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Han d'Islande - 27

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  retentissaient profondĂ©ment comme s’il eĂ»t couvert quelque cavitĂ©
  souterraine. Il remarquait un gros anneau de fer scellé dans la clef
  de la voûte en ogive, et auquel pendait un lambeau de vieille corde
  rompue. Et le temps s’écoulait, et il Ă©coutait avec impatience
  l’horloge du donjon sonner lentement les heures, en traünant ses
  tintements lugubres dans le silence de la nuit. Enfin, un mouvement de
  pas se fit entendre en dehors du cachot; son cƓur battit d’espĂ©rance.
  L’énorme serrure cria, les cadenas s’agitĂšrent, les chaĂźnes tombĂšrent;
  et, quand la porte s’ouvrit, son front rayonna de joie.
  C’était le personnage en habits d’écarlate que nous venons de voir
  dans le cachot de Han. Il portait sous son bras un rouleau de corde de
  chanvre, et Ă©tait accompagnĂ© de quatre hallebardiers vĂȘtus de noir et
  armĂ©s d’épĂ©es et de pertuisanes.
  MusdƓmon Ă©tait encore en robe et en perruque de magistrat. Ce costume
  parut faire effet sur l’homme rouge. Il le salua comme accoutumĂ© Ă  le
  respecter.
  --Seigneur, demanda-t-il au prisonnier avec quelque hésitation, est-ce
  à votre courtoisie que nous avons affaire?
  --Oui, oui, rĂ©pondit en hĂąte MusdƓmon confirmĂ© dans son espoir
  d’évasion par ce dĂ©but poli, et ne remarquant point la couleur
  sanglante des vĂȘtements de celui qui lui parlait.
  --Vous vous nommez, dit l’homme, les yeux fixĂ©s sur un parchemin qu’il
  avait dĂ©ployĂ©, Turiaf MusdƓmon.
  --Précisément. Vous venez, mes amis, de la part du grand-chancelier?
  --Oui, votre courtoisie.
  --N’oubliez pas, quand vous aurez terminĂ© votre mission, d’exprimer Ă 
  sa grùce toute ma reconnaissance.
  L’homme aux habits rouges leva sur lui un regard Ă©tonnĂ©.
  --Votre.... reconnaissance!....
  --Oui, sans doute, mes amis; car il me sera probablement impossible de
  la lui tĂ©moigner moi-mĂȘme tout de suite.
  --Probablement, rĂ©pondit l’homme avec une expression ironique.
  --Et vous sentez, poursuivit MusdƓmon, que je ne dois pas me montrer
  ingrat pour un pareil service.
  --Par la croix du bon larron, s’écria l’autre en riant lourdement, on
  dirait, à vous entendre, que le chancelier fait pour votre courtoisie
  tout autre chose.
  --Sans doute, il ne me rend encore en ce moment qu’une justice
  rigoureuse!
  --Rigoureuse, soit!--mais enfin vous convenez que c’est justice. C’est
  le premier aveu de ce genre que j’entends depuis vingt-six ans que
  j’exerce. Allons, seigneur, le temps se passe en paroles; ĂȘtes-vous
  prĂȘt?
  --Je le suis, dit MusdƓmon joyeux, faisant un pas vers la porte.
  --Attendez, attendez un moment, cria l’homme rouge, se baissant pour
  déposer à terre son rouleau de corde.
  MusdƓmon s’arrĂȘta.
  --Pourquoi donc toute cette corde?
  --Votre courtoisie a raison de me faire cette question; j’en ai là en
  effet bien plus qu’il ne m’en faut; mais, au commencement de ce
  procÚs, je croyais avoir bien plus de condamnés.
  En parlant ainsi l’homme dĂ©nouait son rouleau de corde.
  --Allons, dĂ©pĂȘchons, dit MusdƓmon.
  --Votre courtoisie est bien pressĂ©e.--Est-ce qu’elle n’a pas encore
  quelque priÚre?....
  --Point d’autre que celle que je vous ai dĂ©jĂ  adressĂ©e, de remercier
  pour moi sa grñce.--Pour Dieu, hñtons-nous, ajouta MusdƓmon, je suis
  impatient de sortir d’ici. Avons-nous beaucoup de chemin à faire?
  --De chemin! reprit l’homme au vĂȘtement d’écarlate, se redressant et
  mesurant plusieurs brasses de corde déroulée. La route qui nous reste
  à faire ne fatiguera pas beaucoup votre courtoisie; car nous allons
  tout terminer sans mettre le pied hors d’ici.
