Journaux intimes - 1

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Charles Baudelaire
JOURNAUX INTIMES
FUSÉES - MON COEUR MIS À NU

FUSÉES
(Première partie des journaux intimes)
Table des matières
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV

I
Quand même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte
et _Divine_.
Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin
d’exister.
Ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière.
L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de
plaisir noble qui ne puisse être ramené à la Prostitution.
Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tous.
Qu’est-ce que l’art? Prostitution.
Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse
de la jouissance de la multiplication du nombre.
_Tout_ est nombre. Le nombre est dans _tout_. Le nombre est dans
l’individu. L’ivresse est un nombre.
Le goût de la concentration productive doit remplacer, chez un
homme mûr, le goût de la déperdition. -
L’amour peut dériver d’un sentiment généreux: le goût de la
prostitution; mais il est bientôt corrompu par le goût de la
propriété.
L’amour veut sortir de soi, se confondre avec sa victime, comme le
vainqueur avec le vaincu, et cependant conserver des privilèges de
conquérant.
Les voluptés de l’entrepreneur tiennent à la fois de l’ange et du
propriétaire. Charité et férocité. Elles sont même indépendantes
du sexe, de la beauté et du genre animal.
Les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison.
Profondeur immense de la pensée dans les locutions vulgaires,
trous creusés par des générations de fourmis.
Anecdote du chasseur, relative à la liaison intime de la férocité
et de l’amour.

II
De la féminéité de l’Eglise, comme raison de son omnipuissance.
De la couleur violette (amour contenu, mystérieux, voilé, couleur
de chanoinesse).
Le prêtre est immense parce qu’il fait croire à une foule de
choses étonnantes.
Que l’Église veuille tout faire et tout être, c’est une loi de
l’esprit humain.
Les peuples adorent l’autorité.
Les prêtres sont les serviteurs et les sectaires de l’imagination.
Le trône et l’autel, maxime révolutionnaire.
E. G. ou la SÉDUISANTE AVENTURIÈRE
Ivresse religieuse des grandes villes. — Panthéisme. Moi, c’est
tous; Tous, c’est moi.
Tourbillon.

III
Je crois que j’ai déjà écrit dans mes notes que l’amour
ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale.
Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère.
Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de
désirs réciproques, l’un des deux sera toujours plus calme ou
moins possédé que l’autre. Celui-là, ou celle-là, c’est
l’opérateur, ou le bourreau; l’autre, c’est le sujet, la victime.
Entendez-vous ces soupirs, préludes d’une tragédie de déshonneur,
ces gémissements, ces cris, ces râles? Qui ne les a proférés, qui
ne les a irrésistiblement extorqués? Et que trouvez-vous de pire
dans la question appliquée par de soigneux tortionnaires? Ces yeux
de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent
et se roidissent comme sous l’action d’une pile galvanique,
l’ivresse, le délire, l’opium, dans leurs plus furieux résultats,
ne vous en donneront certes pas d’aussi affreux, d’aussi curieux
exemples. Et le visage humain, qu’Ovide croyait façonné pour
refléter les astres, le voilà qui ne parle plus qu’une expression
d’une férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort.
Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot:
extase à cette sorte de décomposition.
-- Épouvantable jeu où il faut que l’un des joueurs perde le
gouvernement de soi-même!
Une fois il fut demandé devant moi en quoi consistait le plus
grand plaisir de l’amour. Quelqu’un répondit naturellement: à
recevoir, -- et un autre: à se donner.
-- Celui-ci dit: plaisir d’orgueil! -- et celui-là: volupté
d’humilité! Tous ces orduriers parlaient comme l’_Imitation de
Jésus-Christ_. -- Enfin il se trouva un impudent utopiste qui
affirma que le plus grand plaisir de l’amour était de former des
citoyens pour la patrie.
Moi je dis: la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la
certitude de faire le _mal_. -- Et l’homme et la femme savent de
naissance que dans le mal se trouve toute volupté.

