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Han d'Islande - 15

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  emprisonner la gueule tout entiÚre dans sa main. Le loup se débattait
  avec des élancements de rage et de douleur; une écume livide tombait
  de ses lÚvres comprimées, et ses yeux, comme gonflés de colÚre,
  semblaient sortir de leur orbite. Des deux adversaires, celui dont les
  os étaient broyés par des dents aiguës, les chairs déchirées par des
  ongles brĂ»lants, ce n’était pas l’homme, mais la bĂȘte fĂ©roce; celui
  dont le hurlement avait l’accent le plus sauvage, l’expression la plus
  farouche, ce n’était point la bĂȘte fauve, mais l’homme.
  Enfin celui-ci, ramassant toutes ses forces épuisées par la longue
  résistance du vieux loup, serra le museau de ses deux mains avec une
  telle vigueur, que le sang jaillit des narines et de la gueule de
  l’animal; ses yeux de flamme s’éteignirent et se fermĂšrent Ă  demi; il
  chancela et tomba inanimé aux pieds de son vainqueur. Le mouvement
  faible et continuel de sa queue et les tremblements convulsifs et
  intermittents qui couraient par tout son corps annonçaient seuls qu’il
  n’était pas encore tout Ă  fait mort.
  Tout Ă  coup une derniĂšre convulsion Ă©branla l’animal expirant, et les
  symptÎmes de vie cessÚrent.
  --Te voilà mort, loup cervier! dit le petit homme en le poussant du
  pied avec dĂ©dain; est-ce que tu croyais vieillir encore aprĂšs m’avoir
  rencontré? Tu ne courras plus à pas sourds sur les neiges en suivant
  l’odeur et les traces de ta proie; te voilĂ  toi-mĂȘme bon pour les
  loups ou les vautours; tu as dévoré bien des voyageurs égarés autour
  du Smiasen durant ta longue vie de meurtre et de carnage; maintenant,
  tu es mort toi-mĂȘme, tu ne mangeras plus d’hommes; c’est dommage.
  Il s’arma d’une pierre tranchante, s’accroupit sur le corps chaud et
  palpitant du loup, rompit les jointures des membres, sĂ©para la tĂȘte
  des épaules, fendit la peau dans toute sa longueur sur le ventre, la
  dĂ©tacha comme on enlĂšve une veste, et en un clin d’Ɠil le formidable
  loup du Smiasen n’offrit plus qu’une carcasse nue et ensanglantĂ©e. Il
  jeta cette dépouille sur ses épaules meurtries de morsures, en
  tournant au dehors le cÎté nu de la peau humide et tachée de longues
  veines de sang.
  --Il faut bien, grommela-t-il entre ses dents, se vĂȘtir de la peau des
  bĂȘtes, celle de l’homme est trop mince pour prĂ©server du froid.
  Pendant qu’il se parlait ainsi Ă  lui-mĂȘme, plus hideux encore sous son
  hideux trophĂ©e, l’ours, ennuyĂ© sans doute de son inaction, s’était
  approchĂ© comme furtivement de l’autre objet couchĂ© dans l’ombre dont
  nous avons parlĂ© au commencement de ce chapitre, et bientĂŽt il s’éleva
  de cette partie tĂ©nĂ©breuse de la salle un bruit de dents mĂȘlĂ© de
  soupirs d’agonie faibles et douloureux. Le petit homme se retourna.
  --Friend! cria-t-il d’une voix menaçante; ah! misĂ©rable Friend!--Ici,
  viens ici!
  Et ramassant une grosse pierre, il la jeta Ă  la tĂȘte du monstre, qui,
  tout Ă©tourdi du choc, s’arracha lentement Ă  son festin, et vint, en
  léchant ses lÚvres rouges, tomber pantelant aux pieds du petit homme,
  vers lequel il Ă©levait sa tĂȘte Ă©norme en courbant son dos, comme pour
  demander grùce de son indiscrétion.
  Alors, il se fit entre les deux monstres, car on peut bien donner ce
  nom Ă  l’habitant de la ruine d’Arbar, un Ă©change de grondements
  significatifs. Ceux de l’homme exprimaient l’empire et la colùre, ceux
  de l’ours la priùre et la soumission.
  --Tiens, dit enfin l’homme, en montrant de son doigt crochu le cadavre
  écorché du loup, voici ta proie; laisse-moi la mienne.
