La Bible d'Amiens - 04

Total number of words is 4769
Total number of unique words is 1551
37.8 of words are in the 2000 most common words
49.8 of words are in the 5000 most common words
55.4 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
négligeant l'essence profonde de son sentiment esthétique, le
confondent avec un dilettantisme voluptueux. De sorte enfin que sa
ferveur religieuse, qui avait été le signe de sa sincérité
esthétique, la renforça encore et la protégea de toute atteinte
étrangère. Que telle ou telle des conceptions de son surnaturel
esthétique soit fausse, c'est ce qui, à notre avis, n'a aucune
importance. Tous ceux qui ont quelque notion des lois de développement
du génie savent que sa force se mesure plus à la force de ses
croyances qu'à ce que l'objet de ces croyances peut avoir de
satisfaisant pour le sens commun. Mais, puisque le christianisme de
Ruskin tenait à l'essence même de sa nature intellectuelle, ses
préférences artistiques, aussi profondes, devaient avoir avec lui
quelque parenté. Aussi, de même que l'amour des paysages de Turner
correspondait chez Ruskin à cet amour de la nature qui lui donna ses
plus grandes joies, de même à la nature foncièrement chrétienne de
sa pensée correspondit sa prédilection permanente, qui domine toute sa
vie, toute son œuvre, pour ce qu'on peut appeler l'art chrétien:
l'architecture et la sculpture du moyen âge français, l'architecture,
la sculpture et la peinture du moyen âge italien. Avec quelle passion
désintéressée il en aima les œuvres, vous n'avez pas besoin d'en
chercher les traces dans sa vie, vous en trouverez la preuve dans ses
livres. Son expérience était si vaste, que bien souvent les
connaissances les plus approfondies dont il fait preuve dans un ouvrage
ne sont utilisées ni mentionnées, même par une simple allusion, dans
ceux des autres livres où elles seraient à leur place. Il est si riche
qu'il ne nous prête pas ses paroles; il nous les donne et ne les
reprend plus. Vous savez, par exemple, qu'il écrivit un livre sur la
cathédrale d'Amiens. Vous en pourriez conclure que c'est la cathédrale
qu'il aimait le plus ou qu'il connaissait le mieux. Pourtant, dans les
_Sept Lampes de l'Architecture_, où la cathédrale de Rouen est citée
quarante fois comme exemple, celle de Bayeux neuf fois, Amiens n'est pas
cité une fois. Dans _Val d'Arno_, il nous avoue que l'église qui lui a
donné la plus profonde ivresse du gothique est Saint-Urbain de Troyes.
Or, ni dans les _Sept Lampes_ ni dans _la Bible d'Amiens_, il n'est
question une seule fois de Saint-Urbain[32]. Pour ce qui est de
l'absence de références à Amiens dans les _Sept Lampes_, vous pensez
peut-être qu'il n'a connu Amiens qu'à la fin de sa vie? Il n'en est
rien. En 1859, dans une conférence faite à Kensington, il compare
longuement la _Vierge Dorée_ d'Amiens avec les statues d'un art moins
habile, mais d'un sentiment plus profond, qui semblent soutenir le
porche occidental de Chartres. Or, dans _la Bible d'Amiens_ où nous
pourrions croire qu'il a réuni tout ce qu'il avait pensé sur Amiens,
pas une seule fois, dans les pages où il parle de la _Vierge Dorée_,
il ne fait allusion aux statues de Chartres. Telle est la richesse
infinie de son amour, de son savoir. Habituellement, chez un écrivain,
le retour à de certains exemples préférés, sinon même la
répétition de certains développements, vous rappelle que vous avez
affaire à un homme qui eut une certaine vie, telles connaissances qui
lui tiennent lieu de telles autres, une expérience limitée dont il
tire tout le profit qu'il peut. Rien qu'en consultant les index des
différents ouvrages de Ruskin, la perpétuelle nouveauté des œuvres
citées, plus encore le dédain d'une connaissance dont il s'est servi
une fois et, bien souvent, son abandon à tout jamais, donnent l'idée
de quelque chose de plus qu'humain, ou plutôt l'impression que chaque
livre est d'un homme nouveau, qui a un savoir différent, pas la même
expérience, une autre vie.
