La Bible d'Amiens - 05

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l'exacte appréciation de la valeur d'une œuvre, la beauté de son
jugement erroné est souvent plus intéressante que celle de l'œuvre
jugée et correspond à quelque chose qui, pour être autre qu'elle,
n'est pas moins précieux. Que Ruskin ait tort quand il dit que le _Beau
Dieu_ d'Amiens «dépassait en tendresse sculptée ce qui avait été
atteint jusqu'alors, bien que toute représentation du Christ doive
éternellement décevoir l'espérance que toute âme aimante a mise en
lui», et que ce soit M. Huysmans qui ait raison quand il appelle ce
même Dieu d'Amiens un «bellâtre à figure ovine» c'est ce que nous
ne croyons pas, mais c'est ce qu'il importe peu de savoir. «Je
l'appelle une légende, dit Ruskin, parlant de l'histoire de saint
Jérôme. Qu'Héraklès ait jamais tué, saint Jérôme jamais chéri la
créature sauvage ou blessée est sans importance pour nous.» Nous en
dirons autant de ceux des jugements artistiques de Ruskin dont on
contesterait la justesse. Que le _Beau Dieu_ d'Amiens soit ou non ce
qu'a cru Ruskin est sans importance pour nous. Comme Buffon a dit que
«toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent [dans un beau
style], tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités
aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l'esprit public que
celles qui peuvent faire le fond du sujet», les vérités dont se
compose la beauté des pages de la _Bible_ sur le _Beau Dieu_ d'Amiens
ont une valeur indépendante de la beauté de cette statue, et Ruskin ne
les aurait pas trouvées s'il en avait parlé avec dédain, car
l'enthousiasme seul pouvait lui donner la puissance de les découvrir.
Jusqu'où cette âme merveilleuse a fidèlement reflété l'univers, et
sous quelles formes touchantes et tentatrices le mensonge a pu se
glisser malgré tout au sein de sa sincérité intellectuelle, c'est ce
qu'il ne nous sera peut-être jamais donné de savoir, et ce qu'en tous
cas nous ne pouvons chercher ici. «Jusqu'où, a-t-il dit lui-même, mon
esprit a été paralysé par les chagrins et par les fautes de ma vie,
jusqu'où aurait pu aller ma connaissance si j'avais marché plus
fidèlement dans la lumière qui m'avait été départie, dépasse ma
conjecture ou ma confession.» Quoi qu'il en soit, il aura été un de
ces «génies» dont même ceux d'entre nous qui ont reçu à leur
naissance les dons des fées ont besoin pour être initiés à la
connaissance et à l'amour d'une nouvelle partie de la Beauté. Bien des
paroles qui servent à nos contemporains pour l'échange des pensées
portent son empreinte, comme on voit, sur les pièces de monnaie,
l'effigie du souverain du jour. Mort, il continue à nous éclairer,
comme ces étoiles éteintes dont la lumière nous arrive encore, et on
peut dire de lui ce qu'il disait à la mort de Turner: «C'est par ces
yeux, fermés à jamais au fond du tombeau, que des générations qui ne
sont pas encore nées verront la nature.»

[Note 26: Titre d'un tableau de Gustave Moreau qui se trouve au Musée
Moreau.]
[Note 27: A. Sheffield.]
[Note 28: Cette partie de la préface avait paru d'abord dans _la
Gazette des Beaux-Arts._]
[Note 29: Entre les écrivains qui ont parlé de Ruskin, Milsand a été
un des premiers, dans l'ordre du temps, et par la force de la pensée.
Il a été une sorte de précurseur, de prophète inspiré et incomplet
et n'a pas assez vécu pour voir se développer l'œuvre qu'il avait en
somme annoncée.]
[Note 30: Le Ruskin de M. de la Sizeranne. Ruskin a été considéré
jusqu'à ce jour, et à juste titre, comme le domaine propre de M. de la
Sizeranne et, si j'essaye parfois de m'aventurer sur ses terres, ce ne
sera certes pas pour méconnaître ou pour usurper son droit qui n'est
pas que celui du premier occupant. Au moment d'entrer dans ce sujet que
le monument magnifique qu'il a élevé à Ruskin domine de toute part je
lui devais ainsi rendre hommage et payer tribut.]
[Note 31: Depuis que ces lignes ont été écrites, M. Bardoux et M.
