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Han d'Islande - 04
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  (_Ămilia Galotti._)
 Â
  Une heure environ aprÚs que le jeune voyageur à la plume noire était
  sorti du Spladgest, la nuit étant tout à fait tombée et la foule
  entiÚrement écoulée, Oglypiglap avait fermé la porte extérieure de
  lâĂ©difice funĂšbre, tandis que son maĂźtre Spiagudry arrosait pour la
  derniÚre fois les corps qui y étaient déposés. Puis tous deux
  sâĂ©taient retirĂ©s dans leur trĂšs peu somptueux appartement, et tandis
  quâOglypiglap dormait sur son petit grabat, comme lâun des cadavres
  confiés à sa garde, le vénérable Spiagudry, assis devant une table de
  pierre couverte de vieux livres, de plantes dessĂ©chĂ©es et dâossements
  dĂ©charnĂ©s, sâĂ©tait plongĂ© dans les graves Ă©tudes qui, bien que
  rĂ©ellement fort innocentes, nâavaient pas peu contribuĂ© Ă lui donner
  parmi le peuple une réputation de sorcellerie et de diablerie, fùcheux
  apanage de la science à cette époque.
  Il y avait plusieurs heures quâil Ă©tait absorbĂ© dans ses mĂ©ditations;
  et, prĂȘt enfin Ă quitter ses livres pour son lit, il sâĂ©tait arrĂȘtĂ© Ă
  ce passage lugubre de Thormodus TorfĆus:
  «Quand un homme allume sa lampe, la mort est chez lui avant quâelle
  soit éteinte...»
  --Nâen dĂ©plaise au savant docteur, se dit-il Ă demi-voix, il nâen sera
  point ainsi chez moi ce soir. Et il prit sa lampe pour la souffler.
  --Spiagudry! cria une voix qui sortait de la salle des cadavres.
  Le vieux concierge trembla de tous ses membres. Ce nâest pas quâil
  crĂ»t, comme tout autre peut-ĂȘtre Ă sa place, que les tristes hĂŽtes du
  Spladgest sâinsurgeaient contre leur gardien. Il Ă©tait assez savant
  pour ne pas Ă©prouver de ces terreurs imaginaires; et la sienne nâĂ©tait
  si rĂ©elle que parce quâil connaissait trop bien la voix qui
  lâappelait.
  --Spiagudry! répéta violemment la voix, faudra-t-il, pour te faire
  entendre, que jâaille tâarracher les oreilles?
  --Que saint Hospice ait pitié, non de mon ùme, mais de mon corps! dit
  lâeffrayĂ© vieillard; et, dâun pas que la peur pressait et ralentissait
  à la fois, il se dirigea vers la seconde porte latĂ©rale, quâil ouvrit.
  Nos lecteurs nâont pas oubliĂ© que cette porte communiquait Ă la salle
  des morts.
  La lampe quâil portait Ă©claira alors un tableau bizarrement hideux.
  Dâun cĂŽtĂ©, le corps maigre, long et lĂ©gĂšrement voĂ»tĂ© de Spiagudry; de
  lâautre, un homme petit, Ă©pais et trapu, vĂȘtu de la tĂȘte aux pieds de
  peaux de toutes sortes dâanimaux encore teintes dâun sang dessĂ©chĂ©,
  et debout au pied du cadavre de Gill Stadt, qui, avec ceux de la jeune
  fille et du capitaine, occupait le fond de la scÚne. Ces trois muets
  témoins, ensevelis dans une sorte de pénombre, étaient les seuls qui
  pussent voir, sans fuir dâĂ©pouvante, les deux vivants dont lâentretien
  commençait.
  Les traits du petit homme, que la lumiÚre faisait vivement ressortir,
  avaient quelque chose dâextraordinairement sauvage. Sa barbe Ă©tait
  rousse et touffue, et son front, cachĂ© sous un bonnet de peau dâĂ©lan,
  paraissait hĂ©rissĂ© de cheveux de mĂȘme couleur; sa bouche Ă©tait large,
  ses lÚvres épaisses, ses dents blanches, aiguës et séparées; son nez,
  recourbĂ© comme le bec de lâaigle; et son Ćil gris bleu, extrĂȘmement
  mobile, lançait sur Spiagudry un regard oblique, oĂč la fĂ©rocitĂ© du
  tigre nâĂ©tait tempĂ©rĂ©e que par la malice du singe. Ce personnage
  singulier Ă©tait armĂ© dâun large sabre, dâun poignard sans fourreau, et
  dâune hache Ă tranchants de pierre, sur le long manche de laquelle il
  était appuyé; ses mains étaient couvertes de gros gants de peau de
  renard bleu;
  --Ce vieux spectre mâa fait attendre bien longtemps, dit-il, se
  parlant Ă lui-mĂȘme; et il poussa une espĂšce de rugissement comme une
  bĂȘte des bois.
