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Han d'Islande - 04

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   (_Émilia Galotti._)
  
  Une heure environ aprÚs que le jeune voyageur à la plume noire était
  sorti du Spladgest, la nuit étant tout à fait tombée et la foule
  entiÚrement écoulée, Oglypiglap avait fermé la porte extérieure de
  l’édifice funĂšbre, tandis que son maĂźtre Spiagudry arrosait pour la
  derniÚre fois les corps qui y étaient déposés. Puis tous deux
  s’étaient retirĂ©s dans leur trĂšs peu somptueux appartement, et tandis
  qu’Oglypiglap dormait sur son petit grabat, comme l’un des cadavres
  confiés à sa garde, le vénérable Spiagudry, assis devant une table de
  pierre couverte de vieux livres, de plantes dessĂ©chĂ©es et d’ossements
  dĂ©charnĂ©s, s’était plongĂ© dans les graves Ă©tudes qui, bien que
  rĂ©ellement fort innocentes, n’avaient pas peu contribuĂ© Ă  lui donner
  parmi le peuple une réputation de sorcellerie et de diablerie, fùcheux
  apanage de la science à cette époque.
  Il y avait plusieurs heures qu’il Ă©tait absorbĂ© dans ses mĂ©ditations;
  et, prĂȘt enfin Ă  quitter ses livres pour son lit, il s’était arrĂȘtĂ© Ă 
  ce passage lugubre de Thormodus TorfƓus:
  «Quand un homme allume sa lampe, la mort est chez lui avant qu’elle
  soit éteinte...»
  --N’en dĂ©plaise au savant docteur, se dit-il Ă  demi-voix, il n’en sera
  point ainsi chez moi ce soir. Et il prit sa lampe pour la souffler.
  --Spiagudry! cria une voix qui sortait de la salle des cadavres.
  Le vieux concierge trembla de tous ses membres. Ce n’est pas qu’il
  crĂ»t, comme tout autre peut-ĂȘtre Ă  sa place, que les tristes hĂŽtes du
  Spladgest s’insurgeaient contre leur gardien. Il Ă©tait assez savant
  pour ne pas Ă©prouver de ces terreurs imaginaires; et la sienne n’était
  si rĂ©elle que parce qu’il connaissait trop bien la voix qui
  l’appelait.
  --Spiagudry! répéta violemment la voix, faudra-t-il, pour te faire
  entendre, que j’aille t’arracher les oreilles?
  --Que saint Hospice ait pitié, non de mon ùme, mais de mon corps! dit
  l’effrayĂ© vieillard; et, d’un pas que la peur pressait et ralentissait
  à la fois, il se dirigea vers la seconde porte latĂ©rale, qu’il ouvrit.
  Nos lecteurs n’ont pas oubliĂ© que cette porte communiquait Ă  la salle
  des morts.
  La lampe qu’il portait Ă©claira alors un tableau bizarrement hideux.
  D’un cĂŽtĂ©, le corps maigre, long et lĂ©gĂšrement voĂ»tĂ© de Spiagudry; de
  l’autre, un homme petit, Ă©pais et trapu, vĂȘtu de la tĂȘte aux pieds de
  peaux de toutes sortes d’animaux encore teintes d’un sang dessĂ©chĂ©,
  et debout au pied du cadavre de Gill Stadt, qui, avec ceux de la jeune
  fille et du capitaine, occupait le fond de la scÚne. Ces trois muets
  témoins, ensevelis dans une sorte de pénombre, étaient les seuls qui
  pussent voir, sans fuir d’épouvante, les deux vivants dont l’entretien
  commençait.
  Les traits du petit homme, que la lumiÚre faisait vivement ressortir,
  avaient quelque chose d’extraordinairement sauvage. Sa barbe Ă©tait
  rousse et touffue, et son front, cachĂ© sous un bonnet de peau d’élan,
  paraissait hĂ©rissĂ© de cheveux de mĂȘme couleur; sa bouche Ă©tait large,
  ses lÚvres épaisses, ses dents blanches, aiguës et séparées; son nez,
  recourbĂ© comme le bec de l’aigle; et son Ɠil gris bleu, extrĂȘmement
  mobile, lançait sur Spiagudry un regard oblique, oĂč la fĂ©rocitĂ© du
  tigre n’était tempĂ©rĂ©e que par la malice du singe. Ce personnage
  singulier Ă©tait armĂ© d’un large sabre, d’un poignard sans fourreau, et
  d’une hache à tranchants de pierre, sur le long manche de laquelle il
  était appuyé; ses mains étaient couvertes de gros gants de peau de
  renard bleu;
  --Ce vieux spectre m’a fait attendre bien longtemps, dit-il, se
  parlant Ă  lui-mĂȘme; et il poussa une espĂšce de rugissement comme une
  bĂȘte des bois.