C'était le jeu charmant de sa richesse inépuisable de tirer des
écrins merveilleux de sa mémoire des trésors toujours nouveaux: un
jour la rose précieuse d'Amiens, un jour la dentelle dorée du porche
d'Abbeville, pour les marier aux bijoux éblouissants d'Italie.
Il pouvait, en effet, passer ainsi d'un pays à l'autre, car la même
âme qu'il avait adorée dans les pierres de Pise était celle aussi qui
avait donné aux pierres de Chartres leur forme immortelle. L'unité de
l'art chrétien au moyen âge, des bords de la Somme aux rives de
l'Arno, nul ne l'a sentie comme lui, et il a réalisé dans nos cœurs
le rêve des grands papes du moyen âge: l'«Europe chrétienne». Si,
comme on l'a dit, son nom doit rester attaché au préraphaélisme, on
devrait entendre par là non celui d'après Turner, mais celui d'avant
Raphaël. Nous pouvons oublier aujourd'hui les services qu'il a rendus
à Hunt, à Rossetti, à Millais; mais ce qu'il a fait pour Giotto, pour
Carpaccio, pour Bellini, nous ne le pouvons pas. Son œuvre divine ne
fut pas de susciter des vivants, mais de ressusciter des morts.
Cette unité de l'art chrétien du moyen âge n'apparaît-elle pas à
tout moment dans la perspective de ces pages où son imagination
éclaire çà et là les pierres de France d'un reflet magique d'Italie?
Voyez-le, dans _Pleasures of England_, vous dire: «Tandis qu'à Padoue
la Charité de Giotto foule aux pieds des sacs d'or, tous les trésors
de la terre, donne du blé et des fleurs et tend à Dieu dans sa main
son cœur enflammé, au portail d'Amiens la Charité se contente de
jeter sur un mendiant un solide manteau de laine de la manufacture de la
ville.» Voyez-le, dans _Nature of Gothic_, comparer la manière dont
les flammes sont traitées dans le gothique italien et dans le gothique
français, dont le porche de Saint-Maclou de Rouen est pris comme
exemple. Et, dans les _Sept Lampes de l'architecture_, à propos de ce
même porche, voyez encore se jouer sur ses pierres grises comme un peu
des couleurs de l'Italie.
«Les bas-reliefs du tympan du portail de Saint-Maclou, à Rouen,
représentent le Jugement dernier, et la partie de l'Enfer est traitée
avec une puissance à la fois terrible et grotesque, que je ne pourrais
mieux définir que comme un mélange des esprits d'Orcagna et de
Hogarth. Les démons sont peut-être même plus effrayants que ceux
d'Orcagna; et dans certaines expressions de l'humanité dégradée, dans
son suprême désespoir, le peintre anglais est au moins égalé. Non
moins farouche est l'imagination qui exprime la fureur et la crainte,
même dans la manière de placer les figures. Un mauvais ange, se
balançant sur son aile, conduit les troupes des damnés hors du siège
du Jugement; ils sont pressés par lui si furieusement, qu'ils sont
emmenés non pas simplement à l'extrême limite de cette scène que le
sculpteur a enfermée ailleurs à l'intérieur du tympan, mais hors du
tympan et _dans les niches_ de la voûte; pendant que les flammes qui
les suivent, activées, comme il semble, par le mouvement des ailes des
anges, font irruption aussi dans les niches et jaillissent au travers de
leurs réseaux, les trois niches les plus basses étant représentées
comme tout en feu, tandis que, au lieu de leur dais voûté et côtelé
habituel, il y a un démon sur le toit de chacune, avec ses ailes
pliées, grimaçant hors de l'ombre noire.»
Ce parallélisme des différentes sortes d'arts et des différents pays
n'était pas le plus profond auquel il dût s'arrêter. Dans les
symboles païens et dans les symboles chrétiens, l'identité de
certaines idées religieuses devaient le frapper[33]. M. Ary Renan[34] a
remarqué, avec profondeur, ce qu'il y a déjà du Christ dans le
Prométhée de Gustave Moreau. Ruskin, que sa dévotion à l'art
chrétien ne rendit jamais contempteur du paganisme[35], a comparé,
dans un sentiment esthétique et religieux, le lion de saint Jérôme au
lion de Némée, Virgile à Dante, Samson à Hercule, Thésée au Prince
Noir, les prédictions d'Isaïe aux prédictions de la Sybille de Cumes.