IV
PLANS. PROJETS
-- La Comédie à la Silvestre.
Barbara et le Mouton.
-- Chenavard a créé un type surhumain.
-- Mon voeu à Levaillant.
-- Préface, mélange de mysticité et d’engouement.
Rêve et théorie du Rêve à la Swedenborg.
La pensée de Campbell (_the Conduct of Life_).
Concentration.
Puissance de l’idée fixe.
-- La franchise absolue, moyen d’originalité.
-- Raconter pompeusement des choses comiques.
FUSÉES. SUGGESTIONS
Quand un homme se met au lit, presque tous ses amis ont le désir
secret de le voir mourir; les uns pour constater qu’il avait une
santé inférieure à la leur; les autres dans l’espoir désintéressé
d’étudier une agonie.
Le dessin arabesque est le plus spiritualiste des dessins.

V
SUGGESTIONS
L’homme de lettres remue des capitaux et donne le goût de la
gymnastique intellectuelle.
Le dessin arabesque est le plus idéal de tous.
Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus
étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de
pédéraste. Ainsi la bestialité exclut la pédérastie.
L’esprit de bouffonnerie peut ne pas exclure la charité, mais
c’est rare.
L’enthousiasme qui s’applique à autre chose que les abstractions
est un signe de faiblesse et de maladie.
La maigreur est plus nue, plus indécente que la graisse.

VI
--_ Ciel tragique_. Épithète d’on ordre abstrait appliqué à un
être matériel.
-- L’homme boit la lumière avec l’atmosphère. Ainsi le peuple a
raison de dire que l’air de la nuit est malsain pour le travail.
-- Le peuple est adorateur-né du feu.
Feux d’artifice, incendies, incendiaires.
Si l’on suppose un adorateur-né du feu, un _Parsis-né_, on peut
créer une nouvelle.
Les méprises relatives aux visages sont le résultat de l’éclipse
de l’image réelle par l’hallucination qui en tire sa naissance.
Connais donc les jouissances d’une vie âpre; et prie, prie sans
cesse. La prière est réservoir de force. (_Autel de la volonté.
Dynamique morale. La sorcellerie des sacrements. Hygiène de
l’âme_).
La Musique creuse le ciel.
Jean-Jacques disait qu’il n’entrait dans un café qu’avec une
certaine émotion. Pour une nature timide, un contrôle de théâtre
ressemble quelque peu au tribunal des Enfers.
La vie n’a qu’un charme vrai; c’est le charme du _Jeu_. Mais s’il
nous est indifférent de gagner ou de perdre?

VII
SUGGESTIONS
Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles, -- comme les
familles. Elles font tous leurs efforts pour n’en avoir pas. Et
ainsi, le grand homme a besoin, pour exister, de posséder une
force d’attaque plus grande que la force de résistance développée
par des millions d’individus.
A propos du sommeil, aventure sinistre de tous les soirs, on peut
dire que les hommes s’endorment journellement avec une audace qui
serait inintelligible, si nous ne savions pas qu’elle est le
résultat de l’ignorance du danger.
Il y a des peaux carapaces avec lesquelles le mépris n’est plus
une vengeance.
Beaucoup d’amis, beaucoup de gants. Ceux qui m’ont aimé étaient
des gens méprisés, je dirais même méprisables, si je tenais à
flatter les honnêtes gens.
Girardin parler latin! _Pecudesque locutae_.
Il appartenait à une Société incrédule d’envoyer Robert Houdin
chez les Arabes pour les détourner des miracles.

VIII
Ces beaux et grands navires, imperceptiblement balancés (dandinés)
sur les eaux tranquilles, ces robustes navires, à l’air désoeuvré
et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette:
Quand partons-nous pour le bonheur?
Ne pas oublier dans le drame le côté merveilleux, la sorcellerie
et le romanesque.
Les milieux, les atmosphères, dont tout un récit doit être trempé.
(Voir _Usher _et en référer aux sensations profondes du hachisch
et de l’opium).
Y a-t-il des folies mathématiques et des fous qui pensent que deux
et deux fassent trois? En d’autres termes, -- l’hallucination
peut-elle, si ces mots ne hurlent pas, envahir les choses de pur
raisonnement? Si, quand un homme prend l’habitude de la paresse,
de la rêverie, de la fainéantise, au point de renvoyer sans cesse
au lendemain la chose importante, un autre homme le réveillait un
matin à grands coups de fouet et le fouettait sans pitié jusqu’à
ce que, ne pouvant travailler par plaisir, celui-ci travaillât par
peur, cet homme, -- le fouetteur, -- ne serait-il pas vraiment son
ami, son bienfaiteur? D’ailleurs on peut affirmer que le plaisir
viendrait après, à bien plus juste titre qu’on ne dit: l’amour
vient après le mariage.
De même en politique, le vrai saint est celui qui fouette et tue
le peuple pour le bien du peuple.
Mardi 13 mai 1856.
Prendre des exemplaires à Michel.
Écrire à Mann,
à [Willis]
à _Maria Clemm_.
Envoyer chez Mad. Dumay savoir si Mirès.....
Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible: -- d’où
il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise,
l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de
la beauté.

