La Bible d'Amiens - 02

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est vraiment une Amiénoise. Ce n'est pas une œuvre d'art. C'est une
belle amie que nous devons laisser sur la place mélancolique de
province d'où personne n'a pu réussir à l'emmener, et où, pour
d'autres yeux que les nôtres, elle continuera à recevoir en pleine
figure le vent et le soleil d'Amiens, à laisser les petits moineaux se
poser avec un sûr instinct de la décoration au creux de sa main
accueillante, ou picorer les étamines de pierre des aubépines antiques
qui lui font depuis tant de siècles une parure jeune. Dans ma chambre
une photographie de la Joconde garde seulement la beauté d'un
chef-d'œuvre. Près d'elle une photographie de la Vierge Dorée prend
la mélancolie d'un souvenir. Mais n'attendons pas que, suivi de son
cortège innombrable de rayons et d'ombres qui se reposent à chaque
relief de la pierre, le soleil ait cessé d'argenter la grise vieillesse
du portail, à la fois étincelante et ternie. Voilà trop longtemps que
nous avons perdu de vue Ruskin. Nous l'avions laissé aux pieds de cette
même vierge devant laquelle son indulgence aura patiemment attendu que
nous ayons adressé à notre guise notre personnel hommage. Entrons avec
lui dans la cathédrale.

«Nous ne pouvons pas y pénétrer plus avantageusement que par cette
porte sud, car toutes les cathédrales de quelque importance produisent
à peu près le même effet, quand vous entrez par le porche ouest, mais
je n'en connais pas d'autre qui découvre à ce point sa noblesse, quand
elle est vue du transept sud. La rose qui est en face est exquise et
splendide et les piliers des bas-côtés du transept forment avec ceux
du chœur et de la nef un ensemble merveilleux. De là aussi l'abside
montre mieux sa hauteur, se découvrant à vous au fur et à mesure que
vous avancez du transept dans la nef centrale. Vue de l'extrémité
ouest de la nef, au contraire, une personne irrévérente pourrait
presque croire que ce n'est pas l'abside qui est élevée, mais la nef
qui est étroite. Si d'ailleurs vous ne vous sentez pas pris
d'admiration pour le chœur et le cercle lumineux qui l'entoure, quand
vous élevez vos regards vers lui du centre de la croix, vous n'avez pas
besoin de continuer à voyager et à chercher à voir des cathédrales,
car la salle d'attente de n'importe quelle gare du chemin de fer est un
lieu qui vous convient mille fois mieux. Mais si, au contraire, il vous
étonne et vous ravit d'abord, alors mieux vous le connaîtrez, plus il
vous ravira, car il n'est pas possible à l'alliance de l'imagination et
des mathématiques, d'accomplir une chose plus puissante et plus noble
que cette procession de verrières, en mariant la pierre au verre, ni
rien qui paraisse plus grand.
Quoi que vous voyiez ou soyez forcé de laisser de côté, sans l'avoir
vu, à Amiens, si les écrasantes responsabilités de votre existence et
les nécessités inévitables d'une locomotion qu'elles précipitent,
vous laissent seulement un quart d'heure--sans être hors
d'haleine--pour la contemplation de la capitale de la Picardie,
donnez-le entièrement aux boiseries du chœur de la cathédrale. Les
portails, les vitraux en ogives, les roses, vous pouvez voir cela
ailleurs aussi bien qu'ici, mais un tel chef-d'œuvre de menuiserie,
vous ne le pourrez pas. C'est du flamboyant dans son plein
développement juste à la fin du XVe siècle. Vous verrez là l'union
de la lourdeur flamande et de la flamme charmante du style français:
sculpter le bois a été la joie du Picard; dans tout ce que je connais,
je n'ai jamais rien vu d'aussi merveilleux qui ait été taillé dans
les arbres de quelque pays que ce soit; c'est un bois doux, à jeunes
grains; du chêne choisi et façonné pour un tel travail et qui
résonne maintenant de la même manière qu'il y a quatre cents ans.
Sous la main du sculpteur, il semble s'être modelé comme de l'argile,
s'être plié comme de la soie, avoir poussé comme des branches
vivantes, avoir jailli comme de la flamme vivante,... et s'élance,
s'entrelace et se ramifie en une clairière enchantée, inextricable,
impérissable, plus pleine de feuillage qu'aucune forêt et plus pleine
d'histoire qu'aucun livre[10].»

