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Han d'Islande - 19

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  les épaules en signe de mépris:
  --Un ours! voilà un redoutable ennemi! Kennybol dévoré par un ours!
  Pour qui me prenez-vous, seigneur Hacket?
  --Ah! pardon, dit Hacket en souriant.
  --Si vous saviez ce qui m’est arrivĂ©, mon brave seigneur, interrompit
  le vieux chasseur en baissant la voix, vous ne me répéteriez point que
  Han d’Islande est ici.
  Hacket parut de nouveau un moment dĂ©concertĂ©. Il arrĂȘta brusquement
  Kennybol par le bras, comme s’il craignait qu’il n’approchñt davantage
  du point de la place souterraine oĂč l’on apercevait, au-dessus des
  tĂȘtes des mineurs, la tĂȘte Ă©norme du gĂ©ant.
  --Mon cher Kennybol, dit-il d’une voix presque solennelle, contez-moi,
  je vous prie, ce qui a causĂ© votre retard. Vous sentez qu’au moment oĂč
  nous sommes, tout peut ĂȘtre d’une haute importance.
  --Cela est vrai, dit Kennybol aprÚs un moment de réflexion.
  Alors, cédant aux instances réitérées de Hacket, il lui raconta
  comment il avait, le matin mĂȘme, aidĂ© de six compagnons, poussĂ© un
  ours blanc jusqu’aux environs de la grotte de Walderhog, sans
  s’apercevoir, dans l’ardeur de la chasse, qu’il Ă©tait si prĂšs de ce
  lieu redoutable; comment les plaintes de l’ours aux abois avaient
  attirĂ© un petit homme, un monstre, un dĂ©mon, qui, armĂ© d’une hache de
  pierre, s’était jetĂ© sur eux Ă  la dĂ©fense de l’ours. L’apparition de
  cette espĂšce de diable, qui ne pouvait ĂȘtre autre que Han, le dĂ©mon
  islandais, les avait glacés tous sept de terreur; enfin, ses six
  malheureux camarades avaient été victimes des deux monstres, et lui,
  Kennybol, n’avait dĂ» son salut qu’à une prompte fuite, qui n’avait pas
  étĂ© entravĂ©e, grĂące Ă  son agilitĂ©, Ă  la fatigue de Han d’Islande, et,
  avant tout, à la protection du bienheureux patron des chasseurs, saint
  Sylvestre.
  --Vous voyez, seigneur Hacket, dit-il en terminant son récit encore
  plein de son épouvante, et orné de toutes les fleurs de la rhétorique
  des montagnes, vous voyez que si je viens tard, ce n’est pas moi qu’il
  faut accuser, et qu’il est impossible que le dĂ©mon d’Islande, que j’ai
  laissĂ© ce matin avec son ours, s’acharnant sur les cadavres de mes six
  pauvres camarades dans la bruyÚre de Walderhog, soit maintenant, comme
  notre ami, dans cette mine d’Apsyl-Corh, à notre rendez-vous. Je vous
  proteste que cela ne se peut. Je le connais, à présent, ce démon
  incarnĂ©; je l’ai vu!
  Hacket, qui avait tout écouté attentivement, prit la parole et dit
  d’une voix grave:
  --Mon brave ami Kennybol, quand vous parlez de Han d’Islande ou de
  l’enfer, ne croyez rien impossible. Je savais tout ce que vous venez
  de me dire.
  L’expression de l’extrĂȘme Ă©tonnement et de la plus naĂŻve crĂ©dulitĂ© se
  peignit sur les traits sauvages du vieux chasseur des monts de Kole.
  --Comment?
  --... Oui, poursuivit Hacket, sur le visage duquel un observateur plus
  adroit eĂ»t peut-ĂȘtre dĂ©mĂȘlĂ© quelque chose de triomphant et de
  sardonique, je savais tout, excepté pourtant que vous fussiez le héros
  de cette triste aventure. Han d’Islande me l’avait contĂ©e en me
  suivant ici.
  --Vraiment! dit Kennybol; et son regard attaché sur Hacket venait de
  prendre un air de crainte et de respect.
  Hacket continua avec le mĂȘme sang-froid:
  --Sans doute; mais maintenant, soyez tranquille, je vais vous conduire
  à ce formidable Han d’Islande.
  Kennybol poussa un cri d’effroi.