  L’ours, aprĂšs avoir flairĂ© le corps du loup, secoua la tĂȘte d’un air
  mĂ©content et tourna son regard vers l’homme qui paraissait son maĂźtre.
  --J’entends, dit celui-ci, cela est dĂ©jĂ  trop mort pour toi, tandis
  que l’autre palpite encore.--Tu es raffinĂ© dans tes voluptĂ©s, Friend,
  autant qu’un homme; tu veux que ta nourriture vive encore au moment oĂč
  tu la déchires; tu aimes à sentir la chair mourir sous ta dent; tu ne
  jouis que de ce qui souffre. Nous nous ressemblons;--car je ne suis
  pas homme, Friend, je suis au-dessus de cette espÚce misérable, je
  suis une bĂȘte farouche comme toi.--Je voudrais que tu pusses parler,
  compagnon Friend, pour me dire si elle égale ma joie, la joie dont
  palpitent tes entrailles d’ours quand tu dĂ©vores des entrailles
  d’homme; mais non, je ne voudrais pas t’entendre parler, de peur que
  ta voix ne me rappelùt la voix humaine.--Oui, gronde à mes pieds, de
  ce grondement qui fait tressaillir dans la montagne le chevrier égaré;
  il me plaüt comme une voix amie, parce qu’il lui annonce un ennemi.
  LĂšve, Friend, lĂšve ta tĂȘte vers moi; lĂšche mes mains de cette langue
  qui a tant de fois bu le sang humain.--Tu as, ainsi que moi, les dents
  blanches; cependant ce n’est point notre faute si elles ne sont pas
  rouges comme une plaie nouvelle; mais le sang lave le sang.--J’ai vu
  plus d’une fois, du fond d’une caverne noire, les jeunes filles de
  Kole ou d’OĂ«lmoe laver leurs pieds nus dans l’eau des torrents, en
  chantant d’une voix douce; mais je prĂ©fĂšre Ă  ces voix mĂ©lodieuses et Ă 
  ces figures satinées ta gueule velue et tes cris rauques; ils
  épouvantent l’homme.
  En parlant ainsi, il s’était assis et abandonnait sa main aux caresses
  du monstre, qui, se roulant sur le dos à ses pieds, les lui prodiguait
  de mille maniÚres, comme un épagneul qui déploie toutes ses
  gentillesses sur le sopha de sa maßtresse. Ce qui était encore plus
  étrange, c’est l’attention intelligente avec laquelle il paraissait
  recueillir les paroles de son patron. Les monosyllabes bizarres dont
  celui-ci les entremĂȘlait semblaient surtout compris de lui, et il
  manifestait cette comprĂ©hension en redressant subitement sa tĂȘte, ou
  en roulant quelques sons confus au fond de son gosier.
  --Les hommes disent que je les fuis, reprit le petit homme, mais ce
  sont eux qui me fuient; ils font par crainte ce que je ferais par
  haine. Cependant tu sais, Friend, que je suis aise de rencontrer un
  homme quand j’ai faim ou soif.
  Tout à coup, il aperçut dans les profondeurs de la galerie une lumiÚre
  rougeĂątre poindre et s’accroĂźtre par degrĂ©s, en colorant faiblement
  les vieux murs humides.
  --En voici un justement. Quand on parle d’enfer, Satan montre sa
  corne.--Holà! Friend, ajouta-t-il en se tournant vers l’ours; holà,
  lÚve-toi!
  L’animal se dressa sur-le-champ.
  --Allons, il faut bien récompenser ton obéissance en satisfaisant ton
  appétit.
  En parlant ainsi, l’homme se courba vers ce qui Ă©tait couchĂ© Ă  terre.
  On entendit comme un craquement d’os brisĂ©s par la hache; mais il ne
  s’y mĂȘlait plus ni soupirs ni gĂ©missements.
  --Il paraßt, murmura le petit homme, que nous ne sommes plus que deux
  qui vivons dans cette salle d’Arbar.--Tiens, ami Friend, achùve ton
  festin commencé. Il jeta vers la porte extérieure dont nous avons
  parlĂ© ce qu’il avait dĂ©tachĂ© de l’objet Ă©tendu Ă  ses pieds. L’ours se
  prĂ©cipita sur cette proie si avidement, que le coup d’Ɠil le plus
  rapide n’eĂ»t pu distinguer si ce lambeau n’avait pas en effet la forme
  d’un bras humain, revĂȘtu d’un morceau d’étoffe verte de la nuance de
  l’uniforme des arquebusiers de Munckholm.