  Spiagudry aurait certainement pĂąli d’effroi, s’il eĂ»t pu pĂąlir.
  --Sais-tu bien, poursuivit le petit homme en s’adressant à lui
  directement, que je viens des grùves d’Urchtal? Avais-tu donc envie,
  en me retardant, d’échanger ta couche de paille contre une de ces
  couches de pierre?
  Le tremblement de Spiagudry redoubla; les deux seules dents qui lui
  restaient s’entre-choquùrent avec violence.
  --Pardonnez, maütre, dit-il en courbant l’arc de son grand corps
  jusqu’au niveau du petit homme, je dormais d’un profond sommeil.
  --Veux-tu que je te fasse connaßtre un sommeil plus profond encore?
  Spiagudry fit une grimace de terreur, qui seule pouvait ĂȘtre plus
  plaisante que ses grimaces de gaieté.
  --Eh bien! qu’est-ce? continua le petit homme. Qu’as-tu? Est-ce que ma
  prĂ©sence ne t’est pas agrĂ©able?
  --Oh! mon maĂźtre et seigneur, rĂ©pondit le vieux concierge, il n’est
  certainement pas pour moi de bonheur plus grand que la vue de votre
  excellence.
  Et l’effort qu’il faisait pour donner Ă  sa physionomie effrayĂ©e une
  expression riante eût déridé tout autre que des morts.
  --Vieux renard sans queue, mon excellence t’ordonne de me remettre les
  vĂȘtements de Gill Stadt. En prononçant ce nom, le visage farouche et
  railleur du petit homme devint sombre et triste.
  --Oh! maßtre, pardonnez, je ne les ai plus, dit Spiagudry; votre grùce
  sait que nous sommes obligés de livrer au fisc royal les dépouilles
  des ouvriers des mines, dont le roi hérite en sa qualité de leur
  tuteur né.
  Le petit homme se tourna vers le cadavre, croisa les bras, et dit
  d’une voix sourde:--Il a raison. Ces misĂ©rables mineurs sont comme
  l’eider [Note: Oiseau qui donne l’edredon. Les paysana norvĂ©giens
  lui construisent des nids, oĂč ils le suprennent et le plument.]; on
  lui fait son nid, on lui prend son duvet.
  Puis soulevant le cadavre entre ses bras et l’étreignant fortement, il
  se mit à pousser des cris sauvages d’amour et de douleur, pareils aux
  grondements d’un ours qui caresse son petit. À ces sons inarticulĂ©s,
  se mĂȘlaient, par intervalles, quelques mots d’un jargon Ă©trange que
  Spiagudry ne comprenait pas.
  Il laissa retomber le cadavre sur la pierre, et se tourna vers le
  gardien.
  --Sais-tu, sorcier maudit, le nom du soldat né sous un mauvais astre
  qui a eu le malheur d'ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© Ă  Gill par cette fille?
  Et il poussa du pied les restes froids de Guth Stersen.
  Spiagudry fit un signe négatif.
  --Eh bien! par la hache d’Ingolphe, le chef de ma race, j’exterminerai
  tous les porteurs de cet uniforme; et il dĂ©signait les vĂȘtements de
  l’officier.--Celui dont je veux la vengeance se trouvera dans le
  nombre. J’incendierai toute la forĂȘt pour brĂ»ler l’arbuste vĂ©nĂ©neux
  qu’elle renferme. Je l’ai jurĂ© du jour oĂč Gill est mort; et je lui ai
  donné déjà un compagnon qui doit réjouir son cadavre.--O Gill! te
  voilà donc là sans force et sans vie, toi qui atteignais le phoque à
  la nage, le chamois Ă  la course, toi qui Ă©touffais l’ours des monts de
  KolÚ à la lutte; te voilà immobile, toi qui parcourais le Drontheimhus
  depuis l’Orkel jusqu’au lac de Smiasen en un jour, toi qui gravissais
  les pics du Dofre-Field comme l’écureuil gravit le chĂȘne; te voilĂ 
  muet, Gill, toi qui, debout sur les sommets orageux de Kongsberg,
  chantais plus haut que le tonnerre. O Gill! c’est donc en vain que
  j’ai comblĂ© pour toi les mines de Fa-roĂ«r; c’est en vain que j’ai
  incendiĂ© l’église cathĂ©drale de Drontheim; toutes mes peines sont
  perdues, et je ne verrai pas se perpétuer en toi la race des enfants
  d’Islande, la descendance d’Ingolphe l’Exterminateur; tu n’hĂ©riteras
  pas de ma hache de pierre; et c’est toi au contraire qui me lùgues ton
  crĂąne pour y boire dĂ©sormais l’eau des mers et le sang des hommes.
