La Bible d'Amiens - 03

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pour nous surtout celle qu'il avait aimée? et ne sentions-nous pas
qu'il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions
pieusement la Vérité dans ses livres. Et maintenant nous avons beau
nous arrêter devant les statues d'Isaïe, de Jérémie, d'Ézéchiel et
de Daniel en nous disant: «Voici les quatre grands prophètes, après
ce sont les prophètes mineurs, mais il n'y a que quatre grands
prophètes», il y en a un de plus qui n'est pas ici et dont pourtant
nous ne pouvons pas dire qu'il est absent, car nous le voyons partout.
C'est Ruskin: si sa statue n'est pas à la porte de la cathédrale[25],
elle est à l'entrée de notre cœur. Ce prophète-là a cessé de faire
entendre sa voix. Mais c'est qu'il a fini de dire toutes ses paroles.
C'est aux générations de les reprendre en chœur.

[Note 1: Cette partie de l'_Introduction_ était dédiée dans le
_Mercure de France_, où elle parut d'abord sous forme d'article, à M.
Léon Daudet. Je suis heureux de pouvoir lui renouveler ici le
témoignage de ma reconnaissance profonde et de mon admirative amitié.]
[Note 2: Voici, selon M. Collingwood, les circonstances dans lesquelles
Ruskin écrivit ce livre:
«M. Ruskin n'avait pas été à l'étranger depuis le printemps de
1877, mais en août 1880, il se sentit en état de voyager de nouveau.
Il partit faire un tour aux cathédrales du nord de la France,
s'arrêtant auprès de ses vieilles connaissances, Abbeville, Amiens,
Beauvais, Chartres, Rouen, et puis revint avec M. A. Severn et M.
Brabanson à Amiens, où il passa la plus grande partie d'octobre. Il
écrivait un nouveau livre la Bible d'Amiens, destinée à être aux
_Seven Lamps_ ce que _Saint-Mark's Rest_ était aux _Stones of Venice._
Il ne se sentit pas en état de faire un cours à des étrangers à
Chesterfield, mais il visita de vieux amis à Eton, le 6 novembre 1880
pour faire une conférence sur Amiens. Pour une fois il oublia ses
notes, mais le cours ne fut pas moins brillant et intéressant.
C'était, en réalité, le premier chapitre de son nouvel ouvrage _la
Bible d'Amiens_, lui-même conçu comme le premier volume de _Our
Fathers_, etc., _Esquisses de l'Histoire de la Chrétienté_, etc.
«Le ton nettement religieux de l'ouvrage fut remarqué comme marquant
sinon un changement chez lui, du moins le développement très accusé
d'une tendance qui avait dû se fortifier depuis un certain temps. Il
avait passé de la phase du doute à la reconnaissance de la puissante
et salutaire influence d'une religion grave; il était venu à une
attitude d'esprit dans laquelle, sans se dédire en rien de ce qu'il
avait dit contre les croyances étroites et les pratiques
contradictoires, sans formuler aucune doctrine définie de la vie
future, et sans adopter le dogme d'aucune secte, il regardait la crainte
de Dieu et la révélation de l'Esprit Divin comme de grands faits et
des mobiles à ne pas négliger dans l'étude de l'histoire, comme la
base de la civilisation et les guides du progrès» (Collingwood, _The
Life and work of John Ruskin_, II, p. 206 et suivantes). À propos du
sous-titre de _la Bible d'Amiens_, que rappelle M. Collingwood
(_Esquisses de l'Histoire de la Chrétienté pour les garçons et les
filles qui ont été tenus sur les fonts baptismaux_), je ferai
remarquer combien il ressemble à d'autres sous-titres de Ruskin, par
exemple à celui de _Mornings in Florence_: «De simples études sur
l'Art chrétien pour les voyageurs anglais», et plus encore à celui de
_Saint-Mark's Rest_: « Histoire de Venise pour les rares voyageurs qui
se soucient encore de ses monuments.»]
[Note 3: Le cœur de Shelley, arraché aux flammes devant lord Byron par
Hunt, pendant l'incinération.--M. André Lebey (lui-même auteur d'un
sonnet sur la mort de Shelley) m'adresse à ce sujet une intéressante
rectification. Ce ne serait pas Hunt, mais Trelawney qui aurait retiré
de la fournaise le cœur de Shelley, non sans se brûler gravement à la
main. Je regrette de ne pouvoir publier ici la curieuse lettre de M.