  --Voici que l’on approche, dit le petit homme, l’Ɠil fixĂ© sur la
  lumiÚre qui croissait de plus en plus.--Compagnon Friend, laisse-moi
  seul un instant.--Hé! dehors!
  Le monstre obĂ©issant s’élança vers la porte, descendit Ă  reculons les
  marches extérieures, et disparut, emportant dans sa gueule sa proie
  dégouttante, avec un hurlement de satisfaction.
  Au mĂȘme instant, un homme assez grand se prĂ©senta Ă  l’issue de la
  galerie, dont les profondeurs sinueuses reflétaient encore une lumiÚre
  vague. Il Ă©tait enveloppĂ© d’un long manteau brun, et portait une
  lanterne sourde, dont il dirigea le foyer lumineux droit au visage du
  petit homme.
  Celui-ci, toujours assis sur sa pierre et les bras croisĂ©s, s’écria:
  --Sois le mal venu, toi qui viens ici amené par une pensée et non par
  un instinct!
  Mais l’étranger, sans rĂ©pondre, paraissait le considĂ©rer
  attentivement.
  --Regarde-moi, poursuivit-il en dressant la tĂȘte, tu n’auras peut-ĂȘtre
  pas dans une heure un souffle de voix pour te vanter de m’avoir vu. Le
  nouveau venu, en promenant sa lumiÚre sur toute la personne du petit
  homme, paraissait plus surpris encore qu’effrayĂ©.
  --Eh bien, de quoi t’étonnes-tu? reprit le petit homme avec un rire
  pareil au bruit d’un crñne qu’on brise; j’ai des bras et des jambes
  ainsi que toi. Seulement mes membres ne seront pas, ainsi que les
  tiens, la pùture des chatpards et des corbeaux.
  L’étranger rĂ©pondit enfin d’une voix basse, quoique assurĂ©e, et comme
  s’il craignait seulement d'ĂȘtre entendu du dehors.
  --Écoutez, je ne viens pas en ennemi, mais en ami.
  L’autre l’interrompit:
  --Pourquoi alors n’as-tu pas dĂ©pouillĂ© ta forme d’homme?
  --Mon intention est de vous rendre service, si vous ĂȘtes celui que je
  cherche.
  --C’est-à-dire de tirer un service de moi. Homme, tu perds tes pas. Je
  ne sais rendre de service qu’à ceux qui sont las de la vie.
  --À vos paroles, rĂ©pondit l’étranger, je vous reconnais, bien pour
  l’homme qu’il me faut; mais votre taille... Han d’Islande est un
  gĂ©ant; ce ne peut ĂȘtre vous.
  --C’est la premiùre fois qu’on en doute devant moi.
  --Quoi! ce serait vous!--Et l’étranger se rapprochait du petit
  homme.--Mais on dit que Han d’Islande est d’une stature colossale?
  --Ajoute ma renommée à ma taille, et tu me verras plus haut que
  l’HĂ©cla.
  --Vraiment! RĂ©pondez-moi, je vous prie; vous ĂȘtes bien Han, natif de
  Klipstadur, en Islande?
  --Ce n’est point avec des paroles que je rĂ©ponds Ă  cette question, dit
  le petit homme en se levant; et le regard qu’il lança sur l’imprudent
  étranger le fit reculer de trois pas.
  --Bornez-vous, de grùce, à la résoudre avec ce regard, répondit-il
  d’une voix presque suppliante et en jetant vers le seuil de la galerie
  un coup d’Ɠil oĂč se peignait le regret de l’avoir franchi. Ce sont
  vos seuls intĂ©rĂȘts qui me conduisent ici.
  En entrant dans la salle, le nouveau-venu, n’ayant fait qu’entrevoir
  celui qu’il abordait, avait pu conserver quelque sang-froid; mais
  quand l’hĂŽte d’Arbar se fut levĂ©, avec son visage de tigre, ses
  membres ramassĂ©s, ses Ă©paules sanglantes, Ă  peine couvertes d’une peau
  encore fraĂźche, ses grandes mains armĂ©es d’ongles, et son regard
  flamboyant, l’aventureux Ă©tranger avait frĂ©mi, comme un voyageur
  ignorant, qui croit caresser une anguille et se sent piquer par une
  vipÚre.
