La Bible d'Amiens - 01

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JOHN RUSKIN
LA
BIBLE D'AMIENS
TRADUCTION, NOTES ET PRÉFACE
PAR
MARCEL PROUST
CINQUIÈME EDITION
PARIS
MERCURE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
MCMX


TABLE
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
I.--AVANT-PROPOS....................................... 9
II.--NOTRE-DAME D'AMIENS SELON RUSKIN................. 15
III.--JOHN RUSKIN....................................... 48
IV.--POST-SCRIPTUM..................................... 78
LA BIBLE D'AMIENS
PRÉFACE........................................... 99
I.--AU BORD DES COURANTS D'EAU VIVE.................. 105
NOTES DU CHAPITRE I............................ 138
II.--SOUS LE DRACHENFELS............................. 147
III.--LE DOMPTEUR DE LIONS............................. 192
IV.--INTERPRÉTATIONS.................................. 249
APPENDICE I
LISTE CHRONOLOGIQUE DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DONT
IL EST FAIT MENTION DANS «LA BIBLE D'AMIENS» . . . . 343
APPENDICE II
PLAN GÉNÉRAL DE «NOS PÈRES NOUS ONT DIT».............. 345


À LA MÉMOIRE
DE
MON PÈRE
FRAPPÉ EN TRAVAILLANT LE 24 NOVEMBRE 1903
MORT LE 26 NOVEMBRE
CETTE TRADUCTION
EST TENDREMENT DÉDIÉE

M. P.

«Puis vient le temps du travail...;
puis le temps de la mort, qui
dans les vies heureuses est très
court.»

JOHN RUSKIN.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR


I--AVANT-PROPOS

Je donne ici une traduction de la _Bible d'Amiens_, de John Ruskin. Mais
il m'a semblé que ce n'était pas assez pour le lecteur. Ne lire qu'un
livre d'un auteur, c'est voir cet auteur une fois. Or, en causant une
fois avec une personne, on peut discerner en elle des traits singuliers.
Mais c'est seulement par leur répétition, dans des circonstances
variées, qu'on peut les reconnaître pour caractéristiques et
essentiels. Pour un écrivain, pour un musicien ou pour un peintre,
cette variation des circonstances qui permet de discerner, par une sorte
d'expérimentation, les traits permanents du caractère, c'est la
variété des œuvres. Nous retrouvons, dans un second livre, dans un
autre tableau, les particularités dont la première fois nous aurions
pu croire qu'elles appartenaient au sujet traité autant qu'à
l'écrivain ou au peintre. Et du rapprochement des œuvres différentes
nous dégageons des traits communs dont l'assemblage compose la
physionomie morale de l'artiste. Quand plusieurs portraits peints par
Rembrandt, d'après des modèles différents, sont réunis dans une
salle, nous sommes aussitôt frappés par ce qui leur est commun à tous
et qui est les traits mêmes de la figure de Rembrandt. En mettant une
note au bas du texte de _la Bible d'Amiens_, chaque fois que ce texte
éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir d'autres
ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage qui
m'était ainsi revenu à l'esprit, j'ai tâché de permettre au lecteur
de se placer dans la situation de quelqu'un qui ne se trouverait pas en
présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant eu avec lui
des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses paroles, reconnaître ce
qui est, chez lui, permanent et fondamental. Ainsi j'ai essayé de
pourvoir le lecteur comme d'une mémoire improvisée où j'ai disposé
des souvenirs des autres livres de Ruskin,--sorte de caisse de
résonance, où les paroles de _la Bible d'Amiens_ pourront prendre plus
de retentissement en y éveillant des échos fraternels. Mais aux
paroles de _la Bible d'Amiens_ ces échos ne répondront pas sans doute,
ainsi qu'il arrive dans une mémoire qui s'est faite elle-même, de ces
horizons inégalement lointains, habituellement cachés à nos regards
et dont notre vie elle-même a mesuré jour par jour les distances
variées. Ils n'auront pas, pour venir rejoindre la parole présente
dont la ressemblance les a attirés, à traverser la résistante douceur
de cette atmosphère interposée qui a l'étendue même de notre vie et
qui est toute la poésie de la mémoire.