  --Soyez tranquille, vous dis-je, reprit Hacket. Voyez en lui votre
  chef et votre camarade; gardez-vous seulement de lui rappeler en rien
  ce qui s’est passĂ© ce matin. Vous comprenez?
  Il fallut céder, mais ce ne fut pas sans une vive répugnance
  intĂ©rieure qu’il consentit Ă  se laisser prĂ©senter au dĂ©mon. Ils
  s’avancĂšrent vers le groupe oĂč Ă©taient Ordener, Jonas et Norbith.
  --Mon bon Jonas, mon cher Norbith, dit Kennybol, que Dieu vous
  assiste!
  --Nous en avons besoin, Kennybol, dit Jonas. En ce moment le regard
  de Kennybol s’arrĂȘta sur celui d’Ordener, qui cherchait le sien.
  --Ah! vous voilà, jeune homme, dit-il en s’approchant vivement de lui
  et lui tendant sa main ridée et rude, soyez le bienvenu. Il paraßt que
  votre hardiesse a eu bon succÚs?
  Ordener, qui ne comprenait pas que ce montagnard parût le comprendre
  si bien, allait provoquer une explication, quand Norbith s’écria:
  --Vous connaissez donc cet étranger, Kennybol?
  --Par mon ange gardien, si je le connais! Je l’aime et je l’estime. Il
  est dévoué comme nous tous à la bonne cause que nous servons.
  Et il lança vers Ordener un second regard d’intelligence, auquel
  celui-ci se préparait à répondre, lorsque Hacket, qui était allé
  chercher son géant, que tous ces bandits semblaient fuir avec effroi,
  les aborda tous quatre en disant:
  --Mon brave chasseur Kennybol, voici votre chef, le fameux Han de
  Klipstadur!
  Kennybol jeta sur le brigand gigantesque un coup d’Ɠil oĂč il y avait
  plus de surprise encore que de crainte, et se pencha vers l’oreille de
  Hacket:
  --Seigneur Hacket, le Han d’Islande que j’ai laissĂ© ce matin Ă 
  Walderhog était un petit homme.
  Hacket lui répondit à voix basse:
  --Vous oubliez, Kennybol! un démon!
  --Il est vrai, dit le crédule chasseur, il aura changé de forme.
  Et il se détourna en tremblant pour faire furtivement un signe de
  croix.
  
  
  XXXIV
   Le masque approche; c’est Angelo lui-mĂȘme; le
   drĂŽle entend bien son mĂ©tier; il faut qu’il soit
   sûr de son fait.
   LESSING.
  
  C’est dans une sombre forĂȘt de vieux chĂȘnes, oĂč pĂ©nĂštre Ă  peine le
  pĂąle crĂ©puscule du matin, qu’un homme de petite taille en aborde un
  autre qui est seul, et qui paraüt l’attendre. L’entretien suivant
  commence à voix basse:
  --Daigne votre grñce me pardonner si je l’ai fait attendre! Plusieurs
  incidents m’ont retardĂ©.
  --Lesquels?
  --Le chef des montagnards, Kennybol, n’est arrivĂ© au rendez-vous qu’à
  minuit; et nous avons en revanche été troublés par un témoin
  inattendu.
  --Qui donc?
  --C’est un homme qui s’est jetĂ© comme un fou dans la mine au milieu de
  notre sanhĂ©drin. J’ai pensĂ© d’abord que c’était un espion, et j’ai
  voulu le faire poignarder; mais il s’est trouvĂ© porteur de la
  sauvegarde de je ne sais quel pendu fort respecté de nos mineurs, et
  ils l’ont pris sous leur protection. Je pense, en y rĂ©flĂ©chissant, que
  ce n’est sans doute qu’un voyageur curieux ou un savant imbĂ©cile. En
  tout cas, j’ai disposĂ© mes mesures Ă  son Ă©gard.
  --Tout va-t-il bien du reste?
  --Fort bien. Les mineurs de Guldbranshal et de Fa-roër, commandés par
  le jeune Norbith et le vieux Jonas, les montagnards de Kole, conduits
  par Kennybol, doivent ĂȘtre en marche en ce moment. À quatre milles de
  l’Étoile-Bleue, leurs compagnons de Hubfallo et de Sund-MoĂ«r les
  joindront; ceux de Kongsberg et la troupe des forgerons du Smiasen,
  qui ont déjà forcé la garnison de Walhstrom de se retirer, comme le
  noble comte le sait, les attendent quelques milles plus loin.--Enfin,
  mon cher et honoré maßtre, toutes ces bandes réunies feront halte
  cette nuit à deux milles de Skongen, dans les gorges du Pilier-Noir.
