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Han d'Islande - 15
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  emprisonner la gueule tout entiÚre dans sa main. Le loup se débattait
  avec des élancements de rage et de douleur; une écume livide tombait
  de ses lÚvres comprimées, et ses yeux, comme gonflés de colÚre,
  semblaient sortir de leur orbite. Des deux adversaires, celui dont les
  os étaient broyés par des dents aiguës, les chairs déchirées par des
  ongles brĂ»lants, ce nâĂ©tait pas lâhomme, mais la bĂȘte fĂ©roce; celui
  dont le hurlement avait lâaccent le plus sauvage, lâexpression la plus
  farouche, ce nâĂ©tait point la bĂȘte fauve, mais lâhomme.
  Enfin celui-ci, ramassant toutes ses forces épuisées par la longue
  résistance du vieux loup, serra le museau de ses deux mains avec une
  telle vigueur, que le sang jaillit des narines et de la gueule de
  lâanimal; ses yeux de flamme sâĂ©teignirent et se fermĂšrent Ă demi; il
  chancela et tomba inanimé aux pieds de son vainqueur. Le mouvement
  faible et continuel de sa queue et les tremblements convulsifs et
  intermittents qui couraient par tout son corps annonçaient seuls quâil
  nâĂ©tait pas encore tout Ă fait mort.
  Tout Ă coup une derniĂšre convulsion Ă©branla lâanimal expirant, et les
  symptÎmes de vie cessÚrent.
  --Te voilà mort, loup cervier! dit le petit homme en le poussant du
  pied avec dĂ©dain; est-ce que tu croyais vieillir encore aprĂšs mâavoir
  rencontré? Tu ne courras plus à pas sourds sur les neiges en suivant
  lâodeur et les traces de ta proie; te voilĂ toi-mĂȘme bon pour les
  loups ou les vautours; tu as dévoré bien des voyageurs égarés autour
  du Smiasen durant ta longue vie de meurtre et de carnage; maintenant,
  tu es mort toi-mĂȘme, tu ne mangeras plus dâhommes; câest dommage.
  Il sâarma dâune pierre tranchante, sâaccroupit sur le corps chaud et
  palpitant du loup, rompit les jointures des membres, sĂ©para la tĂȘte
  des épaules, fendit la peau dans toute sa longueur sur le ventre, la
  dĂ©tacha comme on enlĂšve une veste, et en un clin dâĆil le formidable
  loup du Smiasen nâoffrit plus quâune carcasse nue et ensanglantĂ©e. Il
  jeta cette dépouille sur ses épaules meurtries de morsures, en
  tournant au dehors le cÎté nu de la peau humide et tachée de longues
  veines de sang.
  --Il faut bien, grommela-t-il entre ses dents, se vĂȘtir de la peau des
  bĂȘtes, celle de lâhomme est trop mince pour prĂ©server du froid.
  Pendant quâil se parlait ainsi Ă lui-mĂȘme, plus hideux encore sous son
  hideux trophĂ©e, lâours, ennuyĂ© sans doute de son inaction, sâĂ©tait
  approchĂ© comme furtivement de lâautre objet couchĂ© dans lâombre dont
  nous avons parlĂ© au commencement de ce chapitre, et bientĂŽt il sâĂ©leva
  de cette partie tĂ©nĂ©breuse de la salle un bruit de dents mĂȘlĂ© de
  soupirs dâagonie faibles et douloureux. Le petit homme se retourna.
  --Friend! cria-t-il dâune voix menaçante; ah! misĂ©rable Friend!--Ici,
  viens ici!
  Et ramassant une grosse pierre, il la jeta Ă la tĂȘte du monstre, qui,
  tout Ă©tourdi du choc, sâarracha lentement Ă son festin, et vint, en
  léchant ses lÚvres rouges, tomber pantelant aux pieds du petit homme,
  vers lequel il Ă©levait sa tĂȘte Ă©norme en courbant son dos, comme pour
  demander grùce de son indiscrétion.
  Alors, il se fit entre les deux monstres, car on peut bien donner ce
  nom Ă lâhabitant de la ruine dâArbar, un Ă©change de grondements
  significatifs. Ceux de lâhomme exprimaient lâempire et la colĂšre, ceux
  de lâours la priĂšre et la soumission.
  --Tiens, dit enfin lâhomme, en montrant de son doigt crochu le cadavre
  écorché du loup, voici ta proie; laisse-moi la mienne.
  Lâours, aprĂšs avoir flairĂ© le corps du loup, secoua la tĂȘte dâun air
  mĂ©content et tourna son regard vers lâhomme qui paraissait son maĂźtre.
  --Jâentends, dit celui-ci, cela est dĂ©jĂ trop mort pour toi, tandis
  que lâautre palpite encore.--Tu es raffinĂ© dans tes voluptĂ©s, Friend,
  autant quâun homme; tu veux que ta nourriture vive encore au moment oĂč
  tu la déchires; tu aimes à sentir la chair mourir sous ta dent; tu ne
  jouis que de ce qui souffre. Nous nous ressemblons;--car je ne suis
  pas homme, Friend, je suis au-dessus de cette espÚce misérable, je
  suis une bĂȘte farouche comme toi.--Je voudrais que tu pusses parler,
  compagnon Friend, pour me dire si elle égale ma joie, la joie dont
  palpitent tes entrailles dâours quand tu dĂ©vores des entrailles
  dâhomme; mais non, je ne voudrais pas tâentendre parler, de peur que
  ta voix ne me rappelùt la voix humaine.--Oui, gronde à mes pieds, de
  ce grondement qui fait tressaillir dans la montagne le chevrier égaré;
  il me plaĂźt comme une voix amie, parce quâil lui annonce un ennemi.
  LĂšve, Friend, lĂšve ta tĂȘte vers moi; lĂšche mes mains de cette langue
  qui a tant de fois bu le sang humain.--Tu as, ainsi que moi, les dents
  blanches; cependant ce nâest point notre faute si elles ne sont pas
  rouges comme une plaie nouvelle; mais le sang lave le sang.--Jâai vu
  plus dâune fois, du fond dâune caverne noire, les jeunes filles de
  Kole ou dâOĂ«lmoe laver leurs pieds nus dans lâeau des torrents, en
  chantant dâune voix douce; mais je prĂ©fĂšre Ă ces voix mĂ©lodieuses et Ă
  ces figures satinées ta gueule velue et tes cris rauques; ils
  épouvantent lâhomme.
  En parlant ainsi, il sâĂ©tait assis et abandonnait sa main aux caresses
  du monstre, qui, se roulant sur le dos à ses pieds, les lui prodiguait
  de mille maniÚres, comme un épagneul qui déploie toutes ses
  gentillesses sur le sopha de sa maßtresse. Ce qui était encore plus
  étrange, câest lâattention intelligente avec laquelle il paraissait
  recueillir les paroles de son patron. Les monosyllabes bizarres dont
  celui-ci les entremĂȘlait semblaient surtout compris de lui, et il
  manifestait cette comprĂ©hension en redressant subitement sa tĂȘte, ou
  en roulant quelques sons confus au fond de son gosier.
  --Les hommes disent que je les fuis, reprit le petit homme, mais ce
  sont eux qui me fuient; ils font par crainte ce que je ferais par
  haine. Cependant tu sais, Friend, que je suis aise de rencontrer un
  homme quand jâai faim ou soif.
  Tout à coup, il aperçut dans les profondeurs de la galerie une lumiÚre
  rougeĂątre poindre et sâaccroĂźtre par degrĂ©s, en colorant faiblement
  les vieux murs humides.
  --En voici un justement. Quand on parle dâenfer, Satan montre sa
  corne.--HolĂ ! Friend, ajouta-t-il en se tournant vers lâours; holĂ ,
  lÚve-toi!
  Lâanimal se dressa sur-le-champ.
  --Allons, il faut bien récompenser ton obéissance en satisfaisant ton
  appétit.
  En parlant ainsi, lâhomme se courba vers ce qui Ă©tait couchĂ© Ă terre.
  On entendit comme un craquement dâos brisĂ©s par la hache; mais il ne
  sây mĂȘlait plus ni soupirs ni gĂ©missements.
  --Il paraßt, murmura le petit homme, que nous ne sommes plus que deux
  qui vivons dans cette salle dâArbar.--Tiens, ami Friend, achĂšve ton
  festin commencé. Il jeta vers la porte extérieure dont nous avons
  parlĂ© ce quâil avait dĂ©tachĂ© de lâobjet Ă©tendu Ă ses pieds. Lâours se
  prĂ©cipita sur cette proie si avidement, que le coup dâĆil le plus
  rapide nâeĂ»t pu distinguer si ce lambeau nâavait pas en effet la forme
  dâun bras humain, revĂȘtu dâun morceau dâĂ©toffe verte de la nuance de
  lâuniforme des arquebusiers de Munckholm.