  À ces mots, saisissant la tĂȘte du cadavre:
  --Spiagudry, dit-il, aide-moi. Et arrachant ses gants, il découvrit
  ses larges mains, armĂ©es d’ongles longs, durs et retors comme ceux
  d’une bĂȘte fauve.
  Spiagudry, qui le vit prĂȘt Ă  faire sauter avec son sabre le crĂąne
  du cadavre, s’écria avec un accent d’horreur qu’il ne put
  réprimer:--Juste Dieu! maßtre! un mort!
  --Eh bien, répliqua traquillement le petit homme, aimes-tu mieux que
  cette lame s’aiguise ici sur un vivant?
  --Oh! permettez-moi de supplier votre courtoisie... Comment votre
  excellence peut-elle profaner?... Votre grùce.... Seigneur, votre
  sérénité ne voudra pas....
  --Finiras-tu? ai-je besoin de tous ces titres, squelette vivant, pour
  croire à ton profond respect pour mon sabre?
  --Par saint Waldemar, par saint Usuph, au nom de saint Hospice,
  épargnez un mort!
  --Aide-moi, et ne parle pas des saints au diable.
  --Seigneur, poursuivit le suppliant Spiagudry, par votre illustre
  aïeul saint Ingolphe!...
  --Ingolphe l’Exterminateur Ă©tait un rĂ©prouvĂ© comme moi.
  --Au nom du ciel, dit le vieillard en se prosternant, c’est cette
  réprobation que je veux vous éviter.
  L’impatience transporta le petit homme. Ses yeux gris et ternes
  brillÚrent comme deux charbons ardents.
  --Aide-moi! répéta-t-il en agitant son sabre.
  Ces deux mots furent prononcés de la voix dont les prononcerait un
  lion, s’il parlait. Le concierge, tremblant et à demi mort, s’assit
  sur la pierre noire, et soutint de ses mains la tĂȘte froide et humide
  de Gill, tandis que le petit homme, à l’aide de son poignard et de son
  sabre, enlevait le crùne avec une dextérité singuliÚre.
  Quand cette opération fut terminée, il considéra quelque temps le
  crùne sanglant, en proférant des paroles étranges; puis il le remit à
  Spiagudry pour qu’il le dĂ©pouillĂąt et le lavĂąt, et dit en poussant une
  espÚce de hurlement:
  --Et moi, je n’aurai pas en mourant la consolation de penser qu’un
  hĂ©ritier de l'Ăąme d’Ingolphe boira dans mon crĂąne le sang des hommes
  et l’eau des mers.
  AprĂšs une sinistre rĂȘverie, il continua:
  --L’ouragan est suivi de l’ouragan, l’avalanche entraüne l’avalanche,
  et moi je serai le dernier de ma race. Pourquoi Gill n’a-t-il pas haï
  comme moi tout ce qui porte la face humaine? Quel démon ennemi du
  dĂ©mon d’Ingolphe l’a poussĂ© sous ces fatales mines Ă  la recherche d’un
  peu d’or?
  Spiagudry, qui lui rapportait le crñne de Gill, l’interrompit.
  --L’excellence a raison; l’or lui-mĂȘme, dit Snorro Sturleson, s’achĂšte
  souvent trop cher.
  --Tu me rappelles, dit le petit homme, une commission dont il faut que
  je te charge; voici une boĂźte de fer que j’ai trouvĂ©e sur cet
  officier, dont tu n’as pas, comme tu le vois, toutes les dĂ©pouilles;
  elle est si solidement fermĂ©e, qu’elle doit renfermer de l’or, seule
  chose précieuse aux yeux des hommes; tu la remettras à la veuve Stadt,
  au hameau de Thoctree, pour lui payer son fils.
  Il tira alors de son havre-sac de peau de renne un trÚs petit coffre de
  fer. Spiagudry le reçut, et s’inclina.
