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Han d'Islande - 27
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  retentissaient profondĂ©ment comme sâil eĂ»t couvert quelque cavitĂ©
  souterraine. Il remarquait un gros anneau de fer scellé dans la clef
  de la voûte en ogive, et auquel pendait un lambeau de vieille corde
  rompue. Et le temps sâĂ©coulait, et il Ă©coutait avec impatience
  lâhorloge du donjon sonner lentement les heures, en traĂźnant ses
  tintements lugubres dans le silence de la nuit. Enfin, un mouvement de
  pas se fit entendre en dehors du cachot; son cĆur battit dâespĂ©rance.
  LâĂ©norme serrure cria, les cadenas sâagitĂšrent, les chaĂźnes tombĂšrent;
  et, quand la porte sâouvrit, son front rayonna de joie.
  CâĂ©tait le personnage en habits dâĂ©carlate que nous venons de voir
  dans le cachot de Han. Il portait sous son bras un rouleau de corde de
  chanvre, et Ă©tait accompagnĂ© de quatre hallebardiers vĂȘtus de noir et
  armĂ©s dâĂ©pĂ©es et de pertuisanes.
  MusdĆmon Ă©tait encore en robe et en perruque de magistrat. Ce costume
  parut faire effet sur lâhomme rouge. Il le salua comme accoutumĂ© Ă le
  respecter.
  --Seigneur, demanda-t-il au prisonnier avec quelque hésitation, est-ce
  à votre courtoisie que nous avons affaire?
  --Oui, oui, rĂ©pondit en hĂąte MusdĆmon confirmĂ© dans son espoir
  dâĂ©vasion par ce dĂ©but poli, et ne remarquant point la couleur
  sanglante des vĂȘtements de celui qui lui parlait.
  --Vous vous nommez, dit lâhomme, les yeux fixĂ©s sur un parchemin quâil
  avait dĂ©ployĂ©, Turiaf MusdĆmon.
  --Précisément. Vous venez, mes amis, de la part du grand-chancelier?
  --Oui, votre courtoisie.
  --Nâoubliez pas, quand vous aurez terminĂ© votre mission, dâexprimer Ă
  sa grùce toute ma reconnaissance.
  Lâhomme aux habits rouges leva sur lui un regard Ă©tonnĂ©.
  --Votre.... reconnaissance!....
  --Oui, sans doute, mes amis; car il me sera probablement impossible de
  la lui tĂ©moigner moi-mĂȘme tout de suite.
  --Probablement, rĂ©pondit lâhomme avec une expression ironique.
  --Et vous sentez, poursuivit MusdĆmon, que je ne dois pas me montrer
  ingrat pour un pareil service.
  --Par la croix du bon larron, sâĂ©cria lâautre en riant lourdement, on
  dirait, à vous entendre, que le chancelier fait pour votre courtoisie
  tout autre chose.
  --Sans doute, il ne me rend encore en ce moment quâune justice
  rigoureuse!
  --Rigoureuse, soit!--mais enfin vous convenez que câest justice. Câest
  le premier aveu de ce genre que jâentends depuis vingt-six ans que
  jâexerce. Allons, seigneur, le temps se passe en paroles; ĂȘtes-vous
  prĂȘt?
  --Je le suis, dit MusdĆmon joyeux, faisant un pas vers la porte.
  --Attendez, attendez un moment, cria lâhomme rouge, se baissant pour
  déposer à terre son rouleau de corde.
  MusdĆmon sâarrĂȘta.
  --Pourquoi donc toute cette corde?
  --Votre courtoisie a raison de me faire cette question; jâen ai lĂ en
  effet bien plus quâil ne mâen faut; mais, au commencement de ce
  procÚs, je croyais avoir bien plus de condamnés.
  En parlant ainsi lâhomme dĂ©nouait son rouleau de corde.
  --Allons, dĂ©pĂȘchons, dit MusdĆmon.
  --Votre courtoisie est bien pressĂ©e.--Est-ce quâelle nâa pas encore
  quelque priÚre?....
  --Point dâautre que celle que je vous ai dĂ©jĂ adressĂ©e, de remercier
  pour moi sa grĂące.--Pour Dieu, hĂątons-nous, ajouta MusdĆmon, je suis
  impatient de sortir dâici. Avons-nous beaucoup de chemin Ă faire?
  --De chemin! reprit lâhomme au vĂȘtement dâĂ©carlate, se redressant et
  mesurant plusieurs brasses de corde déroulée. La route qui nous reste
  à faire ne fatiguera pas beaucoup votre courtoisie; car nous allons
  tout terminer sans mettre le pied hors dâici.
  MusdĆmon tressaillit.
  --Que voulez-vous dire?
  --Que voulez-vous dire vous-mĂȘme? demanda lâautre.
  --O Dieu! dit MusdĆmon, pĂąlissant comme sâil entrevoyait une lueur
  funĂšbre; qui ĂȘtes-vous?
  --Je suis le bourreau.
  Le misĂ©rable trembla ainsi quâune feuille sĂšche que le vent secoue.
  --Est-ce que vous ne venez pas pour me faire évader? murmura-t-il
  dâune voix Ă©teinte.
  Le bourreau partit dâun Ă©clat de rire.
  --Si fait vraiment! pour vous faire évader dans le pays des esprits,
  oĂč je vous proteste quâon ne pourra plus vous reprendre.
  MusdĆmon sâĂ©tait prosternĂ© la face contre terre.
  --Grùce! ayez pitié de moi! Grùce!
  --Sur ma foi, dit froidement le bourreau, câest la premiĂšre fois quâon
  me fait une pareille demande.
  --Est-ce que vous me prenez pour le roi?
  LâinfortunĂ© se traĂźnait Ă genoux, souillant sa robe dans la poussiĂšre,
  frappant le plancher de son front, un moment auparavant si radieux, et
  embrassant les pieds du bourreau avec des cris sourds et des sanglots
  étouffes.
  --Allons, paix! reprit le bourreau. Je nâavais point encore vu la robe
  noire sâhumilier devant ma veste rouge.
  Il repoussa du pied le suppliant.
  --Camarade, prie Dieu et les saints; ils tâĂ©couteront mieux que moi.
  MusdĆmon resta agenouillĂ©, le visage cachĂ© dans ses mains et pleurant
  amÚrement. Cependant le bourreau, se haussant sur la pointe des pieds,
  avait passĂ© la corde dans lâanneau de la voĂ»te; il la laissa pendre
  jusque sur le plancher, puis lâarrĂȘta par un double tour, puis prĂ©para
  un nĆud coulant Ă lâextrĂ©mitĂ© qui touchait Ă terre.
  --Jâai fini, dit-il au condamnĂ© quand ces menaçants apprĂȘts furent
  terminĂ©s; en as-tu fini de mĂȘme avec la vie?
  --Non, dit MusdĆmon se levant, non, cela ne se peut! Vous commettez
  quelque horrible mĂ©prise. Le chancelier dâAhlefeld nâest point assez
  infùme... Je lui suis trop nécessaire. Il est impossible que ce soit
  pour moi que lâon vous ait envoyĂ©. Laissez-moi fuir, craignez
  dâencourir la colĂšre du chancelier.
  --Ne nous as-tu point déclaré, répliqua le bourreau, que tu étais
  Turiaf MusdĆmon?
  Le prisonnier demeura un moment silencieux:
  --Non, dit-il tout Ă coup, non, je ne me nomme point MusdĆmon; je me
  nomme Turiaf Orugix.
  --Orugix! sâĂ©cria le bourreau, Orugix!
  Il arracha précipitamment la perruque qui cachait le visage du
  condamné, et poussa un cri de stupeur:
  --Mon frÚre!
  --Ton frĂšre! rĂ©pondit le condamnĂ© avec un Ă©tonnement mĂȘlĂ© de honte et
  de joie, serais-tu?...
  --Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, pour te servir, mon frÚre
  Turiaf.
  Le condamnĂ© se jeta au cou de lâexĂ©cuteur, en lâappelant son frĂšre,
  son frĂšre chĂ©ri. Cette reconnaissance fraternelle nâeĂ»t pas dilatĂ© le
  cĆur de celui qui en eĂ»t Ă©tĂ© tĂ©moin. Turiaf prodiguait Ă Nychol mille
  caresses avec un sourire affecté et craintif, auquel Nychol répondait
  par des regards sombres et embarrassés; on eût dit un tigre flattant
  un Ă©lĂ©phant au moment oĂč le pied pesant du monstre presse son ventre
  haletant.
  --Quel bonheur, frÚre Nychol!--Je suis bien joyeux de te revoir.
  --Et moi, jâen suis fĂąchĂ© pour toi, frĂšre Turiaf. Le condamnĂ© feignait
  de ne point entendre, et poursuivait dâune voix tremblante:
  --Tu as une femme et des enfants, sans doute? Tu me mÚneras voir mon
  aimable sĆur et embrasser mes charmants neveux.