  Spiagudry aurait certainement pĂąli dâeffroi, sâil eĂ»t pu pĂąlir.
  --Sais-tu bien, poursuivit le petit homme en sâadressant Ă lui
  directement, que je viens des grĂšves dâUrchtal? Avais-tu donc envie,
  en me retardant, dâĂ©changer ta couche de paille contre une de ces
  couches de pierre?
  Le tremblement de Spiagudry redoubla; les deux seules dents qui lui
  restaient sâentre-choquĂšrent avec violence.
  --Pardonnez, maĂźtre, dit-il en courbant lâarc de son grand corps
  jusquâau niveau du petit homme, je dormais dâun profond sommeil.
  --Veux-tu que je te fasse connaßtre un sommeil plus profond encore?
  Spiagudry fit une grimace de terreur, qui seule pouvait ĂȘtre plus
  plaisante que ses grimaces de gaieté.
  --Eh bien! quâest-ce? continua le petit homme. Quâas-tu? Est-ce que ma
  prĂ©sence ne tâest pas agrĂ©able?
  --Oh! mon maĂźtre et seigneur, rĂ©pondit le vieux concierge, il nâest
  certainement pas pour moi de bonheur plus grand que la vue de votre
  excellence.
  Et lâeffort quâil faisait pour donner Ă sa physionomie effrayĂ©e une
  expression riante eût déridé tout autre que des morts.
  --Vieux renard sans queue, mon excellence tâordonne de me remettre les
  vĂȘtements de Gill Stadt. En prononçant ce nom, le visage farouche et
  railleur du petit homme devint sombre et triste.
  --Oh! maßtre, pardonnez, je ne les ai plus, dit Spiagudry; votre grùce
  sait que nous sommes obligés de livrer au fisc royal les dépouilles
  des ouvriers des mines, dont le roi hérite en sa qualité de leur
  tuteur né.
  Le petit homme se tourna vers le cadavre, croisa les bras, et dit
  dâune voix sourde:--Il a raison. Ces misĂ©rables mineurs sont comme
  lâeider [Note: Oiseau qui donne lâedredon. Les paysana norvĂ©giens
  lui construisent des nids, oĂč ils le suprennent et le plument.]; on
  lui fait son nid, on lui prend son duvet.
  Puis soulevant le cadavre entre ses bras et lâĂ©treignant fortement, il
  se mit Ă pousser des cris sauvages dâamour et de douleur, pareils aux
  grondements dâun ours qui caresse son petit. Ă ces sons inarticulĂ©s,
  se mĂȘlaient, par intervalles, quelques mots dâun jargon Ă©trange que
  Spiagudry ne comprenait pas.
  Il laissa retomber le cadavre sur la pierre, et se tourna vers le
  gardien.
  --Sais-tu, sorcier maudit, le nom du soldat né sous un mauvais astre
  qui a eu le malheur d'ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© Ă Gill par cette fille?
  Et il poussa du pied les restes froids de Guth Stersen.
  Spiagudry fit un signe négatif.
  --Eh bien! par la hache dâIngolphe, le chef de ma race, jâexterminerai
  tous les porteurs de cet uniforme; et il dĂ©signait les vĂȘtements de
  lâofficier.--Celui dont je veux la vengeance se trouvera dans le
  nombre. Jâincendierai toute la forĂȘt pour brĂ»ler lâarbuste vĂ©nĂ©neux
  quâelle renferme. Je lâai jurĂ© du jour oĂč Gill est mort; et je lui ai
  donné déjà un compagnon qui doit réjouir son cadavre.--O Gill! te
  voilĂ donc lĂ sans force et sans vie, toi qui atteignais le phoque Ă
  la nage, le chamois Ă la course, toi qui Ă©touffais lâours des monts de
  KolÚ à la lutte; te voilà immobile, toi qui parcourais le Drontheimhus
  depuis lâOrkel jusquâau lac de Smiasen en un jour, toi qui gravissais
  les pics du Dofre-Field comme lâĂ©cureuil gravit le chĂȘne; te voilĂ
  muet, Gill, toi qui, debout sur les sommets orageux de Kongsberg,
  chantais plus haut que le tonnerre. O Gill! câest donc en vain que
  jâai comblĂ© pour toi les mines de Fa-roĂ«r; câest en vain que jâai
  incendiĂ© lâĂ©glise cathĂ©drale de Drontheim; toutes mes peines sont
  perdues, et je ne verrai pas se perpétuer en toi la race des enfants
  dâIslande, la descendance dâIngolphe lâExterminateur; tu nâhĂ©riteras
  pas de ma hache de pierre; et câest toi au contraire qui me lĂšgues ton
  crĂąne pour y boire dĂ©sormais lâeau des mers et le sang des hommes.
  à ces mots, saisissant la tĂȘte du cadavre:
  --Spiagudry, dit-il, aide-moi. Et arrachant ses gants, il découvrit
  ses larges mains, armĂ©es dâongles longs, durs et retors comme ceux
  dâune bĂȘte fauve.