  --Remplis fidÚlement mon ordre, dit le petit homme en lui lançant un
  regard perçant; songe que rien n’empĂȘche deux dĂ©mons de se revoir; je
  te crois encore plus lĂąche qu’avare, et tu me rĂ©ponds de ce coffre.
  --Oh! maßtre, sur mon ùme.
  --Non pas! sur tes os et sur ta chair.
  En ce moment, la porte extĂ©rieure du Spladgest retentit d’un coup
  violent. Le petit homme s’étonna, Spiagudry chancela, et couvrit sa
  lampe de sa main.
  --Qu’est-ce? s’écria le petit homme en grondant.
  --Et toi, vieux misérable, comment trembleras-tu donc quand tu
  entendras la trompette du jugement dernier?
  Un second coup plus fort se fit entendre.
  --C’est quelque mort pressĂ© d’entrer, dit le petit homme.
  --Non, maĂźtre, murmura Spiagudry, on n’amĂšne point de morts passĂ©
  minuit.
  --Mort ou vivant, il me chasse.--Toi, Spiagudry sois fidÚle et muet.
  Je te jure, par l’esprit d’Ingolphe et le crñne de Gill, que tu
  passeras dans ton auberge de cadavres tout le régiment de Munckholm en
  revue.
  Et le petit homme, attachant le crùne de Gill à sa ceinture et
  remettant ses gants, s’élança avec l’agilitĂ© d’un chamois, et Ă  l’aide
  des Ă©paules de Spiagudry, par l’ouverture supĂ©rieure, oĂč il disparut.
  Un troisiÚme coup ébranla le Spladgest, et une voix du dehors ordonna
  d’ouvrir aux noms du roi et du vice-roi. Alors le vieux concierge, à
  la fois agité par deux terreurs différentes, dont on pourrait nommer
  l’une de _souvenir_, et l’autre d'_espĂ©rance_, s’achemina vers la porte
  carrĂ©e, et l’ouvrit.
  
  
  VII
   Cette joie à laquelle se réduit la félicité
   temporelle, elle s’est fatiguĂ©e Ă  la poursuivre
   par des sentiers ùpres et douloureux, sans avoir
   jamais pu l’atteindre.
   (_Confessions de saint Augustin_.)
  
  Rentré dans son cabinet aprÚs avoir quitté Poël, le gouverneur de
  Drontheim s’enfonça dans un large fauteuil, et ordonna, pour se
  distraire, Ă  l’un de ses secrĂ©taires de lui rendre compte des placets
  présentés au gouvernement.
  Celui-ci, aprĂšs s'ĂȘtre inclinĂ©, commença:
  --«1° Le rĂ©vĂ©rend docteur Anglyvius demande qu’il soit pourvu au
  remplacement du révérend docteur Foxtipp, directeur de la bibliothÚque
  épiscopale, pour cause d’incapacitĂ©. L’exposant ignore qui pourra
  remplacer ledit docteur incapable; il fait seulement savoir que lui,
  docteur Anglyvius, a longtemps exercé les fonctions de bibliothéc....»
  --Renvoyez ce drĂŽle Ă  l’évĂȘque, interrompit le gĂ©nĂ©ral.
  --«2° Athanase Munder, prĂȘtre, ministre des prisons, demande la grĂące
  de douze condamnĂ©s pĂ©nitents, Ă  l’occasion des glorieuses noces de sa
  courtoisie Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de
  Dannebrog, fils du vice-roi, avec noble dame Ulrique d’Ahlefeld, fille
  de sa grùce le comte grand-chancelier des deux royaumes.»
  --Ajournez, dit le général. Je plains les condamnés.
  --«3° Fauste-Prudens DestrombidÚs, sujet norvégien, poëte latin,
  demande Ă  faire l’épithalame desdits nobles Ă©poux.»
  --Ah! ah! le brave homme doit ĂȘtre vieux, car c’est le mĂȘme qui en
  1674 avait préparé un épithalame pour le mariage projeté entre
  Schumacker, alors comte de Griffenfeld, et la princesse
  Louise-Charlotte de Holstein-Augustenbourg, mariage qui n’eut pas
  lieu.--Je crains, ajouta le gouverneur entre ses dents, que
  Fauste-Prudens soit le poëte des mariages rompus.
  --Ajournez la demande et poursuivez. On s’informera, à l’occasion
  dudit poĂ«te, s’il n’y aurait pas un lit vacant Ă  l’hĂŽpital de
  Drontheim.