  MusdƓmon tressaillit.
  --Que voulez-vous dire?
  --Que voulez-vous dire vous-mĂȘme? demanda l’autre.
  --O Dieu! dit MusdƓmon, pñlissant comme s’il entrevoyait une lueur
  funĂšbre; qui ĂȘtes-vous?
  --Je suis le bourreau.
  Le misĂ©rable trembla ainsi qu’une feuille sĂšche que le vent secoue.
  --Est-ce que vous ne venez pas pour me faire évader? murmura-t-il
  d’une voix Ă©teinte.
  Le bourreau partit d’un Ă©clat de rire.
  --Si fait vraiment! pour vous faire évader dans le pays des esprits,
  oĂč je vous proteste qu’on ne pourra plus vous reprendre.
  MusdƓmon s’était prosternĂ© la face contre terre.
  --Grùce! ayez pitié de moi! Grùce!
  --Sur ma foi, dit froidement le bourreau, c’est la premiùre fois qu’on
  me fait une pareille demande.
  --Est-ce que vous me prenez pour le roi?
  L’infortunĂ© se traĂźnait Ă  genoux, souillant sa robe dans la poussiĂšre,
  frappant le plancher de son front, un moment auparavant si radieux, et
  embrassant les pieds du bourreau avec des cris sourds et des sanglots
  étouffes.
  --Allons, paix! reprit le bourreau. Je n’avais point encore vu la robe
  noire s’humilier devant ma veste rouge.
  Il repoussa du pied le suppliant.
  --Camarade, prie Dieu et les saints; ils t’écouteront mieux que moi.
  MusdƓmon resta agenouillĂ©, le visage cachĂ© dans ses mains et pleurant
  amÚrement. Cependant le bourreau, se haussant sur la pointe des pieds,
  avait passĂ© la corde dans l’anneau de la voĂ»te; il la laissa pendre
  jusque sur le plancher, puis l’arrĂȘta par un double tour, puis prĂ©para
  un nƓud coulant Ă  l’extrĂ©mitĂ© qui touchait Ă  terre.
  --J’ai fini, dit-il au condamnĂ© quand ces menaçants apprĂȘts furent
  terminĂ©s; en as-tu fini de mĂȘme avec la vie?
  --Non, dit MusdƓmon se levant, non, cela ne se peut! Vous commettez
  quelque horrible mĂ©prise. Le chancelier d’Ahlefeld n’est point assez
  infùme... Je lui suis trop nécessaire. Il est impossible que ce soit
  pour moi que l’on vous ait envoyĂ©. Laissez-moi fuir, craignez
  d’encourir la colùre du chancelier.
  --Ne nous as-tu point déclaré, répliqua le bourreau, que tu étais
  Turiaf MusdƓmon?
  Le prisonnier demeura un moment silencieux:
  --Non, dit-il tout à coup, non, je ne me nomme point MusdƓmon; je me
  nomme Turiaf Orugix.
  --Orugix! s’écria le bourreau, Orugix!
  Il arracha précipitamment la perruque qui cachait le visage du
  condamné, et poussa un cri de stupeur:
  --Mon frÚre!
  --Ton frĂšre! rĂ©pondit le condamnĂ© avec un Ă©tonnement mĂȘlĂ© de honte et
  de joie, serais-tu?...
  --Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, pour te servir, mon frÚre
  Turiaf.
  Le condamnĂ© se jeta au cou de l’exĂ©cuteur, en l’appelant son frĂšre,
  son frĂšre chĂ©ri. Cette reconnaissance fraternelle n’eĂ»t pas dilatĂ© le
  cƓur de celui qui en eĂ»t Ă©tĂ© tĂ©moin. Turiaf prodiguait Ă  Nychol mille
  caresses avec un sourire affecté et craintif, auquel Nychol répondait
  par des regards sombres et embarrassés; on eût dit un tigre flattant
  un Ă©lĂ©phant au moment oĂč le pied pesant du monstre presse son ventre
  haletant.
  --Quel bonheur, frÚre Nychol!--Je suis bien joyeux de te revoir.
  --Et moi, j’en suis fĂąchĂ© pour toi, frĂšre Turiaf. Le condamnĂ© feignait
  de ne point entendre, et poursuivait d’une voix tremblante:
  --Tu as une femme et des enfants, sans doute? Tu me mÚneras voir mon
  aimable sƓur et embrasser mes charmants neveux.