  --Mes intĂ©rĂȘts? reprit le monstre. Viens-tu donc me donner avis qu’il
  y a quelque source à empoisonner, quelque village à incendier, ou
  quelque arquebusier de Munckholm à égorger?
  --Peut-ĂȘtre.--Écoutez. Les mineurs de NorvĂšge se rĂ©voltent. Vous savez
  combien de désastres amÚne une révolte.
  --Oui, le meurtre, le viol, le sacrilùge, l’incendie, le pillage.
  --Je vous offre tout cela. Le petit homme se mit à rire.
  --Je n’ai pas besoin que tu me l’offres pour le prendre.
  Le ricanement féroce qui accompagnait ces paroles fit de nouveau
  tressaillir l’étranger. Il continua nĂ©anmoins:
  --Je vous propose, au nom des mineurs, le commandement de
  l’insurrection.
  Le petit homme resta un moment silencieux. Tout à coup sa physionomie
  sombre prit une expression de malice infernale.
  --Est-ce bien en leur nom que tu me le proposes? dit-il.
  Cette question sembla dĂ©concerter le nouveau-venu; mais, sĂ»r d'ĂȘtre
  inconnu de son redoutable interlocuteur, il se remit aisément.
  --Pourquoi les mineurs se révoltent-ils? demanda celui-ci.
  --Pour s’affranchir des charges de la tutelle royale.
  --N’est-ce que pour cela? repartit l’autre avec le mĂȘme ton railleur.
  --Ils veulent aussi délivrer le prisonnier de Munckholm.
  --Est-ce là le seul but de ce mouvement? répéta le petit homme avec
  cet accent qui dĂ©concertait l’étranger.
  --Je n’en connais point d’autre, balbutia ce dernier.
  --Ah! tu n’en connais point d’autre! Ces paroles Ă©taient prononcĂ©es du
  mĂȘme ton ironique. L’étranger, pour dissiper l’embarras qu’elles lui
  causaient, s’empressa de tirer de dessous son manteau une grosse
  bourse qu’il jeta aux pieds du monstre.
  --Voici les honoraires de votre commandement. Le petit homme repoussa
  le sac du pied.
  --Je n’en veux pas. Crois-tu donc que si j’avais envie de ton or ou de
  ton sang, j’attendrais ta permission pour me satisfaire?
  L’étranger fit un geste de surprise et presque d’effroi.
  --C’était un prĂ©sent dont les mineurs royaux m’avaient chargĂ© pour
  vous.
  --Je n’en veux pas, te dis-je. L’or ne me sert à rien. Les hommes
  vendent bien leur ùme, mais ils ne vendent pas leur vie. On est forcé
  de la prendre.
  --J’annoncerai donc aux chefs des mineurs que le redoutable Han
  d’Islande se borne à accepter leur commandement?
  --Je ne l’accepte pas.
  Ces mots, prononcĂ©s d’une voix brĂšve, parurent frapper trĂšs
  désagréablement le prétendu envoyé des mineurs révoltés.
  --Comment? dit-il,
  --Non! rĂ©pĂ©ta l’autre.
  --Vous refusez de prendre part à une expédition qui vous présente tant
  d’avantages?
  --Je puis bien piller les fermes, dévaster les hameaux, massacrer les
  paysans ou les soldats, tout seul.
  --Mais songez qu’en acceptant l’offre des mineurs l’impunitĂ© vous est
  assurée.
  --Est-ce encore au nom des mineurs que tu me promets l’impunitĂ©?
  demanda l’autre en riant.
  --Je ne vous dissimulerai pas, rĂ©pondit l’étranger d’un air
  mystĂ©rieux, que c’est au nom d’un puissant personnage qui s’intĂ©resse
  à l’insurrection.
  --Et ce puissant personnage, lui-mĂȘme, est-il sĂ»r de n'ĂȘtre pas pendu?
  --Si vous le connaissiez, vous ne secoueriez pas ainsi la tĂȘte.
  --Ah!--Eh bien! quel est-il donc?
  --C’est ce que je ne puis vous dire.
  Le petit homme s’avança, et frappa sur l’épaule de l’étranger,
  toujours avec le mĂȘme rire sardonique.