  --Voici que lâon approche, dit le petit homme, lâĆil fixĂ© sur la
  lumiÚre qui croissait de plus en plus.--Compagnon Friend, laisse-moi
  seul un instant.--Hé! dehors!
  Le monstre obĂ©issant sâĂ©lança vers la porte, descendit Ă reculons les
  marches extérieures, et disparut, emportant dans sa gueule sa proie
  dégouttante, avec un hurlement de satisfaction.
  Au mĂȘme instant, un homme assez grand se prĂ©senta Ă lâissue de la
  galerie, dont les profondeurs sinueuses reflétaient encore une lumiÚre
  vague. Il Ă©tait enveloppĂ© dâun long manteau brun, et portait une
  lanterne sourde, dont il dirigea le foyer lumineux droit au visage du
  petit homme.
  Celui-ci, toujours assis sur sa pierre et les bras croisĂ©s, sâĂ©cria:
  --Sois le mal venu, toi qui viens ici amené par une pensée et non par
  un instinct!
  Mais lâĂ©tranger, sans rĂ©pondre, paraissait le considĂ©rer
  attentivement.
  --Regarde-moi, poursuivit-il en dressant la tĂȘte, tu nâauras peut-ĂȘtre
  pas dans une heure un souffle de voix pour te vanter de mâavoir vu. Le
  nouveau venu, en promenant sa lumiÚre sur toute la personne du petit
  homme, paraissait plus surpris encore quâeffrayĂ©.
  --Eh bien, de quoi tâĂ©tonnes-tu? reprit le petit homme avec un rire
  pareil au bruit dâun crĂąne quâon brise; jâai des bras et des jambes
  ainsi que toi. Seulement mes membres ne seront pas, ainsi que les
  tiens, la pùture des chatpards et des corbeaux.
  LâĂ©tranger rĂ©pondit enfin dâune voix basse, quoique assurĂ©e, et comme
  sâil craignait seulement d'ĂȘtre entendu du dehors.
  --Ăcoutez, je ne viens pas en ennemi, mais en ami.
  Lâautre lâinterrompit:
  --Pourquoi alors nâas-tu pas dĂ©pouillĂ© ta forme dâhomme?
  --Mon intention est de vous rendre service, si vous ĂȘtes celui que je
  cherche.
  --Câest-Ă -dire de tirer un service de moi. Homme, tu perds tes pas. Je
  ne sais rendre de service quâĂ ceux qui sont las de la vie.
  --Ă vos paroles, rĂ©pondit lâĂ©tranger, je vous reconnais, bien pour
  lâhomme quâil me faut; mais votre taille... Han dâIslande est un
  gĂ©ant; ce ne peut ĂȘtre vous.
  --Câest la premiĂšre fois quâon en doute devant moi.
  --Quoi! ce serait vous!--Et lâĂ©tranger se rapprochait du petit
  homme.--Mais on dit que Han dâIslande est dâune stature colossale?
  --Ajoute ma renommée à ma taille, et tu me verras plus haut que
  lâHĂ©cla.
  --Vraiment! RĂ©pondez-moi, je vous prie; vous ĂȘtes bien Han, natif de
  Klipstadur, en Islande?
  --Ce nâest point avec des paroles que je rĂ©ponds Ă cette question, dit
  le petit homme en se levant; et le regard quâil lança sur lâimprudent
  étranger le fit reculer de trois pas.
  --Bornez-vous, de grùce, à la résoudre avec ce regard, répondit-il
  dâune voix presque suppliante et en jetant vers le seuil de la galerie
  un coup dâĆil oĂč se peignait le regret de lâavoir franchi. Ce sont
  vos seuls intĂ©rĂȘts qui me conduisent ici.
  En entrant dans la salle, le nouveau-venu, nâayant fait quâentrevoir
  celui quâil abordait, avait pu conserver quelque sang-froid; mais
  quand lâhĂŽte dâArbar se fut levĂ©, avec son visage de tigre, ses
  membres ramassĂ©s, ses Ă©paules sanglantes, Ă peine couvertes dâune peau
  encore fraĂźche, ses grandes mains armĂ©es dâongles, et son regard
  flamboyant, lâaventureux Ă©tranger avait frĂ©mi, comme un voyageur
  ignorant, qui croit caresser une anguille et se sent piquer par une
  vipÚre.
  --Mes intĂ©rĂȘts? reprit le monstre. Viens-tu donc me donner avis quâil
  y a quelque source à empoisonner, quelque village à incendier, ou
  quelque arquebusier de Munckholm à égorger?
  --Peut-ĂȘtre.--Ăcoutez. Les mineurs de NorvĂšge se rĂ©voltent. Vous savez
  combien de désastres amÚne une révolte.
  --Oui, le meurtre, le viol, le sacrilĂšge, lâincendie, le pillage.
  --Je vous offre tout cela. Le petit homme se mit à rire.
  --Je nâai pas besoin que tu me lâoffres pour le prendre.
  Le ricanement féroce qui accompagnait ces paroles fit de nouveau
  tressaillir lâĂ©tranger. Il continua nĂ©anmoins:
  --Je vous propose, au nom des mineurs, le commandement de
  lâinsurrection.
  Le petit homme resta un moment silencieux. Tout à coup sa physionomie
  sombre prit une expression de malice infernale.
  --Est-ce bien en leur nom que tu me le proposes? dit-il.
  Cette question sembla dĂ©concerter le nouveau-venu; mais, sĂ»r d'ĂȘtre
  inconnu de son redoutable interlocuteur, il se remit aisément.
  --Pourquoi les mineurs se révoltent-ils? demanda celui-ci.
  --Pour sâaffranchir des charges de la tutelle royale.
  --Nâest-ce que pour cela? repartit lâautre avec le mĂȘme ton railleur.
  --Ils veulent aussi délivrer le prisonnier de Munckholm.
  --Est-ce là le seul but de ce mouvement? répéta le petit homme avec
  cet accent qui dĂ©concertait lâĂ©tranger.
  --Je nâen connais point dâautre, balbutia ce dernier.
  --Ah! tu nâen connais point dâautre! Ces paroles Ă©taient prononcĂ©es du
  mĂȘme ton ironique. LâĂ©tranger, pour dissiper lâembarras quâelles lui
  causaient, sâempressa de tirer de dessous son manteau une grosse
  bourse quâil jeta aux pieds du monstre.
  --Voici les honoraires de votre commandement. Le petit homme repoussa
  le sac du pied.
  --Je nâen veux pas. Crois-tu donc que si jâavais envie de ton or ou de
  ton sang, jâattendrais ta permission pour me satisfaire?
  LâĂ©tranger fit un geste de surprise et presque dâeffroi.
  --CâĂ©tait un prĂ©sent dont les mineurs royaux mâavaient chargĂ© pour
  vous.
  --Je nâen veux pas, te dis-je. Lâor ne me sert Ă rien. Les hommes
  vendent bien leur ùme, mais ils ne vendent pas leur vie. On est forcé
  de la prendre.
  --Jâannoncerai donc aux chefs des mineurs que le redoutable Han
  dâIslande se borne Ă accepter leur commandement?
  --Je ne lâaccepte pas.
  Ces mots, prononcĂ©s dâune voix brĂšve, parurent frapper trĂšs
  désagréablement le prétendu envoyé des mineurs révoltés.
  --Comment? dit-il,
  --Non! rĂ©pĂ©ta lâautre.
  --Vous refusez de prendre part à une expédition qui vous présente tant
  dâavantages?
  --Je puis bien piller les fermes, dévaster les hameaux, massacrer les
  paysans ou les soldats, tout seul.
  --Mais songez quâen acceptant lâoffre des mineurs lâimpunitĂ© vous est
  assurée.
  --Est-ce encore au nom des mineurs que tu me promets lâimpunitĂ©?
  demanda lâautre en riant.
  --Je ne vous dissimulerai pas, rĂ©pondit lâĂ©tranger dâun air
  mystĂ©rieux, que câest au nom dâun puissant personnage qui sâintĂ©resse
  à lâinsurrection.
  --Et ce puissant personnage, lui-mĂȘme, est-il sĂ»r de n'ĂȘtre pas pendu?
  --Si vous le connaissiez, vous ne secoueriez pas ainsi la tĂȘte.
  --Ah!--Eh bien! quel est-il donc?
  --Câest ce que je ne puis vous dire.
  Le petit homme sâavança, et frappa sur lâĂ©paule de lâĂ©tranger,
  toujours avec le mĂȘme rire sardonique.