Maintenant célèbres dans le monde entier, représentées dans les
musées par des moulages, que les gardiens ne laissent pas toucher, ces
stalles continuent, elles-mêmes, si vieilles, si illustres et si
belles, à exercer à Amiens leurs modestes fonctions de stalles--dont
elles s'acquittent depuis plusieurs siècles à la grande satisfaction
des Amiénois--comme ces artistes qui, parvenus à la gloire, n'en
continuent pas moins à garder un petit emploi ou à donner des leçons.
Ces fonctions consistent, avant même d'instruire les âmes, à
supporter les corps, et c'est à quoi, rabattues pendant chaque office
et présentant leur envers, elles s'emploient modestement.
Les bois toujours frottés de ces stalles ont peu à peu revêtu ou
plutôt laissé paraître cette sombre pourpre qui est comme leur cœur
et que préfère à tout, jusqu'à ne plus pouvoir regarder les couleurs
des tableaux qui semblent, après cela, bien grossières, l'œil qui
s'en est une fois enchanté. C'est alors une sorte d'ivresse qu'on
éprouve à goûter dans l'ardeur toujours plus enflammée du bois ce
qui est comme la sève, avec le temps débordante, de l'arbre. La
naïveté des personnages ici sculptés prend de la matière dans
laquelle ils vivent quelque chose comme de deux fois naturel. Et quant
à «ces fruits, ces fleurs, ces feuilles et ces branches», tous
motifs tirés de la végétation du pays et que le sculpteur amiénois a
sculptés dans du bois d'Amiens, la diversité des plans ayant eu pour
conséquence la différence des frottements, on y voit de ces admirables
oppositions de tons, où la feuille se détache d'une autre couleur que
la tige, faisant penser à ces nobles accents que M. Galle a su tirer du
cœur harmonieux des chênes.
Mais il est temps d'arriver à ce que Ruskin appelle plus
particulièrement la Bible d'Amiens, au Porche Occidental. Bible est
pris ici au sens propre, non au sens figuré. Le porche d'Amiens n'est
pas seulement, dans le sens vague où l'aurait pris Victor Hugo[11], un
livre de pierre, une Bible de pierre: c'est «la Bible» en pierre. Sans
doute, avant de le savoir, quand vous voyez pour la première fois la
façade occidentale d'Amiens, bleue dans le brouillard, éblouissante au
matin, ayant absorbé le soleil et grassement dorée l'après-midi, rose
et déjà fraîchement nocturne au couchant, à n'importe laquelle de
ces heures que ses cloches sonnent dans le ciel et que Claude Monet a
fixées dans des toiles sublimes[12] où se découvre la vie de cette
chose que les hommes ont faite, mais que la nature a reprise en
l'immergeant en elle, une cathédrale, et dont la vie comme celle de la
terre en sa double révolution se déroule dans les siècles, et d'autre
part se renouvelle et s'achève chaque jour,--alors, la dégageant des
changeantes couleurs dont la nature l'enveloppe, vous ressentez devant
cette façade une impression confuse mais forte. En voyant monter vers
le ciel ce fourmillement monumental et dentelé de personnages de
grandeur humaine dans leur stature de pierre tenant à la main leur
croix, leur phylactère ou leur sceptre, ce monde de saints, ces
générations de prophètes, cette suite d'apôtres, ce peuple de rois,
ce défilé de pécheurs, cette assemblée de juges, cette envolée
d'anges, les uns à côté des autres, les uns au-dessus des autres,
debout près de la porte, regardant la ville du haut des niches ou au
bord des galeries, plus haut encore, ne recevant plus que vagues et
éblouis les regards des hommes au pied des tours et dans l'effluve des
cloches, sans doute à la chaleur de votre émotion vous sentez que
c'est une grande chose que cette ascension géante, immobile et
passionnée. Mais une cathédrale n'est pas seulement une beauté à
sentir. Si même ce n'est plus pour vous un enseignement à suivre,
c'est du moins encore un livre à comprendre. Le portail d'une
cathédrale gothique, et plus particulièrement d'Amiens, la cathédrale
gothique par excellence, c'est la Bible. Avant de vous l'expliquer je
voudrais, à l'aide d'une citation de Ruskin, vous faire comprendre que,
quelles que soient vos croyances, la Bible est quelque chose de réel,
d'actuel, et que nous avons à trouver en elle autre chose que la saveur
de son archaïsme et le divertissement de notre curiosité.