Brunhes ont publié, l'un un ouvrage considérable, l'autre un petit
volume sur Ruskin. J'ai eu l'occasion de dire récemment tout le bien
que je pensais de ces deux livres, mais trop brièvement pour ne pas
souhaiter d'y revenir. Tout ce que je puis dire ici c'est que toute ma
haute estime pour le bel effort de M. Bardoux ne m'empêche pas de
penser que le livre de M. de la Sizeranne était trop parfait dans les
limites que l'auteur s'était à lui-même tracées pour avoir rien à
perdre de cette concurrence et de cette émulation qui semble se
produire sur le terrain de Ruskin, et nous a valu entre autres de
curieuses pages de M. Gabriel Mourey et quelques mots définitifs de M.
André Beaunier. MM. Bardoux et Brunhes ont déplacé le point de vue et
par là renouvelé l'horizon. C'est, toutes proportions gardées, ce que
j'avais, un peu avant, essayé de faire ici même.]
[Note 32: Pour être plus exact, il est question une fois de
Saint-Urbain dans les _Sept Lampes_, et d'Amiens une fois aussi (mais
seulement dans la préface de la 2e édition), alors qu'il y est
question d'Abbeville, d'Avranches, de Bayeux, de Beauvais, de Bourges,
de Caen, de Caudebec, de Chartres, de Coutances, de Falaise, de Lisieux,
de Paris, de Reims, de Rouen, de Saint-Lô, pour ne parler que de la
France.]
[Note 33: Dans _Saint-Mark's Rest_, il va jusqu'à dire qu'il n'y a qu'un
art grec, depuis la bataille de Marathon jusqu'au doge Selvo (Cf. les
pages de _la Bible d'Amiens_, où il fait descendre de Dédale, «le
premier sculpteur qui ait donné une représentation pathétique de la
vie humaine», les architectes qui creusèrent l'ancien labyrinthe
d'Amiens); et aux mosaïques du baptistère de Saint-Marc il reconnaît
dans un séraphin une harpie, dans une Hérodiade une canéphore, dans
une coupole d'or un vase grec, etc.]
[Note 34: Dans une étude admirable, publié par la _Gazette des
Beaux-Arts._ Depuis Fromentin, aucun peintre, croyons-nous, n'a montré
une plus grande maîtrise d'écrivain.--Ces lignes avaient paru du
vivant de M. Ary Henan. Aujourd'hui qu'il est mort, je me demande si je
n'étais pas resté au-dessous de la vérité. Il me semble maintenant
qu'il était supérieur à Fromentin.]
[Note 35: «Si peu, dit-il, que je ne crois pas qu'aucune
interprétation de la religion grecque ait jamais été aussi
affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente que celle
qui est à la base de mon enseignement.»]
[Note 36: Cf. Chateaubriand, préface de la 1re édition d'_Atala_:
«Les Muses sont des femmes célestes qui ne défigurent point leurs
traits par des grimaces; quand elles pleurent, c'est avec un secret
dessein de s'embellir.»]
[Note 37: _Præterita_, I, chap. II.]
[Note 38: Quelle intéressante collection on ferait avec les paysages de
France vus par des yeux anglais: les rivières de France de Turner; le
_Versailles_, de Bonnington; l'_Auxerre_ ou le _Valenciennes_, le
_Vezelay_ ou l'_Amiens_, de Walter Pater; le _Fontainebleau_, de
Stevenson et tant d'autres!]
[Note 39: _The Seven Lamps of the Architecture._]


IV--POST-SCRIPTUM

«Sous quelles formes magnifiques et tentatrices le mensonge a pu se
glisser jusqu'au sein de sa sincérité intellectuelle...» Voici ce que
je voulais dire: il y a une sorte d'idolâtrie que personne n'a mieux
définie que Ruskin dans une page de _Lectures on Art_: «Ç'a été, je
crois, non sans mélange de bien, sans doute, car les plus grands maux
apportent quelques biens dans leur reflux, ç'a été, je crois, le
rôle vraiment néfaste de l'art, d'aider à ce qui, chez les païens
comme chez les chrétiens--qu'il s'agisse du mirage des mots, des
couleurs ou des belles formes--doit vraiment dans le sens profond du mot
s'appeler idolâtrie, c'est-à-dire le fait de servir avec le meilleur
de nos cœurs et de nos esprits quelque chère ou triste image
que nous nous sommes créée, pendant que nous désobéissons à
l'appel présent du Maître, qui n'est pas mort, qui ne défaille pas
en ce moment sous sa croix, mais nous ordonne de porter la nôtre[40].»