IX
NOTES
Théodore de Banville n’est pas précisément matérialiste; il est
lumineux.
Sa poésie représente les heures heureuses.
A chaque lettre de créancier, écrivez cinquante lignes sur un
sujet extra-terrestre et vous serez sauvé.
Grand sourire dans un beau visage de géant.
_Du suicide et de la folie-suicide considérés dans leurs rapports
avec la statistique, la médecine et la philosophie._
BRIÈRE DE BOISMONT
Chercher le passage: Vivre avec un être qui n’a pour vous que de
l’aversion...
Le portrait de _Sérène_ par _Sénèque_, celui de _Stagyre_ par
_saint Jean Chrysostome_.
L’_acedia_, maladie des moines.
Le _Taedium vitae_.
Traduction et paraphrase de: La Passion rapporte tout à elle.
Jouissances spirituelles et physiques causées par l’orage,
l’électricité et la foudre, tocsin des souvenirs amoureux,
ténébreux, des anciennes années.

X
J’ai trouvé la définition du Beau, -- de mon Beau. C’est quelque
chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague,
laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut,
appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple,
le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une
tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c’est
une tête qui fait rêver à la fois, -- mais d’une manière confuse,
-- de volupté et de tristesse; qui comporte une idée de
mélancolie, de lassitude, même de satiété, -- soit une idée
contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associé
avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de
désespérance. Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du
Beau.
Une belle tête d’homme n’a pas besoin de comporter, excepté peut-
être aux yeux d’une femme, -- cette idée de volupté, qui dans un
visage de femme est une provocation d’autant plus attirante que le
visage est généralement plus mélancolique. Mais cette tête
contiendra aussi quelque chose d’ardent et de triste, -- des
besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées, --
l’idée d’une puissance grondante, et sans emploi, -- quelquefois
l’idée d’une insensibilité vengeresse, (car le type idéal du Dandy
n’est pas à négliger dans ce sujet), -- quelquefois aussi, -- et
c ‘est l’un des caractères de beauté les plus intéressants, -- le
mystère, et enfin (pour que j’aie le courage d’avouer à quel point
je me sens moderne en esthétique), _le Malheur_. -- Je ne prétends
pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je
dis que la Joie [en] est un des ornements les plus vulgaires; --
tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre
compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-
il un miroir ensorcelé?) un type de Beauté où il n’y ait pas du
_Malheur_. -- Appuyé sur, -- d’autres diraient: obsédé par -- ces
idées, on conçoit qu’il me serait difficile de ne pas conclure que
le plus parfait type de Beauté virile est _Satan_, -- à la manière
de Milton.