  --«4° Les mineurs de Guldbranshal, des ßles Faroër, du Sund-Moër, de
  Hubfallo, de Roeraas et de Kongsberg, demandent Ă  ĂȘtre affranchis des
  charges de la tutelle royale.»
  --Ces mineurs sont remuants. On dit mĂȘme qu’ils commencent dĂ©jĂ  Ă 
  murmurer du long silence gardĂ© sur leur requĂȘte. Qu’elle soit rĂ©servĂ©e
  pour un mûr examen.
  --«5° Braal, pĂȘcheur, dĂ©clare, en vertu de l’Odelsrecht [Note:
  _Odelsrecht_, loi singuliÚre qui établissait parmi les paysans
  norvégiens des sortes de _majorats_. Tout homme qui était contraint de
  se dĂ©faire de son patrimoine pouvait empĂȘcher l’acquĂ©reur de
  l’aliĂ©ner, en dĂ©clarant tous les dix ans Ă  l’autoritĂ© qu’il Ă©tait dans
  l’intention de le racheter.], qu’il persĂ©vĂšre dans l’intention de
  racheter son patrimoine.
  --«6° Les syndics de Noes, Loevig, Indal, Skongen, Stod, Sparbo et
  autres bourgs et villages du Drontheimhus septentrional, demandent que
  la tĂȘte du brigand, assassin et incendiaire Han, natif, dit-on, de
  Klipstadur en Islande, soit mise Ă  prix.--S’oppose Ă  la requĂȘte Nychol
  Orugix, bourreau du Drontheimhus, qui prétend que Han est sa
  propriĂ©tĂ©.--Appuie la requĂȘte Benignus Spiagudry, gardien du
  Spladgest, auquel doit revenir le cadavre.»
  --Ce bandit est bien dangereux, dit le gĂ©nĂ©ral, surtout lorsqu’on
  craint des troubles parmi les mineurs. Qu’on fasse proclamer sa tĂȘte
  au prix de mille écus royaux.
  --«7° Benignus Spiagudry, médecin, antiquaire, sculpteur,
  minéralogiste, naturaliste, botaniste, légiste, chimiste, mécanicien,
  physicien, astronome, théologien, grammairien...»
  --Eh mais, interrompit le gĂ©nĂ©ral, est-ce que ce n’est pas le mĂȘme
  Spiagudry que le gardien du Spladgest?
  --Si vraiment, votre excellence, répondit le secrétaire--«...
  concierge, pour sa majestĂ©, de l’établissement dit _Spladgest_, dans
  la royale ville de Drontheim, expose--que c’est lui, Benignus
  Spiagudry, qui a dĂ©couvert que les Ă©toiles appelĂ©es fixes n’étaient
  pas Ă©clairĂ©es par l’astre appelĂ© soleil; _item_, que le vrai nom
  d’Odin est _Frigge_, fils de _Fridulph_; _item_, que le lombric marin
  se nourrit de sable; _item_, que le bruit de la population éloigne les
  poissons des cÎtes de NorvÚge, en sorte que les moyens de subsistance
  diminuent en proportion de l’accroissement du peuple; _item_, que le
  golfe nommĂ© Otte-Sund s’appelait autrefois _Limfiord_ et n’a pris le
  nom d'_Otte-Sund_ qu’aprĂšs qu’Othon le Roux y eut jetĂ© sa lance;
  _item_, expose que c’est par ses conseils et sous sa direction qu’on a
  fait d’une vieille statue de Freya la statue de la Justice qui orne la
  grande place de Drontheim; et qu’on a converti en diable, reprĂ©sentant
  le crime, le lion qui se trouvait sous les pieds de l’idole; _item_...
  --Ah! faites-nous grùce de ses éminents services. Voyons, que
  demande-t-il?»
  Le secrétaire tourna plusieurs feuillets, et poursuivit:
  «.... Le trÚs humble exposant croit pouvoir, en récompense de tant de
  travaux utiles aux sciences et aux belles-lettres, supplier son
  excellence d’augmenter la taxe de chaque cadavre mñle et femelle de
  dix ascalins, ce qui ne peut qu'ĂȘtre agrĂ©able aux morts en leur
  prouvant le cas qu’on fait de leurs personnes.»
  Ici la porte du cabinet s’ouvrit, et l’huissier annonça à haute voix
  _la noble dame comtesse d’Ahlefeld_. En mĂȘme temps, une grande dame,
  portant sur sa tĂȘte une petite couronne de comtesse, richement vĂȘtue
  d’une robe de satin Ă©carlate, bordĂ©e d’hermine et de franges d’or,
  entra, et, acceptant la main que le général lui offrait, vint
  s’asseoir prùs de son fauteuil.