  --Veux-tu que je te le dise, moi?
  Un mouvement Ă©chappa Ă lâhomme au manteau; câĂ©tait Ă la fois de
  lâĂ©pouvante et de lâorgueil blessĂ©. Il ne sâattendait pas plus Ă la
  brusque interpellation du monstre quâĂ sa sauvage familiaritĂ©.
  --Je me joue de toi, continua ce dernier. Tu ne sais pas que je sais
  tout. Ce puissant personnage, câest le grand-chancelier de Danemark et
  de NorvĂšge, et le grand-chancelier de Danemark et de NorvĂšge, câest
  toi.
  CâĂ©tait lui en effet. ArrivĂ© Ă la ruine dâArbar, vers laquelle nous
  lâavons laissĂ© voyageant avec MusdĆmon, il avait voulu ne sâen
  remettre quâĂ lui-mĂȘme du soin de sĂ©duire le brigand, dont il Ă©tait
  loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte
  dâAhlefeld, malgrĂ© toute sa finesse et toute sa puissance, ne put
  dĂ©couvrir par quel moyen Han dâIslande avait Ă©tĂ© si bien informĂ©.
  Ătait-ce une trahison de MusdĆmon? CâĂ©tait MusdĆmon, il est vrai,
  qui avait insinuĂ© au noble comte lâidĂ©e de se prĂ©senter en personne au
  brigand; mais quel intĂ©rĂȘt pouvait-il tirer de cette perfidie? Le
  brigand avait-il saisi sur quelquâune de ses victimes des papiers
  relatifs aux projets du grand-chancelier? Mais FrĂ©dĂ©ric dâAhlefeld
  était, avec MusdĆmon, le seul ĂȘtre vivant instruit du plan de son
  pĂšre, et, tout frivole quâil Ă©tait, il nâĂ©tait pas assez insensĂ© pour
  compromettre un pareil secret. Dâailleurs, il Ă©tait en garnison Ă
  Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la
  suite de cette scĂšne, sans ĂȘtre, plus que le comte dâAhlefeld, Ă mĂȘme
  de résoudre le problÚme, verront quelle probabilité on pouvait asseoir
  sur cette derniÚre hypothÚse.
  Une des qualitĂ©s les plus Ă©minentes du comte dâAhlefeld, câĂ©tait la
  prĂ©sence dâesprit. Quand il sâentendit si rudement nommer par le petit
  homme, il ne put rĂ©primer un cri de surprise; mais en un clin dâĆil
  sa physionomie pĂąle et hautaine passa de lâexpression de la crainte et
  de lâĂ©tonnement Ă celle du calme et de lâassurance.
  --Eh bien, oui! dit-il, je veux ĂȘtre franc avec vous; je suis en effet
  le chancelier. Mais soyez franc aussi.
  Un Ă©clat de rire de lâautre lâinterrompit.
  --Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te
  dire le tien?
  --Dites-moi avec la mĂȘme sincĂ©ritĂ© comment vous avez su qui jâĂ©tais.
  --Ne tâa-t-on donc pas dit que Han dâIslande voit Ă travers les
  montagnes?
  Le comte voulut insister.
  --Voyez en moi un ami.
  --Ta main, comte dâAhlefeld! dit le petit homme brutalement. Puis il
  regarda le ministre en face et sâĂ©cria:--Si nos deux Ăąmes sâenvolaient
  de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de
  décider laquelle des deux est celle du monstre.
  Le hautain seigneur se mordit les lÚvres; mais, placé entre la crainte
  du brigand et la nĂ©cessitĂ© dâen faire son instrument, il ne manifesta
  pas son mécontentement.
  --Ne vous jouez pas de vos intĂ©rĂȘts; acceptez la direction de
  lâinsurrection, et confiez-vous Ă ma reconnaissance.
  --Chancelier de NorvÚge; tu comptes sur le succÚs de tes entreprises,
  comme une vieille femme qui songe Ă la robe quâelle va se filer avec
  du chanvre dérobé, tandis que la griffe du chat embrouille sa
  quenouille.
  --Encore une fois, réfléchissez avant de rejeter mes offres.
  --Encore une fois, moi, brigand, je te dis à toi, grand-chancelier des
  deux royaumes: non!
  --Jâattendais une autre rĂ©ponse, aprĂšs lâĂ©minent service que vous
  mâavez dĂ©jĂ rendu.
  --Quel service? demanda le brigand.
  --Nâest-ce point par vous que le capitaine Dispolsen a Ă©tĂ© assassinĂ©?
  répondit le chancelier.
  --Cela se peut, comte dâAhlefeld; je ne le connais pas. Quel est cet
  homme dont tu me parles?
  --Quoi! est-ce que ce ne serait point dans vos mains par hasard que
  serait tombé le coffret de fer dont il était porteur?
  Cette question parut fixer les souvenirs du brigand.
  --Attendez, dit-il, je me rappelle en effet cet homme et sa cassette
  de fer. CâĂ©tait aux grĂšves dâUrchtal.
  --Du moins, reprit le chancelier, si vous pouviez me remettre cette
  cassette, ma reconnaissance serait sans bornes. Dites-moi, quâest
  devenue cette cassette? car elle est en votre pouvoir.
  Le noble ministre insistait si vivement sur cette demande que le
  brigand en parut frappé.
  --Cette boĂźte de fer est donc dâune bien haute importance pour ta
  grùce, chancelier de NorvÚge?
  --Oui.
  --Quelle sera ma rĂ©compense si je te dis oĂč tu la trouveras?
  --Tout ce que vous pouvez dĂ©sirer, mon cher Han dâIslande.
  --Eh bien! je ne te le dirai pas.
  --Allons, vous riez! Songez au service que vous me rendrez.
  --Jây songe prĂ©cisĂ©ment.
  --Je vous assurerai une fortune immense, je demanderai votre grùce au
  roi.
  --Demande-moi plutĂŽt la tienne, dit le brigand. Ăcoute-moi,
  grand-chancelier de Danemark et de NorvÚge, les tigres ne dévorent pas
  les hyÚnes. Je vais te laisser sortir vivant de ma présence, parce que
  tu es un méchant et que chaque instant de ta vie, chaque pensée de ton
  ùme, enfante un malheur pour les hommes et un crime pour toi. Mais ne
  reviens plus, car je tâapprendrais que ma haine nâĂ©pargne personne,
  pas mĂȘme les scĂ©lĂ©rats. Quant Ă ton capitaine, ne te flatte pas que ce
  soit pour toi que je lâai assassinĂ©; câest son uniforme qui lâa
  condamnĂ©, ainsi que cet autre misĂ©rable, que je nâai pas non plus
  égorgĂ© pour te rendre service, je tâassure.
  En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et lâavait
  entraĂźnĂ© vers le corps couchĂ© dans lâombre. Au moment oĂč il achevait
  ses protestations, la lumiÚre de la lanterne sourde tomba sur cet
  objet. CâĂ©tait un cadavre dĂ©chirĂ© et revĂȘtu en effet dâun habit
  dâofficier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier sâapprocha
  avec un sentiment dâhorreur. Tout Ă coup son regard sâarrĂȘta sur le
  visage blĂȘme et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entrâouverte,
  ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne
  lâempĂȘchĂšrent pas de le reconnaĂźtre. Il poussa un cri effrayant:
  --Ciel! Frédéric! mon fils!
  Quâon nâen doute pas, les cĆurs en apparence les plus dessĂ©chĂ©s et
  les plus endurcis recÚlent toujours dans leur dernier repli quelque
  affection ignorĂ©e dâeux-mĂȘmes, qui semble se cacher parmi des passions
  et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On
  dirait quâelle est lĂ pour faire un jour connaĂźtre au crime la
  douleur. Elle attend son heure en silence. Lâhomme pervers la porte
  dans son sein et ne la sent pas, parce quâaucune des afflictions
  ordinaires nâest assez forte pour pĂ©nĂ©trer lâĂ©corce Ă©paisse dâĂ©goĂŻsme
  et de mĂ©chancetĂ© dont elle est enveloppĂ©e; mais quâune des rares et
  véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans
  le gouffre de cette ùme comme un glaive, et en touche le fond. Alors
  lâaffection inconnue se dĂ©voile, Ă lâinfortunĂ© mĂ©chant, dâautant plus
  violente quâelle Ă©tait plus ignorĂ©e, dâautant plus douloureuse quâelle
  était moins sensible, parce que lâaiguillon du malheur a dĂ» remuer le
  cĆur bien plus profondĂ©ment pour lâatteindre. La nature se rĂ©veille
  et se déchaßne; elle livre le misérable à des désolations
  inaccoutumées, à des supplices inouïs; il éprouve réunies en un
  instant toutes les souffrances dont il sâĂ©tait jouĂ© durant tant
  dâannĂ©es. Les tourments les plus opposĂ©s le dĂ©chirent Ă la fois. Son
  cĆur, sur qui pĂšse une stupeur morne, se soulĂšve en proie Ă des
  tortures convulsives. Il semble quâil vienne dâentrevoir lâenfer dans
  sa vie, et quâil se soit rĂ©vĂ©lĂ© Ă lui quelque chose de plus que le
  désespoir.