Au fond, aider le lecteur à être impressionné par ces traits
singuliers, placer sous ses yeux des traits similaires qui lui
permettent de les tenir pour les traits essentiels du génie d'un
écrivain, devrait être la première partie de la tâche de tout
critique.
S'il a senti cela, et aidé à le sentir, son office est à peu près
rempli. Et, s'il ne l'a pas senti, il pourra écrire tous les livres du
monde sur Ruskin: l'Homme, l'Écrivain, le Prophète, l'Artiste, la
Portée de son Action, les Erreurs de la Doctrine, toutes ces
constructions s'élèveront peut-être très haut, mais à côté du
sujet; elles pourront porter aux nues la situation littéraire du
critique, mais ne vaudront pas, pour l'intelligence de l'œuvre, la
perception exacte d'une nuance juste, si légère semble-t-elle.
Je conçois pourtant que le critique devrait ensuite aller plus loin. Il
essayerait de reconstituer ce que pouvait être la singulière vie
spirituelle d'un écrivain hanté de réalités si spéciales, son
inspiration étant la mesure dans laquelle il avait la vision de ces
réalités, son talent la mesure dans laquelle il pouvait les recréer
dans son œuvre, sa moralité, enfin, l'instinct qui, les lui faisant
considérer sous un aspect d'éternité (quelque particulières que ces
réalités nous paraissent), le poussait à sacrifier au besoin de les
apercevoir et à la nécessité de les reproduire pour en assurer une
vision durable et claire, tous ses plaisirs, tous ses devoirs et
jusqu'à sa propre vie, laquelle n'avait de raison d'être que comme
étant la seule manière possible d'entrer en contact avec ces
réalités, de valeur que celle que peut avoir pour un physicien un
instrument indispensable à ses expériences. Je n'ai pas besoin de dire
que cette seconde partie de l'office du critique, je n'ai pas essayé de
la remplir ici à l'égard de Ruskin. Cela pourra être l'objet de
travaux ultérieurs. Ceci n'est qu'une traduction, et, pour les notes,
la plupart du temps je me suis contenté d'y donner la citation qui me
paraissait juste sans y ajouter de commentaires. Quelques notes
cependant sont plus développées. Celles-là eussent été plus à leur
place, si au lieu de les laisser çà et là, au bas des pages, je les
avais fait entrer dans ma préface, qu'elles complètent et rectifient
sur plusieurs points. Mais je ne l'ai pas voulu, cette préface
reproduisant simplement, sauf cet avant-propos et un post-scriptum plus
récent, des articles qu'au moment de la mort de Ruskin j'avais donnés
au _Mercure de France_ et à _la Gazette des Beaux-Arts._
D'autres notes ont un caractère différent. Celles du chapitre IV sont
surtout archéologiques. Enfin, chaque fois que Ruskin, par voie de
citation mais bien plus souvent d'allusion, fait entrer dans la
construction de ses phrases quelque souvenir de la Bible, comme les
Vénitiens intercalaient dans leurs monuments les sculptures sacrées et
les pierres précieuses qu'ils rapportaient d'Orient, j'ai cherché
toujours la référence exacte, pour que le lecteur, en voyant quelles
transformations Ruskin faisait subir au verset avant de se l'assimiler,
se rendît mieux compte de la chimie mystérieuse et toujours identique,
de l'activité originale et spécifique de son esprit. Je n'ai pu me
fier pour la recherche des références ni à l'_Index de la Bible
d'Amiens_ ni au livre de Mlles Gibbs, _The Bible References of Ruskin_,
qui sont excellents mais par trop incomplets. Et c'est de la Bible
elle-même que je me suis servi.
Le texte traduit ici est celui de _la Bible d'Amiens_ inextenso. Malgré
les conseils différents qui m'avaient été donnés et que j'aurais
peut-être dû suivre, je n'en ai pas omis un seul mot. Mais ayant pris
ce parti, pour que le lecteur pût avoir de _la Bible d'Amiens_ une
version intégrale, je dois lui accorder qu'il y a bien des longueurs
dans ce livre comme dans tous ceux que Ruskin a écrits à la fin de sa
vie. De plus, dans cette période de sa vie, Ruskin a perdu tout respect
de la syntaxe et tout souci de la clarté, plus que le lecteur ne
consentira souvent à le croire. Il accusera alors très injustement les
fautes du traducteur.