Il n'y a certes pas lieu de comparer Ruskin à Gustave Moreau, mais on
peut dire qu'une tendance naturelle, développée par la fréquentation
des Primitifs, les avait conduits tous deux à proscrire en art
l'expression des sentiments violents, et, en tant qu'elle s'était
appliquée à l'étude des symboles, à quelque fétichisme dans
l'adoration des symboles eux-mêmes, fétichisme peu dangereux
d'ailleurs pour des esprits si attachés au fond au sentiment symbolisé
qu'ils pouvaient passer d'un symbole à l'autre, sans être arrêtés
par les diversités de pure surface. Pour ce qui est de la prohibition
systématique de l'expression des émotions violentes en art, le
principe que M. Ary Renan a appelé le principe de la Belle Inertie, où
le trouver mieux défini que dans les pages des «Rapports de
Michel-Ange et du Tintoret[36]»? Quant à l'adoration un peu exclusive
des symboles, l'étude de l'art du moyen âge italien et français n'y
devait-elle pas fatalement conduire? Et comme, sous l'œuvre d'art,
c'était l'âme d'un temps qu'il cherchait, la ressemblance de ces
symboles du portail de Chartres aux fresques de Pise devait
nécessairement le toucher comme une preuve de l'originalité typique de
l'esprit qui animait alors les artistes, et leurs différences comme un
témoignage de sa variété. Chez tout autre les sensations esthétiques
eussent risqué d'être refroidies par le raisonnement. Mais tout chez
lui était amour et l'iconographie, telle qu'il l'entendait, se serait
mieux appelée iconolâtrie. À point, d'ailleurs, la critique d'art
fait place à quelque chose de plus grand peut-être; elle a presque les
procédés de la science, elle contribue à l'histoire. L'apparition
d'un nouvel attribut aux porches des cathédrales ne nous avertit pas de
changements moins profonds dans l'histoire, non seulement de l'art, mais
de la civilisation, que ceux qu'annonce aux géologues l'apparition
d'une nouvelle espèce sur la terre. La pierre sculptée par la nature
n'est pas plus instructive que la pierre sculptée par l'artiste, et
nous ne tirons pas un profit plus grand de celle qui nous conserve un
ancien monstre que de celle qui nous montre un nouveau dieu.
Les dessins qui accompagnent les écrits de Ruskin sont à ce point de
vue très significatifs. Dans une même planche, vous pourrez voir un
même motif d'architecture, tel qu'il est traité à Lisieux, à Bayeux,
à Vérone et à Padoue, comme s'il s'agissait des variétés d'une
même espèce de papillons sous différents cieux. Mais jamais cependant
ces pierres qu'il a tant aimées ne deviennent pour lui des exemples
abstraits. Sur chaque pierre vous voyez la nuance de l'heure unie à la
couleur des siècles. «Courir à Saint-Wulfram d'Abbeville, nous
dit-il, _avant que le soleil ait quitté les tours_, fut toujours pour
moi une de ces joies pour lesquelles il faut chérir le passé jusqu'à
la fin.» Il alla même plus loin; il ne sépara pas les cathédrales de
ce fond de rivières et de vallées où elles apparaissent au voyageur
qui les approche, comme dans un tableau de primitif. Un de ses dessins
les plus instructifs à cet égard est celui que reproduit la deuxième
gravure de _Our Fathers have told us_, et qui est intitulée: _Amiens,
le jour des Trépassés._ Dans ces villes d'Amiens, d'Abbeville, de
Beauvais, de Rouen, qu'un séjour de Ruskin à consacrées, il passait
son temps à dessiner tantôt dans les églises («sans être inquiété
par le sacristain»), tantôt en plein air. Et ce durent être dans ces
villes de bien charmantes colonies passagères, que cette troupe de
dessinateurs, de graveurs qu'il emmenait avec lui, comme Platon nous
montre les sophistes suivant Protagoras de ville en ville, semblables
aussi aux hirondelles, à l'imitation desquelles ils s'arrêtaient de
préférence aux vieux toits, aux tours anciennes des cathédrales.