  --Mais votre Han d’Islande, comment l’ont-ils reçu?
  --Avec une entiÚre crédulité.
  --Que ne puis-je venger la mort de mon fils sur ce monstre! Quel
  malheur qu’il nous ait Ă©chappĂ©!
  --Mon noble seigneur, usez d’abord du nom de Han d’Islande pour vous
  venger de Schumacker; vous aviserez ensuite au moyen de vous venger de
  Han lui-mĂȘme. Les rĂ©voltĂ©s marcheront aujourd’hui tout le jour et
  feront halte ce soir, pour passer la nuit dans le défilé du
  Pilier-Noir, à deux milles de Skongen.
  --Comment! vous laisseriez pénétrer si prÚs de Skongen un
  rassemblement aussi considĂ©rable?--MusdƓmon!...
  --Un soupçon, noble comte! Que votre grñce daigne envoyer, à l’instant
  mĂȘme, un messager au colonel VoethaĂŒn, dont le rĂ©giment doit ĂȘtre en
  ce moment à Skongen; informez-le que toutes les forces des insurgés
  seront campées cette nuit sans défiance dans le défilé du Pilier-Noir,
  qui semble avoir été créé exprÚs pour les embuscades.
  --Je vous comprends; mais pourquoi, mon cher, avoir tout disposé de
  façon que les rebelles soient si nombreux?
  --Plus l’insurrection sera formidable, seigneur, plus le crime de
  Schumacker et votre mĂ©rite seront grands. D’ailleurs il importe
  qu’elle soit entiĂšrement Ă©teinte d’un seul coup.
  --Bien! mais pourquoi le lieu de la halte est-il si voisin de Skongen?
  --Parce que, dans toutes les montagnes, c’est le seul oĂč la dĂ©fense
  soit impossible. Il ne sortira de là que ceux qui sont désignés pour
  figurer devant le tribunal.
  --À merveille!--Quelque chose, MusdƓmon, me dit de terminer
  promptement cette affaire. Si tout est rassurant de ce cÎté, tout est
  inquiĂ©tant de l’autre. Vous savez que nous avons fait faire Ă 
  Copenhague des recherches secrĂštes sur les papiers qui pouvaient ĂȘtre
  tombés au pouvoir de ce Dispolsen?
  --Eh bien, seigneur?
  --Eh bien, je viens d’apprendre à l’instant que cet intrigant avait eu
  des rapports mystérieux avec ce maudit astrologue Cumbysulsum.
  --Qui est mort derniÚrement?
  --Oui; et que le vieux sorcier avait en mourant remis à l’agent de
  Schumacker des papiers.
  --Damnation! il avait des lettres de moi, un exposé de notre plan!
  --De votre plan, MusdƓmon!
  --Mille pardons, noble comte! Mais aussi pourquoi votre grùce
  avait-elle été se livrer à ce charlatan de Cumbysulsum? le vieux
  traßtre!
  --Écoutez, MusdƓmon, je ne suis pas comme vous un ĂȘtre sans croyance
  et sans foi.--Ce n’est pas sans de justes raisons, mon cher, que j’ai
  toujours eu confiance dans la science magique du vieux Cumbysulsum.
  --Que votre grĂące n’a-t-elle eu autant de dĂ©fiance de sa fidĂ©litĂ© que
  de confiance en sa science? Au surplus, ne nous alarmons pas, mon
  noble maßtre, Dispolsen est mort, ses papiers sont perdus; dans
  quelques jours il ne sera plus question de ceux auxquels ils
  pourraient servir.
  --En tout cas quelle accusation pourrait monter jusqu’à moi?
  --Ou jusqu’à moi, protĂ©gĂ© par votre grĂące?
  --Oh oui, mon cher, vous pouvez, certes, compter sur moi; mais hùtons,
  je vous prie, le dénoûment de tout ceci; je vais envoyer le messager
  au colonel. Venez, mes gens m’attendent derriùre ces halliers, et il
  faut reprendre le chemin de Drontheim, que le mecklembourgeois a
  quitté sans doute. Allons, continuez à me bien servir, et, malgré tous
  les Cumbysulsum et les Dispolsen de la terre, comptez sur moi à la vie
  et à la mort!