  Le comte dâAhlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son
  fils, parce quâignorant lâadultĂšre de sa femme, FrĂ©dĂ©ric, lâhĂ©ritier
  direct de son nom, avait ce titre Ă ses yeux. Le croyant toujours Ă
  Munckholm, il Ă©tait bien loir de sâattendre Ă le retrouver dans la
  tourelle dâArbar et Ă le retrouver mort! Cependant il Ă©tait lĂ ,
  sanglant, dĂ©colorĂ©; câĂ©tait lui, il nâen pouvait douter. On peut se
  figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de lâaimer pĂ©nĂ©tra
  dans son Ăąme inopinĂ©ment avec la certitude de lâavoir perdu. Tous les
  sentiments que ces deux pages décrivent à peine fondirent sur son
  cĆur ensemble comme des Ă©clats de tonnerre. FoudroyĂ©, en quelque
  sorte, par la surprise, lâĂ©pouvante et le dĂ©sespoir, il se jeta en
  arriĂšre et se tordit les bras, en rĂ©pĂ©tant dâune voix lamentable:
  --Mon fils! mon fils!
  Le brigand se mit Ă rire; et ce fut une chose horrible que dâentendre
  ce rire se mĂȘler aux gĂ©missements dâun pĂšre devant le cadavre de son
  fils.
  --Par mon aĂŻeul Ingolphe! tu peux crier, comte dâAhlefeld, tu ne le
  réveilleras pas.
  Tout Ă coup son atroce visage se rembrunit, et il dit dâune voix
  sombre:
  --Pleure ton fils, je venge le mien.
  Un bruit de pas prĂ©cipitĂ©s dans la galerie lâinterrompit; et au moment
  oĂč il retournait la tĂȘte avec surprise, quatre hommes de haute taille,
  le sabre nu, sâĂ©lancĂšrent dans la salle; un cinquiĂšme, petit et
  replet, les suivait, portant une torche dâune main et une Ă©pĂ©e de
  lâautre. Il Ă©tait enveloppĂ© dâun manteau brun, pareil Ă celui du
  grand-chancelier.
  --Seigneur! cria-t-il, nous vous avons entendu, nous accourons à votre
  secours.
  Le lecteur a sans doute dĂ©jĂ reconnu MusdĆmon et les quatre
  domestiques armés qui composaient la suite du comte.
  Quand les rayons de la torche jetÚrent leur lumiÚre vive dans la
  salle, les cinq nouveaux-venus sâarrĂȘtĂšrent frappĂ©s dâhorreur; et
  câĂ©tait en effet un spectacle effrayant. Dâun cĂŽtĂ©, les restes
  sanglants du loup; de lâautre, le cadavre dĂ©figurĂ© du jeune officier;
  puis ce pÚre aux yeux hagards, aux cris farouches, et prÚs de lui
  lâĂ©pouvantable brigand, tournant vers les assaillants un visage
  hideux, oĂč se peignait un Ă©tonnement intrĂ©pide.
  En voyant ce renfort inattendu, lâidĂ©e de la vengeance sâempara du
  comte et le jeta du désespoir dans la rage.
  --Mort Ă ce brigand! sâĂ©cria-t-il en tirant son Ă©pĂ©e. Il a assassinĂ©
  mon fils! Mort! mort!
  --Il a assassinĂ© le seigneur FrĂ©dĂ©ric? dit MusdĆmon, et la torche
  quâil portait nâĂ©claira point la moindre altĂ©ration sur son visage.
  --Mort! mort! répéta le comte furieux.
  Et ils sâĂ©lancĂšrent tous six sur le brigand. Celui-ci, surpris de
  cette brusque attaque, recula vers lâouverture qui donnait sur le
  précipice, avec un rugissement féroce, qui annonçait plutÎt la colÚre
  que la crainte.
  Six épées étaient dirigées contre lui, et son regard était plus
  enflammĂ©, et ses traits Ă©taient plus menaçants quâaucun de ceux des
  agresseurs. Il avait saisi sa hache de pierre, et, contraint par le
  nombre des assaillants à se borner à la défensive, il la faisait
  tourner dans sa main avec une telle rapidité, que le cercle de
  rotation le couvrait comme un bouclier. Une multitude dâĂ©tincelles
  jaillissaient avec un bruit clair de la pointe des Ă©pĂ©es, lorsquâelles
  étaient heurtées par le tranchant de la hache; mais aucune lame ne
  touchait son corps. Toutefois, fatigué par son précédent combat avec
  le loup, il perdait insensiblement du terrain, et il se vit bientÎt
  acculĂ© Ă la porte ouverte sur lâabĂźme.
  --Mes amis! cria le comte, du courage! jetons le monstre dans ce
  précipice.
  --Avant que jây tombe, les Ă©toiles y tomberont, rĂ©pliqua le brigand.
  Cependant les agresseurs redoublĂšrent dâardeur et dâaudace en voyant
  le petit homme forcĂ© de descendre une marche de lâescalier suspendu
  au-dessus du gouffre.
  --Bien, poussons! reprit le grand-chancelier; il faudra bien quâil
  tombe; encore un effort!--Misérable! tu as commis ton dernier
  crime.--Courage, compagnons!
  Tandis que de sa main droite il continuait les terribles évolutions de
  sa hache, le brigand, sans répondre, prit de la gauche une trompe de
  corne suspendue à sa ceinture, et, la portant à ses lÚvres, lui fit
  rendre à plusieurs reprises un son rauque et prolongé, auquel répondit
  soudain un rugissement parti de lâabĂźme.
  Quelques instants aprĂšs, au moment oĂč le comte et ses satellites,
  serrant toujours le petit homme de prĂšs, sâapplaudissaient de lui
  avoir fait descendre la seconde marche, la tĂȘte Ă©norme dâun ours blanc
  parut au bout rompu de lâescalier. FrappĂ©s dâun Ă©tonnement mĂȘlĂ©
  dâeffroi, les assaillants reculĂšrent.
  Lâours acheva de gravir lâescalier lourdement en leur prĂ©sentant sa
  gueule sanglante et ses dents acérées.
  --Merci, mon brave Friend! cria le brigand.
  Et profitant de la surprise des agresseurs, il se jeta sur le dos de
  son ours qui se mit Ă descendre Ă reculons, montrant toujours, sa tĂȘte
  menaçante aux ennemis de son maßtre.
  BientÎt, revenus de leur premiÚre stupéfaction, ils purent voir
  lâours, emportant le brigand hors de leur atteinte, descendre dans
  lâabĂźme, ainsi que sans doute il en Ă©tait montĂ©, en sâaccrochant Ă de
  vieux troncs dâarbres et Ă des saillies de rochers. Ils voulurent
  faire rouler des quartiers de pierre sur lui; mais avant quâils
  eussent soulevé du sol une de ces vieilles masses de granit qui y
  dormaient depuis si longtemps, le brigand et son étrange monture
  avaient disparu dans une caverne.
 Â
 Â
  XXVI
  Non, non, ne rions plus. Voyez-vous, ce qui me
  paraissait si plaisant a aussi son cÎté sérieux,
  trĂšs sĂ©rieux, comme tout dans lâunivers!
  Croyez-moi, ce mot hasard est un blasphÚme; rien
  sous le soleil nâarrive par hasard; et ne
  voyez-vous pas ici le but marqué par la
  providence?
  LESSING. _Ămilia Galotti._
 Â
  Oui, une raison profonde se dévoile souvent dans ce que les hommes
  nomment hasard. Il y a dans les événements comme une main mystérieuse
  qui leur marque, en quelque sorte, la voie et le but. On se récrie sur
  les caprices de la fortune, sur les bizarreries du sort, et tout Ă
  coup il sort de ce chaos des éclairs effrayants, ou des rayons
  merveilleux; et la sagesse humaine sâhumilie devant les hautes leçons
  de la destinée.