Pour les mêmes raisons, j'ai donné tous les appendices, sauf l'_Index
alphabétique_, et _la liste des photographies de la cathédrale_ par M.
Kaltenbacher, photographies qu'on pouvait autrefois acheter avec _la
Bible d'Amiens._ Enfin, l'édition anglaise est ornée de quatre
gravures qui ne sont pas reproduites ici, _la Madone de Cimabue, Amiens
le jour des Trépassés_ (je décris cette gravure plus loin, pages 66
et 67), _le Porche nord avant sa restauration._ On comprend que des
photographies de la Cathédrale se vendant avec le livre, Ruskin ait
choisi pour ses gravures des sujets ne se rapportant que par une sorte
d'allusion aux descriptions qu'il donne de la cathédrale et ne faisant
pas double emploi avec les photographies. Mais ceux qui ont l'habitude
des livres de Ruskin verront plus volontiers dans le choix un peu
singulier des sujets de ces gravures un effet de cette disposition
originale, on peut presque dire humoristique, de son esprit--qui lui
faisait en quelque sorte manquer toujours au programme indiqué, mettre
en regard de la description du Baptême du Christ par Giotto, une
gravure représentant le Baptême du Christ non par Giotto, mais tel
qu'on le voit dans un vieux psautier, ou bien, dans une étude sur
l'église Saint-Marc, ne décrire aucune des parties importantes de
Saint-Marc et consacrer de nombreuses pages à la description d'un
bas-relief qu'on ne remarque jamais, qu'on distingue difficilement, et
qui est d'ailleurs sans intérêt; mais ce sont là des défauts de
l'esprit de Ruskin que ses admirateurs reconnaissent au passage avec
plaisir parce qu'ils savent qu'ils font, fût-ce à titre de tics,
partie intégrante de la physionomie particulière du grand écrivain.
Il me reste à exprimer ma reconnaissance plus particulière, parmi tant
de personnes dont les conseils m'ont été précieux, à M. Alfred
Vallette qui a donné à cette édition des soins infiniment
intelligents et généreux, qui lui font le plus grand honneur; à M.
Charles Ephrussi, toujours si bon pour moi, qui a facilité toutes mes
recherches en mettant à ma disposition la bibliothèque de _la Gazette
des Beaux-Arts_ et à M. Robert d'Humières. Quand j'étais arrêté par
une forme difficile de langage, j'allais consulter le merveilleux
traducteur de Kipling, et il résolvait aussitôt la difficulté avec
son étonnante compréhension des textes anglais où il entre autant
d'intuition que de savoir. Bien des fois, sans jamais se lasser, il me
fut ainsi secourable. Qu'il en soit ici affectueusement remercié.


II--NOTRE-DAME D'AMIENS
SELON RUSKIN[1]

Je voudrais donner au lecteur le désir et le moyen d'aller passer une
journée à Amiens en une sorte de pèlerinage ruskinien. Ce n'était
pas la peine de commencer par lui demander d'aller à Florence ou à
Venise, quand Ruskin a écrit sur Amiens tout un livre[2]. Et, d'autre
part, il me semble que c'est ainsi que doit être célébré le «culte
des Héros», je veux dire en esprit et en vérité. Nous visitons le
lieu où un grand homme est né et le lieu où il est mort; mais les
lieux qu'il admirait entre tous, dont c'est la beauté même que nous
aimons dans ses livres, ne les habitait-il pas davantage?
Nous honorons d'un fétichisme qui n'est qu'illusion une tombe où reste
seulement de Ruskin ce qui n'était pas lui-même, et nous n'irions pas
nous agenouiller devant ces pierres d'Amiens, à qui il venait demander
sa pensée, qui la gardent encore, pareilles à la tombe d'Angleterre
où d'un poète dont le corps fut consumé, ne reste--arraché aux
flammes d'un geste sublime et tendre par un autre poète--que le
cœur[3]?
Sans doute le snobisme qui fait paraître raisonnable tout ce qu'il
touche n'a pas encore atteint (pour les Français du moins) et par là
préservé du ridicule, ces promenades esthétiques. Dites que vous
allez à Bayreuth entendre un opéra de Wagner, à Amsterdam visiter une
exposition, on regrettera de ne pouvoir vous accompagner. Mais, si vous
avouez que vous allez voir, à la Pointe du Raz, une tempête, en
Normandie, les pommiers en fleurs, à Amiens, une statue aimée de
Ruskin, on ne pourra s'empêcher de sourire. Je n'en espère pas moins
que vous irez à Amiens après m'avoir lu.