  --Je prie votre grùce de croire... Diable!
  Ici ils s’enfoncĂšrent tous deux dans le bois, dans les dĂ©tours duquel
  leurs voix s’éteignirent peu Ă  peu; et bientĂŽt aprĂšs on n’y entendit
  plus que le bruit des pas des deux chevaux qui s’éloignaient.
  
  
  XXXV
   .... Battez, tambours! ils viennent!
   .... Ils ont fait serment tous, et tous le mĂȘme
   serment, de ne pas rentrer en Castille sans le
   comte prisonnier, leur seigneur.
   Ils ont sa statue de pierre dans un chariot, et
   sont rĂ©solus Ă  ne retourner en arriĂšre qu’en
   voyant la statue s’en retourner elle-mĂȘme.
   Et en signe que celui qui ferait un pas en arriÚre
   serait regardé comme un traßtre, ils ont tous levé
   la main et prĂȘtĂ© leur serment.
   .............................................
   Et ils marchent vers Arlançon, aussi vite que
   peuvent aller les bƓufs qui traünent le chariot;
   ils ne s’arrĂȘtent pas plus que le soleil.
   Burgos reste désert; seulement les femmes et les
   enfants y sont demeurés; il en est ainsi dans les
   environs.
   Ils vont causant ensemble du cheval et du faucon,
   et se demandant s’il faut affranchir la Castille
   du tribut qu’elle paie Ă  LĂ©on.
   Et avant d’entrer dans la Navarre, ils rencontrent
   sur la frontiÚre...--
   _Romances espagnoles._
  
  Pendant que la conversation qu’on vient de lire avait lieu dans une
  des forĂȘts qui avoisinent le Smiasen, les rĂ©voltĂ©s, divisĂ©s en trois
  colonnes, sortirent de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, par l’entrĂ©e
  principale, qui s’ouvre de plain-pied sur un ravin profond. Ordener,
  qui, malgré son désir de se rapprocher de Kennybol, avait été rangé
  dans la bande de Norbith, ne vit d’abord qu’une longue procession de
  torches, dont les feux, luttant avec les premiÚres lueurs du jour, se
  réfléchissaient sur des haches, des fourches, des pioches, des massues
  armĂ©es de pointes de fer, d’énormes marteaux, des pics, des leviers et
  toutes les armes grossiÚres que la révolte peut emprunter au travail,
  mĂȘlĂ©es Ă  d’autres armes rĂ©guliĂšres, qui annonçaient que cette rĂ©volte
  était une conspiration, des mousquets, des piques, des sabres, des
  carabines et des arquebuses. Quand le soleil eut paru, et que la
  lumiÚre des torches ne fut plus que de la fumée, il put mieux observer
  l’aspect de cette singuliĂšre armĂ©e, qui s’avançait en dĂ©sordre, avec
  des chants rauques et des cris sauvages, pareille à un troupeau de
  loups affamĂ©s qui vont Ă  la conquĂȘte d’un cadavre. Elle Ă©tait partagĂ©e
  en trois divisions, ou plutît en trois foules. D’abord marchaient les
  montagnards de Kole, commandés par Kennybol, auquel ils ressemblaient
  tous par leur costume de peaux de bĂȘtes, et presque par leur mine
  farouche et hardie. Puis venaient les jeunes mineurs de Norbith et les
  vieux de Jonas, avec leurs grands feutres, leurs larges pantalons,
  leurs bras entiÚrement nus et leurs visages noirs, qui tournaient vers
  le soleil des yeux stupides. Au-dessus de ces bandes tumultueuses
  flottaient pĂȘle-mĂȘle des banniĂšres couleur de feu, sur lesquelles on
  lisait différentes devises, telles que: Vive Schumacker!--Délivrons
  notre libérateur!--Liberté aux mineurs! Liberté au comte de
  Griffenfeld!--Mort à Guldenlew!--Mort aux oppresseurs! Mort à
  d’Ahlefeld!--Les rebelles paraissaient plutĂŽt considĂ©rer ces enseignes
  comme des fardeaux que comme des ornements, et elles passaient de main
  en main quand les porte-Ă©tendards Ă©taient fatiguĂ©s ou voulaient mĂȘler
  le son discordant de leur trompe aux psalmodies et aux vociférations
  de leurs camarades.