  Si, par exemple, quand FrĂ©dĂ©ric dâAhlefeld Ă©talait dans un salon
  somptueux, aux yeux des femmes de Copenhague, la magnificence de ses
  vĂȘtements, la fatuitĂ© de son rang et la prĂ©somption de ses paroles; si
  quelque homme, instruit des choses de lâavenir, fĂ»t venu troubler la
 Â
  avec des élancements de rage et de douleur; une écume livide tombait
  de ses lÚvres comprimées, et ses yeux, comme gonflés de colÚre,
  semblaient sortir de leur orbite. Des deux adversaires, celui dont les
  os étaient broyés par des dents aiguës, les chairs déchirées par des
  ongles brĂ»lants, ce nâĂ©tait pas lâhomme, mais la bĂȘte fĂ©roce; celui
  dont le hurlement avait lâaccent le plus sauvage, lâexpression la plus
  farouche, ce nâĂ©tait point la bĂȘte fauve, mais lâhomme.
  Enfin celui-ci, ramassant toutes ses forces épuisées par la longue
  résistance du vieux loup, serra le museau de ses deux mains avec une
  telle vigueur, que le sang jaillit des narines et de la gueule de
  lâanimal; ses yeux de flamme sâĂ©teignirent et se fermĂšrent Ă demi; il
  chancela et tomba inanimé aux pieds de son vainqueur. Le mouvement
  faible et continuel de sa queue et les tremblements convulsifs et
  intermittents qui couraient par tout son corps annonçaient seuls quâil
  nâĂ©tait pas encore tout Ă fait mort.
  Tout Ă coup une derniĂšre convulsion Ă©branla lâanimal expirant, et les
  symptÎmes de vie cessÚrent.
  --Te voilà mort, loup cervier! dit le petit homme en le poussant du
  pied avec dĂ©dain; est-ce que tu croyais vieillir encore aprĂšs mâavoir
  rencontré? Tu ne courras plus à pas sourds sur les neiges en suivant
  lâodeur et les traces de ta proie; te voilĂ toi-mĂȘme bon pour les
  loups ou les vautours; tu as dévoré bien des voyageurs égarés autour
  du Smiasen durant ta longue vie de meurtre et de carnage; maintenant,
  tu es mort toi-mĂȘme, tu ne mangeras plus dâhommes; câest dommage.
  Il sâarma dâune pierre tranchante, sâaccroupit sur le corps chaud et
  palpitant du loup, rompit les jointures des membres, sĂ©para la tĂȘte
  des épaules, fendit la peau dans toute sa longueur sur le ventre, la
  dĂ©tacha comme on enlĂšve une veste, et en un clin dâĆil le formidable
  loup du Smiasen nâoffrit plus quâune carcasse nue et ensanglantĂ©e. Il
  jeta cette dépouille sur ses épaules meurtries de morsures, en
  tournant au dehors le cÎté nu de la peau humide et tachée de longues
  veines de sang.
  --Il faut bien, grommela-t-il entre ses dents, se vĂȘtir de la peau des
  bĂȘtes, celle de lâhomme est trop mince pour prĂ©server du froid.
  Pendant quâil se parlait ainsi Ă lui-mĂȘme, plus hideux encore sous son
  hideux trophĂ©e, lâours, ennuyĂ© sans doute de son inaction, sâĂ©tait
  approchĂ© comme furtivement de lâautre objet couchĂ© dans lâombre dont
  nous avons parlĂ© au commencement de ce chapitre, et bientĂŽt il sâĂ©leva
  de cette partie tĂ©nĂ©breuse de la salle un bruit de dents mĂȘlĂ© de
  soupirs dâagonie faibles et douloureux. Le petit homme se retourna.
  --Friend! cria-t-il dâune voix menaçante; ah! misĂ©rable Friend!--Ici,
  viens ici!
  Et ramassant une grosse pierre, il la jeta Ă la tĂȘte du monstre, qui,
  tout Ă©tourdi du choc, sâarracha lentement Ă son festin, et vint, en
  léchant ses lÚvres rouges, tomber pantelant aux pieds du petit homme,
  vers lequel il Ă©levait sa tĂȘte Ă©norme en courbant son dos, comme pour
  demander grùce de son indiscrétion.
  Alors, il se fit entre les deux monstres, car on peut bien donner ce
  nom Ă lâhabitant de la ruine dâArbar, un Ă©change de grondements
  significatifs. Ceux de lâhomme exprimaient lâempire et la colĂšre, ceux
  de lâours la priĂšre et la soumission.
  --Tiens, dit enfin lâhomme, en montrant de son doigt crochu le cadavre
  écorché du loup, voici ta proie; laisse-moi la mienne.
  Lâours, aprĂšs avoir flairĂ© le corps du loup, secoua la tĂȘte dâun air
  mĂ©content et tourna son regard vers lâhomme qui paraissait son maĂźtre.
  --Jâentends, dit celui-ci, cela est dĂ©jĂ trop mort pour toi, tandis
  que lâautre palpite encore.--Tu es raffinĂ© dans tes voluptĂ©s, Friend,
  autant quâun homme; tu veux que ta nourriture vive encore au moment oĂč
  tu la déchires; tu aimes à sentir la chair mourir sous ta dent; tu ne
  jouis que de ce qui souffre. Nous nous ressemblons;--car je ne suis
  pas homme, Friend, je suis au-dessus de cette espÚce misérable, je
  suis une bĂȘte farouche comme toi.--Je voudrais que tu pusses parler,
  compagnon Friend, pour me dire si elle égale ma joie, la joie dont
  palpitent tes entrailles dâours quand tu dĂ©vores des entrailles
  dâhomme; mais non, je ne voudrais pas tâentendre parler, de peur que
  ta voix ne me rappelùt la voix humaine.--Oui, gronde à mes pieds, de
  ce grondement qui fait tressaillir dans la montagne le chevrier égaré;
  il me plaĂźt comme une voix amie, parce quâil lui annonce un ennemi.
  LĂšve, Friend, lĂšve ta tĂȘte vers moi; lĂšche mes mains de cette langue
  qui a tant de fois bu le sang humain.--Tu as, ainsi que moi, les dents
  blanches; cependant ce nâest point notre faute si elles ne sont pas
  rouges comme une plaie nouvelle; mais le sang lave le sang.--Jâai vu
  plus dâune fois, du fond dâune caverne noire, les jeunes filles de
  Kole ou dâOĂ«lmoe laver leurs pieds nus dans lâeau des torrents, en
  chantant dâune voix douce; mais je prĂ©fĂšre Ă ces voix mĂ©lodieuses et Ă
  ces figures satinées ta gueule velue et tes cris rauques; ils
  épouvantent lâhomme.
  En parlant ainsi, il sâĂ©tait assis et abandonnait sa main aux caresses
  du monstre, qui, se roulant sur le dos à ses pieds, les lui prodiguait
  de mille maniÚres, comme un épagneul qui déploie toutes ses
  gentillesses sur le sopha de sa maßtresse. Ce qui était encore plus
  étrange, câest lâattention intelligente avec laquelle il paraissait
  recueillir les paroles de son patron. Les monosyllabes bizarres dont
  celui-ci les entremĂȘlait semblaient surtout compris de lui, et il
  manifestait cette comprĂ©hension en redressant subitement sa tĂȘte, ou
  en roulant quelques sons confus au fond de son gosier.
  --Les hommes disent que je les fuis, reprit le petit homme, mais ce
  sont eux qui me fuient; ils font par crainte ce que je ferais par
  haine. Cependant tu sais, Friend, que je suis aise de rencontrer un
  homme quand jâai faim ou soif.
  Tout à coup, il aperçut dans les profondeurs de la galerie une lumiÚre
  rougeĂątre poindre et sâaccroĂźtre par degrĂ©s, en colorant faiblement
  les vieux murs humides.
  --En voici un justement. Quand on parle dâenfer, Satan montre sa
  corne.--HolĂ ! Friend, ajouta-t-il en se tournant vers lâours; holĂ ,
  lÚve-toi!
  Lâanimal se dressa sur-le-champ.
  --Allons, il faut bien récompenser ton obéissance en satisfaisant ton
  appétit.
  En parlant ainsi, lâhomme se courba vers ce qui Ă©tait couchĂ© Ă terre.
  On entendit comme un craquement dâos brisĂ©s par la hache; mais il ne
  sây mĂȘlait plus ni soupirs ni gĂ©missements.
  --Il paraßt, murmura le petit homme, que nous ne sommes plus que deux
  qui vivons dans cette salle dâArbar.--Tiens, ami Friend, achĂšve ton
  festin commencé. Il jeta vers la porte extérieure dont nous avons
  parlĂ© ce quâil avait dĂ©tachĂ© de lâobjet Ă©tendu Ă ses pieds. Lâours se
  prĂ©cipita sur cette proie si avidement, que le coup dâĆil le plus
  rapide nâeĂ»t pu distinguer si ce lambeau nâavait pas en effet la forme
  dâun bras humain, revĂȘtu dâun morceau dâĂ©toffe verte de la nuance de
  lâuniforme des arquebusiers de Munckholm.