  --Signe de croix du démon! murmura le bourreau.
  --Je veux ĂȘtre leur second pĂšre. Écoute, frĂšre, je suis puissant, j’ai
  du crédit....
  Le frĂšre rĂ©pondit d’un accent sinistre:
  --Je sais que tu en avais!--À prĂ©sent ne songe plus qu’à celui que tu
  as sans doute su te ménager prÚs des saints.
  Toute espérance disparut du front du condamné.
  --O Dieu! que signifie ceci, cher Nychol? Je suis sauvé, puisque je te
  retrouve.--Songe que le mĂȘme ventre nous a portĂ©s, que le mĂȘme sein
  nous a nourris, que les mĂȘmes jeux ont occupĂ© notre enfance;
  souviens-toi, Nychol, que tu es mon frÚre!
  --Jusqu’à cette heure, tu ne t’en Ă©tais pas souvenu, rĂ©pondit le
  farouche Nychol.
  --Non, je ne puis mourir de la main de mon frÚre!
  --C’est ta faute, Turiaf.--C’est toi qui as rompu ma carriùre; qui
  m’as empĂȘchĂ© d'ĂȘtre exĂ©cuteur royal de Copenhague; qui m’as fait
  jeter, comme bourreau de province, dans ce misérable pays. Si tu
  n’avais point agi ainsi en mauvais frùre, tu ne te plaindrais pas de
  ce qui te rĂ©volte aujourd’hui. Je ne serais point dans le
  Drontheimhus, et ce serait un autre qui ferait ton affaire.
  --Nous en avons dit assez, mon frÚre, il faut mourir.
  La mort est hideuse au mĂ©chant, par le mĂȘme sentiment qui la rend
  belle à l’homme de bien; tous deux vont quitter ce qu’ils ont
  d’humain, mais le juste est dĂ©livrĂ© de son corps comme d’une prison,
  le mĂ©chant en est arrachĂ© comme d’une forteresse. Au dernier moment,
  l’enfer se rĂ©vĂšle Ă  l'Ăąme perverse qui a rĂȘvĂ© le nĂ©ant. Elle frappe
  avec inquiĂ©tude sur la sombre porte de la mort, et ce n’est pas le
  vide qui lui répond. Le condamné se roula sur le plancher en se
  tordant les bras avec une plainte plus déchirante que la lamentation
  éternelle d’un damnĂ©.
  --Miséricorde de Dieu! Saints anges du ciel, si vous existez, ayez
  compassion de moi! Nychol, mon Nychol, au nom de notre mÚre commune,
  oh! laisse-moi vivre!
  Le bourreau montra son parchemin.
  --Je ne puis; l’ordre est prĂ©cis.
  --Cet ordre ne me concerne pas, balbutia le désespéré prisonnier; il
  regarde un certain MusdƓmon, ce n’est pas moi; je suis Turiaf Orugix.
  --Tu veux rire, dit Nychol en haussant les Ă©paules. Je sais bien qu’il
  s’agit de toi. D’ailleurs, ajouta-t-il durement, tu n’aurais point Ă©tĂ©
  hier, pour ton frùre, Turiaf Orugix; tu n’es pour lui aujourd’hui que
  Turiaf MusdƓmon.
  --Mon frĂšre, mon frĂšre! reprit le misĂ©rable, eh bien! attends jusqu’à
  demain! Il est impossible que le grand-chancelier ait donnĂ© l’ordre de
  ma mort. C’est un affreux malentendu. Le comte d’Ahlefeld m’aime
  beaucoup. Je t’en conjure, mon cher Nychol, la vie!--Je serai bientît
  rentré en faveur, et je te rendrai tous les services....
  --Tu ne peux plus m’en rendre qu’un, Turiaf, interrompit le bourreau.
  J’ai dĂ©jĂ  perdu les deux exĂ©cutions sur lesquelles je comptais le
  plus, celles de l’ex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi.
  J’ai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han d’Islande et
  toi. Ton exécution, comme nocturne et secrÚte, me vaudra douze ducats
  d’or. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilà le seul service que
  j’attends de toi.
  --O Dieu! dit douloureusement le condamné.
  --Ce sera le premier et le dernier, à la vérité; mais, en revanche, je
  te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en
  frÚre.--Résigne-toi.