Peut-être pourrait-on retrouver encore quelques-uns de ces disciples de
Ruskin qui l'accompagnaient aux bords de cette Somme évangélisée de
nouveau, comme si étaient revenus les temps de saint Firmin et de saint
Salve, et qui, tandis que le nouvel apôtre parlait, expliquait Amiens
comme une Bible, prenaient au lieu de notes, des dessins, notes
gracieuses dont le dossier se trouve sans doute dans une salle de musée
anglais, et où j'imagine que la réalité doit être légèrement
arrangée, dans le goût de Viollet-le-Duc. La gravure _Amiens, le jour
des Trépasses_, semble mentir un peu pour la beauté. Est-ce la
perspective seule, qui approche ainsi, des bords d'une Somme élargie,
la cathédrale et l'église Saint-Leu? Il est vrai que Ruskin pourrait
nous répondre en reprenant à son compte les paroles de Turner qu'il a
citées dans _Eagles Nest_ et qu'a traduites M. de la Sizeranne:
«Turner, dans la première période de sa vie, était quelquefois de
bonne humeur et montrait aux gens ce qu'il faisait. Il était un jour à
dessiner le port de Plymouth et quelques vaisseaux, à un mille ou deux
de distance, vus à contre-cour. Ayant montré ce dessin à un officier
de marine, celui-ci observa avec surprise et objecta avec une très
compréhensible indignation que les vaisseaux de ligne n'avaient pas de
sabords. «Non, dit Turner, certainement non. Si vous montez sur le mont
Edgecumbe et si vous regardez les vaisseaux à contre-jour, sur le
soleil couchant, vous verrez que vous ne pouvez apercevoir les
sabords.--Bien, dit l'officier, toujours indigné, mais vous savez qu'il
y a là des sabords?--«Oui, dit Turner, je le sais de reste, mais mon
affaire est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais.»
Si, étant à Amiens, vous allez dans la direction de l'abattoir, vous
aurez une vue qui n'est pas différente de celle de la gravure. Vous
verrez l'éloignement disposer, à la façon mensongère et heureuse
d'un artiste, des monuments, qui reprendront, si ensuite vous vous
rapprochez, leur position primitive, toute différente; vous le verrez,
par exemple, inscrire dans la façade de la cathédrale la figure d'une
des machines à eau de la ville et faire de la géométrie plane avec de
la géométrie dans l'espace. Que si néanmoins vous trouvez ce paysage,
composé avec goût par la perspective, un peu différent de celui que
relate le dessin de Ruskin, vous pourrez en accuser surtout les
changements qu'ont apportés dans l'aspect de la ville les presque vingt
années écoulées depuis le séjour qu'y fît Ruskin, et, comme il l'a
dit pour un autre site qu'il aimait, «tous les _embellissements_
survenus, depuis que j'ai composé et médité là[37]».
Mais du moins cette gravure de _la Bible d'Amiens_ aura associé dans
votre souvenir les bords de la Somme et la cathédrale plus que votre
vision n'eût sans doute pu le faire à quelque point de la ville que
vous vous fussiez placé. Elle vous prouvera mieux que tout ce que
j'aurais pu dire, que Ruskin ne séparait pas la beauté des
cathédrales du charme de ces pays d'où elles surgirent, et que chacun
de ceux qui les visite goûte encore dans la poésie particulière du
pays et le souvenir brumeux ou doré de l'après-midi qu'il y a passé.
Non seulement le premier chapitre de _la Bible d'Amiens_ s'appelle: _Au
bord des courants d'eau vive_, mais le livre que Ruskin projetait
d'écrire sur la cathédrale de Chartres devait être intitulé: _Les
Sources de l'Eure._ Ce n'était donc point seulement dans ses dessins
qu'il mettait les églises au bord des rivières et qu'il associait la
grandeur des cathédrales gothiques à la grâce des sites
français[38]. Et le charme individuel, qu'est le charme d'un pays, nous
le sentirions plus vivement si nous n'avions pas à notre disposition
ces bottes de sept lieues que sont les grands express, et si, comme
autrefois, pour arriver dans un coin de terre nous étions obligés de
traverser des campagnes de plus en plus semblables à celles où nous
tendons, comme des zones d'harmonie graduée qui, en la rendant moins
aisément pénétrable à ce qui est différent d'elle, en la
protégeant avec douceur et avec mystère de ressemblances fraternelles,
ne l'enveloppent pas seulement dans la nature, mais la préparent encore
dans notre esprit.
