unique words is 1723
    32.6 of words are in the 2000 most common words
    44.5 of words are in the 5000 most common words
    49.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 10
    Total number of words is 4637
    Total number of unique words is 1709
    34.7 of words are in the 2000 most common words
    46.8 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 11
    Total number of words is 4552
    Total number of unique words is 1700
    32.5 of words are in the 2000 most common words
    45.1 of words are in the 5000 most common words
    50.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 12
    Total number of words is 4599
    Total number of unique words is 1611
    31.4 of words are in the 2000 most common words
    43.3 of words are in the 5000 most common words
    49.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 13
    Total number of words is 4558
    Total number of unique words is 1652
    32.0 of words are in the 2000 most common words
    43.2 of words are in the 5000 most common words
    49.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 14
    Total number of words is 4542
    Total number of unique words is 1630
    33.5 of words are in the 2000 most common words
    45.4 of words are in the 5000 most common words
    51.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 15
    Total number of words is 4637
    Total number of unique words is 1580
    34.9 of words are in the 2000 most common words
    45.3 of words are in the 5000 most common words
    51.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 16
    Total number of words is 4700
    Total number of unique words is 1587
    36.3 of words are in the 2000 most common words
    47.3 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 17
    Total number of words is 4417
    Total number of unique words is 1416
    35.9 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    53.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 18
    Total number of words is 4329
    Total number of unique words is 1548
    34.9 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    52.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 19
    Total number of words is 4540
    Total number of unique words is 1555
    33.5 of words are in the 2000 most common words
    45.0 of words are in the 5000 most common words
    51.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 20
    Total number of words is 4603
    Total number of unique words is 1617
    31.0 of words are in the 2000 most common words
    40.5 of words are in the 5000 most common words
    46.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 21
    Total number of words is 4592
    Total number of unique words is 1569
    33.8 of words are in the 2000 most common words
    44.8 of words are in the 5000 most common words
    49.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 22
    Total number of words is 1125
    Total number of unique words is 538
    45.3 of words are in the 2000 most common words
    54.5 of words are in the 5000 most common words
    59.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.