  La comtesse pouvait avoir cinquante ans. L'ñge n’avait, en quelque
  sorte, rien eu à ajouter aux rides dont les soucis de l’orgueil et de
  l’ambition avaient depuis si longtemps creusĂ© son visage. Elle attacha
  sur le vieux gouverneur son regard hautain et son sourire faux.
  --Eh bien, seigneur général, votre élÚve se fait attendre. Il devait
  ĂȘtre ici avant le coucher du soleil.
  --Il y serait, dame comtesse, s’il n’était, en arrivant, allĂ© Ă 
  Munckholm.
  --Comment, à Munckholm! j’espùre que ce n’est pas Schumacker qu’il
  cherche?
  --Mais cela se pourrait.
  --La premiÚre visite du baron de Thorvick aura été pour Schumacker!
  --Pourquoi non, comtesse? Schumacker est malheureux.
  --Comment, général! le fils du vice-roi est lié avec ce prisonnier
  d’état!
  --Frédéric Guldenlew, en me chargeant de son fils, me pria, noble
  dame, de l’élever comme j’eusse Ă©levĂ© le mien. J’ai pensĂ© que la
  connaissance de Schumacker serait utile à Ordener, qui est destiné à
  ĂȘtre aussi puissant un jour. J’ai en consĂ©quence, avec l’autorisation
  du vice-roi, demandĂ© Ă  mon frĂšre Grummond de Knud un droit d’entrĂ©e
  pour toutes les prisons, que j’ai donnĂ© Ă  Ordener.--Il en use.
  --Et depuis quand, noble général, le baron Ordener a-t-il fait cette
  utile connaissance?
  --Depuis un peu plus d’un an, dame comtesse; il paraĂźt que la sociĂ©tĂ©
  de Schumacker lui plut, car elle le fixa assez longtemps à Drontheim;
  et ce n’est qu’à regret et sur mon invitation expresse qu’il en partit
  l’annĂ©e derniĂšre pour visiter la NorvĂšge.
  --Et Schumacker sait-il que son consolateur est le fils d’un de ses
  plus grands ennemis?
  --Il sait que c’est un ami, et cela lui suffit, comme à nous.
  --Mais vous, seigneur gĂ©nĂ©ral, dit la comtesse avec un coup d’Ɠil
  pĂ©nĂ©trant, saviez-vous en tolĂ©rant, et mĂȘme en formant cette liaison,
  que Schumacker avait une fille?
  --Je le savais, noble comtesse.
  --Et cette circonstance vous a semblé indifférente pour votre élÚve?
  --L’élĂšve de Levin de Knud, le fils de FrĂ©dĂ©ric Guldenlew est un homme
  loyal. Ordener connaßt la barriÚre qui le séparé de la fille de
  Schumacker; il est incapable de séduire, sans but légitime, une
  fille, et surtout la fille d’un homme malheureux.
  La noble comtesse d’Ahlefeld rougit et pĂąlit; elle tourna la tĂȘte,
  cherchant Ă  Ă©viter le regard calme du vieillard comme celui d’un
  accusateur.
  --Enfin, balbutia-t-elle, cette liaison, général, me semble, souffrez
  que je le dise, singuliÚre et imprudente. On dit que les mineurs et
  les peuplades du Nord menacent de se révolter, et que le nom de
  Schumacker est compromis dans cette affaire.
  --Noble dame, vous m’étonnez! s’écria le gouverneur. Schumacker a
  jusqu’ici supportĂ© tranquillement son malheur. Ce bruit est sans doute
  peu fondé.
  La porte s’ouvrit en ce moment, et l’huissier annonça qu’un messager
  de sa grùce le grand-chancelier demandait à parler à la noble
  comtesse.
  La comtesse se leva précipitamment, salua le gouverneur, et, tandis
  qu’il continuait l’examen des placets, se rendit en toute hñte à ses
  appartements, situĂ©s dans une aile du palais, en ordonnant qu’on y
  envoyùt le messager.
  Elle était depuis quelques moments assise sur un riche sopha, au
  milieu de ses femmes, quand le messager entra. La comtesse en
  l’apercevant fit un mouvement de rĂ©pugnance qu’elle cacha soudain sous
  un sourire bienveillant. L’extĂ©rieur du messager ne semblait pourtant
  pas repoussant au premier abord; c’était un homme plutĂŽt petit que
  grand, et dont l’embonpoint annonçait tout autre chose qu’un messager.