Quand on travaille pour plaire aux autres on peut ne pas réussir, mais
les choses qu'on a faites pour se contenter soi-même ont toujours
chance d'intéresser quelqu'un. Il est impossible qu'il n'existe pas de
gens qui prennent quelque plaisir à ce qui m'en a tant donné. Car
personne n'est original, et fort heureusement pour la sympathie et la
compréhension qui sont de si grands plaisirs dans la vie, c'est dans
une trame universelle que nos individualités sont taillées. Si l'on
savait analyser l'âme comme la matière, on verrait que, sous
l'apparente diversité des esprits aussi bien que sous celle des choses,
il n'y a que peu de corps simples et d'éléments irréductibles et
qu'il entre dans la composition de ce que nous croyons être notre
personnalité, des substances fort communes et qui se retrouvent un peu
partout dans l'Univers.
Les indications que les écrivains nous donnent dans leurs œuvres sur
les lieux qu'ils ont aimés sont souvent si vagues que les pèlerinages
que nous y essayons en gardent quelque chose d'incertain et d'hésitant
et comme la peur d'avoir été illusoires. Comme ce personnage d'Edmond
de Goncourt cherchant une tombe qu'aucune croix n'indique, nous en
sommes réduits à faire nos dévotions «au petit bonheur». Voilà un
genre de déboires que vous n'aurez pas à redouter avec Ruskin, à
Amiens surtout; vous ne courrez pas le risque d'y être venu passer un
après-midi sans avoir su le trouver dans la cathédrale: il est venu
vous chercher à la gare. Il va s'informer non seulement de la façon
dont vous êtes doué pour ressentir les beautés de la cathédrale,
mais du temps que l'heure du train que vous comptez reprendre vous
permet d'y consacrer. Il ne vous montrera pas seulement le chemin qui
mène à Notre-Dame, mais tel ou tel chemin, selon que vous serez plus
ou moins pressé. Et comme il veut que vous le suiviez dans les libres
dispositions de l'esprit que donne la satisfaction du corps, peut-être
aussi pour vous montrer qu'à la façon des saints à qui vont ses
préférences, il n'est pas contempteur du plaisir «honnête[4]»,
avant de vous mener à l'église, il vous conduira chez le pâtissier.
Vous arrêtant à Amiens dans une pensée d'esthétique, vous êtes
déjà le bienvenu, car beaucoup ne font pas comme vous: «L'intelligent
voyageur anglais, dans ce siècle fortuné, sait que, à mi-chemin entre
Boulogne et Paris, il y a une station de chemin de fer importante où
son train, ralentissant son allure, le roule avec beaucoup plus que le
nombre moyen des bruits et des chocs attendus à l'entrée de chaque
grande gare française, afin de rappeler par des sursauts le voyageur
somnolent ou distrait au sentiment de sa situation. Il se souvient aussi
probablement qu'à cette halte au milieu de son voyage, il y a un buffet
bien servi où il a le privilège de dix minutes d'arrêt. Il n'est
toutefois pas aussi clairement conscient que ces dix minutes d'arrêt
lui sont accordées à moins de minutes de marche de la grande place
d'une ville qui a été un jour la Venise de la France. En laissant de
côté les îles des lagunes, la «Reine des «Eaux» de la France
était à peu près aussi large que «Venise elle-même», etc.
Mais c'est assez parler du voyageur pour qui Amiens n'est qu'une station
de choix à vous qui venez pour voir la cathédrale et qui méritez
qu'on vous fasse bien employer votre temps; on va vous mener à
Notre-Dame, mais par quel chemin?

«Je n'ai jamais été capable de décider quelle était vraiment la
meilleure manière d'aborder la cathédrale pour la première fois. Si
vous avez plein loisir et que le jour soit beau[5], le mieux serait de
descendre la rue principale de la vieille ville, traverser la rivière
et passer tout à fait en dehors vers la colline calcaire sur laquelle
s'élève la citadelle. De là vous comprendrez la hauteur réelle des
tours et de combien elles s'élèvent au-dessus du reste de la ville,
puis en revenant trouvez votre chemin par n'importe quelle rue de
traverse; prenez les ponts que vous trouverez; plus les rues seront
tortueuses et sales, mieux ce sera, et, que vous arriviez d'abord à la
façade ouest[6] ou à l'abside, vous les trouverez dignes de toute la
peine que vous aurez eue à les atteindre.