Or, il semble bien qu'à la base même de l'œuvre de Ruskin, à la
racine de son talent, on trouve précisément cette idolâtrie. Sans
doute il ne l'a jamais laissé recouvrir complètement,--même pour
l'embellir,--immobiliser, paralyser et finalement tuer, sa sincérité
intellectuelle et morale. À chaque ligne de ses œuvres comme à tous
les moments de sa vie, on sent ce besoin de sincérité qui lutte contre
l'idolâtrie, qui proclame sa vanité, qui humilie la beauté devant le
devoir, fût-il inesthétique. Je n'en prendrai pas d'exemples
dans sa vie (qui n'est pas comme la vie d'un Racine, d'un Tolstoï,
d'un Mæterlinck, esthétique d'abord et morale ensuite, mais où
la morale fit valoir ses droits dès le début au sein même de
l'esthétique--sans peut-être s'en libérer jamais aussi complètement
que dans la vie des Maîtres que je viens de citer). Elle est assez
connue, je n'ai pas besoin d'en rappeler les étapes, depuis les
premiers scrupules qu'il éprouve à boire du thé en regardant des
Titien jusqu'au moment où, ayant englouti dans les œuvres
philanthropiques et sociales les cinq millions que lui a laissés son
père, il se décide à vendre ses Turner. Mais il est un dilettantisme
plus intérieur que le dilettantisme de l'action (dont il avait
triomphé), et le véritable duel entre son idolâtrie et sa sincérité
se jouait non pas à certaines heures de sa vie, non pas dans certaines
pages de ses livres, mais à toute minute, dans ces régions profondes,
secrètes, presque inconnues à nous-mêmes, où notre personnalité
reçoit de l'imagination les images, de l'intelligence les idées, de la
mémoire les mots, s'affirme elle-même dans le choix incessant qu'elle
en fait, et joue en quelque sorte sans trêve le sort de notre vie
spirituelle et morale. Dans ces régions-là, il semble bien que le
péché d'idolâtrie n'ait cessé d'être commis par Ruskin. Et au
moment même où il prêchait la sincérité, il y manquait lui-même,
non en ce qu'il disait, mais par la manière dont il le disait. Les
doctrines qu'il professait étaient des doctrines morales et non des
doctrines esthétiques, et pourtant il les choisissait pour leur
beauté. Et comme il ne voulait pas les présenter comme belles mais
comme vraies, il était obligé de se mentir à lui-même sur la nature
des raisons qui les lui faisaient adopter. De là une si incessante
compromission de la conscience, que des doctrines immorales sincèrement
professées auraient peut-être été moins dangereuses pour
l'intégrité de l'esprit que ces doctrines morales où l'affirmation
n'est pas absolument sincère, étant dictée par une préférence
esthétique inavouée. Et le péché était commis d'une façon
constante, dans le choix même de chaque explication donnée d'un fait,
de chaque appréciation donnée sur une œuvre, dans le choix même des
mots employés--et finissait par donner à l'esprit qui s'y adonnait
ainsi sans cesse une attitude mensongère. Pour mettre le lecteur plus
en état de juger de l'espèce de trompe-l'œil qu'est pour chacun et
qu'était évidemment pour Ruskin lui-même, une page de Ruskin, je vais
citer une de celles que je trouve le plus belles et où ce défaut est
pourtant le plus flagrant. On verra que si la beauté y est _en théorie_
(c'est-à-dire en apparence, le fond des idées était toujours dans un
écrivain l'apparence, et la forme, la réalité) subordonnée au
sentiment moral et à la vérité, en réalité la vérité et le
sentiment moral y sont subordonnés au sentiment esthétique, et à un
sentiment esthétique un peu faussé par ces compromissions
perpétuelles. Il s'agit des _Causes de la décadence de Venise_[41].