XI
AUTO-IDOLÂTRIE.
Harmonie politique du caractère.
Eurythmie du caractère et des facultés.
Augmenter toutes les facultés.
Conserver toutes les facultés.
Un culte (magisme, sorcellerie évocatoire).
Le sacrifice et le voeu sont les formules suprêmes et les symboles
de l’échange.
Deux qualités littéraires fondamentales: surnaturalisme et ironie.
Coup d’oeil individuel, aspect dans lequel se tiennent les choses
devant l’écrivain, puis tournure d’esprit satanique. Le surnaturel
comprend la couleur générale et l’accent, c’est-à-dire intensité,
sonorité, limpidité, vibrativité, profondeur et retentissement
dans l’espace et dans le temps.
Il y a des moments de l’existence où le temps et l’étendue sont
plus profonds, et le sentiment de l’existence immensément
augmenté.
De la magie appliquée à l’évocation des grands morts, au
rétablissement et au perfectionnement de la santé.
L’inspiration vient toujours quand l’homme le _veut_, mais elle ne
s’en va pas toujours quand il le veut.
De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques,
sorcellerie évocatoire.
_De l’air dans la femme._
Les airs charmants et qui font la beauté sont:
L’air blasé,
L’air ennuyé
L’air évaporé,
L’air impudent,
L’air de regarder en dedans,
L’air de domination,
L’air de volonté,
L’air méchant,
L’air chat, enfantillage, nonchalance et malice mêlés.
Dans certains états de l’âme presque surnaturels, la profondeur de
la vie se révèle toute entière dans le spectacle, si ordinaire
qu’il soit, qu’on a sous les yeux. Il en devient le symbole.
Comme je traversais le boulevard, et comme je mettais un peu de
précipitation à éviter les voitures, mon auréole s’est détachée et
est tombée dans la boue du macadam. J’eus heureusement le temps de
la ramasser; mais cette idée malheureuse se glissa un instant
après dans mon esprit, que c’était un mauvais présage; et dès lors
l’idée n’a plus voulu me lâcher; elle ne m’a laissé aucun repos de
toute la journée.
Du culte de soi-même dans l’amour, au point de vue de la santé, de
l’hygiène, de la toilette, de la noblesse spirituelle et de
l’éloquence.
_Self-purification and anti-humanity._
Il y a dans l’acte de l’amour une grande ressemblance avec la
torture, ou avec une opération chirurgicale.
Il y a dans la prière une opération magique. La prière est une des
grandes forces de la dynamique intellectuelle. Il y a là comme une
récurrence électrique.
Le chapelet est un médium, un véhicule; c’est la prière mise à la
portée de tous.
Le travail, force progressive et accumulative, portant intérêts
comme le capital, dans les facultés comme dans les résultats.
Le jeu, même dirigé par la science, force intermittente, sera
vaincu, si fructueux qu’il soit, par le travail, si petit qu’il
soit, mais continu.
Si un poète demandait à l’État le droit d’avoir quelques bourgeois
dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois
demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel.
Ce livre ne pourra pas scandaliser mes femmes, mes filles, ni mes
soeurs.
Tantôt il lui demandait la permission de lui baiser la jambe, et
il profitait de la circonstance pour baiser cette belle jambe dans
telle position qu’elle dessinât son contour sur le soleil
couchant.
Minette, minoutte, minouille, mon chat, mon loup, mon petit singe,
grand singe, grand serpent, mon petit âne mélancolique.
De pareils caprices de langue, trop répétés, de trop fréquentes
appellations bestiales témoignent d’un côté satanique dans
l’amour; les satans n’ont-ils pas des formes de bêtes? Le chameau
de Cazotte, -- chameau, Diable et femme.
Un homme va au tir au pistolet, accompagné de sa femme. -- Il
ajuste une poupée, et dit à sa femme: Je me figure que c’est toi.
-- Il ferme les yeux et abat la poupée. -- Puis il dit en baisant
la main de sa compagne: Cher ange, que je te remercie de mon
adresse!
Quand j’aurai inspiré le dégoût et l’horreur universels, j’aurai
conquis la solitude.
Ce livre n’est pas fait pour mes femmes, mes filles et mes soeurs.
-- J’ai peu de ces choses.
Il y a des peaux carapaces avec lesquelles le mépris n’est plus un
plaisir.
Beaucoup d’amis, beaucoup de gants, -- de peur de la gale.
Ceux qui m’ont aimé étaient des gens méprisés, je dirais même
méprisables, si je tenais à flatter les _honnêtes gens_.
Dieu est un scandale, -- un scandale qui rapporte.