  --Veux-tu que je te le dise, moi?
  Un mouvement Ă©chappa Ă  l’homme au manteau; c’était Ă  la fois de
  l’épouvante et de l’orgueil blessĂ©. Il ne s’attendait pas plus Ă  la
  brusque interpellation du monstre qu’à sa sauvage familiaritĂ©.
  --Je me joue de toi, continua ce dernier. Tu ne sais pas que je sais
  tout. Ce puissant personnage, c’est le grand-chancelier de Danemark et
  de Norvùge, et le grand-chancelier de Danemark et de Norvùge, c’est
  toi.
  C’était lui en effet. ArrivĂ© Ă  la ruine d’Arbar, vers laquelle nous
  l’avons laissĂ© voyageant avec MusdƓmon, il avait voulu ne s’en
  remettre qu’à lui-mĂȘme du soin de sĂ©duire le brigand, dont il Ă©tait
  loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte
  d’Ahlefeld, malgrĂ© toute sa finesse et toute sa puissance, ne put
  dĂ©couvrir par quel moyen Han d’Islande avait Ă©tĂ© si bien informĂ©.
  Était-ce une trahison de MusdƓmon? C’était MusdƓmon, il est vrai,
  qui avait insinuĂ© au noble comte l’idĂ©e de se prĂ©senter en personne au
  brigand; mais quel intĂ©rĂȘt pouvait-il tirer de cette perfidie? Le
  brigand avait-il saisi sur quelqu’une de ses victimes des papiers
  relatifs aux projets du grand-chancelier? Mais FrĂ©dĂ©ric d’Ahlefeld
  était, avec MusdƓmon, le seul ĂȘtre vivant instruit du plan de son
  pĂšre, et, tout frivole qu’il Ă©tait, il n’était pas assez insensĂ© pour
  compromettre un pareil secret. D’ailleurs, il Ă©tait en garnison Ă 
  Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la
  suite de cette scĂšne, sans ĂȘtre, plus que le comte d’Ahlefeld, Ă  mĂȘme
  de résoudre le problÚme, verront quelle probabilité on pouvait asseoir
  sur cette derniÚre hypothÚse.
  Une des qualitĂ©s les plus Ă©minentes du comte d’Ahlefeld, c’était la
  prĂ©sence d’esprit. Quand il s’entendit si rudement nommer par le petit
  homme, il ne put rĂ©primer un cri de surprise; mais en un clin d’Ɠil
  sa physionomie pñle et hautaine passa de l’expression de la crainte et
  de l’étonnement Ă  celle du calme et de l’assurance.
  --Eh bien, oui! dit-il, je veux ĂȘtre franc avec vous; je suis en effet
  le chancelier. Mais soyez franc aussi.
  Un Ă©clat de rire de l’autre l’interrompit.
  --Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te
  dire le tien?
  --Dites-moi avec la mĂȘme sincĂ©ritĂ© comment vous avez su qui j’étais.
  --Ne t’a-t-on donc pas dit que Han d’Islande voit à travers les
  montagnes?
  Le comte voulut insister.
  --Voyez en moi un ami.
  --Ta main, comte d’Ahlefeld! dit le petit homme brutalement. Puis il
  regarda le ministre en face et s’écria:--Si nos deux Ăąmes s’envolaient
  de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de
  décider laquelle des deux est celle du monstre.
  Le hautain seigneur se mordit les lÚvres; mais, placé entre la crainte
  du brigand et la nĂ©cessitĂ© d’en faire son instrument, il ne manifesta
  pas son mécontentement.
  --Ne vous jouez pas de vos intĂ©rĂȘts; acceptez la direction de
  l’insurrection, et confiez-vous à ma reconnaissance.
  --Chancelier de NorvÚge; tu comptes sur le succÚs de tes entreprises,
  comme une vieille femme qui songe à la robe qu’elle va se filer avec
  du chanvre dérobé, tandis que la griffe du chat embrouille sa
  quenouille.
  --Encore une fois, réfléchissez avant de rejeter mes offres.
  --Encore une fois, moi, brigand, je te dis à toi, grand-chancelier des
  deux royaumes: non!
  --J’attendais une autre rĂ©ponse, aprĂšs l’éminent service que vous
  m’avez dĂ©jĂ  rendu.
  --Quel service? demanda le brigand.