  --Signe de croix du démon! murmura le bourreau.
  --Je veux ĂȘtre leur second pĂšre. Ăcoute, frĂšre, je suis puissant, jâai
  du crédit....
  Le frĂšre rĂ©pondit dâun accent sinistre:
  --Je sais que tu en avais!--Ă prĂ©sent ne songe plus quâĂ celui que tu
  as sans doute su te ménager prÚs des saints.
  Toute espérance disparut du front du condamné.
  --O Dieu! que signifie ceci, cher Nychol? Je suis sauvé, puisque je te
  retrouve.--Songe que le mĂȘme ventre nous a portĂ©s, que le mĂȘme sein
  nous a nourris, que les mĂȘmes jeux ont occupĂ© notre enfance;
  souviens-toi, Nychol, que tu es mon frÚre!
  --JusquâĂ cette heure, tu ne tâen Ă©tais pas souvenu, rĂ©pondit le
  farouche Nychol.
  --Non, je ne puis mourir de la main de mon frÚre!
  --Câest ta faute, Turiaf.--Câest toi qui as rompu ma carriĂšre; qui
  mâas empĂȘchĂ© d'ĂȘtre exĂ©cuteur royal de Copenhague; qui mâas fait
  jeter, comme bourreau de province, dans ce misérable pays. Si tu
  nâavais point agi ainsi en mauvais frĂšre, tu ne te plaindrais pas de
  ce qui te rĂ©volte aujourdâhui. Je ne serais point dans le
  Drontheimhus, et ce serait un autre qui ferait ton affaire.
  --Nous en avons dit assez, mon frÚre, il faut mourir.
  La mort est hideuse au mĂ©chant, par le mĂȘme sentiment qui la rend
  belle Ă lâhomme de bien; tous deux vont quitter ce quâils ont
  dâhumain, mais le juste est dĂ©livrĂ© de son corps comme dâune prison,
  le mĂ©chant en est arrachĂ© comme dâune forteresse. Au dernier moment,
  lâenfer se rĂ©vĂšle Ă l'Ăąme perverse qui a rĂȘvĂ© le nĂ©ant. Elle frappe
  avec inquiĂ©tude sur la sombre porte de la mort, et ce nâest pas le
  vide qui lui répond. Le condamné se roula sur le plancher en se
  tordant les bras avec une plainte plus déchirante que la lamentation
  éternelle dâun damnĂ©.
  --Miséricorde de Dieu! Saints anges du ciel, si vous existez, ayez
  compassion de moi! Nychol, mon Nychol, au nom de notre mÚre commune,
  oh! laisse-moi vivre!
  Le bourreau montra son parchemin.
  --Je ne puis; lâordre est prĂ©cis.
  --Cet ordre ne me concerne pas, balbutia le désespéré prisonnier; il
  regarde un certain MusdĆmon, ce nâest pas moi; je suis Turiaf Orugix.
  --Tu veux rire, dit Nychol en haussant les Ă©paules. Je sais bien quâil
  sâagit de toi. Dâailleurs, ajouta-t-il durement, tu nâaurais point Ă©tĂ©
  hier, pour ton frĂšre, Turiaf Orugix; tu nâes pour lui aujourdâhui que
  Turiaf MusdĆmon.
  --Mon frĂšre, mon frĂšre! reprit le misĂ©rable, eh bien! attends jusquâĂ
  demain! Il est impossible que le grand-chancelier ait donnĂ© lâordre de
  ma mort. Câest un affreux malentendu. Le comte dâAhlefeld mâaime
  beaucoup. Je tâen conjure, mon cher Nychol, la vie!--Je serai bientĂŽt
  rentré en faveur, et je te rendrai tous les services....
  --Tu ne peux plus mâen rendre quâun, Turiaf, interrompit le bourreau.
  Jâai dĂ©jĂ perdu les deux exĂ©cutions sur lesquelles je comptais le
  plus, celles de lâex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi.
  Jâai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han dâIslande et
  toi. Ton exécution, comme nocturne et secrÚte, me vaudra douze ducats
  dâor. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilĂ le seul service que
  jâattends de toi.
  --O Dieu! dit douloureusement le condamné.
  --Ce sera le premier et le dernier, à la vérité; mais, en revanche, je
  te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en
  frÚre.--Résigne-toi.
  MusdĆmon se leva; ses narines Ă©taient gonflĂ©es de rage, ses lĂšvres
  vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de
  désespoir.
  --Satan!--Jâaurai sauvĂ© ce dâAhlefeld! jâaurai embrassĂ© mon frĂšre! et
  ils me tueront!, et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur,
  sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix
  puisse tonner, sur eux dâun bout du royaume Ă lâautre, sans que ma
  main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes! Ce sera pour
  arriver Ă cette mort que jâaurai souillĂ© toute ma vie!--MisĂ©rable!
  poursuivit-il, sâadressant Ă son frĂšre, tu veux donc ĂȘtre fratricide?
  --Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol.
  --Non! sâĂ©cria le condamnĂ©. Et il sâĂ©tait jetĂ© Ă corps perdu sur le
  bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes,
  comme ceux dâun taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi! Je
  nâaurai point vĂ©cu comme un serpent formidable pour mourir comme le
  misĂ©rable ver quâon Ă©crase! Je laisserai ma vie dans ma derniĂšre
  morsure; mais elle sera mortelle.
  En parlant ainsi, il Ă©treignait en ennemi celui quâil venait
  dâembrasser en frĂšre. Le flatteur et caressant MusdĆmon se montrait
  en ce moment ce quâil Ă©tait dans son essence. Le dĂ©sespoir avait remuĂ©
  le fond de son Ăąme ainsi quâune lie, et aprĂšs avoir rampĂ© comme le
  tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider
  lequel des deux frĂšres Ă©tait le plus effroyable, dans ce moment oĂč ils
  luttaient, lâun avec la stupide fĂ©rocitĂ© dâune bĂȘte sauvage, lâautre
  avec la fureur rusĂ©e dâun dĂ©mon.
  Mais les quatre hallebardiers, jusquâalors impassibles, nâĂ©taient pas
  restĂ©s immobiles. Ils avaient prĂȘtĂ© assistance au bourreau, et bientĂŽt
  MusdĆmon, qui nâavait dâautre force que sa rage, fut contraint de
  lùcher prise. Il alla se jeter à plat ventre contre la muraille,
  poussant des hurlements inarticulés et émoussant ses ongles sur la
  pierre.
  --Mourir! dĂ©mons de lâenfer! mourir sans que mes cris percent ces
  voûtes, sans que mes bras renversent ces murs!
  On le saisit sans Ă©prouver de rĂ©sistance. Son effort inutile lâavait
  épuisé. On le dépouilla de sa robe pour le garrotter. En ce moment, un
  paquet cachetĂ© tomba de ses vĂȘtements.
  --Quâest cela? dit le bourreau.
  Une espĂ©rance infernale luisait dans lâĆil hagard du condamnĂ©.
  --Comment avais-je oubliĂ© cela? murmura-t-il.--Ăcoute, frĂšre Nychol,
  ajouta-t-il dâune voix presque amicale; ces papiers appartiennent au
  grand-chancelier. Promets-moi de les lui remettre, et fais ensuite de
  moi ce que tu voudras.
  --Puisque tu es tranquille maintenant, je te promets de remplir ta
  derniĂšre intention, quoique tu viennes dâagir envers moi comme un
  mauvais frĂšre. Ces papiers seront remis au chancelier, foi dâOrugix.
  --Demande Ă les lui remettre toi-mĂȘme, reprit le condamnĂ© en souriant
  au bourreau, qui, par sa nature, comprenait peu les sourires. Le
  plaisir quâils causeront Ă sa grĂące te vaudra peut-ĂȘtre quelque
  faveur.
  --Vrai, frĂšre? dit Orugix. Merci. Peut-ĂȘtre le diplĂŽme dâexĂ©cuteur
  royal, nâest-ce pas? Eh bien! quittons-nous bons amis. Je te pardonne
  les coups dâongles que tu mâas donnĂ©s; pardonne-moi le collier de
  corde que tu vas recevoir de moi.
  --Le chancelier mâavait promis un autre collier, rĂ©pondit MusdĆmon.
  Alors les hallebardiers lâamenĂšrent garrottĂ© au milieu du cachot; le
  bourreau lui passa le fatal nĆud coulant autour du cou.
  --Turiaf, es-tu prĂȘt?
  --Un instant! un instant! dit le condamné, auquel sa terreur était
  revenue; de grùce, mon frÚre, ne tire pas la corde avant que je ne te
  le dise.
  --Je nâaurai pas besoin de tirer la corde, rĂ©pondit le bourreau.