  --Voici que lâon approche, dit le petit homme, lâĆil fixĂ© sur la
  lumiÚre qui croissait de plus en plus.--Compagnon Friend, laisse-moi
  seul un instant.--Hé! dehors!
  Le monstre obĂ©issant sâĂ©lança vers la porte, descendit Ă reculons les
  marches extérieures, et disparut, emportant dans sa gueule sa proie
  dégouttante, avec un hurlement de satisfaction.
  Au mĂȘme instant, un homme assez grand se prĂ©senta Ă lâissue de la
  galerie, dont les profondeurs sinueuses reflétaient encore une lumiÚre
  vague. Il Ă©tait enveloppĂ© dâun long manteau brun, et portait une
  lanterne sourde, dont il dirigea le foyer lumineux droit au visage du
  petit homme.
  Celui-ci, toujours assis sur sa pierre et les bras croisĂ©s, sâĂ©cria:
  --Sois le mal venu, toi qui viens ici amené par une pensée et non par
  un instinct!
  Mais lâĂ©tranger, sans rĂ©pondre, paraissait le considĂ©rer
  attentivement.
  --Regarde-moi, poursuivit-il en dressant la tĂȘte, tu nâauras peut-ĂȘtre
  pas dans une heure un souffle de voix pour te vanter de mâavoir vu. Le
  nouveau venu, en promenant sa lumiÚre sur toute la personne du petit
  homme, paraissait plus surpris encore quâeffrayĂ©.
  --Eh bien, de quoi tâĂ©tonnes-tu? reprit le petit homme avec un rire
  pareil au bruit dâun crĂąne quâon brise; jâai des bras et des jambes
  ainsi que toi. Seulement mes membres ne seront pas, ainsi que les
  tiens, la pùture des chatpards et des corbeaux.
  LâĂ©tranger rĂ©pondit enfin dâune voix basse, quoique assurĂ©e, et comme
  sâil craignait seulement d'ĂȘtre entendu du dehors.
  --Ăcoutez, je ne viens pas en ennemi, mais en ami.
  Lâautre lâinterrompit:
  --Pourquoi alors nâas-tu pas dĂ©pouillĂ© ta forme dâhomme?
  --Mon intention est de vous rendre service, si vous ĂȘtes celui que je
  cherche.
  --Câest-Ă -dire de tirer un service de moi. Homme, tu perds tes pas. Je
  ne sais rendre de service quâĂ ceux qui sont las de la vie.
  --Ă vos paroles, rĂ©pondit lâĂ©tranger, je vous reconnais, bien pour
  lâhomme quâil me faut; mais votre taille... Han dâIslande est un
  gĂ©ant; ce ne peut ĂȘtre vous.
  --Câest la premiĂšre fois quâon en doute devant moi.
  --Quoi! ce serait vous!--Et lâĂ©tranger se rapprochait du petit
  homme.--Mais on dit que Han dâIslande est dâune stature colossale?
  --Ajoute ma renommée à ma taille, et tu me verras plus haut que
  lâHĂ©cla.
  --Vraiment! RĂ©pondez-moi, je vous prie; vous ĂȘtes bien Han, natif de
  Klipstadur, en Islande?
  --Ce nâest point avec des paroles que je rĂ©ponds Ă cette question, dit
  le petit homme en se levant; et le regard quâil lança sur lâimprudent
  étranger le fit reculer de trois pas.
  --Bornez-vous, de grùce, à la résoudre avec ce regard, répondit-il
  dâune voix presque suppliante et en jetant vers le seuil de la galerie
  un coup dâĆil oĂč se peignait le regret de lâavoir franchi. Ce sont
  vos seuls intĂ©rĂȘts qui me conduisent ici.
  En entrant dans la salle, le nouveau-venu, nâayant fait quâentrevoir
  celui quâil abordait, avait pu conserver quelque sang-froid; mais
  quand lâhĂŽte dâArbar se fut levĂ©, avec son visage de tigre, ses
  membres ramassĂ©s, ses Ă©paules sanglantes, Ă peine couvertes dâune peau
  encore fraĂźche, ses grandes mains armĂ©es dâongles, et son regard
  flamboyant, lâaventureux Ă©tranger avait frĂ©mi, comme un voyageur
  ignorant, qui croit caresser une anguille et se sent piquer par une
  vipÚre.
  --Mes intĂ©rĂȘts? reprit le monstre. Viens-tu donc me donner avis quâil
  y a quelque source à empoisonner, quelque village à incendier, ou
  quelque arquebusier de Munckholm à égorger?
  --Peut-ĂȘtre.--Ăcoutez. Les mineurs de NorvĂšge se rĂ©voltent. Vous savez
  combien de désastres amÚne une révolte.
  --Oui, le meurtre, le viol, le sacrilĂšge, lâincendie, le pillage.
  --Je vous offre tout cela. Le petit homme se mit à rire.
  --Je nâai pas besoin que tu me lâoffres pour le prendre.
  Le ricanement féroce qui accompagnait ces paroles fit de nouveau
  tressaillir lâĂ©tranger. Il continua nĂ©anmoins:
  --Je vous propose, au nom des mineurs, le commandement de
  lâinsurrection.
  Le petit homme resta un moment silencieux. Tout à coup sa physionomie
  sombre prit une expression de malice infernale.
  --Est-ce bien en leur nom que tu me le proposes? dit-il.
  Cette question sembla dĂ©concerter le nouveau-venu; mais, sĂ»r d'ĂȘtre
  inconnu de son redoutable interlocuteur, il se remit aisément.
  --Pourquoi les mineurs se révoltent-ils? demanda celui-ci.
  --Pour sâaffranchir des charges de la tutelle royale.
  --Nâest-ce que pour cela? repartit lâautre avec le mĂȘme ton railleur.
  --Ils veulent aussi délivrer le prisonnier de Munckholm.
  --Est-ce là le seul but de ce mouvement? répéta le petit homme avec
  cet accent qui dĂ©concertait lâĂ©tranger.
  --Je nâen connais point dâautre, balbutia ce dernier.
  --Ah! tu nâen connais point dâautre! Ces paroles Ă©taient prononcĂ©es du
  mĂȘme ton ironique. LâĂ©tranger, pour dissiper lâembarras quâelles lui
  causaient, sâempressa de tirer de dessous son manteau une grosse
  bourse quâil jeta aux pieds du monstre.
  --Voici les honoraires de votre commandement. Le petit homme repoussa
  le sac du pied.
  --Je nâen veux pas. Crois-tu donc que si jâavais envie de ton or ou de
  ton sang, jâattendrais ta permission pour me satisfaire?
  LâĂ©tranger fit un geste de surprise et presque dâeffroi.
  --CâĂ©tait un prĂ©sent dont les mineurs royaux mâavaient chargĂ© pour
  vous.
  --Je nâen veux pas, te dis-je. Lâor ne me sert Ă rien. Les hommes
  vendent bien leur ùme, mais ils ne vendent pas leur vie. On est forcé
  de la prendre.
  --Jâannoncerai donc aux chefs des mineurs que le redoutable Han
  dâIslande se borne Ă accepter leur commandement?
  --Je ne lâaccepte pas.
  Ces mots, prononcĂ©s dâune voix brĂšve, parurent frapper trĂšs
  désagréablement le prétendu envoyé des mineurs révoltés.
  --Comment? dit-il,
  --Non! rĂ©pĂ©ta lâautre.
  --Vous refusez de prendre part à une expédition qui vous présente tant
  dâavantages?
  --Je puis bien piller les fermes, dévaster les hameaux, massacrer les
  paysans ou les soldats, tout seul.
  --Mais songez quâen acceptant lâoffre des mineurs lâimpunitĂ© vous est
  assurée.
  --Est-ce encore au nom des mineurs que tu me promets lâimpunitĂ©?
  demanda lâautre en riant.
  --Je ne vous dissimulerai pas, rĂ©pondit lâĂ©tranger dâun air
  mystĂ©rieux, que câest au nom dâun puissant personnage qui sâintĂ©resse
  à lâinsurrection.
  --Et ce puissant personnage, lui-mĂȘme, est-il sĂ»r de n'ĂȘtre pas pendu?
  --Si vous le connaissiez, vous ne secoueriez pas ainsi la tĂȘte.
  --Ah!--Eh bien! quel est-il donc?
  --Câest ce que je ne puis vous dire.
  Le petit homme sâavança, et frappa sur lâĂ©paule de lâĂ©tranger,
  toujours avec le mĂȘme rire sardonique.
  --Veux-tu que je te le dise, moi?