«Ce n'est pas dans le caprice de la richesse, pour le plaisir des yeux
et l'orgueil de la vie, que ces marbres furent taillés dans leur force
transparente et que ces arches furent parées des couleurs de l'iris. Un
message est dans leurs couleurs qui fut un jour écrit dans le sang; et
un son dans les échos de leurs voûtes, qui un jour remplira la voûte
des cieux: «Il viendra pour rendre jugement et justice.» La force de
Venise lui fut donnée aussi longtemps qu'elle s'en souvint; et le jour
de sa destruction arriva lorsqu'elle l'eût oublié; elle vint
irrévocable, parce qu'elle n'avait pour l'oublier aucune excuse. Jamais
cité n'eut une Bible plus glorieuse. Pour les nations du Nord, une rude
et sombre sculpture remplissait leurs temples d'images confuses, à
peine lisibles; mais pour elle, l'art et les trésors de l'Orient
avaient doré chaque lettre, illuminé chaque page, jusqu'à ce que le
Temple-Livre brillât au loin comme l'étoile des Mages. Dans d'autres
villes, souvent les assemblées du peuple se tenaient dans des lieux
éloignés de toute association religieuse, théâtre de la violence et
des bouleversements; sur l'herbe du dangereux rempart, dans la
poussière de la rue troublée, il y eut des actes accomplis, des
conseils tenus à qui nous ne pouvons pas trouver de justification, mais
à qui nous pouvons quelquefois donner notre pardon. Mais les péchés
de Venise, commis dans son palais ou sur sa piazza, furent accomplis en
présence de la Bible qui était à sa droite. Les murs sur lesquels le
livre de la loi était écrit n'étaient séparés que par quelques
pouces de marbre de ceux qui protégeaient les secrets de ses conciles
ou tenaient prisonnières les victimes de son gouvernement. Et quand,
dans ses dernières heures, elle rejeta toute honte et toute contrainte,
et que la grande place de la cité se remplit de la folie de toute la
terre, rappelons-nous que son péché fut d'autant plus grand qu'il
était commis à la face de la maison de Dieu où brillaient les lettres
de sa loi.
«Les saltimbanques et les masques rirent leur rire et passèrent leur
chemin; et un silence les a suivis qui n'était pas sans avoir été
prédit; car au milieu d'eux tous, à travers les siècles et les
siècles où s'étaient entassés les vanités et les forfaits, ce dôme
blanc de Saint-Marc avait prononcé ces mots dans l'oreille morte de
Venise: «Sache que pour toutes ces choses Dieu t'appellera en
jugement[42].»

Or, si Ruskin avait été entièrement sincère avec lui-même, il
n'aurait pas pensé que les crimes des Vénitiens avaient été plus
inexcusables et plus sévèrement punis que ceux des autres hommes parce
qu'ils possédaient une église en marbre de toutes couleurs au lieu
d'une cathédrale en calcaire, parce que le palais des Doges était à
côté de Saint-Marc au lieu d'être à l'autre bout de la ville, et
parce que dans les églises byzantines le texte biblique au lieu d'être
simplement figuré comme dans la sculpture des églises du Nord est
accompagné, sur les mosaïques, de lettres qui forment une citation de
l'Évangile ou des prophéties. Il n'en est pas moins vrai que ce
passage des _Stones of Venice_ est d'une grande beauté, bien qu'il soit
assez difficile de se rendre compte des raisons de cette beauté. Elle
nous semble reposer sur quelque chose de faux et nous avons quelque
scrupule à nous y laisser aller.
Et pourtant il doit y avoir en elle quelque vérité. Il n'y a pas à
proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir
esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d'une
vérité. À quel ordre de vérité peut correspondre le plaisir
esthétique très vif que l'on prend à lire une telle page, c'est ce
qu'il est assez difficile de dire. Elle est elle-même mystérieuse,
pleine d'images à la fois de beauté et de religion comme cette même
église de Saint-Marc où toutes les figures de l'Ancien et du Nouveau
Testament apparaissent sur le fond d'une sorte d'obscurité splendide et
d'éclat changeant. Je me souviens de l'avoir lue pour la première fois
dans Saint-Marc même, pendant une heure d'orage et d'obscurité où les
mosaïques ne brillaient plus que de leur propre et matérielle lumière
et d'un or interne, terrestre et ancien auquel le soleil vénitien, qui
enflamme jusqu'aux anges des campaniles, ne mêlait plus rien de lui;
l'émotion que j'éprouvais à lire là cette page, parmi tous ces anges
qui s'illuminaient des ténèbres environnantes, était très grande et
n'était pourtant peut-être pas très pure. Comme la joie de voir les
belles figures mystérieuses s'augmentait, mais s'altérait du plaisir
en quelque sorte d'érudition que j'éprouvais à comprendre les textes
apparus en lettres byzantines à côté de leurs fronts nimbés, de
même la beauté des images de Ruskin était avivée et corrompue par
l'orgueil de se référer au texte sacré. Une sorte de retour égoïste
sur soi-même est inévitable dans ces joies mêlées d'érudition et
d'art où le plaisir esthétique peut devenir plus aigu, mais non rester
aussi pur. Et peut-être cette page des _Stones of Venice_ était-elle
belle surtout de me donner précisément ces joies mêlées que
j'éprouvais dans Saint-Marc, elle qui, comme l'église byzantine, avait
aussi dans la mosaïque de son style éblouissant dans l'ombre, à
côté de ses images sa citation biblique inscrite auprès. N'en
était-il pas d'elle, d'ailleurs, comme de ces mosaïques de Saint-Marc
qui se proposaient d'enseigner et faisaient bon marché de leur beauté
artistique. Aujourd'hui elles ne nous donnent plus que du plaisir.