  Une minute aprÚs il répéta sa question:
  --Es-tu prĂȘt?
  --Encore un instant! hélas! il faut donc mourir!
  --Turiaf, je nâai pas le temps dâattendre.
  En parlant ainsi, Orugix invitait les hallebardiers Ă sâĂ©loigner du
  condamné.
  --Un mot encore, frĂšre! nâoublie pas de remettre le paquet au comte
  dâAhlefeld.
  --Sois tranquille, répliqua le frÚre. Il ajouta pour la troisiÚme
  fois:--Allons, es-tu prĂȘt?
  LâinfortunĂ© ouvrait la bouche pour implorer peut-ĂȘtre encore une
  minute de vie, quand le bourreau impatient se baissa. Il tourna un
  bouton de cuivre qui sortait du plancher.
  Le plancher se déroba sous le patient; le misérable disparut dans une
  trappe carrée, au bruit sourd de la corde qui se tendait soudainement
  avec dâeffrayantes vibrations, causĂ©es en partie par les derniĂšres
  convulsions du mourant. On ne vit plus que la corde qui sâagitait dans
  la sombre ouverture, dâoĂč sâĂ©chappaient un vent frais et une rumeur
  pareille Ă celle de lâeau courante.
  Les hallebardiers eux-mĂȘmes reculĂšrent frappĂ©s dâhorreur. Le bourreau
  sâapprocha du gouffre, saisit de la main la corde qui vibrait toujours
  et se suspendit sur lâabĂźme, sâappuyant des deux pieds sur les Ă©paules
  du patient. La fatale corde se tendit avec un son rauque et demeura
  immobile. Un soupir étouffé venait de sortir de la trappe.
  --Câest bon, dit le bourreau remontant dans le cachot. Adieu, frĂšre.
  Il tira un coutelas de sa ceinture.
  --Va nourrir les poissons du golfe. Que ton corps soit la proie de
  lâeau tandis que ton Ăąme sera celle du feu.
  à ces mots, il coupa la corde tendue. Ce qui en resta suspendu Ă
  lâanneau de fer revint fouetter la voĂ»te, tandis quâon entendait lâeau
  profonde et ténébreuse rejaillir de la chute du corps, puis continuer
  sa course souterraine vers le golfe.
  Le bourreau referma la trappe comme il lâavait ouverte. Au moment oĂč
  il se redressait, il vit le cachot plein de fumée.
  --Quâest-ce donc? demanda-t-il aux hallebardiers; dâoĂč vient cette
  fumée?
  Ils lâignoraient comme lui. Surpris, ils ouvrirent la porte du cachot;
  les corridors de la prison Ă©taient Ă©galement inondĂ©s dâune fumĂ©e
  épaisse et nauséabonde. Une issue secrÚte les conduisit, alarmés, dans
  la cour carrĂ©e, oĂč un spectacle effrayant les attendait.
  Un immense incendie, accru par la violence du vent dâest, dĂ©vorait la
  prison militaire et la caserne des arquebusiers. La flamme, poussée en
  tourbillons, rampait autour des murs de pierre, couronnait les toits
  ardents, sortait comme dâune bouche des fenĂȘtres dĂ©vorĂ©es; et les
  noires tours de Munckholm tantĂŽt se rougissaient dâune clartĂ©
  sinistre, tantĂŽt disparaissaient dans dâĂ©pais nuages de fumĂ©e.
  Un guichetier qui fuyait dans la cour leur apprit en peu de mots que
  le feu Ă©tait parti, pendant le sommeil des gardiens de Han dâIslande,
  du cachot du monstre, auquel on avait eu lâimprudence de donner de la
  paille et du feu.
  --Jâai bien du malheur! sâĂ©cria Orugix Ă ce rĂ©cit; voilĂ encore sans
  doute Han dâIslande qui mâĂ©chappe. Le misĂ©rable aura Ă©tĂ© brĂ»lĂ©! et je
  nâaurai mĂȘme plus son corps que jâai payĂ© deux ducats!
  Cependant les malheureux arquebusiers de Munckholm, réveillés en
  sursaut par cette mort imminente, se pressaient en foule à la grande
  porte, embarrassée de funestes barricades; on entendait du dehors
  leurs clameurs dâangoisse et de dĂ©tresse; on les voyait se tordre les
  bras aux fenĂȘtres en feu ou se prĂ©cipiter sur les dalles de la cour,
  évitant une mort dans une autre. La flamme victorieuse embrassait tout
  lâĂ©difice, avant que le reste de la garnison eĂ»t eu le temps
  dâaccourir. Tout secours Ă©tait dĂ©jĂ inutile. Le bĂątiment Ă©tait
  heureusement isolé; on se borna à enfoncer à coups de hache la porte
  principale; mais ce fut trop tard, car au moment oĂč elle sâouvrait,
  toute la charpente embrasĂ©e du toit de la caserne sâĂ©croula avec un
  long fracas sur les infortunés soldats, entraßnant dans sa chute les
  combles et les Ă©tages incendiĂ©s. LâĂ©difice entier disparut alors dans
  un tourbillon de poussiĂšre enflammĂ©e et de fumĂ©e ardente, oĂč
  sâĂ©teignaient quelques faibles clameurs.
  Le lendemain matin il ne sâĂ©levait plus dans la cour carrĂ©e que quatre
  hautes murailles noires et chaudes encore, entourant un horrible amas
  de décombres fumants qui continuaient à se dévorer les uns les autres,
  comme des bĂȘtes dans un cirque. Quand toute cette ruine fut un peu
  refroidie, on en fouilla les profondeurs. Sous une couche de pierres,
  de poutres et de ferrures tordues par le feu, reposait un amas
  dâossements blanchis et de cadavres dĂ©figurĂ©s; avec une trentaine de
  soldats, pour la plupart estropiĂ©s, câĂ©tait ce qui restait du beau
  régiment de Munckholm.
  Lorsquâen remuant les dĂ©bris de la prison on arriva au cachot fatal
  dâoĂč lâincendie Ă©tait parti et que Han dâIslande avait habitĂ©, on y
  trouva les restes dâun corps humain, couchĂ© prĂšs dâun rĂ©chaud de fer,
  sur des chaßnes rompues. On remarqua seulement que parmi ces cendres
  il y avait deux crĂąnes, quoiquâil nây eĂ»t quâun cadavre.
 Â
 Â
  LI
 Â
  SALADIN. Bravo, Ibrahim! tu es vraiment un messager de bonheur; je
  te remercie de ta bonne nouvelle.
  LE MAMELOUCK. Eh bien! il nâen est que cela?
  SALADIN. Quâattends-tu?
  LE MAMELOUCK. Il nây a rien de plus pour le messager du bonheur?
  LESSING, _Nathan le Sage_.
  PĂąle et dĂ©fait, le comte dâAhlefeld se promĂšne Ă grands pas dans son
  appartement; il froisse dans ses mains un paquet de lettres quâil
  vient de parcourir, et frappe du pied le marbre poli et les tapis Ă
  franges dâor.
  à lâautre bout de lâappartement se tient debout, quoique dans
  lâattitude dâune prostration respectueuse, Nychol Orugix, vĂȘtu de son
  infùme pourpre et son chapeau de feutre à la main.
  --Tu mâas rendu service, MusdĆmon, murmure le chancelier entre ses
  dents, resserrées par la colÚre. Le bourreau lÚve timidement son
  regard stupide:
  --Sa grùce est contente?
  --Que veux-tu, toi? dit le chancelier se détournant brusquement.
  Le bourreau, fier dâavoir attirĂ© un regard du chancelier, sourit
  dâespĂ©rance.
  --Ce que je veux, votre grĂące? La place dâexĂ©cuteur Ă Copenhague, si
  votre grùce daigne payer par cette haute faveur les bonnes nouvelles
  que je lui apporte.
  Le chancelier appelle les deux hallebardiers de garde à la porte de
  son appartement.
  --Quâon saisisse ce drĂŽle, qui a lâinsolence de me narguer.
  Les deux gardes entraßnent Nychol stupéfait et consterné, qui hasarde
  encore une parole:
  --Seigneur....
  --Tu nâes plus bourreau du Drontheimhus! jâannule ton diplĂŽme! reprend
  le chancelier poussant la porte avec violence.
  Le chancelier ressaisit les lettres, les lit, les relit, avec rage,
  sâenivrant en quelque sorte de son dĂ©shonneur, car ces lettres sont
  lâancienne correspondance de la comtesse avec MusdĆmon. Câest
  lâĂ©criture dâElphĂ©ge. Il y voit quâUlrique nâest pas sa fille, que ce
  FrĂ©dĂ©ric si regrettĂ© nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas son fils. Le malheureux
  comte est puni par le mĂȘme orgueil qui a causĂ© tous ses crimes. Câest
  peu dâavoir vu sa vengeance fuir de sa main; il voit tous ses rĂȘves
  ambitieux sâĂ©vanouir, son passĂ© flĂ©tri, son avenir mort. Il a voulu
  perdre ses ennemis; il nâa rĂ©ussi quâĂ perdre son crĂ©dit, son
  conseiller, et jusquâĂ ses droits de mari et de pĂšre.