  Un mouvement Ă©chappa Ă lâhomme au manteau; câĂ©tait Ă la fois de
  lâĂ©pouvante et de lâorgueil blessĂ©. Il ne sâattendait pas plus Ă la
  brusque interpellation du monstre quâĂ sa sauvage familiaritĂ©.
  --Je me joue de toi, continua ce dernier. Tu ne sais pas que je sais
  tout. Ce puissant personnage, câest le grand-chancelier de Danemark et
  de NorvĂšge, et le grand-chancelier de Danemark et de NorvĂšge, câest
  toi.
  CâĂ©tait lui en effet. ArrivĂ© Ă la ruine dâArbar, vers laquelle nous
  lâavons laissĂ© voyageant avec MusdĆmon, il avait voulu ne sâen
  remettre quâĂ lui-mĂȘme du soin de sĂ©duire le brigand, dont il Ă©tait
  loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte
  dâAhlefeld, malgrĂ© toute sa finesse et toute sa puissance, ne put
  dĂ©couvrir par quel moyen Han dâIslande avait Ă©tĂ© si bien informĂ©.
  Ătait-ce une trahison de MusdĆmon? CâĂ©tait MusdĆmon, il est vrai,
  qui avait insinuĂ© au noble comte lâidĂ©e de se prĂ©senter en personne au
  brigand; mais quel intĂ©rĂȘt pouvait-il tirer de cette perfidie? Le
  brigand avait-il saisi sur quelquâune de ses victimes des papiers
  relatifs aux projets du grand-chancelier? Mais FrĂ©dĂ©ric dâAhlefeld
  était, avec MusdĆmon, le seul ĂȘtre vivant instruit du plan de son
  pĂšre, et, tout frivole quâil Ă©tait, il nâĂ©tait pas assez insensĂ© pour
  compromettre un pareil secret. Dâailleurs, il Ă©tait en garnison Ă
  Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la
  suite de cette scĂšne, sans ĂȘtre, plus que le comte dâAhlefeld, Ă mĂȘme
  de résoudre le problÚme, verront quelle probabilité on pouvait asseoir
  sur cette derniÚre hypothÚse.
  Une des qualitĂ©s les plus Ă©minentes du comte dâAhlefeld, câĂ©tait la
  prĂ©sence dâesprit. Quand il sâentendit si rudement nommer par le petit
  homme, il ne put rĂ©primer un cri de surprise; mais en un clin dâĆil
  sa physionomie pĂąle et hautaine passa de lâexpression de la crainte et
  de lâĂ©tonnement Ă celle du calme et de lâassurance.
  --Eh bien, oui! dit-il, je veux ĂȘtre franc avec vous; je suis en effet
  le chancelier. Mais soyez franc aussi.
  Un Ă©clat de rire de lâautre lâinterrompit.
  --Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te
  dire le tien?
  --Dites-moi avec la mĂȘme sincĂ©ritĂ© comment vous avez su qui jâĂ©tais.
  --Ne tâa-t-on donc pas dit que Han dâIslande voit Ă travers les
  montagnes?
  Le comte voulut insister.
  --Voyez en moi un ami.
  --Ta main, comte dâAhlefeld! dit le petit homme brutalement. Puis il
  regarda le ministre en face et sâĂ©cria:--Si nos deux Ăąmes sâenvolaient
  de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de
  décider laquelle des deux est celle du monstre.
  Le hautain seigneur se mordit les lÚvres; mais, placé entre la crainte
  du brigand et la nĂ©cessitĂ© dâen faire son instrument, il ne manifesta
  pas son mécontentement.
  --Ne vous jouez pas de vos intĂ©rĂȘts; acceptez la direction de
  lâinsurrection, et confiez-vous Ă ma reconnaissance.
  --Chancelier de NorvÚge; tu comptes sur le succÚs de tes entreprises,
  comme une vieille femme qui songe Ă la robe quâelle va se filer avec
  du chanvre dérobé, tandis que la griffe du chat embrouille sa
  quenouille.
  --Encore une fois, réfléchissez avant de rejeter mes offres.
  --Encore une fois, moi, brigand, je te dis à toi, grand-chancelier des
  deux royaumes: non!
  --Jâattendais une autre rĂ©ponse, aprĂšs lâĂ©minent service que vous
  mâavez dĂ©jĂ rendu.
  --Quel service? demanda le brigand.
  --Nâest-ce point par vous que le capitaine Dispolsen a Ă©tĂ© assassinĂ©?
  répondit le chancelier.
  --Cela se peut, comte dâAhlefeld; je ne le connais pas. Quel est cet
  homme dont tu me parles?
  --Quoi! est-ce que ce ne serait point dans vos mains par hasard que
  serait tombé le coffret de fer dont il était porteur?
  Cette question parut fixer les souvenirs du brigand.
  --Attendez, dit-il, je me rappelle en effet cet homme et sa cassette
  de fer. CâĂ©tait aux grĂšves dâUrchtal.
  --Du moins, reprit le chancelier, si vous pouviez me remettre cette
  cassette, ma reconnaissance serait sans bornes. Dites-moi, quâest
  devenue cette cassette? car elle est en votre pouvoir.
  Le noble ministre insistait si vivement sur cette demande que le
  brigand en parut frappé.
  --Cette boĂźte de fer est donc dâune bien haute importance pour ta
  grùce, chancelier de NorvÚge?
  --Oui.
  --Quelle sera ma rĂ©compense si je te dis oĂč tu la trouveras?
  --Tout ce que vous pouvez dĂ©sirer, mon cher Han dâIslande.
  --Eh bien! je ne te le dirai pas.
  --Allons, vous riez! Songez au service que vous me rendrez.
  --Jây songe prĂ©cisĂ©ment.
  --Je vous assurerai une fortune immense, je demanderai votre grùce au
  roi.
  --Demande-moi plutĂŽt la tienne, dit le brigand. Ăcoute-moi,
  grand-chancelier de Danemark et de NorvÚge, les tigres ne dévorent pas
  les hyÚnes. Je vais te laisser sortir vivant de ma présence, parce que
  tu es un méchant et que chaque instant de ta vie, chaque pensée de ton
  ùme, enfante un malheur pour les hommes et un crime pour toi. Mais ne
  reviens plus, car je tâapprendrais que ma haine nâĂ©pargne personne,
  pas mĂȘme les scĂ©lĂ©rats. Quant Ă ton capitaine, ne te flatte pas que ce
  soit pour toi que je lâai assassinĂ©; câest son uniforme qui lâa
  condamnĂ©, ainsi que cet autre misĂ©rable, que je nâai pas non plus
  égorgĂ© pour te rendre service, je tâassure.
  En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et lâavait
  entraĂźnĂ© vers le corps couchĂ© dans lâombre. Au moment oĂč il achevait
  ses protestations, la lumiÚre de la lanterne sourde tomba sur cet
  objet. CâĂ©tait un cadavre dĂ©chirĂ© et revĂȘtu en effet dâun habit
  dâofficier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier sâapprocha
  avec un sentiment dâhorreur. Tout Ă coup son regard sâarrĂȘta sur le
  visage blĂȘme et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entrâouverte,
  ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne
  lâempĂȘchĂšrent pas de le reconnaĂźtre. Il poussa un cri effrayant:
  --Ciel! Frédéric! mon fils!
  Quâon nâen doute pas, les cĆurs en apparence les plus dessĂ©chĂ©s et
  les plus endurcis recÚlent toujours dans leur dernier repli quelque
  affection ignorĂ©e dâeux-mĂȘmes, qui semble se cacher parmi des passions
  et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On
  dirait quâelle est lĂ pour faire un jour connaĂźtre au crime la
  douleur. Elle attend son heure en silence. Lâhomme pervers la porte
  dans son sein et ne la sent pas, parce quâaucune des afflictions
  ordinaires nâest assez forte pour pĂ©nĂ©trer lâĂ©corce Ă©paisse dâĂ©goĂŻsme
  et de mĂ©chancetĂ© dont elle est enveloppĂ©e; mais quâune des rares et
  véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans
  le gouffre de cette ùme comme un glaive, et en touche le fond. Alors
  lâaffection inconnue se dĂ©voile, Ă lâinfortunĂ© mĂ©chant, dâautant plus
  violente quâelle Ă©tait plus ignorĂ©e, dâautant plus douloureuse quâelle
  était moins sensible, parce que lâaiguillon du malheur a dĂ» remuer le
  cĆur bien plus profondĂ©ment pour lâatteindre. La nature se rĂ©veille
  et se déchaßne; elle livre le misérable à des désolations
  inaccoutumées, à des supplices inouïs; il éprouve réunies en un
  instant toutes les souffrances dont il sâĂ©tait jouĂ© durant tant
  dâannĂ©es. Les tourments les plus opposĂ©s le dĂ©chirent Ă la fois. Son
  cĆur, sur qui pĂšse une stupeur morne, se soulĂšve en proie Ă des
  tortures convulsives. Il semble quâil vienne dâentrevoir lâenfer dans
  sa vie, et quâil se soit rĂ©vĂ©lĂ© Ă lui quelque chose de plus que le
  désespoir.