  Cependant, quand on l’examinait, son visage paraissait ouvert jusqu’à
  l’impudence, et la gaietĂ© de son regard avait quelque chose de
  diabolique et de sinistre. Il s’inclina profondĂ©ment devant la
  comtesse, et lui présenta un paquet, scellé avec des fils de soie.
  --Noble dame, dit-il, daignez me permettre d’oser dĂ©poser Ă  vos pieds
  un précieux message de sa grùce, votre illustre époux, mon vénéré
  maßtre.
  --Est-ce qu’il ne vient pas lui-mĂȘme? et comment vous prend-il pour
  messager? demanda la comtesse.
  --Des soins importants diffĂšrent l’arrivĂ©e de sa grĂące, cette lettre
  est pour vous en informer, madame la comtesse; pour moi, je dois,
  d’aprùs l’ordre de mon noble maütre, jouir de l’insigne honneur d’un
  entretien particulier avec vous.
  La comtesse pĂąlit; elle s’écria d’une voix tremblante:
  --Moi! un entretien avec vous, MusdƓmon?
  --Si cela affligeait en rien la noble dame, son indigne serviteur
  serait au désespoir.
  --M’affliger! non sans doute, reprit la comtesse s’efforçant de
  sourire; mais cet entretien est-il si nécessaire?
  Le messager s’inclina jusqu’à terre.
  --Absolument nĂ©cessaire! la lettre que l’illustre comtesse a daignĂ©
  recevoir de mes mains doit en contenir l’injonction formelle.
  C’était une chose singuliĂšre que de voir la fiĂšre comtesse d’Ahlefeld
  trembler et pùlir devant un serviteur qui lui rendait de si profonds
  respects. Elle ouvrit lentement le paquet et en lut le contenu. AprÚs
  l’avoir relu:
  --Allons, dit-elle à ses femmes d’une voix faible, qu’on nous laisse
  seuls.
  --Daigne la noble dame, dit le messager fléchissant le genou, me
  pardonner la libertĂ© que j’ose prendre et la peine que je parais lui
  causer.
  --Croyez au contraire, repartit la comtesse avec un sourire forcé, que
  j’ai beaucoup de plaisir à vous voir.
  Les femmes se retirÚrent.
  --ElphĂšge, tu as donc oubliĂ© qu’il fut un temps oĂč nos tĂȘte-Ă -tĂȘte ne
  te répugnaient pas?
  C’était le messager qui parlait Ă  la noble comtesse, et ces paroles
  étaient accompagnĂ©es d’un rire pareil Ă  celui du diable lorsqu’au
  moment oĂč le pacte expire il saisit l'Ăąme qui s’est donnĂ©e Ă  lui.
  La puissante dame baissa sa tĂȘte humiliĂ©e.
  --Que ne l’ai-je en effet oubliĂ©! murmura-t-elle.
  --Pauvre folle! comment peux-tu rougir de choses que nul Ɠil humain
  n’a vues?
  --Ce que les hommes ne voient pas, Dieu le voit.
  --Dieu, faible femme! tu n’es pas digne d’avoir trompĂ© ton mari, car
  il est moins crédule que toi.
  --Vous insultez peu gĂ©nĂ©reusement Ă  mes remords, MusdƓmon.
  --Eh bien! si tu en as, ElphĂšge, pourquoi leur insultes-tu toi-mĂȘme
  chaque jour par des crimes nouveaux?
  La comtesse d’Ahlefeld cacha sa tĂȘte dans ses mains; le messager
  poursuivit:
  --ElphÚge, il faut choisir: ou le remords et plus de crimes, ou le
  crime et plus de remords. Fais comme moi, choisis le second parti,
  c’est le meilleur, le plus gai du moins.
  --Puissiez-vous, dit la comtesse à voix basse, ne pas retrouver ces
  paroles dans l’éternitĂ©!
  --Allons, ma chùre, quittons la plaisanterie. Alors MusdƓmon
  s’asseyant prùs de la comtesse, et passant ses bras autour de son cou:
  --Elphùge, dit-il, tñche de rester, par l’esprit du moins, ce que tu
  étais il y a vingt ans.