  Spiagudry, qui le vit prĂȘt Ă faire sauter avec son sabre le crĂąne
  du cadavre, sâĂ©cria avec un accent dâhorreur quâil ne put
  réprimer:--Juste Dieu! maßtre! un mort!
  --Eh bien, répliqua traquillement le petit homme, aimes-tu mieux que
  cette lame sâaiguise ici sur un vivant?
  --Oh! permettez-moi de supplier votre courtoisie... Comment votre
  excellence peut-elle profaner?... Votre grùce.... Seigneur, votre
  sérénité ne voudra pas....
  --Finiras-tu? ai-je besoin de tous ces titres, squelette vivant, pour
  croire à ton profond respect pour mon sabre?
  --Par saint Waldemar, par saint Usuph, au nom de saint Hospice,
  épargnez un mort!
  --Aide-moi, et ne parle pas des saints au diable.
  --Seigneur, poursuivit le suppliant Spiagudry, par votre illustre
  aïeul saint Ingolphe!...
  --Ingolphe lâExterminateur Ă©tait un rĂ©prouvĂ© comme moi.
  --Au nom du ciel, dit le vieillard en se prosternant, câest cette
  réprobation que je veux vous éviter.
  Lâimpatience transporta le petit homme. Ses yeux gris et ternes
  brillÚrent comme deux charbons ardents.
  --Aide-moi! répéta-t-il en agitant son sabre.
  Ces deux mots furent prononcés de la voix dont les prononcerait un
  lion, sâil parlait. Le concierge, tremblant et Ă demi mort, sâassit
  sur la pierre noire, et soutint de ses mains la tĂȘte froide et humide
  de Gill, tandis que le petit homme, Ă lâaide de son poignard et de son
  sabre, enlevait le crùne avec une dextérité singuliÚre.
  Quand cette opération fut terminée, il considéra quelque temps le
  crĂąne sanglant, en profĂ©rant des paroles Ă©tranges; puis il le remit Ă
  Spiagudry pour quâil le dĂ©pouillĂąt et le lavĂąt, et dit en poussant une
  espÚce de hurlement:
  --Et moi, je nâaurai pas en mourant la consolation de penser quâun
  hĂ©ritier de l'Ăąme dâIngolphe boira dans mon crĂąne le sang des hommes
  et lâeau des mers.
  AprĂšs une sinistre rĂȘverie, il continua:
  --Lâouragan est suivi de lâouragan, lâavalanche entraĂźne lâavalanche,
  et moi je serai le dernier de ma race. Pourquoi Gill nâa-t-il pas haĂŻ
  comme moi tout ce qui porte la face humaine? Quel démon ennemi du
  dĂ©mon dâIngolphe lâa poussĂ© sous ces fatales mines Ă la recherche dâun
  peu dâor?
  Spiagudry, qui lui rapportait le crĂąne de Gill, lâinterrompit.
  --Lâexcellence a raison; lâor lui-mĂȘme, dit Snorro Sturleson, sâachĂšte
  souvent trop cher.
  --Tu me rappelles, dit le petit homme, une commission dont il faut que
  je te charge; voici une boĂźte de fer que jâai trouvĂ©e sur cet
  officier, dont tu nâas pas, comme tu le vois, toutes les dĂ©pouilles;
  elle est si solidement fermĂ©e, quâelle doit renfermer de lâor, seule
  chose précieuse aux yeux des hommes; tu la remettras à la veuve Stadt,
  au hameau de Thoctree, pour lui payer son fils.
  Il tira alors de son havre-sac de peau de renne un trÚs petit coffre de
  fer. Spiagudry le reçut, et sâinclina.
  --Remplis fidÚlement mon ordre, dit le petit homme en lui lançant un
  regard perçant; songe que rien nâempĂȘche deux dĂ©mons de se revoir; je
  te crois encore plus lĂąche quâavare, et tu me rĂ©ponds de ce coffre.
  --Oh! maßtre, sur mon ùme.
  --Non pas! sur tes os et sur ta chair.
  En ce moment, la porte extĂ©rieure du Spladgest retentit dâun coup
  violent. Le petit homme sâĂ©tonna, Spiagudry chancela, et couvrit sa
  lampe de sa main.
  --Quâest-ce? sâĂ©cria le petit homme en grondant.
  --Et toi, vieux misérable, comment trembleras-tu donc quand tu
  entendras la trompette du jugement dernier?
  Un second coup plus fort se fit entendre.
  --Câest quelque mort pressĂ© dâentrer, dit le petit homme.
  --Non, maĂźtre, murmura Spiagudry, on nâamĂšne point de morts passĂ©
  minuit.
  --Mort ou vivant, il me chasse.--Toi, Spiagudry sois fidÚle et muet.
  Je te jure, par lâesprit dâIngolphe et le crĂąne de Gill, que tu
  passeras dans ton auberge de cadavres tout le régiment de Munckholm en
  revue.