Lebey. Elle reproduit notamment ce passage des mémoires de Trelawney:
«Byron me demanda de garder le crâne pour lui, mais me souvenant qu'il
avait précédemment transformé un crâne en coupe à boire, je ne
voulus pas que celui de Shelley fût soumis à cette profanation». La
veille, pendant qu'on reconnaissait le corps de Williams, Byron avait
dit à Trelawney: «Laissez-moi voir la mâchoire, je puis reconnaître
aux dents quelqu'un avec qui j'ai conversé.» Mais, s'en tenant aux
récits de Trelawney et sans même faire la part de la dureté que
Childe Harold affectait volontiers devant le Corsaire, il faut se
rappeler que, quelques lignes plus loin, Trelawney racontant
l'incinération de Shelley, déclare: «Byron ne put soutenir ce
spectacle et regagna à la nage le Bolivar.»]
[Note 4: Voir l'admirable portrait, de saint Martin au livre I de _la
Bible d'Amiens_: «Il accepte volontiers la coupe de l'amitié, il est
le patron d'une honnête boisson. La farce de votre oie de la
Saint-Martin est odorante à ses narines et sacrés pour lui sont les
derniers rayons de l'été qui s'en va.»]
[Note 5: Vous aurez peut-être alors comme moi la chance (si même vous
ne trouvez pas le chemin indiqué par Ruskin) de voir la cathédrale,
qui de loin ne semble qu'en pierres, se transfigurer tout à coup,
et,--le soleil traversant de l'intérieur, rendant visibles et
volatilisant ses vitraux sans peintures,--tenir debout vers le ciel,
entre ses piliers de pierre, de géantes et immatérielles apparitions
d'or vert et de flamme. Vous pourrez aussi chercher près des abattoirs
le point de vue d'où est prise la gravure: «_Amiens, le jour des
Trépassés._»]
[Note 6: Les beautés de la cathédrale d'Amiens et du livre de Ruskin
n'exigeant pas, pour être senties, l'ombre d'une notion d'architecture,
et afin que cet article se suffise à lui-même, je n'ai employé que
les termes techniques absolument courants, que tout le monde connaît et
seulement quand la précision et la concision les rendaient
nécessaires. Pour répondre à tout hasard au: «Faites comme si je ne
le savais pas» de M. Jourdain de lecteurs trop modestes, je rappelle
que la façade principale d'une cathédrale est toujours la façade
ouest. Le porche de la façade occidentale ou porche occidental se
compose généralement de trois porches, un principal et deux
secondaires. La partie opposée de la cathédrale, c'est-à-dire la
partie est, ne comporte aucun porche et se nomme abside. Le porche sud
et le porche nord sont les porches des façades sud et nord. L'allée
qui figure les bras de la croix dans les églises cruciformes se nomme
transept. Un trumeau, dit Viollet-le-Duc, est un pilier qui divise en
deux baies une porte principale. Le même Viollet-le-Duc appelle
«quatre-feuilles» un membre d'architecture composé de quatre lobes
circulaires.]
[Note 7: _The Bible of Amiens_, IV, § 6, 7 et 8.]
[Note 8: M. Paul Desjardins a parlé beaucoup mieux des pierres qui
étaient restées plus longtemps ensemble que les cœurs.]
[Note 9: Et regardée d'eux: je peux, en ce moment, même voir les
hommes qui se hâtent vers la Somme accrue par la marée, en passant
devant le porche qu'ils connaissent pourtant depuis si longtemps lever
les yeux vers «l'Étoile de la Mer».]
[Note 10: Commencées le 3 juillet 1508, les 120 stalles furent
achevées en 1522, le jour de la Saint-Jean. Le bedeau, M. Regnault,
vous laissera vous promener au milieu de la vie de tous ces personnages
qui dans la couleur de leur personne, les lignes de leur geste, l'usure
de leur manteau, la solidité de leur carrure, continuent à découvrir
l'essence du bois, à montrer sa force et à chanter sa douceur. Vous
verrez Joseph voyager sur la rampe, Pharaon dormir sur la crête où se
déroule la figure de ses rêves, tandis que sur les miséricordes
inférieures les devins s'occupent à les interpréter. Il vous laissera
pincer sans risque d'aucun dommage pour elles les longues cordes de bois
et vous les entendrez rendre comme un son d'instrument de musique, qui
semble dire et qui prouve, en effet, combien elles sont indestructibles
et ténues.]