  Il veut du moins voir une fois encore la misĂ©rable qui lâa trahi. Il
  traverse les grandes salles dâun pas rapide, secouant les lettres dans
  ses mains, comme sâil eĂ»t tenu la foudre. Il ouvre en furieux la porte
  de lâappartement dâElphĂ©ge. Il entre...
  Cette coupable Ă©pouse venait dâapprendre subitement du colonel
  VoethaĂŒn lâhorrible mort de son fils FrĂ©dĂ©ric. La pauvre mĂšre Ă©tait
  folle.
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  CONCLUSION
  Ce que jâavais dit par plaisanterie, vous lâavez
  pris sérieusement.
  _Romances espagnoles_. Le roi Alphonse à Bernard.
 Â
  Depuis quinze jours, les événements que nous venons de raconter
  occupaient toutes les conversations de Drontheim et du Drontheimhus,
  jugĂ©s selon les diverses faces quâils avaient prĂ©sentĂ©es au jour. La
  populace de la ville, qui sâĂ©tait vainement attendue au spectacle de
  sept exécutions successives, commençait à désespérer de ce plaisir; et
  les vieilles femmes, Ă demi aveugles, racontaient encore quâelles
  avaient vu, la nuit du déplorable embrasement de la caserne, Han
  dâIslande sâenvoler dans une flamme, riant dans lâincendie, et
  poussant du pied la toiture brĂ»lante de lâĂ©difice sur les arquebusiers
  de Munckholm; lorsque, aprÚs une absence qui avait semblé bien longue
  à son Ăthel, Ordener reparut dans le donjon du Lion de Slesvig,
  accompagnĂ© du gĂ©nĂ©ral Levin de Knud et de lâaumĂŽnier Athanase Munder.
  Schumacker se promenait en ce moment dans le jardin, appuyé sur sa
  fille. Les deux jeunes époux eurent bien de la peine à ne point tomber
  dans les bras lâun de lâautre; il fallut encore se contenter dâun
  regard. Schumacker serra affectueusement la main dâOrdener et salua
  dâun air de bienveillance les deux Ă©trangers.
  --Jeune homme, dit le vieux captif, que le ciel bénisse votre retour!
  --Seigneur, rĂ©pondit Ordener, jâarrive. Je viens de voir mon pĂšre de
  Berghen, je reviens embrasser mon pÚre de Drontheim.
  --Que voulez-vous dire? demanda le vieillard étonné.
  --Que vous me donniez votre fille, noble seigneur.
  --Ma fille! sâĂ©cria le prisonnier, se tournant vers Ăthel rouge et
  tremblante.
  --Oui, seigneur, jâaime votre Ăthel; je lui ai consacrĂ© ma vie; elle
  est à moi.
  Le front de Schumacker se rembrunit:
  --Vous ĂȘtes un noble et digne jeune homme, mon fils; quoique votre
  pĂšre mâait fait bien du mal, je le lui pardonne en votre faveur, et je
  verrais volontiers cette union. Mais il y a un obstacle.
  --Lequel, seigneur? demanda Ordener presque inquiet.
  --Vous aimez ma fille; mais ĂȘtes-vous sĂ»r quâelle vous aime?
  Les deux amants se regardÚrent, muets de surprise.
  --Oui, poursuivit le pĂšre. Jâen suis fĂąchĂ©; car je vous aime, moi, et
  jâaurais voulu vous appeler mon fils. Câest ma fille qui ne voudra
  pas. Elle mâa dĂ©clarĂ© derniĂšrement son aversion pour vous. Depuis
  votre départ, elle se tait quand je lui parle de vous, et semble
  éviter votre pensĂ©e, comme si elle la gĂȘnait. Renoncez donc Ă votre
  amour, Ordener. Allez, on se guĂ©rit dâaimer comme de haĂŻr.
  --Seigneur... dit Ordener stupéfait.
  --Mon pĂšre!... dit-Ăthel joignant les mains.
  --Ma fille, sois tranquille, interrompit le vieillard; ce mariage me
  plaĂźt, mais il te dĂ©plaĂźt. Je ne veux pas torturer ton cĆur, Ăthel.
  Depuis quinze jours je suis bien changé, va. Je ne forcerai pas ta
  répugnance pour Ordener. Tu es libre.
  Athanase Munder souriait.
  --Elle ne lâest pas, dit-il.
  --Vous vous trompez, mon noble pĂšre, ajouta Ăthel enhardie. Je ne hais
  pas Ordener.
  --Comment! sâĂ©cria le pĂšre.
  --Je suis... reprit Ăthel. Elle sâarrĂȘta. Ordener sâagenouilla devant
  le vieillard.
  --Elle est ma femme, mon pĂšre! Pardonnez-moi comme mon autre pĂšre mâa
  déjà pardonné, et bénissez vos enfants.
  Schumacker, étonné à son tour, bénit le jeune couple incliné devant
  lui.
  --Jâai tant maudit dans ma vie, dit-il, que je saisis maintenant sans
  examen toutes les occasions de bénir. Mais à présent expliquez-moi....
  On lui expliqua tout. Il pleurait dâattendrissement, de reconnaissance
  et dâamour.
  --Je me croyais sage, je suis vieux, et je nâai pas compris le cĆur
  dâune jeune fille!
  --Je mâappelle donc Ordener Guldenlew! disait Ăthel avec une joie
  enfantine.
  --Ordener Guldenlew, reprit le vieux Schumacker, vous valez mieux que
  moi; car, dans ma prospérité, je ne serais certes pas descendu de mon
  rang pour mâunir Ă la fille pauvre et dĂ©gradĂ©e dâun malheureux
  proscrit.
  Le général prit la main du prisonnier et lui remit un rouleau de
  parchemins:
  --Seigneur comte, ne parlez pas ainsi. Voici vos titres que le roi
  vous avait dĂ©jĂ renvoyĂ©s par Dispolsen. Sa majestĂ© vient dây joindre
  le don de votre grùce et de votre liberté. Telle est la dot de la
  comtesse de Danneskiold, votre fille.
  --GrĂące! libertĂ©! rĂ©pĂ©ta Ăthel ravie.
  --Comtesse de Danneskiold! ajouta le pÚre.
  --Oui, comte, continua le général, vous rentrez dans tous vos
  honneurs, tous vos biens vous sont rendus!
  --Ă qui dois-je tout cela? demanda lâheureux Schumacker.
  --Au général Levin de Knud, répondit Ordener.
  --Levin de Knud! Je vous le disais bien, général gouverneur, Levin de
  Knud est le meilleur des hommes. Mais pourquoi nâest-il pas venu
  lui-mĂȘme mâapporter mon bonheur? oĂč est-il?
  Ordener montra avec étonnement le général qui souriait et pleurait:
  --Le voici!
  Ce fut une scÚne touchante que la reconnaissance de ces deux vieux
  compagnons de puissance et de jeunesse. Le cĆur de Schumacker se
  dilatait enfin. En connaissant Han dâIslande, il avait cessĂ© de haĂŻr
  les hommes; en connaissant Ordener et Levin, il se prenait à les
  aimer.
  BientĂŽt de belles et douces fĂȘtes solennisĂšrent le sombre hymen du
  cachot. La vie commença à sourire aux deux jeunes époux qui avaient su
  sourire Ă la mort. Le comte dâAhlefeld les vit heureux; ce fut sa plus
  cruelle punition.
  Athanase Munder eut aussi sa joie. Il obtint la grùce de ses douze
  condamnés, et Ordener y ajouta celle de ses anciens confrÚres
  dâinfortune, Kennybol, Jonas et Norbith, qui retournĂšrent libres et
  joyeux annoncer, aux mineurs pacifiés que le roi les délivrait de la
  tutelle.
  Schumacker ne jouit pas longtemps de lâunion dâĂthel et dâOrdener; la
  liberté et le bonheur avaient trop ébranlé son ùme; elle alla jouir
  dâun autre bonheur et dâune autre libertĂ©. Il mourut dans la mĂȘme
  année 1699, et ce chagrin vint frapper ses enfants, comme pour leur
  apprendre quâil nâest point de fĂ©licitĂ© parfaite sur la terre. On
  lâinhuma dans lâĂ©glise de Veer, terre que son gendre possĂ©dait dans le
  Jutland, et le tombeau lui conserva tous les titres que la captivité
  lui avait enlevĂ©s. De lâalliance dâOrdener et dâĂthel naquit la
 Â
  souterraine. Il remarquait un gros anneau de fer scellé dans la clef
  de la voûte en ogive, et auquel pendait un lambeau de vieille corde
  rompue. Et le temps sâĂ©coulait, et il Ă©coutait avec impatience
  lâhorloge du donjon sonner lentement les heures, en traĂźnant ses
  tintements lugubres dans le silence de la nuit. Enfin, un mouvement de
  pas se fit entendre en dehors du cachot; son cĆur battit dâespĂ©rance.