  Le comte dâAhlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son
  fils, parce quâignorant lâadultĂšre de sa femme, FrĂ©dĂ©ric, lâhĂ©ritier
  direct de son nom, avait ce titre Ă ses yeux. Le croyant toujours Ă
  Munckholm, il Ă©tait bien loir de sâattendre Ă le retrouver dans la
  tourelle dâArbar et Ă le retrouver mort! Cependant il Ă©tait lĂ ,
  sanglant, dĂ©colorĂ©; câĂ©tait lui, il nâen pouvait douter. On peut se
  figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de lâaimer pĂ©nĂ©tra
  dans son Ăąme inopinĂ©ment avec la certitude de lâavoir perdu. Tous les
  sentiments que ces deux pages décrivent à peine fondirent sur son
  cĆur ensemble comme des Ă©clats de tonnerre. FoudroyĂ©, en quelque
  sorte, par la surprise, lâĂ©pouvante et le dĂ©sespoir, il se jeta en
  arriĂšre et se tordit les bras, en rĂ©pĂ©tant dâune voix lamentable:
  --Mon fils! mon fils!
  Le brigand se mit Ă rire; et ce fut une chose horrible que dâentendre
  ce rire se mĂȘler aux gĂ©missements dâun pĂšre devant le cadavre de son
  fils.
  --Par mon aĂŻeul Ingolphe! tu peux crier, comte dâAhlefeld, tu ne le
  réveilleras pas.
  Tout Ă coup son atroce visage se rembrunit, et il dit dâune voix
  sombre:
  --Pleure ton fils, je venge le mien.
  Un bruit de pas prĂ©cipitĂ©s dans la galerie lâinterrompit; et au moment
  oĂč il retournait la tĂȘte avec surprise, quatre hommes de haute taille,
  le sabre nu, sâĂ©lancĂšrent dans la salle; un cinquiĂšme, petit et
  replet, les suivait, portant une torche dâune main et une Ă©pĂ©e de
  lâautre. Il Ă©tait enveloppĂ© dâun manteau brun, pareil Ă celui du
  grand-chancelier.
  --Seigneur! cria-t-il, nous vous avons entendu, nous accourons à votre
  secours.
  Le lecteur a sans doute dĂ©jĂ reconnu MusdĆmon et les quatre
  domestiques armés qui composaient la suite du comte.
  Quand les rayons de la torche jetÚrent leur lumiÚre vive dans la
  salle, les cinq nouveaux-venus sâarrĂȘtĂšrent frappĂ©s dâhorreur; et
  câĂ©tait en effet un spectacle effrayant. Dâun cĂŽtĂ©, les restes
  sanglants du loup; de lâautre, le cadavre dĂ©figurĂ© du jeune officier;
  puis ce pÚre aux yeux hagards, aux cris farouches, et prÚs de lui
  lâĂ©pouvantable brigand, tournant vers les assaillants un visage
  hideux, oĂč se peignait un Ă©tonnement intrĂ©pide.
  En voyant ce renfort inattendu, lâidĂ©e de la vengeance sâempara du
  comte et le jeta du désespoir dans la rage.
  --Mort Ă ce brigand! sâĂ©cria-t-il en tirant son Ă©pĂ©e. Il a assassinĂ©
  mon fils! Mort! mort!
  --Il a assassinĂ© le seigneur FrĂ©dĂ©ric? dit MusdĆmon, et la torche
  quâil portait nâĂ©claira point la moindre altĂ©ration sur son visage.
  --Mort! mort! répéta le comte furieux.
  Et ils sâĂ©lancĂšrent tous six sur le brigand. Celui-ci, surpris de
  cette brusque attaque, recula vers lâouverture qui donnait sur le
  précipice, avec un rugissement féroce, qui annonçait plutÎt la colÚre
  que la crainte.
  Six épées étaient dirigées contre lui, et son regard était plus
  enflammĂ©, et ses traits Ă©taient plus menaçants quâaucun de ceux des
  agresseurs. Il avait saisi sa hache de pierre, et, contraint par le
  nombre des assaillants à se borner à la défensive, il la faisait
  tourner dans sa main avec une telle rapidité, que le cercle de
  rotation le couvrait comme un bouclier. Une multitude dâĂ©tincelles
  jaillissaient avec un bruit clair de la pointe des Ă©pĂ©es, lorsquâelles
  étaient heurtées par le tranchant de la hache; mais aucune lame ne
  touchait son corps. Toutefois, fatigué par son précédent combat avec
  le loup, il perdait insensiblement du terrain, et il se vit bientÎt
  acculĂ© Ă la porte ouverte sur lâabĂźme.
  --Mes amis! cria le comte, du courage! jetons le monstre dans ce
  précipice.
  --Avant que jây tombe, les Ă©toiles y tomberont, rĂ©pliqua le brigand.
  Cependant les agresseurs redoublĂšrent dâardeur et dâaudace en voyant
  le petit homme forcĂ© de descendre une marche de lâescalier suspendu
  au-dessus du gouffre.
  --Bien, poussons! reprit le grand-chancelier; il faudra bien quâil
  tombe; encore un effort!--Misérable! tu as commis ton dernier
  crime.--Courage, compagnons!
  Tandis que de sa main droite il continuait les terribles évolutions de
  sa hache, le brigand, sans répondre, prit de la gauche une trompe de
  corne suspendue à sa ceinture, et, la portant à ses lÚvres, lui fit
  rendre à plusieurs reprises un son rauque et prolongé, auquel répondit
  soudain un rugissement parti de lâabĂźme.
  Quelques instants aprĂšs, au moment oĂč le comte et ses satellites,
  serrant toujours le petit homme de prĂšs, sâapplaudissaient de lui
  avoir fait descendre la seconde marche, la tĂȘte Ă©norme dâun ours blanc
  parut au bout rompu de lâescalier. FrappĂ©s dâun Ă©tonnement mĂȘlĂ©
  dâeffroi, les assaillants reculĂšrent.
  Lâours acheva de gravir lâescalier lourdement en leur prĂ©sentant sa
  gueule sanglante et ses dents acérées.
  --Merci, mon brave Friend! cria le brigand.
  Et profitant de la surprise des agresseurs, il se jeta sur le dos de
  son ours qui se mit Ă descendre Ă reculons, montrant toujours, sa tĂȘte
  menaçante aux ennemis de son maßtre.
  BientÎt, revenus de leur premiÚre stupéfaction, ils purent voir
  lâours, emportant le brigand hors de leur atteinte, descendre dans
  lâabĂźme, ainsi que sans doute il en Ă©tait montĂ©, en sâaccrochant Ă de
  vieux troncs dâarbres et Ă des saillies de rochers. Ils voulurent
  faire rouler des quartiers de pierre sur lui; mais avant quâils
  eussent soulevé du sol une de ces vieilles masses de granit qui y
  dormaient depuis si longtemps, le brigand et son étrange monture
  avaient disparu dans une caverne.
 Â
 Â
  XXVI
  Non, non, ne rions plus. Voyez-vous, ce qui me
  paraissait si plaisant a aussi son cÎté sérieux,
  trĂšs sĂ©rieux, comme tout dans lâunivers!
  Croyez-moi, ce mot hasard est un blasphÚme; rien
  sous le soleil nâarrive par hasard; et ne
  voyez-vous pas ici le but marqué par la
  providence?
  LESSING. _Ămilia Galotti._
 Â
  Oui, une raison profonde se dévoile souvent dans ce que les hommes
  nomment hasard. Il y a dans les événements comme une main mystérieuse
  qui leur marque, en quelque sorte, la voie et le but. On se récrie sur
  les caprices de la fortune, sur les bizarreries du sort, et tout Ă
  coup il sort de ce chaos des éclairs effrayants, ou des rayons
  merveilleux; et la sagesse humaine sâhumilie devant les hautes leçons
  de la destinée.
  Si, par exemple, quand FrĂ©dĂ©ric dâAhlefeld Ă©talait dans un salon
  somptueux, aux yeux des femmes de Copenhague, la magnificence de ses
  vĂȘtements, la fatuitĂ© de son rang et la prĂ©somption de ses paroles; si
  quelque homme, instruit des choses de lâavenir, fĂ»t venu troubler la
 Â
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