[Note 11: Mlle Marie Nordlinger, l'éminente artiste anglaise, me met
sous les yeux une lettre de Ruskin où _Notre-Dame de Paris_, de Victor
Hugo, est qualifiée de rebut de la littérature française.]
[Note 12: _La Cathédrale de Rouen aux différentes heures du jour_, par
Claude Monet (collection Camondo).--Comme «intérieurs» de
cathédrales je ne connais que ceux, si beaux, du grand peintre Helleu.]
[Note 13: _The Bible of Amiens_, III, § 50, 51, 52, 53, 54 (daté
d'Avallon, 28 août 1882).]
[Note 14: M. Huysmans dit: «Les Évangiles insistent pour qu'on ne
confonde pas saint Jude avec Judas, ce qui eut lieu, du reste; et, à
cause de sa similitude de nom avec le traître, pendant le moyen âge
les chrétiens le renient... Il ne sort de son mutisme que pour poser
une question au Christ sur la Prédestination et Jésus répond à
côté ou pour mieux dire ne lui répond pas», et plus loin parle «du
déplorable renom que lui vaut son homonyme Judas» (_La Cathédrale_,
p. 454 et 455).]
[Note 15: _The Bible of Amiens_, IV, § 30-36.]
[Note 16: Ézéchiel, I, 16.]
[Note 17: Daniel, VI, 22.]
[Note 18: Joël, I, 7 et II, 10.]
[Note 19: Amos, IV, 7.]
[Note 20: Habakuk, II, 1.]
[Note 21: Sophonie, II, 15; I, 12; II, 14.]
[Note 22: Ruskin en arrivant à cette porte dit: «Si vous venez, bonne
protestante ma lectrice, venez civilement, et veuillez vous souvenir que
jamais le culte d'aucune femme morte ou vivante n'a nui à une créature
humaine--mais que le culte de l'argent, le culte de la perruque, le
culte du chapeau tricorne et à plumes, ont fait et font beaucoup plus
de mal, et que tous offensent des millions de fois plus le Dieu du Ciel,
de la Terre et des Étoiles, que toutes les plus absurdes et les plus
charmantes erreurs commises par les générations de ses simples enfants
sur ce que la Vierge Mère pourrait ou voudrait, ou ferait, ou
éprouverait pour eux.»]
[Note 23: Et les moulages de plusieurs des statues dont il a été
parlé ici et aussi des stalles du chœur.]
[Note 24: _The Bible of Amiens_, IV, 52 et suivants.]
[Note 25: M. André Michel qui nous a fait l'honneur de mentionner cette
étude dans une causerie artistique du _Journal des Débats_ semble
avoir vu dans ces dernières lignes une sorte de regret de ne pas
trouver la statue de Ruskin devant la cathédrale, presque un désir de
l'y voir et, pour tout dire, poindre déjà le projet de demander qu'on
l'y élève un jour. Rien n'était plus loin de notre pensée. Il nous
suffit, et il nous plaît mieux, de rencontrer Ruskin chaque fois que
nous allons à Amiens sous les traits du «Voyageur mystérieux» avec
qui Renan conversa en Terre Sainte. Mais enfin, puisqu'on dresse tant de
statues (et puisque M. André Michel nous en donne l'idée qui ne nous
serait jamais venue à l'esprit), avouons qu'une statue de Ruskin à
Amiens aurait au moins, sur une autre, l'avantage de signifier quelque
chose. Nous le voyons très bien sur une des places d'Amiens «comme un
étranger descendu dans la ville», comme dit, du bronze d'Alfred de
Vigny, M. Boislèves.]


III--JOHN RUSKIN

Comme «les Muses quittant Apollon leur père pour aller éclairer le
monde[26]», une à une les idées de Ruskin avaient quitté la tête
divine qui les avait portées et, incarnées en livres vivants, étaient
allées enseigner les peuples. Ruskin s'était retiré dans la solitude
où vont souvent finir les existences prophétiques jusqu'à ce qu'il
plaise à Dieu de rappeler à lui le cénobite ou l'ascète dont la
tâche surhumaine est finie. Et l'on ne put que deviner, à travers le
voile tendu par des mains pieuses, le mystère qui s'accomplissait, la
lente destruction d'un cerveau périssable qui avait abrité une
postérité immortelle.