«Les I, VIII, XII, XV, XIX, XXIII et XXIVe psaumes, bien appris et
crus, sont assez pour toute direction personnelle, ont en eux la loi et
la prophétie de tout gouvernement juste, et chaque nouvelle découverte
de la science naturelle est anticipée dans le CIVe. Considérez quel
autre groupe de littérature historique et didactique a une étendue
pareille à celle de la Bible.
«Demandez-vous si vous pouvez comparer sa table des matières, je ne
dis pas à aucun autre livre, mais à aucune autre littérature.
Essayez, autant qu'il est possible à chacun de nous--qu'il soit
défenseur ou adversaire de la foi--de dégager son intelligence de
l'habitude et de l'association du sentiment moral basé sur la Bible, et
demandez-vous quelle littérature pourrait avoir pris sa place ou
remplir sa fonction, quand même toutes les bibliothèques de l'univers
seraient restées intactes. Je ne suis pas contempteur de la
littérature profane, si peu que je ne crois pas qu'aucune
interprétation de la religion grecque ait jamais été aussi
affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente que celle
qui se trouve à la base de mon enseignement de l'art et qui court à
travers le corps entier de mes œuvres. Mais ce fut de la Bible que
j'appris les symboles d'Homère et la foi d'Horace. Le devoir qui me fut
imposé dès ma première jeunesse, en lisant chaque mot des évangiles
et des prophéties, de bien me pénétrer qu'il était écrit par la
main de Dieu, me laissa l'habitude d'une attention respectueuse qui,
plus tard, rendit bien des passages des auteurs profanes, frivoles pour
les lecteurs irréligieux, profondément graves pour moi. Qu'il y ait
une littérature classique sacrée parallèle à celle des Hébreux et
se fondant avec les légendes symboliques de la chrétienté au moyen
âge, c'est un fait qui apparaît de la manière la plus tendre et la
plus frappante dans l'influence indépendante et cependant similaire de
Virgile sur le Dante et l'évêque Gawane Douglas. Et l'histoire du Lion
de Némée vaincu avec l'aide d'Athéné est la véritable racine de la
légende du compagnon de saint Jérôme, conquis par la douceur
guérissante de l'esprit de vie. Je l'appelle une légende seulement.
Qu'Héraklès ait jamais tué ou saint Jérôme jamais chéri la
créature sauvage ou blessée, est sans importance pour nous. Mais la
légende de saint Jérôme reprend la prophétie du millenium et prédit
avec la Sibylle de Cumes, et avec Isaïe, un jour où la crainte de
l'homme cessera d'être chez les créatures inférieures de la haine, et
s'étendra sur elles comme une bénédiction, où il ne sera plus fait
de mal ni de destruction d'aucune sorte dans toute l'étendue de la
montagne sainte et où la paix de la terre sera délivrée de son
présent chagrin, comme le présent et glorieux univers animé est sorti
du désert naissant, dont les profondeurs étaient le séjour des
dragons et les montagnes des dômes de feu. Ce jour-là aucun homme ne
le connaît, mais le royaume de Dieu est déjà venu pour ceux qui ont
arraché de leur propre cœur ce qui était rampant et de nature
inférieure et ont appris à chérir ce qui est charmant et humain dans
les enfants errants des nuages et des champs[13].»
Et peut-être maintenant voudrez-vous bien suivre le résumé que je
vais essayer de vous donner, d'après Ruskin, de la Bible écrite au
porche occidental d'Amiens.
Au milieu est la statue du Christ qui est non au sens figuré, mais au
sens propre, la pierre angulaire de l'édifice. À sa gauche
(c'est-à-dire à droite pour nous qui en regardant le porche faisons
face au Christ, mais nous emploierons les mots gauche et droite par
rapport à la statue du Christ) six apôtres: près de lui Pierre, puis
s'éloignant de lui, Jacques le Majeur, Jean, Mathieu, Simon. À sa
droite Paul, puis Jacques l'évêque, Philippe, Barthélemy, Thomas et
Jude[14]. À la suite des apôtres sont les quatre grands prophètes.