  MusdƓmon se leva; ses narines Ă©taient gonflĂ©es de rage, ses lĂšvres
  vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de
  désespoir.
  --Satan!--J’aurai sauvĂ© ce d’Ahlefeld! j’aurai embrassĂ© mon frĂšre! et
  ils me tueront!, et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur,
  sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix
  puisse tonner, sur eux d’un bout du royaume à l’autre, sans que ma
  main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes! Ce sera pour
  arriver Ă  cette mort que j’aurai souillĂ© toute ma vie!--MisĂ©rable!
  poursuivit-il, s’adressant Ă  son frĂšre, tu veux donc ĂȘtre fratricide?
  --Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol.
  --Non! s’écria le condamnĂ©. Et il s’était jetĂ© Ă  corps perdu sur le
  bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes,
  comme ceux d’un taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi! Je
  n’aurai point vĂ©cu comme un serpent formidable pour mourir comme le
  misĂ©rable ver qu’on Ă©crase! Je laisserai ma vie dans ma derniĂšre
  morsure; mais elle sera mortelle.
  En parlant ainsi, il Ă©treignait en ennemi celui qu’il venait
  d’embrasser en frùre. Le flatteur et caressant MusdƓmon se montrait
  en ce moment ce qu’il Ă©tait dans son essence. Le dĂ©sespoir avait remuĂ©
  le fond de son Ăąme ainsi qu’une lie, et aprĂšs avoir rampĂ© comme le
  tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider
  lequel des deux frĂšres Ă©tait le plus effroyable, dans ce moment oĂč ils
  luttaient, l’un avec la stupide fĂ©rocitĂ© d’une bĂȘte sauvage, l’autre
  avec la fureur rusĂ©e d’un dĂ©mon.
  Mais les quatre hallebardiers, jusqu’alors impassibles, n’étaient pas
  restĂ©s immobiles. Ils avaient prĂȘtĂ© assistance au bourreau, et bientĂŽt
  MusdƓmon, qui n’avait d’autre force que sa rage, fut contraint de
  lùcher prise. Il alla se jeter à plat ventre contre la muraille,
  poussant des hurlements inarticulés et émoussant ses ongles sur la
  pierre.
  --Mourir! dĂ©mons de l’enfer! mourir sans que mes cris percent ces
  voûtes, sans que mes bras renversent ces murs!
  On le saisit sans Ă©prouver de rĂ©sistance. Son effort inutile l’avait
  épuisé. On le dépouilla de sa robe pour le garrotter. En ce moment, un
  paquet cachetĂ© tomba de ses vĂȘtements.
  --Qu’est cela? dit le bourreau.
  Une espĂ©rance infernale luisait dans l’Ɠil hagard du condamnĂ©.
  --Comment avais-je oubliĂ© cela? murmura-t-il.--Écoute, frĂšre Nychol,
  ajouta-t-il d’une voix presque amicale; ces papiers appartiennent au
  grand-chancelier. Promets-moi de les lui remettre, et fais ensuite de
  moi ce que tu voudras.
  --Puisque tu es tranquille maintenant, je te promets de remplir ta
  derniùre intention, quoique tu viennes d’agir envers moi comme un
  mauvais frùre. Ces papiers seront remis au chancelier, foi d’Orugix.
  --Demande Ă  les lui remettre toi-mĂȘme, reprit le condamnĂ© en souriant
  au bourreau, qui, par sa nature, comprenait peu les sourires. Le
  plaisir qu’ils causeront Ă  sa grĂące te vaudra peut-ĂȘtre quelque
  faveur.
  --Vrai, frĂšre? dit Orugix. Merci. Peut-ĂȘtre le diplĂŽme d’exĂ©cuteur
  royal, n’est-ce pas? Eh bien! quittons-nous bons amis. Je te pardonne
  les coups d’ongles que tu m’as donnĂ©s; pardonne-moi le collier de
  corde que tu vas recevoir de moi.
  --Le chancelier m’avait promis un autre collier, rĂ©pondit MusdƓmon.
  Alors les hallebardiers l’amenĂšrent garrottĂ© au milieu du cachot; le
  bourreau lui passa le fatal nƓud coulant autour du cou.
  --Turiaf, es-tu prĂȘt?
  --Un instant! un instant! dit le condamné, auquel sa terreur était
  revenue; de grùce, mon frÚre, ne tire pas la corde avant que je ne te
  le dise.
  --Je n’aurai pas besoin de tirer la corde, rĂ©pondit le bourreau.