XII
Ne méprisez la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun,
c’est son génie.
Il n’y a que deux endroits où l’on paye pour avoir le droit de
dépenser, les latrines publiques et les femmes.
Par un concubinage ardent, on peut deviner les jouissances d’un
jeune ménage.
Le goût précoce des femmes. Je confondais l’odeur de la fourrure
avec l’odeur de la femme. Je me souviens... Enfin, j’aimais ma
mère pour son élégance. J’étais donc un dandy précoce.
Mes ancêtres, idiots ou maniaques, dans des appartements
solennels, tous victimes de terribles passions.
Les pays protestants manquent de deux éléments indispensables au
bonheur d’un homme bien élevé, la galanterie et la dévotion.
Le mélange du grotesque et du tragique est agréable à l’esprit
comme la discordance aux oreilles blasées.
Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir
aristocratique de déplaire.
L’Allemagne exprime la rêverie par la ligne, comme l’Angleterre
par la perspective.
Il y a dans l’engendrement de toute pensée sublime une secousse
nerveuse qui se fait sentir dans le cervelet.
L’Espagne met dans la religion la férocité naturelle de l’amour.
STYLE.
La note éternelle, le style éternel et cosmopolite. Chateaubriand,
Alph. Rabbe, Edgar Poe.

XIII
SUGGESTIONS
Pourquoi les démocrates n’aiment pas les chats, il est facile de
le deviner. Le chat est beau; il révèle des idées de luxe, de
propreté, de volupté, etc...
Un peu de travail, répété trois cent soixante-cinq fois, donne
trois cent soixante-cinq fois un peu d’argent, c’est-à-dire une
somme énorme. En même temps, _la gloire est faite_.
De même, une foule de petites jouissances composent le bonheur.
Créer un poncif, c’est le génie.
Je dois créer un poncif.
Le concetto est un chef-d’oeuvre.
Le ton Alphonse Rabbe.
Le ton fille entretenue (_Ma toute-belle! Sexe volage!_).
Le ton _éternel_.
Coloriage, cru, dessin profondément entaillé.
_La prima Donna et le garçon boucher_.
Ma mère est fantastique; il faut la craindre et lui plaire.
L’orgueilleux Hildebrand.
Césarisme de Napoléon III. (Lettre à Edgar Ney). Pape et Empereur.

XIV
SUGGESTIONS.
Se livrer à Satan, qu’est-ce que c’est?
Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme cela
est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal
à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage. Qu’est-ce que
les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des
conflits quotidiens de la civilisation? Que l’homme enlace sa dupe
sur le Boulevard, ou perce sa proie dans des forêts inconnues,
n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire l’animal de proie le
plus parfait?
-- On dit que j’ai trente ans; mais si j’ai vécu trois minutes en
une... n’ai-je pas quatre-vingt-dix ans?
... Le travail, n’est-ce pas le sel qui conserve les âmes momies?
Début d’un roman, commencer un sujet n’importe où et, pour avoir
envie de le finir, débuter par de très belles phrases.