  LâĂ©norme serrure cria, les cadenas sâagitĂšrent, les chaĂźnes tombĂšrent;
  et, quand la porte sâouvrit, son front rayonna de joie.
  CâĂ©tait le personnage en habits dâĂ©carlate que nous venons de voir
  dans le cachot de Han. Il portait sous son bras un rouleau de corde de
  chanvre, et Ă©tait accompagnĂ© de quatre hallebardiers vĂȘtus de noir et
  armĂ©s dâĂ©pĂ©es et de pertuisanes.
  MusdĆmon Ă©tait encore en robe et en perruque de magistrat. Ce costume
  parut faire effet sur lâhomme rouge. Il le salua comme accoutumĂ© Ă le
  respecter.
  --Seigneur, demanda-t-il au prisonnier avec quelque hésitation, est-ce
  à votre courtoisie que nous avons affaire?
  --Oui, oui, rĂ©pondit en hĂąte MusdĆmon confirmĂ© dans son espoir
  dâĂ©vasion par ce dĂ©but poli, et ne remarquant point la couleur
  sanglante des vĂȘtements de celui qui lui parlait.
  --Vous vous nommez, dit lâhomme, les yeux fixĂ©s sur un parchemin quâil
  avait dĂ©ployĂ©, Turiaf MusdĆmon.
  --Précisément. Vous venez, mes amis, de la part du grand-chancelier?
  --Oui, votre courtoisie.
  --Nâoubliez pas, quand vous aurez terminĂ© votre mission, dâexprimer Ă
  sa grùce toute ma reconnaissance.
  Lâhomme aux habits rouges leva sur lui un regard Ă©tonnĂ©.
  --Votre.... reconnaissance!....
  --Oui, sans doute, mes amis; car il me sera probablement impossible de
  la lui tĂ©moigner moi-mĂȘme tout de suite.
  --Probablement, rĂ©pondit lâhomme avec une expression ironique.
  --Et vous sentez, poursuivit MusdĆmon, que je ne dois pas me montrer
  ingrat pour un pareil service.
  --Par la croix du bon larron, sâĂ©cria lâautre en riant lourdement, on
  dirait, à vous entendre, que le chancelier fait pour votre courtoisie
  tout autre chose.
  --Sans doute, il ne me rend encore en ce moment quâune justice
  rigoureuse!
  --Rigoureuse, soit!--mais enfin vous convenez que câest justice. Câest
  le premier aveu de ce genre que jâentends depuis vingt-six ans que
  jâexerce. Allons, seigneur, le temps se passe en paroles; ĂȘtes-vous
  prĂȘt?
  --Je le suis, dit MusdĆmon joyeux, faisant un pas vers la porte.
  --Attendez, attendez un moment, cria lâhomme rouge, se baissant pour
  déposer à terre son rouleau de corde.
  MusdĆmon sâarrĂȘta.
  --Pourquoi donc toute cette corde?
  --Votre courtoisie a raison de me faire cette question; jâen ai lĂ en
  effet bien plus quâil ne mâen faut; mais, au commencement de ce
  procÚs, je croyais avoir bien plus de condamnés.
  En parlant ainsi lâhomme dĂ©nouait son rouleau de corde.
  --Allons, dĂ©pĂȘchons, dit MusdĆmon.
  --Votre courtoisie est bien pressĂ©e.--Est-ce quâelle nâa pas encore
  quelque priÚre?....
  --Point dâautre que celle que je vous ai dĂ©jĂ adressĂ©e, de remercier
  pour moi sa grĂące.--Pour Dieu, hĂątons-nous, ajouta MusdĆmon, je suis
  impatient de sortir dâici. Avons-nous beaucoup de chemin Ă faire?
  --De chemin! reprit lâhomme au vĂȘtement dâĂ©carlate, se redressant et
  mesurant plusieurs brasses de corde déroulée. La route qui nous reste
  à faire ne fatiguera pas beaucoup votre courtoisie; car nous allons
  tout terminer sans mettre le pied hors dâici.
  MusdĆmon tressaillit.
  --Que voulez-vous dire?
  --Que voulez-vous dire vous-mĂȘme? demanda lâautre.
  --O Dieu! dit MusdĆmon, pĂąlissant comme sâil entrevoyait une lueur
  funĂšbre; qui ĂȘtes-vous?
  --Je suis le bourreau.
  Le misĂ©rable trembla ainsi quâune feuille sĂšche que le vent secoue.
  --Est-ce que vous ne venez pas pour me faire évader? murmura-t-il
  dâune voix Ă©teinte.
  Le bourreau partit dâun Ă©clat de rire.
  --Si fait vraiment! pour vous faire évader dans le pays des esprits,
  oĂč je vous proteste quâon ne pourra plus vous reprendre.
  MusdĆmon sâĂ©tait prosternĂ© la face contre terre.
  --Grùce! ayez pitié de moi! Grùce!
  --Sur ma foi, dit froidement le bourreau, câest la premiĂšre fois quâon
  me fait une pareille demande.
  --Est-ce que vous me prenez pour le roi?
  LâinfortunĂ© se traĂźnait Ă genoux, souillant sa robe dans la poussiĂšre,
  frappant le plancher de son front, un moment auparavant si radieux, et
  embrassant les pieds du bourreau avec des cris sourds et des sanglots
  étouffes.
  --Allons, paix! reprit le bourreau. Je nâavais point encore vu la robe
  noire sâhumilier devant ma veste rouge.
  Il repoussa du pied le suppliant.
  --Camarade, prie Dieu et les saints; ils tâĂ©couteront mieux que moi.
  MusdĆmon resta agenouillĂ©, le visage cachĂ© dans ses mains et pleurant
  amÚrement. Cependant le bourreau, se haussant sur la pointe des pieds,
  avait passĂ© la corde dans lâanneau de la voĂ»te; il la laissa pendre
  jusque sur le plancher, puis lâarrĂȘta par un double tour, puis prĂ©para
  un nĆud coulant Ă lâextrĂ©mitĂ© qui touchait Ă terre.
  --Jâai fini, dit-il au condamnĂ© quand ces menaçants apprĂȘts furent
  terminĂ©s; en as-tu fini de mĂȘme avec la vie?
  --Non, dit MusdĆmon se levant, non, cela ne se peut! Vous commettez
  quelque horrible mĂ©prise. Le chancelier dâAhlefeld nâest point assez
  infùme... Je lui suis trop nécessaire. Il est impossible que ce soit
  pour moi que lâon vous ait envoyĂ©. Laissez-moi fuir, craignez
  dâencourir la colĂšre du chancelier.
  --Ne nous as-tu point déclaré, répliqua le bourreau, que tu étais
  Turiaf MusdĆmon?
  Le prisonnier demeura un moment silencieux:
  --Non, dit-il tout Ă coup, non, je ne me nomme point MusdĆmon; je me
  nomme Turiaf Orugix.
  --Orugix! sâĂ©cria le bourreau, Orugix!
  Il arracha précipitamment la perruque qui cachait le visage du
  condamné, et poussa un cri de stupeur:
  --Mon frÚre!
  --Ton frĂšre! rĂ©pondit le condamnĂ© avec un Ă©tonnement mĂȘlĂ© de honte et
  de joie, serais-tu?...
  --Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, pour te servir, mon frÚre
  Turiaf.
  Le condamnĂ© se jeta au cou de lâexĂ©cuteur, en lâappelant son frĂšre,
  son frĂšre chĂ©ri. Cette reconnaissance fraternelle nâeĂ»t pas dilatĂ© le
  cĆur de celui qui en eĂ»t Ă©tĂ© tĂ©moin. Turiaf prodiguait Ă Nychol mille
  caresses avec un sourire affecté et craintif, auquel Nychol répondait
  par des regards sombres et embarrassés; on eût dit un tigre flattant
  un Ă©lĂ©phant au moment oĂč le pied pesant du monstre presse son ventre
  haletant.
  --Quel bonheur, frÚre Nychol!--Je suis bien joyeux de te revoir.
  --Et moi, jâen suis fĂąchĂ© pour toi, frĂšre Turiaf. Le condamnĂ© feignait
  de ne point entendre, et poursuivait dâune voix tremblante:
  --Tu as une femme et des enfants, sans doute? Tu me mÚneras voir mon
  aimable sĆur et embrasser mes charmants neveux.