  Une minute aprÚs il répéta sa question:
  --Es-tu prĂȘt?
  --Encore un instant! hélas! il faut donc mourir!
  --Turiaf, je n’ai pas le temps d’attendre.
  En parlant ainsi, Orugix invitait les hallebardiers Ă  s’éloigner du
  condamné.
  --Un mot encore, frùre! n’oublie pas de remettre le paquet au comte
  d’Ahlefeld.
  --Sois tranquille, répliqua le frÚre. Il ajouta pour la troisiÚme
  fois:--Allons, es-tu prĂȘt?
  L’infortunĂ© ouvrait la bouche pour implorer peut-ĂȘtre encore une
  minute de vie, quand le bourreau impatient se baissa. Il tourna un
  bouton de cuivre qui sortait du plancher.
  Le plancher se déroba sous le patient; le misérable disparut dans une
  trappe carrée, au bruit sourd de la corde qui se tendait soudainement
  avec d’effrayantes vibrations, causĂ©es en partie par les derniĂšres
  convulsions du mourant. On ne vit plus que la corde qui s’agitait dans
  la sombre ouverture, d’oĂč s’échappaient un vent frais et une rumeur
  pareille à celle de l’eau courante.
  Les hallebardiers eux-mĂȘmes reculĂšrent frappĂ©s d’horreur. Le bourreau
  s’approcha du gouffre, saisit de la main la corde qui vibrait toujours
  et se suspendit sur l’abĂźme, s’appuyant des deux pieds sur les Ă©paules
  du patient. La fatale corde se tendit avec un son rauque et demeura
  immobile. Un soupir étouffé venait de sortir de la trappe.
  --C’est bon, dit le bourreau remontant dans le cachot. Adieu, frùre.
  Il tira un coutelas de sa ceinture.
  --Va nourrir les poissons du golfe. Que ton corps soit la proie de
  l’eau tandis que ton ñme sera celle du feu.
  À ces mots, il coupa la corde tendue. Ce qui en resta suspendu à
  l’anneau de fer revint fouetter la voĂ»te, tandis qu’on entendait l’eau
  profonde et ténébreuse rejaillir de la chute du corps, puis continuer
  sa course souterraine vers le golfe.
  Le bourreau referma la trappe comme il l’avait ouverte. Au moment oĂč
  il se redressait, il vit le cachot plein de fumée.
  --Qu’est-ce donc? demanda-t-il aux hallebardiers; d’oĂč vient cette
  fumée?
  Ils l’ignoraient comme lui. Surpris, ils ouvrirent la porte du cachot;
  les corridors de la prison Ă©taient Ă©galement inondĂ©s d’une fumĂ©e
  épaisse et nauséabonde. Une issue secrÚte les conduisit, alarmés, dans
  la cour carrĂ©e, oĂč un spectacle effrayant les attendait.
  Un immense incendie, accru par la violence du vent d’est, dĂ©vorait la
  prison militaire et la caserne des arquebusiers. La flamme, poussée en
  tourbillons, rampait autour des murs de pierre, couronnait les toits
  ardents, sortait comme d’une bouche des fenĂȘtres dĂ©vorĂ©es; et les
  noires tours de Munckholm tantĂŽt se rougissaient d’une clartĂ©
  sinistre, tantĂŽt disparaissaient dans d’épais nuages de fumĂ©e.
  Un guichetier qui fuyait dans la cour leur apprit en peu de mots que
  le feu Ă©tait parti, pendant le sommeil des gardiens de Han d’Islande,
  du cachot du monstre, auquel on avait eu l’imprudence de donner de la
  paille et du feu.
  --J’ai bien du malheur! s’écria Orugix Ă  ce rĂ©cit; voilĂ  encore sans
  doute Han d’Islande qui m’échappe. Le misĂ©rable aura Ă©tĂ© brĂ»lĂ©! et je
  n’aurai mĂȘme plus son corps que j’ai payĂ© deux ducats!