  L’arriĂšre-garde de cette Ă©trange armĂ©e se composait de dix chariots
  traßnés par des rennes et de grands ùnes, destinés sans doute à porter
  les munitions; et l’avant-garde, du gĂ©ant amenĂ© par Hacket, qui
  marchait seul, armĂ© d’une massue et d’une hache, et bien loin duquel
  venaient, avec une sorte de terreur, les premiers rangs commandés par
  Kennybol, qui ne le quittait pas des yeux, comme pour pouvoir suivre
  son chef diabolique dans les diverses transfigurations qu’il lui
  plairait de subir.
  Ce torrent de rebelles descendait ainsi avec une rumeur confuse et en
  remplissant les bois de pins du bruit de la trompe des montagnes du
  Drontheimhus septentrional. Il fut bientÎt grossi par les diverses
  bandes de Sund-Moër, de Hubfallo, de Kongsberg, et la troupe des
  forgerons du Smiasen, qui présentait un contraste bizarre avec le
  reste des rĂ©voltĂ©s. C’étaient des hommes grands et forts, armĂ©s de
  pinces et de marteaux, ayant pour cuirasses de larges tabliers de
  cuir, ne portant pour enseigne qu’une haute croix de bois, qui
  marchaient gravement et en cadence, avec une régularité plus
  réligieuse encore que militaire sans autre chant de guerre que les
  psaumes et les cantiques de la bible. Ils n’avaient de chef que leur
  porte-croix, qui s’avançait sans armes Ă  leur tĂȘte.
  Tout ce ramas d’insurgĂ©s ne rencontrait pas un ĂȘtre humain sur son
  passage. À leur approche, le chevrier poussait son troupeau dans une
  caverne, et le paysan dĂ©sertait son village; car l’habitant des
  plaines et des vallĂ©es est partout le mĂȘme, il craint la trompe des
  bandits de mĂȘme que le cor des archers.
  Ils traversĂšrent ainsi des collines et des forĂȘts semĂ©es de rares
  bourgades, suivirent des routes sinueuses oĂč l’on voyait plus de
  traces de bĂȘtes fauves que de pas d’hommes, cĂŽtoyĂšrent des lagunes,
  franchirent des torrents, des ravins, des marais. Ordener ne
  connaissait aucun de ces lieux. Une fois seulement, son regard, se
  levant, rencontra a l’horizon l’apparence lointaine et bleuñtre d’une
  grande roche courbée. Il se pencha vers un de ses grossiers compagnons
  de voyage:
  --Ami, quel est ce rocher là-bas, au sud, à droite?
  --C’est le Cou-de-Vautour, le rocher d’OĂ«lmoe, rĂ©pondit l’autre.
  Ordener soupira profondément.
  
  
  XXXVI
   Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir!
   RÉGNIER.
  
  Guenon, perroquets, peignes et rubans, tout Ă©tait prĂȘt chez la
  comtesse d’Ahlefeld pour recevoir le lieutenant FrĂ©dĂ©ric. Elle avait
  fait venir à grands frais le dernier roman de la fameuse Scudéry. On
  l’avait, par son ordre, revĂȘtu d’une riche reliure Ă  fermoirs de
  vermeil ciselĂ©, et placĂ© entre les flacons d’essence et les boĂźtes de
  mouches, sur l’élĂ©gante toilette Ă  pieds dorĂ©s, ornĂ©e de mosaĂŻque de
  bois, dont elle avait meublé le boudoir futur de son cher enfant
  Frédéric. Quand elle eut ainsi parcouru le cercle minutieux de ces
  petits soins maternels, qui l’avaient un moment distraite de la haine,
  elle songea qu’elle n’avait plus autre chose à faire que de nuire à
  Schumacker et Ă  Éthel. Le dĂ©part du gĂ©nĂ©ral Levin les lui livrait sans
  défense.
  Il s’était passĂ© depuis peu dans le donjon de Munckholm une foule de
  choses sur lesquelles elle n’avait pu obtenir que des donnĂ©es trĂšs
  vagues.--Quel était le serf, vassal ou paysan, qui, à en croire les
  paroles trĂšs ambiguĂ«s et trĂšs embarrassĂ©es de FrĂ©dĂ©ric, s’était fait
  aimer de la fille de l’ex-chancelier?--Quels Ă©taient les rapports du
  baron Ordener avec les prisonniers de Munckholm?--Quels étaient les
  motifs incomprĂ©hensibles de l’absence si singuliĂšre d’Ordener, dans un
  moment oĂč les deux royaumes n’étaient occupĂ©s que de son prochain mariage
  avec cette Ulrique d’Ahlefeld qu’il paraissait dĂ©daigner?--Enfin, que
  s’était-il passĂ© entre Levin de Knud et Schumacker?--L’esprit de la
  comtesse se perdait en conjectures. Elle résolut enfin, pour éclaircir
  tous ces mystÚres, de hasarder une descente à Munckholm, conseil que lui
  donnaient Ă  la fois sa curiositĂ© de femme et ses intĂ©rĂȘts d’ennemie.