Encore le plaisir que leur didactisme donne à l'érudit est-il
égoïste, et le plus désintéressé est encore celui que donne à
l'artiste cette beauté méprisée, ou ignorée même, de ceux qui se
proposaient seulement d'instruire le peuple et la lui donnèrent par
surcroît.
Dans la dernière page de _la Bible d'Amiens_, vraiment sublime, le «si
vous voulez vous souvenir de la promesse qui vous a été faite» est un
exemple du même genre. Quand, encore dans _la Bible d'Amiens_, Ruskin
termine le morceau sur l'Égypte en disant: «Elle fut l'éducatrice de
Moïse et l'Hôtesse du Christ[43]», passe encore pour l'éducatrice de
Moïse: pour éduquer il faut certaines vertus. Mais le fait d'avoir
été «_l'hôtesse_» du Christ, s'il ajoute de la beauté à la
phrase, peut-il vraiment être mis en ligne de compte dans une
appréciation motivée des qualités du génie égyptien?
C'est avec mes plus chères impressions esthétiques que j'ai voulu
lutter ici, tâchant de pousser jusqu'à ses dernières et plus cruelles
limites la sincérité intellectuelle. Ai-je besoin d'ajouter que, si je
fais, en quelque sorte _dans l'absolu_, cette réserve générale moins
sur les œuvres de Ruskin que sur l'essence de leur inspiration et la
qualité de leur beauté, il n'en est pas moins pour moi un des plus
grands écrivains de tous les temps et de tous les pays. J'ai essayé de
saisir en lui, comme en un «sujet» particulièrement favorable à
cette observation, une infirmité essentielle à l'esprit humain,
plutôt que je n'ai voulu dénoncer un défaut personnel à Ruskin. Une
fois que le lecteur aura bien compris en quoi consiste cette
«idolâtrie», il s'expliquera l'importance excessive que Ruskin
attache dans ses études d'art à la lettre des œuvres (importance dont
j'ai signalé, bien trop sommairement, une autre cause dans la préface,
voir plus haut page 65) et aussi cet abus des mots «irrévérent»,
«insolent», et «des difficultés que nous serions insolents de
résoudre, un mystère qu'on ne nous a pas demandé d'éclaircir»
(_Bible d'Amiens_, p. 239), «que l'artiste se méfie de l'esprit de
choix, c'est un esprit insolent» (_Modern Painters_) «l'abside
pourrait presque paraître trop grande à un spectateur irrévérent»
(_Bible d'Amiens_), etc., etc.,--et l'état d'esprit qu'ils révèlent.
Je pensais à cette idolâtrie (je pensais aussi à ce plaisir
qu'éprouve Ruskin à balancer ses phrases en un équilibre qui semble
imposer à la pensée une ordonnance symétrique plutôt que le recevoir
d'elle[44]) quand je disais: «Sous quelles formes touchantes et
tentatrices le mensonge a pu malgré tout se glisser au sein de sa
sincérité intellectuelle c'est ce que je n'ai pas à chercher.» Mais
j'aurais dû, au contraire, le chercher et pécherais précisément par
idolâtrie, si je continuais à m'abriter derrière cette formule
essentiellement ruskinienne[45] de respect. Ce n'est pas que je
méconnaisse les vertus du respect, il est la condition même de
l'amour. Mais il ne doit jamais, là où l'amour cesse, se substituer à
lui pour nous permettre de croire sans examen et d'admirer de confiance.