Après Simon, Isaïe et Jérémie; après Jude, Ézéchiel et Daniel;
puis, sur les trumeaux de la façade occidentale tout entière viennent
les douze prophètes mineurs; trois sur chacun des quatre trumeaux, et,
en commençant par le trumeau qui se trouve le plus à gauche: Osée,
Jaël, Amos, Michée, Jonas, Abdias, Nahum, Habakuk, Sophonie, Aggée,
Zacharie, Malachie. De sorte que la cathédrale, toujours au sens
propre, repose sur le Christ et sur les prophètes qui l'ont prédit
ainsi que sur les apôtres qui l'ont proclamé. Les prophètes du Christ
et non ceux de Dieu le Père:

«La voix du monument tout entier est celle qui vient du ciel au moment
de la Transfiguration: Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le.» Aussi
Moïse qui fut un apôtre non du Christ mais de Dieu, aussi Elie qui fut
un prophète non du Christ mais de Dieu, ne sont pas ici. Mais, s'écrie
Ruskin, il y a un autre grand prophète qui d'abord ne semble
pas être ici. Est-ce que le peuple entrera dans le temple en chantant:
«Hosanna au fils de David», et ne verra aucune image de son père?
Le Christ, lui-même n'a-t-il pas déclaré: «Je suis la racine et
l'épanouissement de David», et la racine n'aurait près de soi pas
trace de la terre qui l'a nourrie? Il n'en est pas ainsi; David et son
fils sont ensemble. David est le piédestal de la statue du Christ. Il
tient son sceptre dans la main droite, un phylactère dans la gauche.
«De la statue du Christ elle-même je ne parlerai pas, aucune sculpture
ne pouvant, ni ne devant satisfaire l'espérance d'une âme aimante qui
a appris à croire en lui. Mais à cette époque elle dépassa ce qui
avait jamais été atteint jusque-là en tendresse sculptée. Et elle
était connue au loin sous le nom de: le beau Dieu d'Amiens. Elle
n'était d'ailleurs qu'un signe, un symbole de la présence divine et
non une idole, dans notre sens du mot. Et pourtant chacun la concevait
comme l'Esprit vivant, venant l'accueillir à la porte du temple, la
Parole de vie, le Roi de gloire le Seigneur des armées. «Le Seigneur
des «Vertus», _Dominus Virtutum_, c'est la meilleure traduction de
l'idée que donnaient à un disciple instruit du XIIIe siècle les
paroles du XXIVe psaume.»
Nous ne pouvons pas nous arrêter à chacune des statues du porche
occidental. Ruskin vous expliquera le sens des bas-reliefs qui sont
placés au-dessous (deux bas-reliefs quatre-feuilles placés au-dessous
l'un de l'autre sous chacune d'elles), ceux qui sont placés sous chaque
apôtre représentant, le bas-relief supérieur la vertu qu'il a
enseignée ou pratiquée, l'inférieur le vice opposé. Au-dessous des
prophètes les bas-reliefs figurent leurs prophéties[15].
Sous saint Pierre est le Courage avec un léopard sur son écusson;
au-dessous du Courage la Poltronnerie est figurée par un homme qui,
effrayé par un animal laisse tomber son épée, tandis qu'un oiseau
continue de chanter: «Le poltron n'a pas le courage d'une grive.» Sous
saint André est la Patience dont l'écusson porte un bœuf (ne reculant
jamais).
Au-dessous de la Patience, la Colère: une femme poignardant un homme
avec une épée (la Colère, vice essentiellement féminin qui n'a aucun
rapport avec l'indignation). Sous saint Jacques, la Douceur dont
l'écusson porte un agneau, et la Grossièreté: une femme donnant un
coup de pied par-dessus son échanson, «les formes de la plus grande
grossièreté française étant dans les gestes du cancan».
Sous saint Jean, l'Amour, l'Amour divin, non l'amour humain: «Moi en
eux et toi en moi.» Son écusson supporte un arbre avec des branches
greffées dans un tronc abattu. «Dans ces jours-là le Messie sera
abattu, mais pas pour lui-même.» Au-dessous de l'Amour, la Discorde:
un homme et une femme qui se querellent; elle a laissé tomber sa
quenouille. Sous saint Mathieu, l'Obéissance. Sur son écusson, un
chameau: «Aujourd'hui c'est la bête la plus désobéissante et la plus
insupportable, dit Ruskin; mais le sculpteur du Nord connaissait peu son
caractère. Comme elle passe malgré tout sa vie dans les services les
plus pénibles, je pense qu'il l'a choisie comme symbole de
l'obéissance passive qui n'éprouve ni joie ni sympathie comme en
ressent le cheval, et qui, d'autre part, n'est pas capable de faire du
mal comme le bœuf. Il est vrai que sa morsure est assez dangereuse,
mais à Amiens, il est fort probable que cela n'était pas connu, même
des croisés, qui ne montaient que leurs chevaux ou rien.»