  Un soir qu’Éthel, seule dans le jardin du donjon, venait de graver,
  pour la sixiùme fois, avec le diamant d’une bague, je ne sais quel
  chiffre mystérieux sur le pilier noir de la poterne qui avait vu
  disparaütre son Ordener, cette porte s’ouvrit. La jeune fille
  tressaillit. C’était la premiĂšre fois que cette poterne s’ouvrait,
  depuis qu’elle s’était refermĂ©e sur lui.
  Une grande femme pĂąle, vĂȘtue de blanc, Ă©tait devant elle. Elle
  prĂ©sentait Ă  Éthel un sourire doux comme du miel empoisonnĂ©, et il y
  avait, derriÚre son regard paisible et bienveillant, comme une
  expression de haine, de dĂ©pit et d’admiration involontaire.
  Éthel la considĂ©ra avec Ă©tonnement, presque avec crainte. Depuis sa
  vieille nourrice, qui Ă©tait morte entre ses bras, c’était la premiĂšre
  femme qu’elle voyait dans la sombre enceinte de Munckholm.
  --Mon enfant, dit doucement l’étrangĂšre, vous ĂȘtes la fille du
  prisonnier de Munckholm?
  Éthel ne put s’empĂȘcher de dĂ©tourner la tĂȘte; quelque chose en elle ne
  sympathisait pas avec l’étrangĂšre, et il lui semblait qu’il y avait du
  venin dans le souffle qui accompagnait cette douce voix.--Elle
  répondit:
  --Je m’appelle Éthel Schumacker. Mon pùre dit qu’on me nommait, dans
  mon berceau, comtesse de Tongsberg et princesse de Wollin.
  --Votre pĂšre vous dit cela! s’écria la grande femme avec un accent
  qu’elle rĂ©prima aussitĂŽt. Puis elle ajouta:--Vous avez Ă©prouvĂ© bien
  des malheurs!
  --Le malheur m’a reçue Ă  ma naissance dans ses bras de fer, rĂ©pondit
  la jeune prisonniùre; mon noble pùre dit qu’il ne me quittera qu’à ma
  mort.
  Un sourire passa sur les lĂšvres de l’étrangĂšre, qui reprit du ton de
  la pitié:
  --Et vous ne murmurez pas contre ceux qui ont jeté votre vie dans ce
  cachot? vous ne maudissez pas les auteurs de votre infortune?
  --Non, de peur que notre malĂ©diction n’attire sur eux des maux pareils
  à ceux qu’ils nous font souffrir.
  --Et, continua la femme blanche avec un front impassible,
  connaissez-vous les auteurs de ces maux dont vous vous plaignez?
  Éthel rĂ©flĂ©chit un moment et dit:
  --Tout s’est fait par la volontĂ© du ciel.
  --Votre pÚre ne vous parle jamais du roi?
  --Le roi? c’est celui pour lequel je prie matin et soir sans le
  connaßtre.
  Éthel ne comprit pas pourquoi l’étrangĂšre se mordit les lĂšvres Ă  cette
  réponse.
  --Votre malheureux pÚre ne vous nomme jamais, dans sa colÚre, ses
  implacables ennemis, le gĂ©nĂ©ral Arensdorf, l’évĂȘque Spollyson, le
  chancelier d’Ahlefeld?
  --J’ignore de qui vous me parlez.
  --Et connaissez-vous le nom de Levin de Knud?
  Le souvenir de la scĂšne qui s’était passĂ©e la surveille entre le
  gouverneur de Drontheim et Schumacker Ă©tait trop rĂ©cent dans l’esprit
  d’Éthel, pour que le nom de Levin de Knud ne la frappñt point.
  --Levin de Knud? dit-elle; il me semble que c’est cet homme pour
  lequel mon pùre a tant d’estime et presque tant d’affection.