  --N’est-ce point par vous que le capitaine Dispolsen a Ă©tĂ© assassinĂ©?
  répondit le chancelier.
  --Cela se peut, comte d’Ahlefeld; je ne le connais pas. Quel est cet
  homme dont tu me parles?
  --Quoi! est-ce que ce ne serait point dans vos mains par hasard que
  serait tombé le coffret de fer dont il était porteur?
  Cette question parut fixer les souvenirs du brigand.
  --Attendez, dit-il, je me rappelle en effet cet homme et sa cassette
  de fer. C’était aux grĂšves d’Urchtal.
  --Du moins, reprit le chancelier, si vous pouviez me remettre cette
  cassette, ma reconnaissance serait sans bornes. Dites-moi, qu’est
  devenue cette cassette? car elle est en votre pouvoir.
  Le noble ministre insistait si vivement sur cette demande que le
  brigand en parut frappé.
  --Cette boüte de fer est donc d’une bien haute importance pour ta
  grùce, chancelier de NorvÚge?
  --Oui.
  --Quelle sera ma rĂ©compense si je te dis oĂč tu la trouveras?
  --Tout ce que vous pouvez dĂ©sirer, mon cher Han d’Islande.
  --Eh bien! je ne te le dirai pas.
  --Allons, vous riez! Songez au service que vous me rendrez.
  --J’y songe prĂ©cisĂ©ment.
  --Je vous assurerai une fortune immense, je demanderai votre grùce au
  roi.
  --Demande-moi plutît la tienne, dit le brigand. Écoute-moi,
  grand-chancelier de Danemark et de NorvÚge, les tigres ne dévorent pas
  les hyÚnes. Je vais te laisser sortir vivant de ma présence, parce que
  tu es un méchant et que chaque instant de ta vie, chaque pensée de ton
  ùme, enfante un malheur pour les hommes et un crime pour toi. Mais ne
  reviens plus, car je t’apprendrais que ma haine n’épargne personne,
  pas mĂȘme les scĂ©lĂ©rats. Quant Ă  ton capitaine, ne te flatte pas que ce
  soit pour toi que je l’ai assassinĂ©; c’est son uniforme qui l’a
  condamnĂ©, ainsi que cet autre misĂ©rable, que je n’ai pas non plus
  égorgĂ© pour te rendre service, je t’assure.
  En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et l’avait
  entraĂźnĂ© vers le corps couchĂ© dans l’ombre. Au moment oĂč il achevait
  ses protestations, la lumiÚre de la lanterne sourde tomba sur cet
  objet. C’était un cadavre dĂ©chirĂ© et revĂȘtu en effet d’un habit
  d’officier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier s’approcha
  avec un sentiment d’horreur. Tout Ă  coup son regard s’arrĂȘta sur le
  visage blĂȘme et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entr’ouverte,
  ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne
  l’empĂȘchĂšrent pas de le reconnaĂźtre. Il poussa un cri effrayant:
  --Ciel! Frédéric! mon fils!
  Qu’on n’en doute pas, les cƓurs en apparence les plus dessĂ©chĂ©s et
  les plus endurcis recÚlent toujours dans leur dernier repli quelque
  affection ignorĂ©e d’eux-mĂȘmes, qui semble se cacher parmi des passions
  et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On
  dirait qu’elle est là pour faire un jour connaütre au crime la
  douleur. Elle attend son heure en silence. L’homme pervers la porte
  dans son sein et ne la sent pas, parce qu’aucune des afflictions
  ordinaires n’est assez forte pour pĂ©nĂ©trer l’écorce Ă©paisse d’égoĂŻsme
  et de mĂ©chancetĂ© dont elle est enveloppĂ©e; mais qu’une des rares et
  véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans
  le gouffre de cette ùme comme un glaive, et en touche le fond. Alors
  l’affection inconnue se dĂ©voile, Ă  l’infortunĂ© mĂ©chant, d’autant plus
  violente qu’elle Ă©tait plus ignorĂ©e, d’autant plus douloureuse qu’elle
  était moins sensible, parce que l’aiguillon du malheur a dĂ» remuer le
  cƓur bien plus profondĂ©ment pour l’atteindre. La nature se rĂ©veille
  et se déchaßne; elle livre le misérable à des désolations
  inaccoutumées, à des supplices inouïs; il éprouve réunies en un
  instant toutes les souffrances dont il s’était jouĂ© durant tant
  d’annĂ©es. Les tourments les plus opposĂ©s le dĂ©chirent Ă  la fois. Son
  cƓur, sur qui pùse une stupeur morne, se soulùve en proie à des
  tortures convulsives. Il semble qu’il vienne d’entrevoir l’enfer dans
  sa vie, et qu’il se soit rĂ©vĂ©lĂ© Ă  lui quelque chose de plus que le
  désespoir.