Au-dessous de l'Obéissance, la Rébellion, un homme claquant du doigt
devant son évêque («comme Henri VIII devant le Pape et les badauds
anglais et français devant tous les prêtres quels qu'ils soient»).
Sous saint Simon, la Persévérance caresse un lion et tient sa
couronne. «Tiens ferme ce que tu as afin qu'aucun homme ne prenne ta
couronne.» Au-dessous, l'Athéisme laisse ses souliers à la porte de
l'église. «L'infidèle insensé est toujours représenté, aux XIIe et
XIIIe siècles, nu-pieds, le Christ ayant ses pieds enveloppés avec la
préparation de l'Évangile de la Paix. «Combien sont beaux tes pieds
dans tes souliers, ô fille de Prince!»

Au-dessous de saint Paul est la Foi. Au-dessous de la Foi est
l'Idolâtrie adorant un monstre. Au-dessous de saint Jacques l'évêque
est l'Espérance qui tient un étendard avec une croix. Au-dessous de
l'Espérance, le Désespoir, qui se poignarde.

Sous saint Philippe est la Charité qui donne son manteau à
un mendiant nu.

Sous saint Barthélemy, la Chasteté avec le phœnix, et au-dessous
d'elle, la Luxure, figurée par un jeune homme embrassant une femme qui
tient un sceptre et un miroir. Sous saint Thomas, la Sagesse (un
écusson avec une racine mangeable signifiant la tempérance
commencement de la sagesse). Au-dessous d'elle, la Folie: le type usité
dans tous les psautiers primitifs d'un glouton armé d'un gourdin. «Le
fou a dit dans son cœur: «Il n'y a pas de Dieu, il dévore mon peuple
comme un morceau de pain.» (Psaume LIII, cité par M. Male.) Sous saint
Jude, l'Humilité qui porte un écusson avec une colombe, et l'Orgueil
qui tombe de cheval.

«Remarquez, dit Ruskin, que les apôtres sont tous sereins, presque
tous portent un livre, quelques-uns une croix, mais tous le même
message: «Que la paix soit dans cette maison et si le Fils de la Paix
est né», etc...; mais les prophètes tous chercheurs, ou pensifs, ou
tourmentés, ou s'étonnant, ou priant, excepté Daniel. Le plus
tourmenté de tous est Isaïe. Aucune scène de son martyre n'est
représentée, mais le bas-relief qui est au-dessous de lui le montre
apercevant le Seigneur dans son temple et cependant il a le sentiment
qu'il a les lèvres impures. Jérémie aussi porte sa croix, mais plus
sereinement.»
Nous ne pouvons malheureusement pas nous arrêter aux bas-reliefs qui
figurent, au-dessous des prophètes, les versets de leurs principales
prophéties: Ézéchiel assis devant deux roues[16], Daniel tenant un
livre que soutiennent des lions[17], puis assis au festin de Balthazar,
le figuier et la vigne sans feuilles, le soleil et la lune sans lumière
qu'a prophétisés Joël[18], Amos cueillant les feuilles de la vigne
sans fruits pour nourrir ses moutons qui ne trouvent pas d'herbe[19],
Jonas s'échappant des flots, puis assis sous un calebassier, Habakuk
qu'un ange tient par les cheveux visitant Daniel qui caresse un jeune
lion[20], les prophéties de Sophonie: les bêtes de Ninive, le Seigneur
une lanterne dans chaque main, le hérisson et le butor[21], etc.