  Cependant les malheureux arquebusiers de Munckholm, réveillés en
  sursaut par cette mort imminente, se pressaient en foule à la grande
  porte, embarrassée de funestes barricades; on entendait du dehors
  leurs clameurs d’angoisse et de dĂ©tresse; on les voyait se tordre les
  bras aux fenĂȘtres en feu ou se prĂ©cipiter sur les dalles de la cour,
  évitant une mort dans une autre. La flamme victorieuse embrassait tout
  l’édifice, avant que le reste de la garnison eĂ»t eu le temps
  d’accourir. Tout secours Ă©tait dĂ©jĂ  inutile. Le bĂątiment Ă©tait
  heureusement isolé; on se borna à enfoncer à coups de hache la porte
  principale; mais ce fut trop tard, car au moment oĂč elle s’ouvrait,
  toute la charpente embrasĂ©e du toit de la caserne s’écroula avec un
  long fracas sur les infortunés soldats, entraßnant dans sa chute les
  combles et les Ă©tages incendiĂ©s. L’édifice entier disparut alors dans
  un tourbillon de poussiĂšre enflammĂ©e et de fumĂ©e ardente, oĂč
  s’éteignaient quelques faibles clameurs.
  Le lendemain matin il ne s’élevait plus dans la cour carrĂ©e que quatre
  hautes murailles noires et chaudes encore, entourant un horrible amas
  de décombres fumants qui continuaient à se dévorer les uns les autres,
  comme des bĂȘtes dans un cirque. Quand toute cette ruine fut un peu
  refroidie, on en fouilla les profondeurs. Sous une couche de pierres,
  de poutres et de ferrures tordues par le feu, reposait un amas
  d’ossements blanchis et de cadavres dĂ©figurĂ©s; avec une trentaine de
  soldats, pour la plupart estropiĂ©s, c’était ce qui restait du beau
  régiment de Munckholm.
  Lorsqu’en remuant les dĂ©bris de la prison on arriva au cachot fatal
  d’oĂč l’incendie Ă©tait parti et que Han d’Islande avait habitĂ©, on y
  trouva les restes d’un corps humain, couchĂ© prĂšs d’un rĂ©chaud de fer,
  sur des chaßnes rompues. On remarqua seulement que parmi ces cendres
  il y avait deux crĂąnes, quoiqu’il n’y eĂ»t qu’un cadavre.
  
  
  LI
  
  SALADIN. Bravo, Ibrahim! tu es vraiment un messager de bonheur; je
  te remercie de ta bonne nouvelle.
  LE MAMELOUCK. Eh bien! il n’en est que cela?
  SALADIN. Qu’attends-tu?
  LE MAMELOUCK. Il n’y a rien de plus pour le messager du bonheur?
  LESSING, _Nathan le Sage_.
  PĂąle et dĂ©fait, le comte d’Ahlefeld se promĂšne Ă  grands pas dans son
  appartement; il froisse dans ses mains un paquet de lettres qu’il
  vient de parcourir, et frappe du pied le marbre poli et les tapis à
  franges d’or.
  À l’autre bout de l’appartement se tient debout, quoique dans
  l’attitude d’une prostration respectueuse, Nychol Orugix, vĂȘtu de son
  infùme pourpre et son chapeau de feutre à la main.
  --Tu m’as rendu service, MusdƓmon, murmure le chancelier entre ses
  dents, resserrées par la colÚre. Le bourreau lÚve timidement son
  regard stupide:
  --Sa grùce est contente?
  --Que veux-tu, toi? dit le chancelier se détournant brusquement.
  Le bourreau, fier d’avoir attirĂ© un regard du chancelier, sourit
  d’espĂ©rance.
  --Ce que je veux, votre grĂące? La place d’exĂ©cuteur Ă  Copenhague, si
  votre grùce daigne payer par cette haute faveur les bonnes nouvelles
  que je lui apporte.
  Le chancelier appelle les deux hallebardiers de garde à la porte de
  son appartement.
  --Qu’on saisisse ce drîle, qui a l’insolence de me narguer.
  Les deux gardes entraßnent Nychol stupéfait et consterné, qui hasarde
  encore une parole:
  --Seigneur....
  --Tu n’es plus bourreau du Drontheimhus! j’annule ton diplîme! reprend
  le chancelier poussant la porte avec violence.
  Le chancelier ressaisit les lettres, les lit, les relit, avec rage,
  s’enivrant en quelque sorte de son dĂ©shonneur, car ces lettres sont
  l’ancienne correspondance de la comtesse avec MusdƓmon. C’est
  l’écriture d’ElphĂ©ge. Il y voit qu’Ulrique n’est pas sa fille, que ce
  FrĂ©dĂ©ric si regrettĂ© n’était peut-ĂȘtre pas son fils. Le malheureux
  comte est puni par le mĂȘme orgueil qui a causĂ© tous ses crimes. C’est
  peu d’avoir vu sa vengeance fuir de sa main; il voit tous ses rĂȘves
  ambitieux s’évanouir, son passĂ© flĂ©tri, son avenir mort. Il a voulu
  perdre ses ennemis; il n’a rĂ©ussi qu’à perdre son crĂ©dit, son
  conseiller, et jusqu’à ses droits de mari et de pùre.