  --Signe de croix du démon! murmura le bourreau.
  --Je veux ĂȘtre leur second pĂšre. Ăcoute, frĂšre, je suis puissant, jâai
  du crédit....
  Le frĂšre rĂ©pondit dâun accent sinistre:
  --Je sais que tu en avais!--Ă prĂ©sent ne songe plus quâĂ celui que tu
  as sans doute su te ménager prÚs des saints.
  Toute espérance disparut du front du condamné.
  --O Dieu! que signifie ceci, cher Nychol? Je suis sauvé, puisque je te
  retrouve.--Songe que le mĂȘme ventre nous a portĂ©s, que le mĂȘme sein
  nous a nourris, que les mĂȘmes jeux ont occupĂ© notre enfance;
  souviens-toi, Nychol, que tu es mon frÚre!
  --JusquâĂ cette heure, tu ne tâen Ă©tais pas souvenu, rĂ©pondit le
  farouche Nychol.
  --Non, je ne puis mourir de la main de mon frÚre!
  --Câest ta faute, Turiaf.--Câest toi qui as rompu ma carriĂšre; qui
  mâas empĂȘchĂ© d'ĂȘtre exĂ©cuteur royal de Copenhague; qui mâas fait
  jeter, comme bourreau de province, dans ce misérable pays. Si tu
  nâavais point agi ainsi en mauvais frĂšre, tu ne te plaindrais pas de
  ce qui te rĂ©volte aujourdâhui. Je ne serais point dans le
  Drontheimhus, et ce serait un autre qui ferait ton affaire.
  --Nous en avons dit assez, mon frÚre, il faut mourir.
  La mort est hideuse au mĂ©chant, par le mĂȘme sentiment qui la rend
  belle Ă lâhomme de bien; tous deux vont quitter ce quâils ont
  dâhumain, mais le juste est dĂ©livrĂ© de son corps comme dâune prison,
  le mĂ©chant en est arrachĂ© comme dâune forteresse. Au dernier moment,
  lâenfer se rĂ©vĂšle Ă l'Ăąme perverse qui a rĂȘvĂ© le nĂ©ant. Elle frappe
  avec inquiĂ©tude sur la sombre porte de la mort, et ce nâest pas le
  vide qui lui répond. Le condamné se roula sur le plancher en se
  tordant les bras avec une plainte plus déchirante que la lamentation
  éternelle dâun damnĂ©.
  --Miséricorde de Dieu! Saints anges du ciel, si vous existez, ayez
  compassion de moi! Nychol, mon Nychol, au nom de notre mÚre commune,
  oh! laisse-moi vivre!
  Le bourreau montra son parchemin.
  --Je ne puis; lâordre est prĂ©cis.
  --Cet ordre ne me concerne pas, balbutia le désespéré prisonnier; il
  regarde un certain MusdĆmon, ce nâest pas moi; je suis Turiaf Orugix.
  --Tu veux rire, dit Nychol en haussant les Ă©paules. Je sais bien quâil
  sâagit de toi. Dâailleurs, ajouta-t-il durement, tu nâaurais point Ă©tĂ©
  hier, pour ton frĂšre, Turiaf Orugix; tu nâes pour lui aujourdâhui que
  Turiaf MusdĆmon.
  --Mon frĂšre, mon frĂšre! reprit le misĂ©rable, eh bien! attends jusquâĂ
  demain! Il est impossible que le grand-chancelier ait donnĂ© lâordre de
  ma mort. Câest un affreux malentendu. Le comte dâAhlefeld mâaime
  beaucoup. Je tâen conjure, mon cher Nychol, la vie!--Je serai bientĂŽt
  rentré en faveur, et je te rendrai tous les services....
  --Tu ne peux plus mâen rendre quâun, Turiaf, interrompit le bourreau.
  Jâai dĂ©jĂ perdu les deux exĂ©cutions sur lesquelles je comptais le
  plus, celles de lâex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi.
  Jâai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han dâIslande et
  toi. Ton exécution, comme nocturne et secrÚte, me vaudra douze ducats
  dâor. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilĂ le seul service que
  jâattends de toi.
  --O Dieu! dit douloureusement le condamné.
  --Ce sera le premier et le dernier, à la vérité; mais, en revanche, je
  te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en
  frÚre.--Résigne-toi.
  MusdĆmon se leva; ses narines Ă©taient gonflĂ©es de rage, ses lĂšvres
  vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de
  désespoir.
  --Satan!--Jâaurai sauvĂ© ce dâAhlefeld! jâaurai embrassĂ© mon frĂšre! et
  ils me tueront!, et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur,
  sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix
  puisse tonner, sur eux dâun bout du royaume Ă lâautre, sans que ma
  main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes! Ce sera pour
  arriver Ă cette mort que jâaurai souillĂ© toute ma vie!--MisĂ©rable!
  poursuivit-il, sâadressant Ă son frĂšre, tu veux donc ĂȘtre fratricide?
  --Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol.
  --Non! sâĂ©cria le condamnĂ©. Et il sâĂ©tait jetĂ© Ă corps perdu sur le
  bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes,
  comme ceux dâun taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi! Je
  nâaurai point vĂ©cu comme un serpent formidable pour mourir comme le
  misĂ©rable ver quâon Ă©crase! Je laisserai ma vie dans ma derniĂšre
  morsure; mais elle sera mortelle.
  En parlant ainsi, il Ă©treignait en ennemi celui quâil venait
  dâembrasser en frĂšre. Le flatteur et caressant MusdĆmon se montrait
  en ce moment ce quâil Ă©tait dans son essence. Le dĂ©sespoir avait remuĂ©
  le fond de son Ăąme ainsi quâune lie, et aprĂšs avoir rampĂ© comme le
  tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider
  lequel des deux frĂšres Ă©tait le plus effroyable, dans ce moment oĂč ils
  luttaient, lâun avec la stupide fĂ©rocitĂ© dâune bĂȘte sauvage, lâautre
  avec la fureur rusĂ©e dâun dĂ©mon.
  Mais les quatre hallebardiers, jusquâalors impassibles, nâĂ©taient pas
  restĂ©s immobiles. Ils avaient prĂȘtĂ© assistance au bourreau, et bientĂŽt
  MusdĆmon, qui nâavait dâautre force que sa rage, fut contraint de
  lùcher prise. Il alla se jeter à plat ventre contre la muraille,
  poussant des hurlements inarticulés et émoussant ses ongles sur la
  pierre.
  --Mourir! dĂ©mons de lâenfer! mourir sans que mes cris percent ces
  voûtes, sans que mes bras renversent ces murs!
  On le saisit sans Ă©prouver de rĂ©sistance. Son effort inutile lâavait
  épuisé. On le dépouilla de sa robe pour le garrotter. En ce moment, un
  paquet cachetĂ© tomba de ses vĂȘtements.
  --Quâest cela? dit le bourreau.
  Une espĂ©rance infernale luisait dans lâĆil hagard du condamnĂ©.
  --Comment avais-je oubliĂ© cela? murmura-t-il.--Ăcoute, frĂšre Nychol,
  ajouta-t-il dâune voix presque amicale; ces papiers appartiennent au
  grand-chancelier. Promets-moi de les lui remettre, et fais ensuite de
  moi ce que tu voudras.
  --Puisque tu es tranquille maintenant, je te promets de remplir ta
  derniĂšre intention, quoique tu viennes dâagir envers moi comme un
  mauvais frĂšre. Ces papiers seront remis au chancelier, foi dâOrugix.
  --Demande Ă les lui remettre toi-mĂȘme, reprit le condamnĂ© en souriant
  au bourreau, qui, par sa nature, comprenait peu les sourires. Le
  plaisir quâils causeront Ă sa grĂące te vaudra peut-ĂȘtre quelque
  faveur.
  --Vrai, frĂšre? dit Orugix. Merci. Peut-ĂȘtre le diplĂŽme dâexĂ©cuteur
  royal, nâest-ce pas? Eh bien! quittons-nous bons amis. Je te pardonne
  les coups dâongles que tu mâas donnĂ©s; pardonne-moi le collier de
  corde que tu vas recevoir de moi.
  --Le chancelier mâavait promis un autre collier, rĂ©pondit MusdĆmon.
  Alors les hallebardiers lâamenĂšrent garrottĂ© au milieu du cachot; le
  bourreau lui passa le fatal nĆud coulant autour du cou.
  --Turiaf, es-tu prĂȘt?
  --Un instant! un instant! dit le condamné, auquel sa terreur était
  revenue; de grùce, mon frÚre, ne tire pas la corde avant que je ne te
  le dise.
  --Je nâaurai pas besoin de tirer la corde, rĂ©pondit le bourreau.