  L’infortunĂ©e comtesse, esclave de son complice, tĂącha de rĂ©pondre Ă  sa
  repoussante caresse. Il y avait dans cet embrassement adultÚre de deux
  ĂȘtres qui se mĂ©prisaient et s’exĂ©craient mutuellement quelque chose de
  trop rĂ©voltant, mĂȘme pour ces Ăąmes dĂ©gradĂ©es. Les caresses illĂ©gitimes
  qui avaient fait leur joie, et que je ne sais quelle horrible
  convenance les forçait de se prodiguer encore, faisaient maintenant
  leur torture. Étrange et juste changement des affections coupables!
  leur crime était devenu leur supplice.
  La comtesse, pour abréger ce tourment adultÚre, demanda enfin à son
  odieux amant, en s’arrachant de ses bras, de quel message verbal son
  époux l’avait chargĂ©.
  --D’Ahlefeld, dit MusdƓmon, au moment de voir son pouvoir s’affermir
  par le mariage d’Ordener Guldenlew avec notre fille...
  --Notre fille! s’écria la hautaine comtesse, et son regard fixĂ© sur
  MusdƓmon reprit une expression d’orgueil et de dĂ©dain.
  --Eh bien, dit froidement le messager, je crois qu’Ulrique peut
  m’appartenir au moins autant qu’à lui. Je disais donc que ce mariage
  ne satisfaisait pas entiĂšrement ton mari, si Schumacker n’était en
  mĂȘme temps tout Ă  fait renversĂ©. Du fond de sa prison, ce vieux favori
  est encore presque aussi redoutable que dans son palais. Il a à la
  cour des amis obscurs, mais puissants, peut-ĂȘtre parce qu’ils sont
  obscurs; et le roi, apprenant il y a un mois que les négociations du
  grand-chancelier avec le duc de Holstein-Ploen ne marchaient pas, s’est
  écriĂ© avec impatience:--Griffenfeld Ă  lui seul en savait plus qu’eux
  tous.--Un intrigant nommé Dispolsen, venu de Munckholm à Copenhague, a
  obtenu de lui plusieurs audiences secrÚtes, aprÚs lesquelles le roi a
  fait demander Ă  la chancellerie, oĂč ils sont dĂ©posĂ©s, les titres de
  noblesse et de propriété de Schumacker. On ignore à quoi Schumacker
  aspire; mais ne désirerait-il que la liberté, pour un prisonnier
  d’état c’est dĂ©sirer le pouvoir.--Il faut donc qu’il meure, et qu’il
  meure judiciairement; c’est à lui forger un crime que nous
  travaillons.--Ton mari, ElphĂšge, sous prĂ©texte d’inspecter _incognito_
  provinces du Nord, va s’assurer par lui-mĂȘme du rĂ©sultat qu’ont eu nos
  menées parmi les mineurs, dont nous voulons provoquer, au nom de
  Schumacker, une insurrection qu’il sera facile ensuite d’étouffer. Ce
  qui nous inquiùte, c’est la perte de plusieurs papiers importants
  relatifs à ce plan, et que nous avons tout lieu de croire au pouvoir
  de Dispolsen. Sachant donc qu’il Ă©tait reparti de Copenhague pour
  Munckholm, rapportant à Schumacker ses parchemins, ses diplÎmes, et
  peut-ĂȘtre ces documents qui peuvent nous perdre ou au moins nous
  compromettre, nous avons aposté dans les gorges de Kole quelques
  fidĂšles, chargĂ©s de se dĂ©faire de lui, aprĂšs l’avoir dĂ©pouillĂ© de ses
  papiers. Mais si, comme on l’assure, Dispolsen est venu de Berghen par
  mer, nos peines seront perdues de ce cĂŽtĂ©-lĂ .--Pourtant j’ai recueilli
  en arrivant je ne sais quels bruits d’un assassinat d’un capitaine
  nommé Dispolsen.--Nous verrons.--Nous sommes en attendant à la
  recherche d’un brigand fameux, Han, dit d’Islande, que nous voudrions
  mettre Ă  la tĂȘte de la rĂ©volte des mines. Et toi, ma chĂšre, quelles
  nouvelles d’ici me donneras-tu? Le joli oiseau de Munckholm a-t-il Ă©tĂ©
  pris dans sa cage? La fille du vieux ministre a-t-elle enfin été la
  proie de notre _falcofulvus_, de notre fils Frédéric?
  La comtesse, retrouvant sa fierté, se récria encore:
  --Notre fils!
  --Ma foi, quel ùge peut-il avoir? Vingt-quatre ans. Il y en a
  vingt-six que nous nous connaissons, ElphÚge.
  
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