  Et le petit homme, attachant le crùne de Gill à sa ceinture et
  remettant ses gants, sâĂ©lança avec lâagilitĂ© dâun chamois, et Ă lâaide
  des Ă©paules de Spiagudry, par lâouverture supĂ©rieure, oĂč il disparut.
  Un troisiÚme coup ébranla le Spladgest, et une voix du dehors ordonna
  dâouvrir aux noms du roi et du vice-roi. Alors le vieux concierge, Ă
  la fois agité par deux terreurs différentes, dont on pourrait nommer
  lâune de _souvenir_, et lâautre d'_espĂ©rance_, sâachemina vers la porte
  carrĂ©e, et lâouvrit.
 Â
 Â
  VII
  Cette joie à laquelle se réduit la félicité
  temporelle, elle sâest fatiguĂ©e Ă la poursuivre
  par des sentiers ùpres et douloureux, sans avoir
  jamais pu lâatteindre.
  (_Confessions de saint Augustin_.)
 Â
  Rentré dans son cabinet aprÚs avoir quitté Poël, le gouverneur de
  Drontheim sâenfonça dans un large fauteuil, et ordonna, pour se
  distraire, Ă lâun de ses secrĂ©taires de lui rendre compte des placets
  présentés au gouvernement.
  Celui-ci, aprĂšs s'ĂȘtre inclinĂ©, commença:
  --«1° Le rĂ©vĂ©rend docteur Anglyvius demande quâil soit pourvu au
  remplacement du révérend docteur Foxtipp, directeur de la bibliothÚque
  épiscopale, pour cause dâincapacitĂ©. Lâexposant ignore qui pourra
  remplacer ledit docteur incapable; il fait seulement savoir que lui,
  docteur Anglyvius, a longtemps exercé les fonctions de bibliothéc....»
  --Renvoyez ce drĂŽle Ă lâĂ©vĂȘque, interrompit le gĂ©nĂ©ral.
  --«2° Athanase Munder, prĂȘtre, ministre des prisons, demande la grĂące
  de douze condamnĂ©s pĂ©nitents, Ă lâoccasion des glorieuses noces de sa
  courtoisie Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de
  Dannebrog, fils du vice-roi, avec noble dame Ulrique dâAhlefeld, fille
  de sa grùce le comte grand-chancelier des deux royaumes.»
  --Ajournez, dit le général. Je plains les condamnés.
  --«3° Fauste-Prudens DestrombidÚs, sujet norvégien, poëte latin,
  demande Ă faire lâĂ©pithalame desdits nobles Ă©poux.»
  --Ah! ah! le brave homme doit ĂȘtre vieux, car câest le mĂȘme qui en
  1674 avait préparé un épithalame pour le mariage projeté entre
  Schumacker, alors comte de Griffenfeld, et la princesse
  Louise-Charlotte de Holstein-Augustenbourg, mariage qui nâeut pas
  lieu.--Je crains, ajouta le gouverneur entre ses dents, que
  Fauste-Prudens soit le poëte des mariages rompus.
  --Ajournez la demande et poursuivez. On sâinformera, Ă lâoccasion
  dudit poĂ«te, sâil nây aurait pas un lit vacant Ă lâhĂŽpital de
  Drontheim.
  --«4° Les mineurs de Guldbranshal, des ßles Faroër, du Sund-Moër, de
  Hubfallo, de Roeraas et de Kongsberg, demandent Ă ĂȘtre affranchis des
  charges de la tutelle royale.»
  --Ces mineurs sont remuants. On dit mĂȘme quâils commencent dĂ©jĂ Ă
  murmurer du long silence gardĂ© sur leur requĂȘte. Quâelle soit rĂ©servĂ©e
  pour un mûr examen.
  --«5° Braal, pĂȘcheur, dĂ©clare, en vertu de lâOdelsrecht [Note:
  _Odelsrecht_, loi singuliÚre qui établissait parmi les paysans
  norvégiens des sortes de _majorats_. Tout homme qui était contraint de
  se dĂ©faire de son patrimoine pouvait empĂȘcher lâacquĂ©reur de
  lâaliĂ©ner, en dĂ©clarant tous les dix ans Ă lâautoritĂ© quâil Ă©tait dans
  lâintention de le racheter.], quâil persĂ©vĂšre dans lâintention de
  racheter son patrimoine.
  --«6° Les syndics de Noes, Loevig, Indal, Skongen, Stod, Sparbo et
  autres bourgs et villages du Drontheimhus septentrional, demandent que
  la tĂȘte du brigand, assassin et incendiaire Han, natif, dit-on, de
  Klipstadur en Islande, soit mise Ă prix.--Sâoppose Ă la requĂȘte Nychol
  Orugix, bourreau du Drontheimhus, qui prétend que Han est sa
  propriĂ©tĂ©.--Appuie la requĂȘte Benignus Spiagudry, gardien du
  Spladgest, auquel doit revenir le cadavre.»