Ces études de Ruskin sur l'art chrétien furent pour lui comme la
vérification et la contre-épreuve de ses idées sur le christianisme
et d'autres idées que nous n'avons pu indiquer ici et dont nous
laisserons tout à l'heure Ruskin définir lui-même la plus célèbre:
son horreur du machinisme et de l'art industriel. «Toutes les belles
choses furent faites, quand les hommes du moyen âge croyaient la pure,
joyeuse et belle leçon du christianisme.» Et il voyait ensuite l'art
décliner avec la foi, l'adresse prendre la place du sentiment. En
voyant le pouvoir de réaliser la beauté qui fut le privilège des
âges de foi, sa croyance en la bonté de la foi devait se trouver
renforcée. Chaque volume de son dernier ouvrage: _Our Fathers have told
us_ (le premier seul est écrit) devait comprendre quatre chapitres,
dont le dernier était consacré au chef-d'œuvre qui était
l'épanouissement de la foi dont l'étude faisait l'objet des trois
premiers chapitres. Ainsi le christianisme, qui avait bercé le
sentiment esthétique de Ruskin, en recevait une consécration suprême.
Et après avoir raillé, au moment de la conduire devant la statue de la
Madone, sa lectrice protestante «qui devrait comprendre que le culte
d'aucune Dame n'a jamais été pernicieux à l'humanité», ou devant la
statue de saint Honoré, après avoir déploré qu'on parlât si peu de
ce saint «dans le faubourg de Paris qui porte son nom», il aurait pu
dire comme à la fin de _Val d'Arno_:
«Si vous voulez fixer vos esprits sur ce qu'exige de la vie humaine
celui qui l'a donnée: «Il t'a montré, homme, ce qui est bien, et
qu'est-ce que le Seigneur demande de toi, si ce n'est d'agir avec
justice et d'aimer la pitié, de marcher humblement avec ton Dieu?»
vous trouverez qu'une telle obéissance est toujours récompensée par
une bénédiction. Si vous ramenez vos pensées vers l'état des
multitudes oubliées qui ont travaillé en silence et adoré humblement,
comme les neiges de la chrétienté ramenaient le souvenir de la
naissance du Christ ou le soleil de son printemps le souvenir de sa
résurrection, vous connaîtrez que la promesse des anges de Bethléem a
été littéralement accomplie, et vous prierez pour que vos champs
anglais, joyeusement, comme les bords de l'Arno, puissent encore dédier
leurs purs lis à Sainte-Marie-des-Fleurs.»
Enfin les études médiévales de Ruskin confirmèrent, avec sa croyance
en la bonté de la foi, sa croyance en la nécessité du travail libre,
joyeux et personnel, sans intervention de machinisme. Pour que vous vous
en rendiez bien compte, le mieux est de transcrire ici une page très
caractéristique de Ruskin. Il parle d'une petite figure de quelques
centimètres, perdue au milieu de centaines de figures minuscules, au
portail des Librairies, de la cathédrale de Rouen.
«Le compagnon est ennuyé et embarrassé dans sa malice, et sa main est
appuyée fortement sur l'os de sa joue et la chair de la joue ridée
au-dessous de l'œil par la pression. Le tout peut paraître
terriblement rudimentaire, si on le compare à de délicates gravures;
mais, en le considérant comme devant remplir simplement un interstice
de l'extérieur d'une porte de cathédrale et comme l'une quelconque de
trois cents figures analogues ou plus, il témoigne de la plus noble
vitalité dans l'art de l'époque.