  --Comment! s’écria la grande femme.
  --Oui, reprit la jeune fille, c’est ce Levin de Knud que mon seigneur
  et pÚre défendait si vivement avant-hier contre le gouverneur de
  Drontheim.
  Ces paroles redoublùrent la surprise de l’autre:
  --Contre le gouverneur de Drontheim! Ne vous jouez pas de moi, ma
  fille. Ce sont vos intĂ©rĂȘts qui m’amĂšnent. Votre pĂšre prenait contre
  le gouverneur de Drontheim le parti du général Levin de Knud!
  --Du gĂ©nĂ©ral! il me semble que c’était du capitaine... Mais non; vous
  avez raison.--Mon pùre, poursuivit Éthel, paraissait conserver autant
  d’attachement Ă  ce gĂ©nĂ©ral Levin de Knud qu’il tĂ©moignait de haine au
  gouverneur du Drontheimhus.
  --VoilĂ  encore un Ă©trange mystĂšre! dit en elle-mĂȘme la grande femme
  pĂąle, dont la curiositĂ© s’allumait de plus en plus.--Ma chĂšre enfant,
  que s’est-il donc passĂ© entre votre pĂšre et le gouverneur de
  Drontheim?
  L’interrogatoire fatiguait la pauvre Éthel, qui regarda fixement la
  grande femme.
  --Suis-je donc une criminelle pour que vous m’interrogiez ainsi?
  À ce mot si simple, l’inconnue parut interdite, comme si elle sentait
  le fruit de son adresse lui Ă©chapper. Elle reprit nĂ©anmoins, d’une
  voix légÚrement émue:
  --Vous ne me parleriez pas ainsi si vous saviez pourquoi et pour qui
  je viens.
  --Quoi! dit Éthel, viendriez-vous de sa part? m’apporteriez-vous un
  message de lui?
  Et tout son sang rougissait son beau visage; et tout son cƓur s’était
  soulevĂ© dans son sein, gonflĂ© d’impatience et d’inquiĂ©tude.
  --... De qui? demanda l’autre.
  La jeune fille s’arrĂȘta au moment de prononcer le nom adorĂ©. Elle
  avait vu luire dans l’Ɠil de l’étrangĂšre un Ă©clair de sombre joie qui
  semblait un rayon de l’enfer. Elle dit tristement:
  --Vous ne savez pas de qui je veux parler. L’expression de l’attente
  trompée se peignit pour la seconde fois sur le visage bienveillant de
  l’autre.
  --Pauvre jeune fille! s’écria-t-elle, que pourrais-je faire pour vous?
  Éthel n’entendait pas. Sa pensĂ©e Ă©tait derriĂšre les montagnes du
  septentrion, Ă  la suite de l’aventureux voyageur. Sa tĂȘte s’était
  baissĂ©e sur son sein, et ses mains s’étaient jointes comme
  d’elles-mĂȘmes.
  --Votre pÚre espÚre-t-il sortir de cette prison? Cette question, que
  l’inconnue rĂ©pĂ©ta deux fois, ramena Éthel Ă  elle-mĂȘme.
  --Oui, dit-elle.
  Et une larme roula dans ses yeux.
  Ceux de l’étrangĂšre s’étaient animĂ©s Ă  cette rĂ©ponse.
  --Il l’espùre, dites-moi! et comment? par quel moyen? quand?
  --Il espùre sortir de cette prison, parce qu’il espùre sortir de la
  vie.
  Il y a quelquefois dans la simplicitĂ© d’une Ăąme douce et jeune une
  puissance qui se joue des ruses d’un cƓur vieilli dans la mĂ©chancetĂ©.
  Cette pensĂ©e parut agiter l’esprit de la grande femme, car
  l’expression de son visage changea tout à coup; et, posant sa main
  froide sur le bras d’Éthel:
  --Écoutez-moi, dit-elle d’un ton qui Ă©tait presque de la franchise;
  avez-vous entendu dire que les jours de votre pÚre sont de nouveau
  menacĂ©s d’une enquĂȘte juridique? qu’il est soupçonnĂ© d’avoir fomentĂ©
  une révolte parmi les mineurs du Nord?
  Ces mots de rĂ©volte et d’enquĂȘte n’offraient pas d’idĂ©e claire Ă 
  Éthel; elle leva son grand Ɠil noir sur l’inconnue:
  --Que voulez-vous dire?