Je n'ai pas le temps de vous conduire aux deux portes secondaires du
porche occidental, celle de la Vierge[22] (qui contient, outre la statue
de la Vierge: à gauche de la Vierge, celle de l'Ange Gabriel, de la
Vierge Annunciade, de la Vierge Visitante, de sainte Élisabeth, de la
Vierge présentant l'Enfant de saint Siméon, et à droite les trois
Rois-Mages, Hérode, Salomon et la reine de Saba, chaque statue ayant
au-dessous d'elle, comme celles du porche principal, des bas-reliefs
dont le sujet se rapporte à elle),--et celle de saint Firmin qui
contient les statues de saints Diocèse. C'est sans doute à cause de
cela, parce que ce sont «des amis des Amiénois», qu'au-dessous d'eux
les bas-reliefs représentent les signes du Zodiaque et les travaux de
chaque mois, bas-reliefs que Ruskin admire entre tous. Vous trouverez au
musée du Trocadéro les moulages de ces bas-reliefs de la
Saint-Firmin[23] et dans le livre de M. Male des commentaires charmants
sur la vérité locale et climatérique de ces petites scènes de genre.
«Je n'ai pas ici, dit alors Ruskin, à étudier l'art de ces
bas-reliefs. Ils n'ont jamais dû servir autrement que comme guides pour
la pensée. Et si le lecteur veut simplement se laisser conduire ainsi,
il sera libre de se créer à lui-même de plus beaux tableaux dans son
cœur; et en tous cas, il pourra entendre les vérités suivantes
qu'affirme leur ensemble.
«D'abord, à travers ce Sermon sur la Montagne d'Amiens, le Christ
n'est jamais représenté comme le Crucifié, n'éveille pas un instant
la pensée du Christ mort; mais apparaît comme le Verbe Incarné--comme
l'Ami présent--comme le Prince de la Paix sur la terre--comme le Roi
Éternel dans le ciel. Ce que sa vie est, ce que ses commandements sont,
et ce que son jugement sera, voilà ce qui nous est enseigné, non pas
ce qu'il a fait jadis, ce qu'il a souffert jadis, mais bien ce qu'il
fait à présent, et ce qu'il nous ordonne de faire. Telle est la pure,
joyeuse et belle leçon que nous donne le christianisme; et la
décadence de cette foi, et les corruptions d'une pratique dissolvante
peuvent être attribuées à ce que nous nous sommes accoutumés à
fixer nos regards sur la mort du Christ, plutôt que sur sa vie, et à
substituer la méditation de sa souffrance passée à celle de notre
devoir présent.
«Puis secondement, quoique le Christ ne porte pas sa croix, les
prophètes affligés, les apôtres persécutés, les disciples martyrs,
portent les leurs. Car s'il vous est salutaire de vous rappeler ce que
votre créateur immortel a fait pour vous, il ne l'est pas moins de vous
rappeler ce que des hommes mortels, nos semblables, ont fait aussi. Vous
pouvez, à votre gré, renier le Christ, renoncer à lui, mais le
martyre, vous pouvez seulement l'oublier; le nier vous ne le pouvez pas.
Chaque pierre de cette construction a été cimentée de son sang.
Gardant donc ces choses dans votre cœur, tournez-vous maintenant vers
la statue centrale du Christ; écoutez son message et comprenez-le. Il
tient le livre de la Loi éternelle dans sa main gauche; avec la droite,
il bénit: mais bénit sous conditions: «Fais ceci et tu vivras» ou
plutôt dans un sens plus strict, plus rigoureux: «Sois ceci et tu
vivras»: montrer de la pitié n'est rien, ton âme doit être pleine de
pitié; être pur en action n'est rien, tu dois être pur aussi dans ton
cœur.
«Et avec cette parole de la loi inabolie:
«Ceci si tu ne le fais pas, ceci si tu ne l'es pas, tu
mourras».--Mourir--quelque sens que vous donniez au mot--totalement et
irrévocablement.
«L'évangile et sa puissance sont entièrement écrits dans les grandes
œuvres des vrais croyants: en Normandie et en Sicile, sur les îlots
des rivières de France, aux vallées des rivières d'Angleterre, sur
les rochers d'Orvieto, près des sables de l'Arno. Mais l'enseignement
qui est à la fois le plus simple et le plus complet, qui parle avec le
plus d'autorité à l'esprit actif du Nord est celui qui de l'Europe se
dégage des premières pierres d'Amiens.
«Toutes les créatures humaines, dans tous les temps et tous les
endroits du monde, qui ont des affections chaudes, le sens commun et
l'empire sur elles mêmes, ont été et sont naturellement morales. La
connaissance et le commandement de ces choses n'a rien à faire avec la
religion.