  Il veut du moins voir une fois encore la misĂ©rable qui l’a trahi. Il
  traverse les grandes salles d’un pas rapide, secouant les lettres dans
  ses mains, comme s’il eĂ»t tenu la foudre. Il ouvre en furieux la porte
  de l’appartement d’ElphĂ©ge. Il entre...
  Cette coupable Ă©pouse venait d’apprendre subitement du colonel
  VoethaĂŒn l’horrible mort de son fils FrĂ©dĂ©ric. La pauvre mĂšre Ă©tait
  folle.
  
  
  CONCLUSION
   Ce que j’avais dit par plaisanterie, vous l’avez
   pris sérieusement.
   _Romances espagnoles_. Le roi Alphonse à Bernard.
  
  Depuis quinze jours, les événements que nous venons de raconter
  occupaient toutes les conversations de Drontheim et du Drontheimhus,
  jugĂ©s selon les diverses faces qu’ils avaient prĂ©sentĂ©es au jour. La
  populace de la ville, qui s’était vainement attendue au spectacle de
  sept exécutions successives, commençait à désespérer de ce plaisir; et
  les vieilles femmes, à demi aveugles, racontaient encore qu’elles
  avaient vu, la nuit du déplorable embrasement de la caserne, Han
  d’Islande s’envoler dans une flamme, riant dans l’incendie, et
  poussant du pied la toiture brĂ»lante de l’édifice sur les arquebusiers
  de Munckholm; lorsque, aprÚs une absence qui avait semblé bien longue
  à son Éthel, Ordener reparut dans le donjon du Lion de Slesvig,
  accompagnĂ© du gĂ©nĂ©ral Levin de Knud et de l’aumĂŽnier Athanase Munder.
  Schumacker se promenait en ce moment dans le jardin, appuyé sur sa
  fille. Les deux jeunes époux eurent bien de la peine à ne point tomber
  dans les bras l’un de l’autre; il fallut encore se contenter d’un
  regard. Schumacker serra affectueusement la main d’Ordener et salua
  d’un air de bienveillance les deux Ă©trangers.
  --Jeune homme, dit le vieux captif, que le ciel bénisse votre retour!
  --Seigneur, rĂ©pondit Ordener, j’arrive. Je viens de voir mon pĂšre de
  Berghen, je reviens embrasser mon pÚre de Drontheim.
  --Que voulez-vous dire? demanda le vieillard étonné.
  --Que vous me donniez votre fille, noble seigneur.
  --Ma fille! s’écria le prisonnier, se tournant vers Éthel rouge et
  tremblante.
  --Oui, seigneur, j’aime votre Éthel; je lui ai consacrĂ© ma vie; elle
  est à moi.
  Le front de Schumacker se rembrunit:
  --Vous ĂȘtes un noble et digne jeune homme, mon fils; quoique votre
  pùre m’ait fait bien du mal, je le lui pardonne en votre faveur, et je
  verrais volontiers cette union. Mais il y a un obstacle.
  --Lequel, seigneur? demanda Ordener presque inquiet.
  --Vous aimez ma fille; mais ĂȘtes-vous sĂ»r qu’elle vous aime?
  Les deux amants se regardÚrent, muets de surprise.
  --Oui, poursuivit le pĂšre. J’en suis fĂąchĂ©; car je vous aime, moi, et
  j’aurais voulu vous appeler mon fils. C’est ma fille qui ne voudra
  pas. Elle m’a dĂ©clarĂ© derniĂšrement son aversion pour vous. Depuis
  votre départ, elle se tait quand je lui parle de vous, et semble
  éviter votre pensĂ©e, comme si elle la gĂȘnait. Renoncez donc Ă  votre
  amour, Ordener. Allez, on se guĂ©rit d’aimer comme de haĂŻr.
  --Seigneur... dit Ordener stupéfait.
  --Mon pùre!... dit-Éthel joignant les mains.
  --Ma fille, sois tranquille, interrompit le vieillard; ce mariage me
  plaĂźt, mais il te dĂ©plaĂźt. Je ne veux pas torturer ton cƓur, Éthel.