«Mais si le jour est sombre, comme cela peut arriver quelquefois, même
en France, ou si vous ne pouvez ni ne voulez marcher, ce qui peut aussi
arriver à cause de tous nos sports athlétiques et de nos lawn-tennis,
ou si vraiment il faut que vous alliez à Paris cet après-midi et que
vous vouliez seulement voir tout ce que vous pouvez en une heure ou
deux, alors, en supposant cela, malgré ces faiblesses, vous êtes
encore une assez gentille sorte de personne pour laquelle il est de
quelque conséquence de savoir par quelle voie elle arrivera à une
jolie chose et commencera à la regarder. J'estime que le mieux est
alors de monter à pied la rue des Trois-Cailloux. Arrêtez-vous un
moment sur le chemin pour vous tenir en bonne humeur, et achetez
quelques tartes et bonbons dans une des charmantes boutiques de
pâtissier qui sont à gauche. Juste après les avoir passées, demandez
le théâtre, et vous monterez droit au transept sud qui a vraiment en
soi de quoi plaire à tout le monde. Chacun est forcé d'aimer
l'ajourement aérien de la flèche qui le surmonte et qui semble se
courber vers le vent d'ouest, bien que cela ne soit pas;--du moins sa
courbure est une longue habitude contractée graduellement avec une
grâce et une soumission croissantes pendant ces trois derniers cents
ans,--et arrivant tout à fait au porche, chacun doit aimer la jolie
petite madone française qui en occupe le milieu, avec sa tête un peu
de côté, son nimbe de côté aussi, comme un chapeau seyant. Elle est
une madone de décadence, en dépit, ou plutôt en raison de sa joliesse
et de son gai sourire de soubrette; elle n'a rien à faire là non plus
car ceci est le porche de saint Honoré, non le sien. Saint Honoré
avait coutume de se tenir là, rude et gris, pour vous recevoir; il est
maintenant banni au porche nord où jamais n'entre personne. Il y a
longtemps de cela, dans le XIVe siècle, quand le peuple commença pour
la première fois à trouver le christianisme trop grave, fit une foi
plus joyeuse pour la France et voulut avoir partout une madone soubrette
aux regards brillants, laissant sa propre Jeanne d'Arc aux yeux sombres
se faire brûler comme sorcière; et depuis lors les choses allèrent
leur joyeux train, tout droit, «ça allait, ça ira», aux plus joyeux
jours de la guillotine. Mais pourtant ils savaient encore sculpter au
XIVe siècle, et la madone et son linteau d'aubépines en fleurs sont
dignes que vous les regardiez, et encore plus les sculptures aussi
délicates et plus calmes qui sont au dessus, qui racontent la propre
histoire de saint Honoré dont on parle peu aujourd'hui dans le faubourg
de Paris qui porte son nom.
«Mais vous devez être impatients d'entrer dans la cathédrale. Mettez
d'abord un sou dans la boîte de chacun des mendiants qui se tiennent
là. Ce n'est pas votre affaire de savoir s'ils devraient ou non être
là ou s'ils méritent d'avoir le sou. Sachez seulement si vous-mêmes
méritez d'en avoir un à donner et donnez-le joliment et non comme s'il
vous brûlait les doigts[7].»

C'est ce deuxième itinéraire, le plus simple, et, celui, je suppose,
que vous préférerez, que j'ai suivi, la première fois que je suis
allé à Amiens; et, au moment où le portail sud m'apparut, je vis
devant moi, sur la gauche, à la même place qu'indique Ruskin, les
mendiants dont il parle, si vieux d'ailleurs que c'étaient peut-être
encore les mêmes. Heureux de pouvoir commencer si vite à suivre les
prescriptions ruskiniennes, j'allai avant tout leur faire l'aumône,
avec l'illusion, où il entrait de ce fétichisme que je blâmais tout
à l'heure, d'accomplir un acte élevé de piété envers Ruskin.