«Nous avons un certain travail à faire pour gagner notre pain, et il
doit être fait avec ardeur; d'autre travail à faire pour notre joie,
et celui-là doit être fait avec cœur; ni l'un ni l'autre ne doivent
être faits à moitié ou au moyen d'expédients, mais avec volonté; et
ce qui n'est pas digne de cet effort ne doit pas être fait du tout;
peut-être que tout ce que nous avons à faire ici-bas n'a pas d'autre
objet que d'exercer le cœur et la volonté, et est en soi-même
inutile; mais en tout cas, si peu que ce soit, nous pouvons nous en
dispenser si ce n'est pas digne que nous y mettions nos mains et notre
cœur. Il ne sied pas à notre immortalité de recourir à des moyens
qui contrastent avec son autorité, ni de souffrir qu'un instrument dont
elle n'a pas besoin s'interpose entre elle et les choses qu'elle
gouverne. Il y a assez de songe-creux, assez de grossièreté et de
sensualité dans l'existence humaine, sans en changer en mécanisme les
quelques moments brillants; et, puisque notre vie--à mettre les choses
au mieux--ne doit être qu'une vapeur qui apparaît un temps puis
s'évanouit, laissons-la du moins apparaître comme un nuage dans la
hauteur du ciel et non comme l'épaisse obscurité qui s'amasse autour
du souffle de la fournaise et des révolutions de la roue.»
J'avoue qu'en relisant cette page au moment de la mort de Ruskin, je fus
pris du désir de voir le petit homme dont il parle. Et j'allai à Rouen
comme obéissant à une pensée testamentaire, et comme si Ruskin en
mourant avait en quelque sorte confié à ses lecteurs la pauvre
créature à qui il avait en parlant d'elle rendu la vie et qui venait,
sans le savoir, de perdre à tout jamais celui qui avait fait autant
pour elle que son premier sculpteur. Mais quand j'arrivai près de
l'immense cathédrale et devant la porte où les saints se chauffaient
au soleil, plus haut, des galeries où rayonnaient les rois jusqu'à ces
suprêmes altitudes de pierre que je croyais inhabitées et où, ici, un
ermite sculpté vivait isolé, laissant les oiseaux demeurer sur son
front, tandis que, là, un cénacle d'apôtres écoutait le message d'un
ange qui se posait près d'eux, repliant ses ailes, sous un vol de
pigeons qui ouvraient les leurs et non loin d'un personnage qui,
recevant un enfant sur le dos, tournait la tête d'un geste brusque et
séculaire; quand je vis, rangés devant ses porches ou penchés aux
balcons de ses tours, tous les hôtes de pierre de la cité mystique
respirer le soleil ou l'ombre matinale, je compris qu'il serait
impossible de trouver parmi ce peuple surhumain une figure de quelques
centimètres. J'allai pourtant au portail des Librairies. Mais comment
reconnaître la petite figure entre des centaines d'autres? Tout à
coup, un jeune sculpteur de talent et d'avenir, Mme L. Yeatman, me dit:
«En voici une qui lui ressemble.» Nous regardons un peu plus bas,
et... la voici. Elle ne mesure pas dix centimètres. Elle est effritée,
et pourtant c'est son regard encore, la pierre garde le trou qui relève
la pupille et lui donne cette expression qui me l'a fait reconnaître.
L'artiste mort depuis des siècles a laissé là, entre des milliers
d'autres, cette petite personne qui meurt un peu chaque jour, et qui
était morte depuis bien longtemps, perdue au milieu de la foule des
autres, à jamais. Mais il l'avait mise là. Un jour, un homme pour qui
il n'y a pas de mort, pour qui il n'y a pas d'infini matériel, pas
d'oubli, un homme qui, jetant loin de lui ce néant qui nous opprime
pour aller à des buts qui dominent sa vie, si nombreux qu'il ne pourra
pas tous les atteindre alors que nous apprissions en manquer, cet homme
est venu, et, dans ces vagues de pierre où chaque écume dentelée
paraissait ressembler aux autres, voyant là toutes les lois de la vie,
toutes les pensées de l'âme, les nommant de leur nom, il dit: «Voyez,
c'est ceci, c'est cela.» Tel qu'au jour du Jugement, qui non loin de
là est figuré, il fait entendre en ses paroles comme la trompette de
l'archange et il dit: «Ceux qui ont vécu vivront, la matière n'est
rien.» Et, en effet, telle que les morts que non loin le tympan figure
réveillés à la trompette de l'archange, soulevés, ayant repris leur
forme, reconnaissables, vivants, voici que la petite figure a revécu et
retrouvé son regard, et le Juge a dit: «Tu as vécu, tu vivras.» Pour
lui, il n'est pas un juge immortel, son corps mourra; mais qu'importe!