«Mais si, aimant les créatures qui sont comme vous-mêmes, vous sentez
que vous aimeriez encore plus chèrement des créatures meilleures que
vous-mêmes si elles vous étaient révélées, si, vous efforçant de
tout votre pouvoir d'améliorer ce qui est mal près de vous et autour
de vous, vous aimiez à penser au jour ou le juge de toute la terre
rendra tout juste et où les petites collines se réjouiront de tous
côtés, si, vous séparant des compagnons qui vous ont donné toute la
meilleure joie que vous ayez eue sur la terre, vous désirez jamais
rencontrer de nouveau leurs yeux et presser leurs mains--là où les
yeux ne seront plus voilés, où les mains ne failliront plus, si, vous
préparant à être couchés sous l'herbe dans le silence et la solitude
sans plus voir la beauté, sans plus sentir la joie, vous vouliez vous
préoccuper de la promesse qui vous a été faite d'un temps dans lequel
vous verriez la lumière de Dieu et connaîtriez les choses que vous
aviez soif de connaître, et marcheriez dans la paix de l'amour
éternel--alors l'espoir de ces choses pour vous est la religion; leur
substance dans votre vie est la foi. Et dans leur vertu il nous est
promis que les royaumes de ce monde deviendront un jour les royaumes de
Notre-Seigneur et de son Christ[24].»

Voici terminé l'enseignement que les hommes du XIIIe siècle allaient
chercher à la cathédrale et que, par un luxe inutile et bizarre, elle
continue à donner en une sorte de livre ouvert, écrit dans un langage
solennel où chaque caractère est une œuvre d'art, et que personne ne
comprend plus. Lui donnant un sens moins littéralement religieux qu'au
moyen âge ou même seulement un sens esthétique, vous avez pu
néanmoins le rattacher à quelqu'un de ces sentiments qui nous
apparaissent par-delà notre vie comme la véritable réalité, à une
de «ces étoiles à qui il convient d'attacher notre char». Comprenant
mal jusque-là la portée de l'art religieux au moyen âge, je m'étais
dit, dans ma ferveur pour Ruskin: Il m'apprendra, car lui aussi, en
quelques parcelles du moins, n'est-il pas la vérité? Il fera entrer
mon esprit là où il n'avait pas accès, car il est la porte. Il me
purifiera, car son inspiration est comme le lys de la vallée. Il
m'enivrera et me vivifiera, car il est la vigne et la vie. Et j'ai senti
en effet que le parfum mystique des rosiers de Saron n'était pas à
tout jamais évanoui, puisqu'on le respire encore, au moins dans ses
paroles. Et voici qu'en effet les pierres d'Amiens ont pris pour moi la
dignité des pierres de Venise, et comme la grandeur qu'avait la Bible,
alors qu'elle était encore vérité dans le cœur des hommes et beauté
grave dans leurs œuvres. _La Bible d'Amiens_ n'était, dans l'intention
de Ruskin, que le premier livre d'une série intitulée: _Nos pères
nous ont dit_; et en effet si les vieux prophètes du porche d'Amiens
furent sacrés à Ruskin, c'est que l'âme des artistes du XIIIe siècle
était encore en eux. Avant même de savoir si je l'y trouverais, c'est
l'âme de Ruskin que j'y allais chercher et qu'il a imprimée aussi
profondément aux pierres d'Amiens qu'y avaient imprimé la leur ceux
qui les sculptèrent, car les paroles du génie peuvent aussi bien que
le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi
est une «lampe du sacrifice» qui se consume pour éclairer les
descendants. Je me conformais inconsciemment à l'esprit du titre: _Nos
pères nous ont dit_, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le
désir d'y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces
hommes d'autrefois, parce qu'en eux étaient la foi et la beauté,
s'était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux
prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur. Pour Ruskin, les
statues de Jérémie, d'Ézéchiel et d'Amos n'étaient peut-être plus
tout à fait dans le même sens que pour les sculpteurs d'autrefois les
statues de Jérémie, d'Ézéchiel et d'Amos; elles étaient du moins
l'œuvre pleine d'enseignements de grands artistes et d'hommes de foi,
et le sens éternel des prophéties désapprises. Pour nous, si d'être
l'œuvre de ces artistes et le sens de ces paroles ne suffit plus à
nous les rendre précieuses qu'elles soient du moins pour nous les
choses où Ruskin a trouvé cet esprit, frère du sien et père du
nôtre. Avant que nous arrivions à la cathédrale, n'était-elle pas
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