  --Ce bandit est bien dangereux, dit le gĂ©nĂ©ral, surtout lorsquâon
  craint des troubles parmi les mineurs. Quâon fasse proclamer sa tĂȘte
  au prix de mille écus royaux.
  --«7° Benignus Spiagudry, médecin, antiquaire, sculpteur,
  minéralogiste, naturaliste, botaniste, légiste, chimiste, mécanicien,
  physicien, astronome, théologien, grammairien...»
  --Eh mais, interrompit le gĂ©nĂ©ral, est-ce que ce nâest pas le mĂȘme
  Spiagudry que le gardien du Spladgest?
  --Si vraiment, votre excellence, répondit le secrétaire--«...
  concierge, pour sa majestĂ©, de lâĂ©tablissement dit _Spladgest_, dans
  la royale ville de Drontheim, expose--que câest lui, Benignus
  Spiagudry, qui a dĂ©couvert que les Ă©toiles appelĂ©es fixes nâĂ©taient
  pas Ă©clairĂ©es par lâastre appelĂ© soleil; _item_, que le vrai nom
  dâOdin est _Frigge_, fils de _Fridulph_; _item_, que le lombric marin
  se nourrit de sable; _item_, que le bruit de la population éloigne les
  poissons des cÎtes de NorvÚge, en sorte que les moyens de subsistance
  diminuent en proportion de lâaccroissement du peuple; _item_, que le
  golfe nommĂ© Otte-Sund sâappelait autrefois _Limfiord_ et nâa pris le
  nom d'_Otte-Sund_ quâaprĂšs quâOthon le Roux y eut jetĂ© sa lance;
  _item_, expose que câest par ses conseils et sous sa direction quâon a
  fait dâune vieille statue de Freya la statue de la Justice qui orne la
  grande place de Drontheim; et quâon a converti en diable, reprĂ©sentant
  le crime, le lion qui se trouvait sous les pieds de lâidole; _item_...
  --Ah! faites-nous grùce de ses éminents services. Voyons, que
  demande-t-il?»
  Le secrétaire tourna plusieurs feuillets, et poursuivit:
  «.... Le trÚs humble exposant croit pouvoir, en récompense de tant de
  travaux utiles aux sciences et aux belles-lettres, supplier son
  excellence dâaugmenter la taxe de chaque cadavre mĂąle et femelle de
  dix ascalins, ce qui ne peut qu'ĂȘtre agrĂ©able aux morts en leur
  prouvant le cas quâon fait de leurs personnes.»
  Ici la porte du cabinet sâouvrit, et lâhuissier annonça Ă haute voix
  _la noble dame comtesse dâAhlefeld_. En mĂȘme temps, une grande dame,
  portant sur sa tĂȘte une petite couronne de comtesse, richement vĂȘtue
  dâune robe de satin Ă©carlate, bordĂ©e dâhermine et de franges dâor,
  entra, et, acceptant la main que le général lui offrait, vint
  sâasseoir prĂšs de son fauteuil.
  La comtesse pouvait avoir cinquante ans. L'Ăąge nâavait, en quelque
  sorte, rien eu Ă ajouter aux rides dont les soucis de lâorgueil et de
  lâambition avaient depuis si longtemps creusĂ© son visage. Elle attacha
  sur le vieux gouverneur son regard hautain et son sourire faux.
  --Eh bien, seigneur général, votre élÚve se fait attendre. Il devait
  ĂȘtre ici avant le coucher du soleil.
  --Il y serait, dame comtesse, sâil nâĂ©tait, en arrivant, allĂ© Ă
  Munckholm.
  --Comment, Ă Munckholm! jâespĂšre que ce nâest pas Schumacker quâil
  cherche?
  --Mais cela se pourrait.
  --La premiÚre visite du baron de Thorvick aura été pour Schumacker!
  --Pourquoi non, comtesse? Schumacker est malheureux.
  --Comment, général! le fils du vice-roi est lié avec ce prisonnier
  dâĂ©tat!
  --Frédéric Guldenlew, en me chargeant de son fils, me pria, noble
  dame, de lâĂ©lever comme jâeusse Ă©levĂ© le mien. Jâai pensĂ© que la
  connaissance de Schumacker serait utile Ă Ordener, qui est destinĂ© Ă
  ĂȘtre aussi puissant un jour. Jâai en consĂ©quence, avec lâautorisation
  du vice-roi, demandĂ© Ă mon frĂšre Grummond de Knud un droit dâentrĂ©e
  pour toutes les prisons, que jâai donnĂ© Ă Ordener.--Il en use.
  --Et depuis quand, noble général, le baron Ordener a-t-il fait cette
  utile connaissance?
  --Depuis un peu plus dâun an, dame comtesse; il paraĂźt que la sociĂ©tĂ©
  de Schumacker lui plut, car elle le fixa assez longtemps à Drontheim;
  et ce nâest quâĂ regret et sur mon invitation expresse quâil en partit
  lâannĂ©e derniĂšre pour visiter la NorvĂšge.