  Depuis quinze jours je suis bien changé, va. Je ne forcerai pas ta
  répugnance pour Ordener. Tu es libre.
  Athanase Munder souriait.
  --Elle ne l’est pas, dit-il.
  --Vous vous trompez, mon noble pùre, ajouta Éthel enhardie. Je ne hais
  pas Ordener.
  --Comment! s’écria le pĂšre.
  --Je suis... reprit Éthel. Elle s’arrĂȘta. Ordener s’agenouilla devant
  le vieillard.
  --Elle est ma femme, mon pùre! Pardonnez-moi comme mon autre pùre m’a
  déjà pardonné, et bénissez vos enfants.
  Schumacker, étonné à son tour, bénit le jeune couple incliné devant
  lui.
  --J’ai tant maudit dans ma vie, dit-il, que je saisis maintenant sans
  examen toutes les occasions de bénir. Mais à présent expliquez-moi....
  On lui expliqua tout. Il pleurait d’attendrissement, de reconnaissance
  et d’amour.
  --Je me croyais sage, je suis vieux, et je n’ai pas compris le cƓur
  d’une jeune fille!
  --Je m’appelle donc Ordener Guldenlew! disait Éthel avec une joie
  enfantine.
  --Ordener Guldenlew, reprit le vieux Schumacker, vous valez mieux que
  moi; car, dans ma prospérité, je ne serais certes pas descendu de mon
  rang pour m’unir Ă  la fille pauvre et dĂ©gradĂ©e d’un malheureux
  proscrit.
  Le général prit la main du prisonnier et lui remit un rouleau de
  parchemins:
  --Seigneur comte, ne parlez pas ainsi. Voici vos titres que le roi
  vous avait dĂ©jĂ  renvoyĂ©s par Dispolsen. Sa majestĂ© vient d’y joindre
  le don de votre grùce et de votre liberté. Telle est la dot de la
  comtesse de Danneskiold, votre fille.
  --GrĂące! libertĂ©! rĂ©pĂ©ta Éthel ravie.
  --Comtesse de Danneskiold! ajouta le pÚre.
  --Oui, comte, continua le général, vous rentrez dans tous vos
  honneurs, tous vos biens vous sont rendus!
  --À qui dois-je tout cela? demanda l’heureux Schumacker.
  --Au général Levin de Knud, répondit Ordener.
  --Levin de Knud! Je vous le disais bien, général gouverneur, Levin de
  Knud est le meilleur des hommes. Mais pourquoi n’est-il pas venu
  lui-mĂȘme m’apporter mon bonheur? oĂč est-il?
  Ordener montra avec étonnement le général qui souriait et pleurait:
  --Le voici!
  Ce fut une scÚne touchante que la reconnaissance de ces deux vieux
  compagnons de puissance et de jeunesse. Le cƓur de Schumacker se
  dilatait enfin. En connaissant Han d’Islande, il avait cessĂ© de haĂŻr
  les hommes; en connaissant Ordener et Levin, il se prenait à les
  aimer.
  BientĂŽt de belles et douces fĂȘtes solennisĂšrent le sombre hymen du
  cachot. La vie commença à sourire aux deux jeunes époux qui avaient su
  sourire à la mort. Le comte d’Ahlefeld les vit heureux; ce fut sa plus
  cruelle punition.
  Athanase Munder eut aussi sa joie. Il obtint la grùce de ses douze
  condamnés, et Ordener y ajouta celle de ses anciens confrÚres
  d’infortune, Kennybol, Jonas et Norbith, qui retournùrent libres et
  joyeux annoncer, aux mineurs pacifiés que le roi les délivrait de la
  tutelle.
  Schumacker ne jouit pas longtemps de l’union d’Éthel et d’Ordener; la
  liberté et le bonheur avaient trop ébranlé son ùme; elle alla jouir
  d’un autre bonheur et d’une autre libertĂ©. Il mourut dans la mĂȘme
  année 1699, et ce chagrin vint frapper ses enfants, comme pour leur
  apprendre qu’il n’est point de fĂ©licitĂ© parfaite sur la terre. On
  l’inhuma dans l’église de Veer, terre que son gendre possĂ©dait dans le
  Jutland, et le tombeau lui conserva tous les titres que la captivité
  lui avait enlevĂ©s. De l’alliance d’Ordener et d’Éthel naquit la
  
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