  Une minute aprÚs il répéta sa question:
  --Es-tu prĂȘt?
  --Encore un instant! hélas! il faut donc mourir!
  --Turiaf, je nâai pas le temps dâattendre.
  En parlant ainsi, Orugix invitait les hallebardiers Ă sâĂ©loigner du
  condamné.
  --Un mot encore, frĂšre! nâoublie pas de remettre le paquet au comte
  dâAhlefeld.
  --Sois tranquille, répliqua le frÚre. Il ajouta pour la troisiÚme
  fois:--Allons, es-tu prĂȘt?
  LâinfortunĂ© ouvrait la bouche pour implorer peut-ĂȘtre encore une
  minute de vie, quand le bourreau impatient se baissa. Il tourna un
  bouton de cuivre qui sortait du plancher.
  Le plancher se déroba sous le patient; le misérable disparut dans une
  trappe carrée, au bruit sourd de la corde qui se tendait soudainement
  avec dâeffrayantes vibrations, causĂ©es en partie par les derniĂšres
  convulsions du mourant. On ne vit plus que la corde qui sâagitait dans
  la sombre ouverture, dâoĂč sâĂ©chappaient un vent frais et une rumeur
  pareille Ă celle de lâeau courante.
  Les hallebardiers eux-mĂȘmes reculĂšrent frappĂ©s dâhorreur. Le bourreau
  sâapprocha du gouffre, saisit de la main la corde qui vibrait toujours
  et se suspendit sur lâabĂźme, sâappuyant des deux pieds sur les Ă©paules
  du patient. La fatale corde se tendit avec un son rauque et demeura
  immobile. Un soupir étouffé venait de sortir de la trappe.
  --Câest bon, dit le bourreau remontant dans le cachot. Adieu, frĂšre.
  Il tira un coutelas de sa ceinture.
  --Va nourrir les poissons du golfe. Que ton corps soit la proie de
  lâeau tandis que ton Ăąme sera celle du feu.
  à ces mots, il coupa la corde tendue. Ce qui en resta suspendu Ă
  lâanneau de fer revint fouetter la voĂ»te, tandis quâon entendait lâeau
  profonde et ténébreuse rejaillir de la chute du corps, puis continuer
  sa course souterraine vers le golfe.
  Le bourreau referma la trappe comme il lâavait ouverte. Au moment oĂč
  il se redressait, il vit le cachot plein de fumée.
  --Quâest-ce donc? demanda-t-il aux hallebardiers; dâoĂč vient cette
  fumée?
  Ils lâignoraient comme lui. Surpris, ils ouvrirent la porte du cachot;
  les corridors de la prison Ă©taient Ă©galement inondĂ©s dâune fumĂ©e
  épaisse et nauséabonde. Une issue secrÚte les conduisit, alarmés, dans
  la cour carrĂ©e, oĂč un spectacle effrayant les attendait.
  Un immense incendie, accru par la violence du vent dâest, dĂ©vorait la
  prison militaire et la caserne des arquebusiers. La flamme, poussée en
  tourbillons, rampait autour des murs de pierre, couronnait les toits
  ardents, sortait comme dâune bouche des fenĂȘtres dĂ©vorĂ©es; et les
  noires tours de Munckholm tantĂŽt se rougissaient dâune clartĂ©
  sinistre, tantĂŽt disparaissaient dans dâĂ©pais nuages de fumĂ©e.
  Un guichetier qui fuyait dans la cour leur apprit en peu de mots que
  le feu Ă©tait parti, pendant le sommeil des gardiens de Han dâIslande,
  du cachot du monstre, auquel on avait eu lâimprudence de donner de la
  paille et du feu.
  --Jâai bien du malheur! sâĂ©cria Orugix Ă ce rĂ©cit; voilĂ encore sans
  doute Han dâIslande qui mâĂ©chappe. Le misĂ©rable aura Ă©tĂ© brĂ»lĂ©! et je
  nâaurai mĂȘme plus son corps que jâai payĂ© deux ducats!
  Cependant les malheureux arquebusiers de Munckholm, réveillés en
  sursaut par cette mort imminente, se pressaient en foule à la grande
  porte, embarrassée de funestes barricades; on entendait du dehors
  leurs clameurs dâangoisse et de dĂ©tresse; on les voyait se tordre les
  bras aux fenĂȘtres en feu ou se prĂ©cipiter sur les dalles de la cour,
  évitant une mort dans une autre. La flamme victorieuse embrassait tout
  lâĂ©difice, avant que le reste de la garnison eĂ»t eu le temps
  dâaccourir. Tout secours Ă©tait dĂ©jĂ inutile. Le bĂątiment Ă©tait
  heureusement isolé; on se borna à enfoncer à coups de hache la porte
  principale; mais ce fut trop tard, car au moment oĂč elle sâouvrait,
  toute la charpente embrasĂ©e du toit de la caserne sâĂ©croula avec un
  long fracas sur les infortunés soldats, entraßnant dans sa chute les
  combles et les Ă©tages incendiĂ©s. LâĂ©difice entier disparut alors dans
  un tourbillon de poussiĂšre enflammĂ©e et de fumĂ©e ardente, oĂč
  sâĂ©teignaient quelques faibles clameurs.
  Le lendemain matin il ne sâĂ©levait plus dans la cour carrĂ©e que quatre
  hautes murailles noires et chaudes encore, entourant un horrible amas
  de décombres fumants qui continuaient à se dévorer les uns les autres,
  comme des bĂȘtes dans un cirque. Quand toute cette ruine fut un peu
  refroidie, on en fouilla les profondeurs. Sous une couche de pierres,
  de poutres et de ferrures tordues par le feu, reposait un amas
  dâossements blanchis et de cadavres dĂ©figurĂ©s; avec une trentaine de
  soldats, pour la plupart estropiĂ©s, câĂ©tait ce qui restait du beau
  régiment de Munckholm.
  Lorsquâen remuant les dĂ©bris de la prison on arriva au cachot fatal
  dâoĂč lâincendie Ă©tait parti et que Han dâIslande avait habitĂ©, on y
  trouva les restes dâun corps humain, couchĂ© prĂšs dâun rĂ©chaud de fer,
  sur des chaßnes rompues. On remarqua seulement que parmi ces cendres
  il y avait deux crĂąnes, quoiquâil nây eĂ»t quâun cadavre.
 Â
 Â
  LI
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  SALADIN. Bravo, Ibrahim! tu es vraiment un messager de bonheur; je
  te remercie de ta bonne nouvelle.
  LE MAMELOUCK. Eh bien! il nâen est que cela?
  SALADIN. Quâattends-tu?
  LE MAMELOUCK. Il nây a rien de plus pour le messager du bonheur?
  LESSING, _Nathan le Sage_.
  PĂąle et dĂ©fait, le comte dâAhlefeld se promĂšne Ă grands pas dans son
  appartement; il froisse dans ses mains un paquet de lettres quâil
  vient de parcourir, et frappe du pied le marbre poli et les tapis Ă
  franges dâor.
  à lâautre bout de lâappartement se tient debout, quoique dans
  lâattitude dâune prostration respectueuse, Nychol Orugix, vĂȘtu de son
  infùme pourpre et son chapeau de feutre à la main.
  --Tu mâas rendu service, MusdĆmon, murmure le chancelier entre ses
  dents, resserrées par la colÚre. Le bourreau lÚve timidement son
  regard stupide:
  --Sa grùce est contente?
  --Que veux-tu, toi? dit le chancelier se détournant brusquement.
  Le bourreau, fier dâavoir attirĂ© un regard du chancelier, sourit
  dâespĂ©rance.
  --Ce que je veux, votre grĂące? La place dâexĂ©cuteur Ă Copenhague, si
  votre grùce daigne payer par cette haute faveur les bonnes nouvelles
  que je lui apporte.
  Le chancelier appelle les deux hallebardiers de garde à la porte de
  son appartement.
  --Quâon saisisse ce drĂŽle, qui a lâinsolence de me narguer.
  Les deux gardes entraßnent Nychol stupéfait et consterné, qui hasarde
  encore une parole:
  --Seigneur....
  --Tu nâes plus bourreau du Drontheimhus! jâannule ton diplĂŽme! reprend
  le chancelier poussant la porte avec violence.
  Le chancelier ressaisit les lettres, les lit, les relit, avec rage,
  sâenivrant en quelque sorte de son dĂ©shonneur, car ces lettres sont
  lâancienne correspondance de la comtesse avec MusdĆmon. Câest
  lâĂ©criture dâElphĂ©ge. Il y voit quâUlrique nâest pas sa fille, que ce
  FrĂ©dĂ©ric si regrettĂ© nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas son fils. Le malheureux
  comte est puni par le mĂȘme orgueil qui a causĂ© tous ses crimes. Câest
  peu dâavoir vu sa vengeance fuir de sa main; il voit tous ses rĂȘves
  ambitieux sâĂ©vanouir, son passĂ© flĂ©tri, son avenir mort. Il a voulu
  perdre ses ennemis; il nâa rĂ©ussi quâĂ perdre son crĂ©dit, son
  conseiller, et jusquâĂ ses droits de mari et de pĂšre.