  --Et Schumacker sait-il que son consolateur est le fils dâun de ses
  plus grands ennemis?
  --Il sait que câest un ami, et cela lui suffit, comme Ă nous.
  --Mais vous, seigneur gĂ©nĂ©ral, dit la comtesse avec un coup dâĆil
  pĂ©nĂ©trant, saviez-vous en tolĂ©rant, et mĂȘme en formant cette liaison,
  que Schumacker avait une fille?
  --Je le savais, noble comtesse.
  --Et cette circonstance vous a semblé indifférente pour votre élÚve?
  --LâĂ©lĂšve de Levin de Knud, le fils de FrĂ©dĂ©ric Guldenlew est un homme
  loyal. Ordener connaßt la barriÚre qui le séparé de la fille de
  Schumacker; il est incapable de séduire, sans but légitime, une
  fille, et surtout la fille dâun homme malheureux.
  La noble comtesse dâAhlefeld rougit et pĂąlit; elle tourna la tĂȘte,
  cherchant Ă Ă©viter le regard calme du vieillard comme celui dâun
  accusateur.
  --Enfin, balbutia-t-elle, cette liaison, général, me semble, souffrez
  que je le dise, singuliÚre et imprudente. On dit que les mineurs et
  les peuplades du Nord menacent de se révolter, et que le nom de
  Schumacker est compromis dans cette affaire.
  --Noble dame, vous mâĂ©tonnez! sâĂ©cria le gouverneur. Schumacker a
  jusquâici supportĂ© tranquillement son malheur. Ce bruit est sans doute
  peu fondé.
  La porte sâouvrit en ce moment, et lâhuissier annonça quâun messager
  de sa grùce le grand-chancelier demandait à parler à la noble
  comtesse.
  La comtesse se leva précipitamment, salua le gouverneur, et, tandis
  quâil continuait lâexamen des placets, se rendit en toute hĂąte Ă ses
  appartements, situĂ©s dans une aile du palais, en ordonnant quâon y
  envoyùt le messager.
  Elle était depuis quelques moments assise sur un riche sopha, au
  milieu de ses femmes, quand le messager entra. La comtesse en
  lâapercevant fit un mouvement de rĂ©pugnance quâelle cacha soudain sous
  un sourire bienveillant. LâextĂ©rieur du messager ne semblait pourtant
  pas repoussant au premier abord; câĂ©tait un homme plutĂŽt petit que
  grand, et dont lâembonpoint annonçait tout autre chose quâun messager.
  Cependant, quand on lâexaminait, son visage paraissait ouvert jusquâĂ
  lâimpudence, et la gaietĂ© de son regard avait quelque chose de
  diabolique et de sinistre. Il sâinclina profondĂ©ment devant la
  comtesse, et lui présenta un paquet, scellé avec des fils de soie.
  --Noble dame, dit-il, daignez me permettre dâoser dĂ©poser Ă vos pieds
  un précieux message de sa grùce, votre illustre époux, mon vénéré
  maßtre.
  --Est-ce quâil ne vient pas lui-mĂȘme? et comment vous prend-il pour
  messager? demanda la comtesse.
  --Des soins importants diffĂšrent lâarrivĂ©e de sa grĂące, cette lettre
  est pour vous en informer, madame la comtesse; pour moi, je dois,
  dâaprĂšs lâordre de mon noble maĂźtre, jouir de lâinsigne honneur dâun
  entretien particulier avec vous.
  La comtesse pĂąlit; elle sâĂ©cria dâune voix tremblante:
  --Moi! un entretien avec vous, MusdĆmon?
  --Si cela affligeait en rien la noble dame, son indigne serviteur
  serait au désespoir.
  --Mâaffliger! non sans doute, reprit la comtesse sâefforçant de
  sourire; mais cet entretien est-il si nécessaire?
  Le messager sâinclina jusquâĂ terre.
  --Absolument nĂ©cessaire! la lettre que lâillustre comtesse a daignĂ©
  recevoir de mes mains doit en contenir lâinjonction formelle.
  CâĂ©tait une chose singuliĂšre que de voir la fiĂšre comtesse dâAhlefeld
  trembler et pùlir devant un serviteur qui lui rendait de si profonds
  respects. Elle ouvrit lentement le paquet et en lut le contenu. AprÚs
  lâavoir relu:
  --Allons, dit-elle Ă ses femmes dâune voix faible, quâon nous laisse
  seuls.
  --Daigne la noble dame, dit le messager fléchissant le genou, me
  pardonner la libertĂ© que jâose prendre et la peine que je parais lui
  causer.
  --Croyez au contraire, repartit la comtesse avec un sourire forcé, que
  jâai beaucoup de plaisir Ă vous voir.
  Les femmes se retirÚrent.