XV
Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la
contemplation d’un navire en mouvement, tient, dans le premier
cas, à la régularité et à la symétrie qui sont un des besoins
primordiaux de l’esprit humain, au même degré que la complication
et l’harmonie, -- et, dans le second cas, à la multiplication et à
la génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées
dans l’espace par les éléments réels de l’objet.
L’idée poétique qui se dégage de cette opération du mouvement dans
les lignes est l’hypothèse d’un être vaste, immense, compliqué,
mais eurythmique, d’un animal plein de génie, souffrant et
soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines.
Peuples civilisés, qui parlez toujours sottement de _sauvages_ et
de _barbares_, bientôt, comme le dit d’Aurevilly, vous ne vaudrez
même plus assez pour être idolâtres.
Le stoïcisme, religion qui n’a qu’un sacrement, -- le suicide!
Concevoir un canevas pour une bouffonnerie lyrique ou féerique,
pour une pantomime, et traduire cela en un roman sérieux. Noyer le
tout dans une atmosphère anormale et songeuse, -- dans
l’atmosphère des _grands jours_. -- Que ce soit quelque chose de
berçant, -- et même de serein dans la passion. -- Régions de la
Poésie pure.
Ému au contact de ces voluptés qui ressemblaient à des souvenirs,
attendri par la pensée d’un passé mal rempli, de tant de fautes,
de tant de querelles, de tant de choses à se cacher
réciproquement, il se mit à pleurer; et ses larmes chaudes
coulèrent dans les ténèbres sur l’épaule nue de sa chère et
toujours attirante maîtresse. Elle tressaillit; elle se sentit,
elle aussi, attendrie et remuée. Les ténèbres rassuraient sa
vanité et son dandysme de femme froide. Ces deux êtres déchus,
mais souffrant encore de leur reste de noblesse, s’enlacèrent
spontanément, confondant dans la pluie de leurs larmes et de leurs
baisers les tristesses de leur passé avec leurs espérances bien
incertaines d’avenir. Il est présumable que jamais pour eux la
volupté ne fut si douce que dans cette nuit de mélancolie et de
charité; -- volupté saturée de douleur et de remords.
A travers la noirceur de la nuit, il avait regardé derrière lui
dans les années profondes, puis il s’était jeté dans les bras de
sa coupable amie pour y retrouver le pardon qu’il lui accordait.
-- Hugo pense souvent à Prométhée. Il s’applique un vautour
imaginaire sur une poitrine qui n’est lancinée que par les moxas
de la vanité. Puis l’hallucination se compliquant, se variant,
mais suivant la marche progressive décrite par les médecins, il
croit que par un _fiat_ de la Providence, Sainte-Hélène a pris la
place de Jersey.
Cet homme est si peu élégiaque, si peu éthéré, qu’il ferait
horreur même à un notaire.
Hugo-Sacerdoce a toujours le front penché; -- trop penché pour
rien voir, excepté son nombril.
Qu’est-ce qui n’est pas un sacerdoce aujourd’hui? La jeunesse
elle-même est un sacerdoce, -- à ce que dit la jeunesse.
Et qu’est-ce qui n’est pas une prière? -- Chier est une prière, à
ce que disent les démocrates quand ils chient.
M. de Pontmartin, -- un homme qui a toujours l’air d’arriver de sa
province...
L’homme, c’est-à-dire chacun, est si naturellement dépravé qu’il
souffre moins de l’abaissement universel que de l’établissement
d’une hiérarchie raisonnable.
Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait
durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à
toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à
celle-ci: qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel?
-- Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement,
serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire
historique? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients
et au désordre, bouffon des républiques du Sud-Amérique, -- que
peut-être même nous retournerons à l’état sauvage, et que nous
irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation,
chercher notre pâture, un fusil à la main. Non; -- car ce sort et
ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale,
écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des
inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru
vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès
aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que
rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou anti-
naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats
positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui
subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler
et d’en chercher les restes, puisque se donner encore la peine de
nier Dieu est le seul scandale en pareilles matières. La propriété
avait disparu virtuellement avec la suppression du droit
d’aînesse; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre
vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croiront avoir
hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le
mal suprême.
L’imagination humaine peut concevoir sans trop de peine, des
républiques ou autres états communautaires, dignes de quelque
gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains
aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des
institutions politiques que se manifestera la ruine universelle,
ou le progrès universel; car peu m’importe le nom. Ce sera par
l’avilissement des coeurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui
restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de
l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour
se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des
moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant
si endurcie? -- Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-
huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne; il la
fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour
délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour
immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder
un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son
infâme papa, -- fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra
les lumières et qui ferait considérer le _Siècle_ d’alors comme un
suppôt de la superstition. Alors, les errantes, les déclassées,
celles qui ont eu quelques amants, et qu’on appelle parfois des
Anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille,
lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, --
alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse,
sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même _les
erreurs des sens_! .... Alors, ce qui ressemblera à la vertu, --
que dis-je, -- tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera
réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque
fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les
citoyens qui ne sauront pas faire fortune. -- Ton épouse, ô
Bourgeois! ta chaste moitié dont la légitimité fait pour toi la
poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie
irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-
fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta
fille, avec une nubilité enfantine, rêvera dans son berceau,
qu’elle se vend un million. Et toi-même, ô Bourgeois, -- moins
poète encore que tu n’es aujourd’hui, -- tu n’y trouveras rien à
redire; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses dans
l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se
délicatisent et s’amoindrissent, et, grâce au progrès de ces
temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères!
Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète,
je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu
dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un
homme lassé dont l’oeil ne voit en arrière, dans les années
profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage
où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement, ni douleur. Le
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