  Il veut du moins voir une fois encore la misĂ©rable qui lâa trahi. Il
  traverse les grandes salles dâun pas rapide, secouant les lettres dans
  ses mains, comme sâil eĂ»t tenu la foudre. Il ouvre en furieux la porte
  de lâappartement dâElphĂ©ge. Il entre...
  Cette coupable Ă©pouse venait dâapprendre subitement du colonel
  VoethaĂŒn lâhorrible mort de son fils FrĂ©dĂ©ric. La pauvre mĂšre Ă©tait
  folle.
 Â
 Â
  CONCLUSION
  Ce que jâavais dit par plaisanterie, vous lâavez
  pris sérieusement.
  _Romances espagnoles_. Le roi Alphonse à Bernard.
 Â
  Depuis quinze jours, les événements que nous venons de raconter
  occupaient toutes les conversations de Drontheim et du Drontheimhus,
  jugĂ©s selon les diverses faces quâils avaient prĂ©sentĂ©es au jour. La
  populace de la ville, qui sâĂ©tait vainement attendue au spectacle de
  sept exécutions successives, commençait à désespérer de ce plaisir; et
  les vieilles femmes, Ă demi aveugles, racontaient encore quâelles
  avaient vu, la nuit du déplorable embrasement de la caserne, Han
  dâIslande sâenvoler dans une flamme, riant dans lâincendie, et
  poussant du pied la toiture brĂ»lante de lâĂ©difice sur les arquebusiers
  de Munckholm; lorsque, aprÚs une absence qui avait semblé bien longue
  à son Ăthel, Ordener reparut dans le donjon du Lion de Slesvig,
  accompagnĂ© du gĂ©nĂ©ral Levin de Knud et de lâaumĂŽnier Athanase Munder.
  Schumacker se promenait en ce moment dans le jardin, appuyé sur sa
  fille. Les deux jeunes époux eurent bien de la peine à ne point tomber
  dans les bras lâun de lâautre; il fallut encore se contenter dâun
  regard. Schumacker serra affectueusement la main dâOrdener et salua
  dâun air de bienveillance les deux Ă©trangers.
  --Jeune homme, dit le vieux captif, que le ciel bénisse votre retour!
  --Seigneur, rĂ©pondit Ordener, jâarrive. Je viens de voir mon pĂšre de
  Berghen, je reviens embrasser mon pÚre de Drontheim.
  --Que voulez-vous dire? demanda le vieillard étonné.
  --Que vous me donniez votre fille, noble seigneur.
  --Ma fille! sâĂ©cria le prisonnier, se tournant vers Ăthel rouge et
  tremblante.
  --Oui, seigneur, jâaime votre Ăthel; je lui ai consacrĂ© ma vie; elle
  est à moi.
  Le front de Schumacker se rembrunit:
  --Vous ĂȘtes un noble et digne jeune homme, mon fils; quoique votre
  pĂšre mâait fait bien du mal, je le lui pardonne en votre faveur, et je
  verrais volontiers cette union. Mais il y a un obstacle.
  --Lequel, seigneur? demanda Ordener presque inquiet.
  --Vous aimez ma fille; mais ĂȘtes-vous sĂ»r quâelle vous aime?
  Les deux amants se regardÚrent, muets de surprise.
  --Oui, poursuivit le pĂšre. Jâen suis fĂąchĂ©; car je vous aime, moi, et
  jâaurais voulu vous appeler mon fils. Câest ma fille qui ne voudra
  pas. Elle mâa dĂ©clarĂ© derniĂšrement son aversion pour vous. Depuis
  votre départ, elle se tait quand je lui parle de vous, et semble
  éviter votre pensĂ©e, comme si elle la gĂȘnait. Renoncez donc Ă votre
  amour, Ordener. Allez, on se guĂ©rit dâaimer comme de haĂŻr.
  --Seigneur... dit Ordener stupéfait.
  --Mon pĂšre!... dit-Ăthel joignant les mains.
  --Ma fille, sois tranquille, interrompit le vieillard; ce mariage me
  plaĂźt, mais il te dĂ©plaĂźt. Je ne veux pas torturer ton cĆur, Ăthel.
  Depuis quinze jours je suis bien changé, va. Je ne forcerai pas ta
  répugnance pour Ordener. Tu es libre.
  Athanase Munder souriait.
  --Elle ne lâest pas, dit-il.
  --Vous vous trompez, mon noble pĂšre, ajouta Ăthel enhardie. Je ne hais
  pas Ordener.
  --Comment! sâĂ©cria le pĂšre.
  --Je suis... reprit Ăthel. Elle sâarrĂȘta. Ordener sâagenouilla devant
  le vieillard.
  --Elle est ma femme, mon pĂšre! Pardonnez-moi comme mon autre pĂšre mâa
  déjà pardonné, et bénissez vos enfants.
  Schumacker, étonné à son tour, bénit le jeune couple incliné devant
  lui.
  --Jâai tant maudit dans ma vie, dit-il, que je saisis maintenant sans
  examen toutes les occasions de bénir. Mais à présent expliquez-moi....
  On lui expliqua tout. Il pleurait dâattendrissement, de reconnaissance
  et dâamour.
  --Je me croyais sage, je suis vieux, et je nâai pas compris le cĆur
  dâune jeune fille!
  --Je mâappelle donc Ordener Guldenlew! disait Ăthel avec une joie
  enfantine.
  --Ordener Guldenlew, reprit le vieux Schumacker, vous valez mieux que
  moi; car, dans ma prospérité, je ne serais certes pas descendu de mon
  rang pour mâunir Ă la fille pauvre et dĂ©gradĂ©e dâun malheureux
  proscrit.
  Le général prit la main du prisonnier et lui remit un rouleau de
  parchemins:
  --Seigneur comte, ne parlez pas ainsi. Voici vos titres que le roi
  vous avait dĂ©jĂ renvoyĂ©s par Dispolsen. Sa majestĂ© vient dây joindre
  le don de votre grùce et de votre liberté. Telle est la dot de la
  comtesse de Danneskiold, votre fille.
  --GrĂące! libertĂ©! rĂ©pĂ©ta Ăthel ravie.
  --Comtesse de Danneskiold! ajouta le pÚre.
  --Oui, comte, continua le général, vous rentrez dans tous vos
  honneurs, tous vos biens vous sont rendus!
  --Ă qui dois-je tout cela? demanda lâheureux Schumacker.
  --Au général Levin de Knud, répondit Ordener.
  --Levin de Knud! Je vous le disais bien, général gouverneur, Levin de
  Knud est le meilleur des hommes. Mais pourquoi nâest-il pas venu
  lui-mĂȘme mâapporter mon bonheur? oĂč est-il?
  Ordener montra avec étonnement le général qui souriait et pleurait:
  --Le voici!
  Ce fut une scÚne touchante que la reconnaissance de ces deux vieux
  compagnons de puissance et de jeunesse. Le cĆur de Schumacker se
  dilatait enfin. En connaissant Han dâIslande, il avait cessĂ© de haĂŻr
  les hommes; en connaissant Ordener et Levin, il se prenait à les
  aimer.
  BientĂŽt de belles et douces fĂȘtes solennisĂšrent le sombre hymen du
  cachot. La vie commença à sourire aux deux jeunes époux qui avaient su
  sourire Ă la mort. Le comte dâAhlefeld les vit heureux; ce fut sa plus
  cruelle punition.
  Athanase Munder eut aussi sa joie. Il obtint la grùce de ses douze
  condamnés, et Ordener y ajouta celle de ses anciens confrÚres
  dâinfortune, Kennybol, Jonas et Norbith, qui retournĂšrent libres et
  joyeux annoncer, aux mineurs pacifiés que le roi les délivrait de la
  tutelle.
  Schumacker ne jouit pas longtemps de lâunion dâĂthel et dâOrdener; la
  liberté et le bonheur avaient trop ébranlé son ùme; elle alla jouir
  dâun autre bonheur et dâune autre libertĂ©. Il mourut dans la mĂȘme
  année 1699, et ce chagrin vint frapper ses enfants, comme pour leur
  apprendre quâil nâest point de fĂ©licitĂ© parfaite sur la terre. On
  lâinhuma dans lâĂ©glise de Veer, terre que son gendre possĂ©dait dans le
  Jutland, et le tombeau lui conserva tous les titres que la captivité
  lui avait enlevĂ©s. De lâalliance dâOrdener et dâĂthel naquit la
 Â
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