  --ElphĂšge, tu as donc oubliĂ© quâil fut un temps oĂč nos tĂȘte-Ă -tĂȘte ne
  te répugnaient pas?
  CâĂ©tait le messager qui parlait Ă la noble comtesse, et ces paroles
  étaient accompagnĂ©es dâun rire pareil Ă celui du diable lorsquâau
  moment oĂč le pacte expire il saisit l'Ăąme qui sâest donnĂ©e Ă lui.
  La puissante dame baissa sa tĂȘte humiliĂ©e.
  --Que ne lâai-je en effet oubliĂ©! murmura-t-elle.
  --Pauvre folle! comment peux-tu rougir de choses que nul Ćil humain
  nâa vues?
  --Ce que les hommes ne voient pas, Dieu le voit.
  --Dieu, faible femme! tu nâes pas digne dâavoir trompĂ© ton mari, car
  il est moins crédule que toi.
  --Vous insultez peu gĂ©nĂ©reusement Ă mes remords, MusdĆmon.
  --Eh bien! si tu en as, ElphĂšge, pourquoi leur insultes-tu toi-mĂȘme
  chaque jour par des crimes nouveaux?
  La comtesse dâAhlefeld cacha sa tĂȘte dans ses mains; le messager
  poursuivit:
  --ElphÚge, il faut choisir: ou le remords et plus de crimes, ou le
  crime et plus de remords. Fais comme moi, choisis le second parti,
  câest le meilleur, le plus gai du moins.
  --Puissiez-vous, dit la comtesse à voix basse, ne pas retrouver ces
  paroles dans lâĂ©ternitĂ©!
  --Allons, ma chĂšre, quittons la plaisanterie. Alors MusdĆmon
  sâasseyant prĂšs de la comtesse, et passant ses bras autour de son cou:
  --ElphĂšge, dit-il, tĂąche de rester, par lâesprit du moins, ce que tu
  étais il y a vingt ans.
  LâinfortunĂ©e comtesse, esclave de son complice, tĂącha de rĂ©pondre Ă sa
  repoussante caresse. Il y avait dans cet embrassement adultÚre de deux
  ĂȘtres qui se mĂ©prisaient et sâexĂ©craient mutuellement quelque chose de
  trop rĂ©voltant, mĂȘme pour ces Ăąmes dĂ©gradĂ©es. Les caresses illĂ©gitimes
  qui avaient fait leur joie, et que je ne sais quelle horrible
  convenance les forçait de se prodiguer encore, faisaient maintenant
  leur torture. Ătrange et juste changement des affections coupables!
  leur crime était devenu leur supplice.
  La comtesse, pour abréger ce tourment adultÚre, demanda enfin à son
  odieux amant, en sâarrachant de ses bras, de quel message verbal son
  époux lâavait chargĂ©.
  --DâAhlefeld, dit MusdĆmon, au moment de voir son pouvoir sâaffermir
  par le mariage dâOrdener Guldenlew avec notre fille...
  --Notre fille! sâĂ©cria la hautaine comtesse, et son regard fixĂ© sur
  MusdĆmon reprit une expression dâorgueil et de dĂ©dain.
  --Eh bien, dit froidement le messager, je crois quâUlrique peut
  mâappartenir au moins autant quâĂ lui. Je disais donc que ce mariage
  ne satisfaisait pas entiĂšrement ton mari, si Schumacker nâĂ©tait en
  mĂȘme temps tout Ă fait renversĂ©. Du fond de sa prison, ce vieux favori
  est encore presque aussi redoutable que dans son palais. Il a à la
  cour des amis obscurs, mais puissants, peut-ĂȘtre parce quâils sont
  obscurs; et le roi, apprenant il y a un mois que les négociations du
  grand-chancelier avec le duc de Holstein-Ploen ne marchaient pas, sâest
  écriĂ© avec impatience:--Griffenfeld Ă lui seul en savait plus quâeux
  tous.--Un intrigant nommé Dispolsen, venu de Munckholm à Copenhague, a
  obtenu de lui plusieurs audiences secrÚtes, aprÚs lesquelles le roi a
  fait demander Ă la chancellerie, oĂč ils sont dĂ©posĂ©s, les titres de
  noblesse et de propriété de Schumacker. On ignore à quoi Schumacker
  aspire; mais ne désirerait-il que la liberté, pour un prisonnier
  dâĂ©tat câest dĂ©sirer le pouvoir.--Il faut donc quâil meure, et quâil
  meure judiciairement; câest Ă lui forger un crime que nous
  travaillons.--Ton mari, ElphĂšge, sous prĂ©texte dâinspecter _incognito_
  provinces du Nord, va sâassurer par lui-mĂȘme du rĂ©sultat quâont eu nos
  menées parmi les mineurs, dont nous voulons provoquer, au nom de
  Schumacker, une insurrection quâil sera facile ensuite dâĂ©touffer. Ce
  qui nous inquiĂšte, câest la perte de plusieurs papiers importants
  relatifs à ce plan, et que nous avons tout lieu de croire au pouvoir
  de Dispolsen. Sachant donc quâil Ă©tait reparti de Copenhague pour
  Munckholm, rapportant à Schumacker ses parchemins, ses diplÎmes, et
  peut-ĂȘtre ces documents qui peuvent nous perdre ou au moins nous
  compromettre, nous avons aposté dans les gorges de Kole quelques
  fidĂšles, chargĂ©s de se dĂ©faire de lui, aprĂšs lâavoir dĂ©pouillĂ© de ses
  papiers. Mais si, comme on lâassure, Dispolsen est venu de Berghen par
  mer, nos peines seront perdues de ce cĂŽtĂ©-lĂ .--Pourtant jâai recueilli
  en arrivant je ne sais quels bruits dâun assassinat dâun capitaine
  nommé Dispolsen.--Nous verrons.--Nous sommes en attendant à la
  recherche dâun brigand fameux, Han, dit dâIslande, que nous voudrions
  mettre Ă la tĂȘte de la rĂ©volte des mines. Et toi, ma chĂšre, quelles
  nouvelles dâici me donneras-tu? Le joli oiseau de Munckholm a-t-il Ă©tĂ©
  pris dans sa cage? La fille du vieux ministre a-t-elle enfin été la
  proie de notre _falcofulvus_, de notre fils Frédéric?