  Le comte d’Ahlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son
  fils, parce qu’ignorant l’adultĂšre de sa femme, FrĂ©dĂ©ric, l’hĂ©ritier
  direct de son nom, avait ce titre à ses yeux. Le croyant toujours à
  Munckholm, il Ă©tait bien loir de s’attendre Ă  le retrouver dans la
  tourelle d’Arbar et Ă  le retrouver mort! Cependant il Ă©tait lĂ ,
  sanglant, dĂ©colorĂ©; c’était lui, il n’en pouvait douter. On peut se
  figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de l’aimer pĂ©nĂ©tra
  dans son Ăąme inopinĂ©ment avec la certitude de l’avoir perdu. Tous les
  sentiments que ces deux pages décrivent à peine fondirent sur son
  cƓur ensemble comme des Ă©clats de tonnerre. FoudroyĂ©, en quelque
  sorte, par la surprise, l’épouvante et le dĂ©sespoir, il se jeta en
  arriĂšre et se tordit les bras, en rĂ©pĂ©tant d’une voix lamentable:
  --Mon fils! mon fils!
  Le brigand se mit à rire; et ce fut une chose horrible que d’entendre
  ce rire se mĂȘler aux gĂ©missements d’un pĂšre devant le cadavre de son
  fils.
  --Par mon aïeul Ingolphe! tu peux crier, comte d’Ahlefeld, tu ne le
  réveilleras pas.
  Tout à coup son atroce visage se rembrunit, et il dit d’une voix
  sombre:
  --Pleure ton fils, je venge le mien.
  Un bruit de pas prĂ©cipitĂ©s dans la galerie l’interrompit; et au moment
  oĂč il retournait la tĂȘte avec surprise, quatre hommes de haute taille,
  le sabre nu, s’élancĂšrent dans la salle; un cinquiĂšme, petit et
  replet, les suivait, portant une torche d’une main et une Ă©pĂ©e de
  l’autre. Il Ă©tait enveloppĂ© d’un manteau brun, pareil Ă  celui du
  grand-chancelier.
  --Seigneur! cria-t-il, nous vous avons entendu, nous accourons à votre
  secours.
  Le lecteur a sans doute dĂ©jĂ  reconnu MusdƓmon et les quatre
  domestiques armés qui composaient la suite du comte.
  Quand les rayons de la torche jetÚrent leur lumiÚre vive dans la
  salle, les cinq nouveaux-venus s’arrĂȘtĂšrent frappĂ©s d’horreur; et
  c’était en effet un spectacle effrayant. D’un cĂŽtĂ©, les restes
  sanglants du loup; de l’autre, le cadavre dĂ©figurĂ© du jeune officier;
  puis ce pÚre aux yeux hagards, aux cris farouches, et prÚs de lui
  l’épouvantable brigand, tournant vers les assaillants un visage
  hideux, oĂč se peignait un Ă©tonnement intrĂ©pide.
  En voyant ce renfort inattendu, l’idĂ©e de la vengeance s’empara du
  comte et le jeta du désespoir dans la rage.
  --Mort Ă  ce brigand! s’écria-t-il en tirant son Ă©pĂ©e. Il a assassinĂ©
  mon fils! Mort! mort!
  --Il a assassinĂ© le seigneur FrĂ©dĂ©ric? dit MusdƓmon, et la torche
  qu’il portait n’éclaira point la moindre altĂ©ration sur son visage.
  --Mort! mort! répéta le comte furieux.
  Et ils s’élancĂšrent tous six sur le brigand. Celui-ci, surpris de
  cette brusque attaque, recula vers l’ouverture qui donnait sur le
  précipice, avec un rugissement féroce, qui annonçait plutÎt la colÚre
  que la crainte.