comme s'il ne devait pas mourir il accomplit sa tâche immortelle, ne
s'occupant pas de la grandeur de la chose qui occupe son temps et,
n'ayant qu'une vie humaine à vivre, il passe plusieurs jours devant
l'une des dix mille figures d'une église. Il l'a dessinée. Elle
correspondait pour lui à ces idées qui agitaient sa cervelle,
insoucieuse de la vieillesse prochaine. Il l'a dessinée, il en a
parlé. Et la petite figure inoffensive et monstrueuse aura ressuscité,
contre toute espérance, de cette mort qui semble plus totale que les
autres, qui est la disparition au sein de l'infini du nombre et sous le
nivellement des ressemblances, mais d'où le génie a tôt fait de nous
tirer aussi. En la retrouvant là, on ne peut s'empêcher d'être
touché. Elle semble vivre et regarder, ou plutôt avoir été prise par
la mort dans son regard même, comme les Pompéiens dont le geste
demeure interrompu. Et c'est une pensée du sculpteur, en effet, qui a
été saisie ici dans son geste par l'immobilité de la pierre. J'ai
été touché en la retrouvant là; rien ne meurt donc de ce qui a
vécu, pas plus la pensée du sculpteur que la pensée de Ruskin.
En la rencontrant là, nécessaire à Ruskin qui, parmi si peu de
gravures qui illustrent son livre[39], lui en a consacré une parce
qu'elle était pour lui partie actuelle et durable de sa pensée, et
agréable à nous parce que sa pensée nous est nécessaire, guide de la
nôtre qui l'a rencontrée sur son chemin, nous nous sentions dans un
état d'esprit plus rapproché de celui des artistes qui sculptèrent
aux tympans le Jugement dernier et qui pensaient que l'individu, ce
qu'il y a de plus particulier dans une personne, dans une intention, ne
meurt pas, reste dans la mémoire de Dieu et sera ressuscité. Qui a
raison du fossoyeur ou d'Hamlet quand l'un ne voit qu'un crâne là où
le second se rappelle une fantaisie? La science peut dire: le fossoyeur;
mais elle a compté sans Shakespeare, qui fera durer le souvenir de
cette fantaisie au-delà de la poussière du crâne. À l'appel de
l'ange, chaque mort se trouve être resté là, à sa place, quand nous
le croyions depuis longtemps en poussière. À l'appel de Ruskin, nous
voyons la plus petite figure qui encadre une minuscule quatre-feuilles
ressuscitée dans sa forme, nous regardant avec le même regard qui
semble ne tenir qu'en un millimètre de pierre. Sans doute, pauvre petit
monstre, je n'aurais pas été assez fort, entre les milliards de
pierres des villes, pour te trouver, pour dégager ta figure, pour
retrouver ta personnalité, pour t'appeler, pour te faire revivre. Mais
ce n'est pas que l'infini, que le nombre, que le néant qui nous
oppriment soient très forts; c'est que ma pensée n'est pas bien forte.
Certes, tu n'avais en toi rien de vraiment beau. Ta pauvre figure, que
je n'eusse jamais remarquée, n'a pas une expression bien intéressante,
quoique évidemment elle ait, comme toute personne, une expression
qu'aucune autre n'eut jamais. Mais, puisque tu vivais assez pour
continuer à regarder de ce même regard oblique, pour que Ruskin te
remarquât et, après qu'il eût dit ton nom, pour que son lecteur pût
te reconnaître, vis-tu assez maintenant, es-tu assez aimé? Et l'on ne
peut s'empêcher de penser à toi avec attendrissement, quoique tu
n'aies pas l'air bon, mais parce que tu es une créature vivante, parce
que, pendant de si longs siècles, tu es mort sans espoir de
résurrection, et parce que tu es ressuscité. Et un de ces jours
peut-être quelque autre ira te trouver à ton portail, regardant avec
tendresse ta méchante et oblique figure ressuscitée, parce que ce qui
est sorti d'une pensée peut seul fixer un jour une autre pensée, qui
à son tour a fasciné la nôtre. Tu as eu raison de rester là,
inregardé, t'effritant. Tu ne pouvais rien attendre de la matière où
tu n'étais que du néant. Mais les petits n'ont rien à craindre, ni
les morts. Car, quelquefois l'Esprit visite la terre; sur son passage
les morts se lèvent, et les petites figures oubliées retrouvent le
regard et fixent celui des vivants qui, pour elles, délaissent les
vivants qui ne vivent pas et vont chercher de la vie seulement où
l'Esprit leur en a montré, dans des pierres qui sont déjà de la
poussière et qui sont encore de la pensée.