Ruskin aurait d'ailleurs été le premier à nous approuver de ne pas
accorder à ses écrits une autorité infaillible, puisqu'il la refusait
même aux Écritures Saintes. «Il n'y a pas de forme de langage humain
où l'erreur n'ait pu se glisser» (_Bible d'Amiens_, III, 49). Mais
l'attitude de la «révérence» qui croit «insolent d'éclaircir un
mystère» lui plaisait. Pour en finir avec l'idolâtrie et être plus
certain qu'il ne reste là-dessus entre le lecteur et moi aucun
malentendu, je voudrais faire comparaître ici un de nos contemporains
les plus justement célèbres (aussi différent d'ailleurs de Ruskin
qu'il se peut!) mais qui dans sa conversation, non dans ses livres,
laisse paraître ce défaut et, poussé à un tel excès qu'il est plus
facile chez lui de le reconnaître et de le montrer, sans avoir plus
besoin de tant s'appliquer à le grossir. Il est quand il parle
affligé--délicieusement--d'idolâtrie. Ceux qui l'ont une fois entendu
trouveront bien grossière une «imitation» où rien ne subsiste de son
agrément, mais sauront pourtant de qui je veux parler, qui je prends
ici pour exemple, quand je leur dirai qu'il reconnaît avec admiration
dans l'étoffe où se drape une tragédienne, le propre tissu qu'on voit
sur _la Mort_ dans _le Jeune homme et la Mort_, de Gustave Moreau, ou
dans la toilette d'une de ses amies: «la robe et la coiffure mêmes que
portait la princesse de Cadignan le jour où elle vit d'Arthez pour la
première fois.» Et en regardant la draperie de la tragédienne ou la
robe de la femme du monde, touché par la noblesse de son souvenir il
s'écrie: «C'est bien beau!» non parce que l'étoffe est belle, mais
parce qu'elle est l'étoffe peinte par Moreau ou décrite par Balzac et
qu'ainsi elle est à jamais sacrée... aux idolâtres. Dans sa chambre
vous verrez, vivants dans un vase ou peints à fresque sur le mur par
des artistes de ses amis, des dielytras, parce que c'est la fleur même
qu'on voit représentée à la Madeleine de Vézelay. Quant à un objet
qui a appartenu à Baudelaire, à Michelet, à Hugo, il l'entoure d'un
respect religieux. Je goûte trop profondément et jusqu'à l'ivresse
les spirituelles improvisations où le plaisir d'un genre particulier
qu'il trouve à ces vénérations conduit et inspire notre idolâtre
pour vouloir le chicaner là-dessus le moins du monde.
Mais au plus vif de mon plaisir je me demande si l'incomparable
causeur--et l'auditeur qui se laisse faire--ne pèchent pas également
par insincérité; si parce qu'une fleur (la passiflore) porte sur elle
les instruments de la passion, il est sacrilège d'en faire présent à
une personne d'une autre religion, et si le fait qu'une maison ait été
habitée par Balzac (s'il n'y reste d'ailleurs rien qui puisse nous
renseigner sur lui) la rend plus belle. Devons-nous vraiment, autrement
que pour lui faire un compliment esthétique honorer une personne parce
qu'elle s'appelle Bathilde comme l'héroïne de Lucien Leuwen?