Aujourd'hui la mort a fait entrer l'humanité en possession de
l'héritage immense que Ruskin lui avait légué. Car l'homme de génie
ne peut donner naissance à des œuvres qui ne mourront pas qu'en les
créant à l'image non de l'être mortel qu'il est, mais de l'exemplaire
d'humanité qu'il porte en lui. Ses pensées lui sont, en quelque sorte,
prêtées pendant sa vie, dont elles sont les compagnes. À sa mort,
elles font retour à l'humanité et l'enseignent. Telle cette demeure
auguste et familière de la rue de La Rochefoucauld qui s'appela la
maison de Gustave Moreau tant qu'il vécut et qui s'appelle, depuis
qu'il est mort, le Musée Gustave Moreau.
Il y a depuis longtemps un Musée John Ruskin[27]. Son catalogue semble
un abrégé de tous les arts et de toutes les sciences. Des
photographies de tableaux de maîtres y voisinent avec des collections
de minéraux, comme dans la maison de Gœthe. Comme le Musée Ruskin,
l'œuvre de Ruskin est universelle. Il chercha la vérité, il trouva la
beauté jusque dans les tableaux chronologiques et dans les lois
sociales. Mais les logiciens ayant donné des «Beaux Arts[28]» une
définition qui exclut aussi bien la minéralogie que l'économie
politique, c'est seulement de la partie de l'œuvre de Ruskin qui
concerne les «Beaux Arts» tels qu'on les entend généralement, de
Ruskin esthéticien et critique d'art que j'aurai à parler ici.

On a d'abord dit qu'il était réaliste. Et, en effet, il a souvent
répété que l'artiste devait s'attacher à la pure imitation de la
nature, «sans rien rejeter, sans rien mépriser, sans rien choisir».
Mais on a dit aussi qu'il était intellectualiste parce qu'il a écrit
que le meilleur tableau était celui qui renfermait les pensées les
plus hautes. Parlant du groupe d'enfants qui, au premier plan de la
_Construction de Carthage_ de Turner, s'amusent à faire voguer des
petits bateaux, il concluait: «Le choix exquis de cet épisode, comme
moyen d'indiquer le génie maritime d'où devait sortir la grandeur
future de la nouvelle cité, est une pensée qui n'eût rien perdu à
être écrite, qui n'a rien à faire avec les technicismes de l'art.
Quelques mots l'auraient transmise à l'esprit aussi complètement que
la représentation la plus achevée du pinceau. Une pareille pensée est
quelque chose de bien supérieur à tout art; c'est de la poésie de
l'ordre le plus élevé. De même, ajoute Milsand[29] qui cite ce
passage, en analysant une _Sainte Famille_ de Tintoret, le trait auquel
Ruskin reconnaît le grand maître c'est un mur en ruines et un
commencement de bâtisse, au moyen desquels l'artiste fait
symboliquement comprendre que la nativité du Christ était la fin de
l'économie juive et l'avènement de la nouvelle alliance. Dans une
composition du même Vénitien, une _Crucifixion_, Ruskin voit un
chef-d'œuvre de peinture parce que l'auteur a su, par un incident en
apparence insignifiant, par l'introduction d'un âne broutant des palmes
à l'arrière-plan du Calvaire, affirmer l'idée profonde que c'était
le matérialisme juif, avec son attente d'un Messie tout temporel et
avec la déception de ses espérances lors de l'entrée à Jérusalem,
qui avait été la cause de la haine déchaînée contre le Sauveur et,
par là, de sa mort.»
On a dit qu'il supprimait la part de l'imagination dans l'art en y
faisant à la science une part trop grande. Ne disait-il pas que
«chaque classe de rochers, chaque variété de sol, chaque espèce de
nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude géologique et
météorologique?... Toute formation géologique a ses traits essentiels
qui n'appartiennent qu'à elle, ses lignes déterminées de fracture qui
donnent naissance à des formes constantes dans les terrains et les
rochers, ses végétaux particuliers, parmi lesquels se dessinent encore
des différences plus particulières par suite des variétés
d'élévation et de température. Le peintre observe dans la plante tous
ses caractères de forme et de couleur... saisit ses lignes de rigidité
ou de repos... remarque ses habitudes locales, son amour ou sa
répugnance pour telle ou telle exposition, les conditions qui la font
vivre ou qui la font périr. Il l'associe... à tous les traits des
lieux qu'elle habite... Il doit retracer la fine fissure et la courbe
descendante et l'ombre ondulée du sol qui s'éboule et cela le rendre
d'un doigt aussi léger que les touches de la pluie... Un tableau est
admirable en raison du nombre et de l'importance des renseignements
qu'il nous fournit sur les réalités.»