Associé à ma charité, de moitié dans mon offrande, je croyais le
sentir qui conduisait mon geste. Je connaissais et, à moins de frais,
l'état d'âme de Frédéric Moreau dans l'_Éducation sentimentale_,
quand sur le bateau, devant Mme Arnoux, il allonge vers la casquette du
harpiste sa main fermée et «l'ouvrant avec pudeur» y dépose un louis
d'or. «Ce n'était pas, dit Flaubert, la vanité qui le poussait à
faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où
il l'associait, un mouvement de cœur presque religieux.»
Puis, étant trop près du portail pour en voir l'ensemble, je revins
sur mes pas, et arrivé à la distance qui me parut convenable, alors
seulement je regardai. La journée était splendide et j'étais arrivé
à l'heure où le soleil fait, à cette époque, sa visite quotidienne
à la Vierge jadis dorée et que seul il dore aujourd'hui pendant les
instants où il lui restitue, les jours où il brille, comme un éclat
différent, fugitif et plus doux. Il n'est pas d'ailleurs un saint que
le soleil ne visite, donnant aux épaules de celui-ci un manteau de
chaleur, au front de celui-là une auréole de lumière. Il n'achève
jamais sa journée sans avoir fait le tour de l'immense cathédrale.
C'était l'heure de sa visite à la Vierge, et c'était à sa caresse
momentanée qu'elle semblait adresser son sourire séculaire, ce sourire
que Ruskin trouve, vous l'avez vu, celui d'une soubrette à laquelle il
préfère les Reines, d'un art plus naïf et plus grave, du porche royal
de Chartres. Je renvoie ici le lecteur aux pages de _The Two Paths_ que
j'ai données plus loin en note pages 260, 261 et 262 et où Ruskin
compare aux reines de Chartres la Vierge Dorée. Si j'y fais allusion
ici c'est que _The Two Paths_ étant de 1858, et _la Bible d'Amiens_ de
1885, le rapprochement des textes et des dates montre à quel point _la
Bible d'Amiens_ diffère de ces livres comme nous en écrivons tant sur
les choses que nous avons étudiées pour pouvoir en parler (à supposer
même que nous ayons pris cette peine) au lieu de parler des choses
parce que nous les avons dès longtemps étudiées, pour contenter un
goût désintéressé, et sans songer qu'elles pourraient faire plus
tard la matière d'un livre. J'ai pensé que vous aimeriez mieux _la
Bible d'Amiens_, de sentir qu'en la feuilletant ainsi, c'étaient des
choses sur lesquelles Ruskin a, de tout temps, médité, celles qui
expriment par là le plus profondément sa pensée, que vous preniez
connaissance; que le présent qu'il vous faisait était de ceux qui sont
le plus précieux à ceux qui aiment, et qui consistent dans les objets
dont on s'est longtemps servi soi-même sans intention de les donner un
jour, rien que pour soi. En écrivant son livre, Ruskin n'a pas eu à
travailler pour vous, il n'a fait que publier sa mémoire et vous ouvrir
son cœur. J'ai pensé que la Vierge Dorée prendrait quelque importance
à vos yeux, quand vous verriez que, près de trente ans avant _la Bible
d'Amiens_, elle avait, dans la mémoire de Ruskin, sa place où, quand
il avait besoin de donner à ses auditeurs un exemple, il savait la
trouver, pleine de grâce et chargée de ces pensées graves à qui il
donnait souvent rendez-vous devant elle. Alors elle comptait déjà
parmi ces manifestations de la beauté qui ne donnaient pas seulement à
ses yeux sensibles une délectation comme il n'en connut jamais de plus
vive, mais dans lesquelles la Nature, en lui donnant ce sens
esthétique, l'avait prédestiné à aller chercher, comme dans son
expression la plus touchante, ce qui peut être recueilli sur la terre
du Vrai et du Divin.
Sans doute, si, comme on l'a dit, à l'extrême vieillesse, la pensée
déserta la tête de Ruskin, comme ces oiseaux mystérieux qui dans une
toile célèbre de Gustave Moreau n'attend pas l'arrivée de la mort
pour fuir la maison,--parmi les formes familières qui traversèrent
encore la confuse rêverie du vieillard sans que la réflexion pût s'y
appliquer au passage, tenez pour probable qu'il y eut la Vierge Dorée.