La toilette de Mme de Cadignan est une ravissante invention de Balzac
parce qu'elle donne une idée de l'art de Mme de Cadignan, qu'elle nous
fait connaître l'impression que celle-ci veut produire sur d'Arthez et
quelques-uns de ses «secrets». Mais une fois dépouillée de l'esprit
qui est en elle, elle n'est plus qu'un signe dénué de sa
signification, c'est-à-dire rien; et continuer à l'adorer, jusqu'à
s'extasier de la retrouver dans la vie sur un corps de femme, c'est là
proprement de l'idolâtrie. C'est le péché intellectuel favori des
artistes et auquel il en est bien peu qui n'aient succombé. _Felix
culpa!_ est-on tenté de dire en voyant combien il a été fécond pour
eux en inventions charmantes. Mais il faut au moins qu'ils ne succombent
pas sans avoir lutté. Il n'est pas dans la nature de forme
particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part
de beauté infinie qui a pu s'y incarner: pas même la fleur du pommier,
pas même la fleur de l'épine rose. Mon amour pour elles est infini et
les souffrances (hay fever) que me cause leur voisinage me permettent de
leur donner chaque printemps des preuves de cet amour qui ne sont pas à
la portée de tous. Mais même envers elles, envers elles si peu
littéraires, se rapportant si peu à une tradition esthétique, qui ne
sont pas «la fleur même qu'il y a dans tel tableau du Tintoret»,
dirait Ruskin, «ou dans tel dessin de Léonard», dirait notre
contemporain (qui nous a révélé entre tant d'autres choses, dont
chacun parle maintenant et que personne n'avait regardées avant
lui--les dessins de l'Académie des Beaux-Arts de Venise) je me garderai
toujours d'un culte exclusif qui s'attacherait en elles à autre chose
qu'à la joie qu'elles nous donnent, un culte au nom de qui, par un
retour égoïste sur nous-mêmes, nous en ferions «nos» fleurs, et
prendrions soin de les honorer en ornant notre chambre des œuvres d'art
où elles sont figurées. Non, je ne trouverai pas un tableau plus beau
parce que l'artiste aura peint au premier plan une aubépine, bien que
je ne connaisse rien de plus beau que l'aubépine, car je veux rester
sincère et que je sais que la beauté d'un tableau ne dépend pas des
choses qui y sont représentées. Je ne collectionnerai pas les images
de l'aubépine. Je ne vénère pas l'aubépine, je vais la voir et la
respirer. Je me suis permis cette courte incursion--qui n'a rien d'une
offensive--sur le terrain de la littérature contemporaine, parce qu'il
me semblait que les traits d'idolâtrie en germe chez Ruskin
apparaîtraient clairement au lecteur ici où ils sont grossis et
d'autant plus qu'ils y sont aussi différenciés. Je prie en tout cas
notre contemporain, s'il s'est reconnu dans ce crayon bien maladroit, de
penser qu'il a été fait sans malice, et qu'il m'a fallu, je l'ai dit,
arriver aux dernières limites de la sincérité avec moi-même, pour
faire à Ruskin ce grief et pour trouver dans mon admiration absolue
pour lui, cette partie fragile. Or non seulement «un partage avec
Ruskin n'a rien du tout qui déshonore», mais encore je ne pourrai
jamais trouver d'éloge plus grand à faire à ce contemporain que de
lui avoir adressé le même reproche qu'à Ruskin. Et si j'ai eu la
discrétion de ne pas le nommer, je le regrette presque. Car, lorsqu'on
est admis auprès de Ruskin, fût-ce dans l'altitude du donateur, et
pour soutenir seulement son livre et aider à y lire de plus près, on
n'est pas à la peine mais à l'honneur.
Je reviens à Ruskin. Cette idolâtrie et ce qu'elle mêle parfois d'un
peu factice aux plaisirs littéraires les plus vifs qu'il nous donne, il
me faut descendre jusqu'au fond de moi-même pour en saisir la trace,
pour en étudier le caractère, tant je suis aujourd'hui «habitué» à
Ruskin. Mais elle a dû me choquer souvent quand j'ai commencé à aimer
ses livres, avant de fermer peu à peu les yeux à leurs défauts, comme
il arrive dans tout amour. Les amours pour les créatures vivantes ont
quelquefois une origine vile qu'ils épurent ensuite. Un homme fait la
connaissance d'une femme parce qu'elle peut l'aider à atteindre un but
étranger à elle-même. Puis une fois qu'il la connaît il l'aime pour
elle-même, et lui sacrifie sans hésiter ce but qu'elle devait
seulement l'aider à atteindre. À mon amour pour les livres de Ruskin
se mêla ainsi à l'origine quelque chose d'intéressé, la joie du
bénéfice intellectuel que j'allais en retirer. Il est certain qu'aux
premières pages que je lus, sentant leur puissance et leur charme, je
m'efforçai de n'y pas résister, de ne pas trop discuter avec
moi-même, parce que je sentais que si un jour le charme de la pensée
de Ruskin se répandait pour moi sur tout ce qu'elle avait touché, en
un mot si je m'éprenais tout à fait de sa pensée, l'univers
s'enrichirait de tout ce que j'ignorais jusque-là, des cathédrales
gothiques, et de combien de tableaux d'Angleterre et d'Italie qui
n'avaient pas encore éveillé en moi ce désir sans lequel il n'y a
jamais de véritable connaissance. Car la pensée de Ruskin n'est pas
comme la pensée d'un Emerson par exemple qui est contenue tout entière
dans un livre, c'est-à-dire un quelque chose d'abstrait, un pur signe
d'elle-même. L'objet auquel s'applique une pensée comme celle de
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