Mais on a dit, en revanche, qu'il ruinait la science en y faisant la
place trop grande à l'imagination. Et, de fait, on ne peut s'empêcher
de penser au finalisme naïf de Bernardin de Saint-Pierre disant que
Dieu a divisé les melons par tranches pour que l'homme les mange plus
facilement, quand on lit des pages comme celle-ci: «Dieu a employé la
couleur dans sa création comme l'accompagnement de tout ce qui est pur
et précieux, tandis qu'il a réservé aux choses d'une utilité
seulement matérielle ou aux choses nuisibles les teintes communes.
Regardez le cou d'une colombe et comparez-le au dos gris d'une vipère.
Le crocodile est gris, l'innocent lézard est d'un vert splendide.»
Si l'on a dit qu'il réduisait l'art à n'être que le vassal de la
science, comme il a poussé la théorie de l'œuvre d'art considérée
comme renseignement sur la nature des choses jusqu'à déclarer qu'«un
Turner en découvre plus sur la nature des roches qu'aucune académie
n'en saura jamais», et qu'«un Tintoret n'a qu'à laisser aller sa
main pour révéler sur le jeu des muscles une multitude de vérités
qui déjoueront tous les anatomistes de la terre», on a dit aussi qu'il
humiliait la science devant l'art.
On a dit enfin que c'était un pur esthéticien et que sa seule religion
était celle de la Beauté, parce qu'en effet il l'aima toute sa vie.
Mais, par contre, on a dit que ce n'était même pas un artiste, parce
qu'il faisait intervenir dans son appréciation de la beauté des
considérations peut-être supérieures, mais en tous cas étrangères
à l'esthétique. Le premier chapitre des _Sept lampes de
l'architecture_ prescrit à l'architecte de se servir des matériaux les
plus précieux et les plus durables, et fait dériver ce devoir du
sacrifice de Jésus, et des conditions permanentes du sacrifice
agréable à Dieu, conditions qu'on n'a pas lieu de considérer comme
modifiées, Dieu ne nous ayant pas fait connaître expressément
qu'elles l'aient été. Et dans les _Peintres modernes_, pour trancher
la question de savoir qui a raison des partisans de la couleur et des
adeptes du clair-obscur, voici un de ses arguments: «Regardez
l'ensemble de la nature et comparez généralement les arcs-en-ciel, les
levers de soleil, les roses, les violettes, les papillons, les oiseaux,
les poissons rouges, les rubis, les opales, les coraux, avec les
alligators, les hippopotames, les requins, les limaces, les ossements,
les moisissures, le brouillard et la masse des choses qui corrompent,
qui piquent, qui détruisent, et vous sentirez alors comme la question
se pose entre les coloristes et les clair-obscuristes, lesquels ont la
nature et la vie de leur côté, lesquels le péché et la mort.»
Et comme on a dit de Ruskin tant de choses contraires, on en a conclu
qu'il était contradictoire.
De tant d'aspects de la physionomie de Ruskin, celui qui nous est le
plus familier, parce que c'est celui dont nous possédons, si l'on peut
ainsi parler, le plus beau portrait, le plus étudié et le mieux venu,
le plus frappant et le plus célèbre[30], et pour mieux; dire, jusqu'à
ce jour, le seul[31], c'est le Ruskin qui n'a connu toute sa vie qu'une
religion: celle de la Beauté.
Que l'adoration de la Beauté ait été, en effet, l'acte perpétuel de
la vie de Ruskin, cela peut être vrai à la lettre; mais j'estime que
le but de cette vie, son intention profonde, secrète et constante
était autre, et si je le dis, ce n'est pas pour prendre le contrepied
du système de M. de la Sizeranne, mais pour empêcher qu'il ne soit
rabaissé dans l'esprit des lecteurs par une interprétation fausse,
mais naturelle et comme inévitable.