Redevenue maternelle, comme le sculpteur d'Amiens l'a représentée,
tenant dans ses bras la divine enfance, elle dut être comme la nourrice
que laisse seule rester à son chevet celui qu'elle a longtemps bercé.
Et, comme dans le contact des meubles familiers, dans la dégustation
des mets habituels, les vieillards éprouvent, sans presque les
connaître, leurs dernières joies, discernables du moins à la peine
souvent funeste qu'on leur causerait en les en privant, croyez que
Ruskin ressentait un plaisir obscur à voir un moulage de la Vierge
Dorée, descendue, par l'entraînement invincible du temps, des hauteurs
de sa pensée et des prédilections de son goût, dans la profondeur de
sa vie inconsciente et dans les satisfactions de l'habitude.
Telle qu'elle est avec son sourire si particulier, qui fait non
seulement de la Vierge une personne, mais de la statue une œuvre d'art
individuelle, elle semble rejeter ce portail hors duquel elle se penche,
à n'être que le musée où nous devons nous rendre quand nous voulons
la voir, comme les étrangers sont obligés d'aller au Louvre pour voir
la Joconde. Mais si les cathédrales, comme on l'a dit, sont les musées
de l'art religieux au moyen âge, ce sont des musées vivants auquel M.
André Hallays ne trouverait rien à redire. Ils n'ont pas été
construits pour recevoir les œuvres d'art, mais ce sont elles--si
individuelles qu'elles soient d'ailleurs,--qui ont été faites pour eux
et ne sauraient sans sacrilège (je ne parle ici que de sacrilège
esthétique) être placées ailleurs. Telle qu'elle est avec son sourire
si particulier, combien j'aime la Vierge Dorée, avec son sourire de
maîtresse de maison céleste; combien j'aime son accueil à cette porte
de la cathédrale, dans sa parure exquise et simple d'aubépines. Comme
les rosiers, les lys, les figuiers d'un autre porche, ces aubépines
sculptées sont encore en fleur. Mais ce printemps médiéval, si
longtemps prolongé, ne sera pas éternel et le vent des siècles a
déjà effeuillé devant l'église, comme au jour solennel d'une
Fête-Dieu sans parfums, quelques-unes de ses roses de pierre. Un jour
sans doute aussi le sourire de la Vierge Dorée (qui a déjà pourtant
duré plus que notre foi[8]) cessera, par l'effritement des pierres
qu'il écarte gracieusement, de répandre, pour nos enfants, de la
beauté, comme, à nos pères croyants, il a versé du courage. Je sens
que j'avais tort de l'appeler une œuvre d'art: une statue qui fait
ainsi à tout jamais partie de tel lieu de la terre, d'une certaine
ville, c'est-à-dire d'une chose qui porte un nom comme une personne,
qui est un individu, dont on ne peut jamais trouver la toute pareille
sur la face des continents, dont les employés de chemins de fer, en
nous criant son nom, à l'endroit où il a fallu inévitablement venir
pour la trouver, semblent nous dire, sans le savoir: «Aimez ce que
jamais on ne verra deux fois»,--une telle statue a peut-être quelque
chose de moins universel qu'une œuvre d'art; elle nous retient, en tous
cas, par un lien plus fort que celui de l'œuvre d'art elle-même, un de
ces liens comme en ont, pour nous garder, les personnes et les pays. La
Joconde est la Joconde de Vinci. Que nous importe, sans vouloir
déplaire à M. Hallays, son lieu de naissance, que nous importe même
qu'elle soit naturalisée française?--Elle est quelque chose
comme une admirable «Sans-patrie». Nulle part où des regards
chargés de pensée se lèveront sur elle, elle ne saurait être une
«déracinée». Nous n'en pouvons dire autant de sa sœur souriante et
sculptée (combien inférieure du reste, est-il besoin de le dire?), la
Vierge Dorée. Sortie sans doute des carrières voisines d'Amiens,
n'ayant accompli dans sa jeunesse qu'un voyage, pour venir au porche
Saint-Honoré, n'ayant plus bougé depuis, s'étant peu à peu halée à
ce vent humide de la Venise du Nord qui au-dessus d'elle a courbé la
flèche, regardant depuis tant de siècles les habitants de cette ville
dont elle est le plus ancien et le plus sédentaire habitant[9], elle
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