  --Que votre pĂšre conspire contre l’état; que son crime est presque
  découvert; que ce crime entraßne la peine de mort.
  --Mort! crime!... s’écria la pauvre enfant.
  --Crime et mort, dit gravement la femme étrangÚre.
  --Mon pùre! mon noble pùre! poursuivit Éthel.
  HĂ©las! lui qui passe ses jours Ă  m’entendre lire l’Edda et l’Évangile!
  lui, conspirer! Que vous a-t-il donc fait?
  --Ne me regardez pas ainsi; je vous le rĂ©pĂšte, je suis loin d'ĂȘtre
  votre ennemie. Votre pĂšre est soupçonnĂ© d’un grand crime, je vous en
  avertis. Peut-ĂȘtre, au lieu de ces tĂ©moignages de haine, aurais-je
  droit à quelque reconnaissance.
  Ce reproche toucha Éthel.
  --Oh! pardon, noble dame! pardon! Jusqu’ici quel ĂȘtre humain
  avons-nous vu qui ne fĂ»t de nos ennemis? J’ai Ă©tĂ© dĂ©fiante envers
  vous; vous me le pardonnez, n’est-ce pas?
  L’étrangĂšre sourit.
  --Quoi! ma fille! est-ce que jusqu’à ce jour vous n’avez pas encore
  rencontré un ami?
  Une vive rougeur enflamma les joues d’Éthel. Elle hĂ©sita un moment.
  --Oui.--Dieu connaßt la vérité. Nous avons trouvé un ami, noble dame.
  Un seul!
  --Un seul! dit précipitamment la grande femme. Nommez-le-moi, de
  grñce; vous ne savez pas combien il est important. C’est pour le salut
  de votre pÚre. Quel est cet ami?
  --Je l’ignore, dit Éthel. L’inconnue pñlit.
  --Est-ce parce que je veux vous servir que vous vous jouez de moi?
  Songez qu’il s’agit des jours de votre pùre. Quel est, dites, quel est
  l’ami dont vous me parliez?
  --Le ciel sait, noble dame, que je ne connais de lui que son nom, qui
  est Ordener.
  Éthel dit ces mots avec cette peine que l’on Ă©prouve Ă  prononcer
  devant un indifférent le nom sacré qui réveille en nous tout ce qui
  aime.
  --Ordener! Ordener! rĂ©pĂ©ta l’inconnue avec une Ă©motion Ă©trange, tandis
  que ses mains froissaient vivement la blanche broderie de son
  voile.--Et quel est le nom de son pùre? demanda-t-elle d’une voix
  troublée.
  --Je ne sais, rĂ©pondit la jeune fille. Qu’importent sa famille et son
  pÚre! Cet Ordener, noble dame, est le plus généreux des hommes.
  HĂ©las! l’accent qui accompagnait cette parole avait livrĂ© tout le
  secret du cƓur d’Éthel Ă  la pĂ©nĂ©tration de l’étrangĂšre.
  L’étrangĂšre prit un air calme et composĂ©, et fit cette demande sans
  quitter la jeune fille du regard:
  --Avez-vous entendu parler du prochain mariage du fils du vice-roi
  avec la fille du grand-chancelier actuel, d’Ahlefeld?
  Il fallut recommencer cette question, pour ramener l’esprit d’Éthel à
  des idĂ©es qui ne semblaient point l’intĂ©resser.
  --Je crois que oui, fut toute sa réponse.
  Sa tranquillitĂ©, son air indiffĂ©rent parurent surprendre l’inconnue.
  --Eh bien! que pensez-vous de ce mariage?
  Il lui fut impossible d’apercevoir la moindre altĂ©ration dans les
  grands yeux d’Éthel tandis qu’elle rĂ©pondait:
  --En vĂ©ritĂ©, rien. Puisse leur union ĂȘtre heureuse!
  --Les comtes Guldenlew et d’Ahlefeld, pĂšres des deux fiancĂ©s, sont
  deux grands ennemis de votre pÚre.
  --Puisse, rĂ©pĂ©ta doucement Éthel, l’union de leurs enfants ĂȘtre
  heureuse!
  --Il me vient une idĂ©e, poursuivit l’astucieuse inconnue. Si les jours
  de votre pĂšre sont menacĂ©s, vous pourriez, Ă  l’occasion de ce grand
  mariage, faire obtenir sa grùce par le fils du comte vice-roi.
  
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