  Six épées étaient dirigées contre lui, et son regard était plus
  enflammĂ©, et ses traits Ă©taient plus menaçants qu’aucun de ceux des
  agresseurs. Il avait saisi sa hache de pierre, et, contraint par le
  nombre des assaillants à se borner à la défensive, il la faisait
  tourner dans sa main avec une telle rapidité, que le cercle de
  rotation le couvrait comme un bouclier. Une multitude d’étincelles
  jaillissaient avec un bruit clair de la pointe des Ă©pĂ©es, lorsqu’elles
  étaient heurtées par le tranchant de la hache; mais aucune lame ne
  touchait son corps. Toutefois, fatigué par son précédent combat avec
  le loup, il perdait insensiblement du terrain, et il se vit bientÎt
  acculĂ© Ă  la porte ouverte sur l’abĂźme.
  --Mes amis! cria le comte, du courage! jetons le monstre dans ce
  précipice.
  --Avant que j’y tombe, les Ă©toiles y tomberont, rĂ©pliqua le brigand.
  Cependant les agresseurs redoublùrent d’ardeur et d’audace en voyant
  le petit homme forcĂ© de descendre une marche de l’escalier suspendu
  au-dessus du gouffre.
  --Bien, poussons! reprit le grand-chancelier; il faudra bien qu’il
  tombe; encore un effort!--Misérable! tu as commis ton dernier
  crime.--Courage, compagnons!
  Tandis que de sa main droite il continuait les terribles évolutions de
  sa hache, le brigand, sans répondre, prit de la gauche une trompe de
  corne suspendue à sa ceinture, et, la portant à ses lÚvres, lui fit
  rendre à plusieurs reprises un son rauque et prolongé, auquel répondit
  soudain un rugissement parti de l’abüme.
  Quelques instants aprĂšs, au moment oĂč le comte et ses satellites,
  serrant toujours le petit homme de prùs, s’applaudissaient de lui
  avoir fait descendre la seconde marche, la tĂȘte Ă©norme d’un ours blanc
  parut au bout rompu de l’escalier. FrappĂ©s d’un Ă©tonnement mĂȘlĂ©
  d’effroi, les assaillants reculùrent.
  L’ours acheva de gravir l’escalier lourdement en leur prĂ©sentant sa
  gueule sanglante et ses dents acérées.
  --Merci, mon brave Friend! cria le brigand.
  Et profitant de la surprise des agresseurs, il se jeta sur le dos de
  son ours qui se mit Ă  descendre Ă  reculons, montrant toujours, sa tĂȘte
  menaçante aux ennemis de son maßtre.
  BientÎt, revenus de leur premiÚre stupéfaction, ils purent voir
  l’ours, emportant le brigand hors de leur atteinte, descendre dans
  l’abĂźme, ainsi que sans doute il en Ă©tait montĂ©, en s’accrochant Ă  de
  vieux troncs d’arbres et à des saillies de rochers. Ils voulurent
  faire rouler des quartiers de pierre sur lui; mais avant qu’ils
  eussent soulevé du sol une de ces vieilles masses de granit qui y
  dormaient depuis si longtemps, le brigand et son étrange monture
  avaient disparu dans une caverne.
  
  
  XXVI
   Non, non, ne rions plus. Voyez-vous, ce qui me
   paraissait si plaisant a aussi son cÎté sérieux,
   trĂšs sĂ©rieux, comme tout dans l’univers!
   Croyez-moi, ce mot hasard est un blasphÚme; rien
   sous le soleil n’arrive par hasard; et ne
   voyez-vous pas ici le but marqué par la
   providence?
   LESSING. _Émilia Galotti._
  
  Oui, une raison profonde se dévoile souvent dans ce que les hommes
  nomment hasard. Il y a dans les événements comme une main mystérieuse
  qui leur marque, en quelque sorte, la voie et le but. On se récrie sur
  les caprices de la fortune, sur les bizarreries du sort, et tout à
  coup il sort de ce chaos des éclairs effrayants, ou des rayons
  merveilleux; et la sagesse humaine s’humilie devant les hautes leçons
  de la destinée.
  Si, par exemple, quand FrĂ©dĂ©ric d’Ahlefeld Ă©talait dans un salon
  somptueux, aux yeux des femmes de Copenhague, la magnificence de ses
  vĂȘtements, la fatuitĂ© de son rang et la prĂ©somption de ses paroles; si
  quelque homme, instruit des choses de l’avenir, fĂ»t venu troubler la
  
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