Celui qui enveloppa les vieilles cathédrales de plus d'amour et de plus
de joie que ne leur en dispense même le soleil quand il ajoute son
sourire fugitif à leur beauté séculaire ne peut pas, à le bien
entendre, s'être trompé. Il en est du monde des esprits comme de
l'univers physique, où la hauteur d'un jet d'eau ne saurait dépasser
la hauteur du lieu d'où les eaux sont d'abord descendues. Les grandes
beautés littéraires correspondent à quelque chose, et c'est
peut-être l'enthousiasme en art, qui est le critérium de la vérité.
À supposer que Ruskin se soit quelquefois trompé, comme critique, dans
You have read 1 text from French literature.
Next - La Bible d'Amiens - 05
  • Parts
  • La Bible d'Amiens - 01
    Total number of words is 4617
    Total number of unique words is 1548
    38.7 of words are in the 2000 most common words
    51.2 of words are in the 5000 most common words
    57.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 02
    Total number of words is 4741
    Total number of unique words is 1572
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    54.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 03
    Total number of words is 4642
    Total number of unique words is 1618
    34.7 of words are in the 2000 most common words
    46.8 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 04
    Total number of words is 4769
    Total number of unique words is 1551
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    49.8 of words are in the 5000 most common words
    55.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 05
    Total number of words is 4700
    Total number of unique words is 1524
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    46.9 of words are in the 5000 most common words
    52.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 06
    Total number of words is 4646
    Total number of unique words is 1700
    35.9 of words are in the 2000 most common words
    47.8 of words are in the 5000 most common words
    53.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 07
    Total number of words is 4699
    Total number of unique words is 1630
    36.8 of words are in the 2000 most common words
    49.3 of words are in the 5000 most common words
    54.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 08
    Total number of words is 4598
    Total number of unique words is 1632
    35.8 of words are in the 2000 most common words
    47.8 of words are in the 5000 most common words
    53.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 09
    Total number of words is 4578
    Total number of unique words is 1723
    32.6 of words are in the 2000 most common words
    44.5 of words are in the 5000 most common words
    49.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 10
    Total number of words is 4637
    Total number of unique words is 1709
    34.7 of words are in the 2000 most common words
    46.8 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 11
    Total number of words is 4552
    Total number of unique words is 1700
    32.5 of words are in the 2000 most common words
    45.1 of words are in the 5000 most common words
    50.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 12
    Total number of words is 4599
    Total number of unique words is 1611
    31.4 of words are in the 2000 most common words
    43.3 of words are in the 5000 most common words
    49.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 13
    Total number of words is 4558
    Total number of unique words is 1652
    32.0 of words are in the 2000 most common words
    43.2 of words are in the 5000 most common words
    49.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 14
    Total number of words is 4542
    Total number of unique words is 1630
    33.5 of words are in the 2000 most common words
    45.4 of words are in the 5000 most common words
    51.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 15
    Total number of words is 4637
    Total number of unique words is 1580
    34.9 of words are in the 2000 most common words
    45.3 of words are in the 5000 most common words
    51.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 16
    Total number of words is 4700
    Total number of unique words is 1587
    36.3 of words are in the 2000 most common words
    47.3 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 17
    Total number of words is 4417
    Total number of unique words is 1416
    35.9 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    53.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 18
    Total number of words is 4329
    Total number of unique words is 1548
    34.9 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    52.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 19
    Total number of words is 4540
    Total number of unique words is 1555
    33.5 of words are in the 2000 most common words
    45.0 of words are in the 5000 most common words
    51.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 20
    Total number of words is 4603
    Total number of unique words is 1617
    31.0 of words are in the 2000 most common words
    40.5 of words are in the 5000 most common words
    46.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 21
    Total number of words is 4592
    Total number of unique words is 1569
    33.8 of words are in the 2000 most common words
    44.8 of words are in the 5000 most common words
    49.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • La Bible d'Amiens - 22
    Total number of words is 1125
    Total number of unique words is 538
    45.3 of words are in the 2000 most common words
    54.5 of words are in the 5000 most common words
    59.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.