Non seulement la principale religion de Ruskin fut la religion tout
court (et je reviendrai sur ce point tout à l'heure, car il domine et
caractérise son esthétique), mais, pour nous en tenir en ce moment à
la «Religion de la Beauté», il faudrait avertir notre temps qu'il ne
peut prononcer ces mots, s'il veut faire une allusion juste à Ruskin,
qu'en redressant le sens que son dilettantisme esthétique est trop
porté à leur donner. Pour un âge, en effet, de dilettantes et
d'esthètes, un adorateur de la Beauté, c'est un homme qui, ne
pratiquant pas d'autre culte que le sien et ne reconnaissant pas d'autre
dieu qu'elle, passerait sa vie dans la jouissance que donne la
contemplation voluptueuse des œuvres d'art.
Or, pour des raisons dont la recherche toute métaphysique dépasserait
une simple étude d'art, la Beauté ne peut pas être aimée d'une
manière féconde si on l'aime seulement pour les plaisirs qu'elle
donne. Et, de même que la recherche du bonheur pour lui-même n'atteint
que l'ennui, et qu'il faut pour le trouver chercher autre chose que lui,
de même le plaisir esthétique nous est donné par surcroît si nous
aimons la Beauté pour elle-même, comme quelque chose de réel existant
en dehors de nous et infiniment plus important que la joie qu'elle nous
donne. Et, très loin d'avoir été un dilettante ou un esthète, Ruskin
fut précisément le contraire, un de ces hommes à la Carlyle, averti
par leur génie de la vanité de tout plaisir et, en même temps, de la
présence auprès d'eux d'une réalité éternelle, intuitivement
perçue par l'inspiration. Le talent leur est donné comme un pouvoir de
fixer cette réalité à la toute-puissance et à l'éternité de
laquelle, avec enthousiasme et comme obéissant à un commandement de la
conscience, ils consacrent, pour lui donner quelque valeur, leur vie
éphémère. De tels hommes, attentifs et anxieux devant l'univers à
déchiffrer, sont avertis des parties de la réalité sur lesquelles
leurs dons spéciaux leur départissent une lumière particulière, par
une sorte de démon qui les guide, de voix qu'ils entendent,
l'éternelle inspiration des êtres géniaux. Le don spécial, pour
Ruskin, c'était le sentiment de la beauté, dans la nature comme dans
l'art. Ce fut dans la Beauté que son tempérament le conduisit à
chercher la réalité, et sa vie toute religieuse en reçut un emploi
tout esthétique. Mais cette Beauté à laquelle il se trouva ainsi
consacrer sa vie ne fut pas conçue par lui comme un objet de jouissance
fait pour la charmer, mais comme une réalité infiniment plus
importante que la vie, pour laquelle il aurait donné la sienne. De là
vous allez voir découler toute l'esthétique de Ruskin. D'abord vous
comprendrez que les années où il fait connaissance avec une nouvelle
école d'architecture et de peinture aient pu être les dates
principales de sa vie morale. Il pourra parler des années où le
gothique lui apparut avec la même gravité, le même retour ému, la
même sérénité qu'un chrétien parle du jour où la vérité lui fut
révélée. Les événements de sa vie sont intellectuels et les dates
importantes sont celles où il pénètre une nouvelle forme d'art,
l'année où il comprend Abbeville, l'année où il comprend Rouen, le
jour où la peinture de Titien et les ombres dans la peinture de Titien
lui apparaissent comme plus nobles que la peinture de Rubens, que les
ombres dans la peinture de Rubens.
Vous comprendrez ensuite que, le poète étant pour Ruskin, comme pour
Carlyle, une sorte de scribe écrivant sous la dictée de la nature une
partie plus ou moins importante de son secret, le premier devoir de
l'artiste est de ne rien ajouter de son propre crû à ce message divin.
De cette hauteur vous verrez s'évanouir, comme des nuées qui se
traînent à terre, les reproches de réalisme aussi bien que
d'intellectualisme adressés à Ruskin. Si ces objections ne portent
pas, c'est qu'elles ne visent pas assez haut. Il y a dans ces critiques
erreur d'altitude. La réalité que l'artiste doit enregistrer est à la
fois matérielle et intellectuelle. La matière est réelle parce
qu'elle est une expression de l'esprit. Quant à la simple apparence,
nul n'a plus raillé que Ruskin ceux qui voient dans son imitation le
but de l'art. «Que l'artiste, dit-il, ait peint le héros ou son
cheval, notre jouissance, en tant qu'elle est causée par la perfection
du faux semblant est exactement la même. Nous ne la goûtons qu'en
oubliant le héros et sa monture pour considérer exclusivement
l'adresse de l'artiste. Vous pouvez envisager des larmes comme l'effet
d'un artifice ou d'une douleur, l'un ou l'autre à votre gré; mais l'un
et l'autre en même temps, jamais; si elles vous émerveillent comme un
chef-d'œuvre de mimique, elles ne sauraient vous toucher comme un signe
de souffrance.» S'il attache tant d'importance à l'aspect des choses,
c'est que seul il révèle leur nature profonde. M. de La Sizeranne a
admirablement traduit une page où Ruskin montre que les lignes
maîtresses d'un arbre nous font voir quels arbres néfastes l'ont jeté
de côté, quels vents l'ont tourmenté, etc. La configuration d'une
chose n'est pas seulement l'image de sa nature, c'est le mot de sa
destinée et le tracé de son histoire.
Une autre conséquence de cette conception de l'art est celle-ci: si la
réalité est une et si l'homme de génie est celui qui la voit,
qu'importe la matière dans laquelle il la figure, que ce soit des
tableaux, des statues, des symphonies, des lois, des actes? Dans ses
_Héros_, Carlyle ne distingue pas entre Shakespeare et Cromwell, entre
Mahomet et Burns. Emerson compte parmi ses _Hommes représentatifs de
l'humanité_ aussi bien Swedenborg que Montaigne. L'excès du système,
c'est, à cause de l'unité de la réalité traduite, de ne pas
différencier assez profondément les divers modes de traduction.
Carlyle dit qu'il était inévitable que Boccace et Pétrarque fussent
de bons diplomates, puisqu'ils étaient de bons poètes. Ruskin commet
la même erreur quand il dit qu'«une peinture est belle dans la mesure
où les idées qu'elle traduit en images sont indépendantes de la
langue des images». Il me semble que, si le système de Ruskin pèche
par quelque côté, c'est par celui-là. Car la peinture ne peut
atteindre la réalité une des choses, et rivaliser par là avec la
littérature, qu'à condition de ne pas être littéraire.
Si Ruskin a promulgué le devoir pour l'artiste d'obéir scrupuleusement
à ces «voix» du génie qui lui disent ce qui est réel et doit être
transcrit, c'est que lui-même a éprouvé ce qu'il y a de véritable
dans l'inspiration, d'infaillible dans l'enthousiasme, de fécond dans
le respect. Seulement, quoique ce qui excite l'enthousiasme, ce qui
commande le respect, ce qui provoque l'inspiration soit différent pour
chacun, chacun finit par lui attribuer un caractère plus
particulièrement sacré. On peut dire que pour Ruskin cette
révélation, ce guide, ce fut la Bible: «J'en lisais chaque passage,
comme s'il avait été écrit par la main même de Dieu. Et cet état
d'esprit, fortifié avec les années, a rendu profondément graves pour
moi bien des passages des auteurs profanes, frivoles pour un lecteur
irréligieux. C'est d'elle que j'ai appris les symboles d'Homère et la
foi d'Horace.»
Arrêtons-nous ici comme à un point fixe, au centre de gravité de
l'esthétique ruskinienne. C'est ainsi que son sentiment religieux a
dirigé son sentiment esthétique. Et d'abord, à ceux qui pourraient
croire qu'il l'altéra, qu'à l'appréciation artistique des monuments,
des statues, des tableaux il mêla des considérations religieuses qui
n'y ont que faire, répondons que ce fut tout le contraire. Ce quelque
chose de divin que Ruskin sentait au fond du sentiment que lui
inspiraient les œuvres d'art, c'était précisément ce que ce
sentiment avait de profond, d'original et qui s'imposait à son goût
sans être susceptible d'être modifié. Et le respect religieux qu'il
apportait à l'expression de ce sentiment, sa peur de lui faire subir en
le traduisant la moindre déformation, l'empêcha, au contraire de ce
qu'on a souvent pensé, de mêler jamais à ses impressions devant les
œuvres d'art aucun artifice de raisonnement qui leur fût étranger. De
sorte que ceux qui voient en lui un moraliste et un apôtre aimant dans
l'art ce qui n'est pas l'art, se trompent à l'égal de ceux qui,
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