  La comtesse, retrouvant sa fierté, se récria encore:
  --Notre fils!
  --Ma foi, quel ùge peut-il avoir? Vingt-quatre ans. Il y en a
  vingt-six que nous nous connaissons, ElphÚge.
 Â
 Â
  Une heure environ aprÚs que le jeune voyageur à la plume noire était
  sorti du Spladgest, la nuit étant tout à fait tombée et la foule
  entiÚrement écoulée, Oglypiglap avait fermé la porte extérieure de
  lâĂ©difice funĂšbre, tandis que son maĂźtre Spiagudry arrosait pour la
  derniÚre fois les corps qui y étaient déposés. Puis tous deux
  sâĂ©taient retirĂ©s dans leur trĂšs peu somptueux appartement, et tandis
  quâOglypiglap dormait sur son petit grabat, comme lâun des cadavres
  confiés à sa garde, le vénérable Spiagudry, assis devant une table de
  pierre couverte de vieux livres, de plantes dessĂ©chĂ©es et dâossements
  dĂ©charnĂ©s, sâĂ©tait plongĂ© dans les graves Ă©tudes qui, bien que
  rĂ©ellement fort innocentes, nâavaient pas peu contribuĂ© Ă lui donner
  parmi le peuple une réputation de sorcellerie et de diablerie, fùcheux
  apanage de la science à cette époque.
  Il y avait plusieurs heures quâil Ă©tait absorbĂ© dans ses mĂ©ditations;
  et, prĂȘt enfin Ă quitter ses livres pour son lit, il sâĂ©tait arrĂȘtĂ© Ă
  ce passage lugubre de Thormodus TorfĆus:
  «Quand un homme allume sa lampe, la mort est chez lui avant quâelle
  soit éteinte...»
  --Nâen dĂ©plaise au savant docteur, se dit-il Ă demi-voix, il nâen sera
  point ainsi chez moi ce soir. Et il prit sa lampe pour la souffler.
  --Spiagudry! cria une voix qui sortait de la salle des cadavres.
  Le vieux concierge trembla de tous ses membres. Ce nâest pas quâil
  crĂ»t, comme tout autre peut-ĂȘtre Ă sa place, que les tristes hĂŽtes du
  Spladgest sâinsurgeaient contre leur gardien. Il Ă©tait assez savant
  pour ne pas Ă©prouver de ces terreurs imaginaires; et la sienne nâĂ©tait
  si rĂ©elle que parce quâil connaissait trop bien la voix qui
  lâappelait.
  --Spiagudry! répéta violemment la voix, faudra-t-il, pour te faire
  entendre, que jâaille tâarracher les oreilles?
  --Que saint Hospice ait pitié, non de mon ùme, mais de mon corps! dit
  lâeffrayĂ© vieillard; et, dâun pas que la peur pressait et ralentissait
  à la fois, il se dirigea vers la seconde porte latĂ©rale, quâil ouvrit.
  Nos lecteurs nâont pas oubliĂ© que cette porte communiquait Ă la salle
  des morts.
  La lampe quâil portait Ă©claira alors un tableau bizarrement hideux.
  Dâun cĂŽtĂ©, le corps maigre, long et lĂ©gĂšrement voĂ»tĂ© de Spiagudry; de
  lâautre, un homme petit, Ă©pais et trapu, vĂȘtu de la tĂȘte aux pieds de
  peaux de toutes sortes dâanimaux encore teintes dâun sang dessĂ©chĂ©,
  et debout au pied du cadavre de Gill Stadt, qui, avec ceux de la jeune
  fille et du capitaine, occupait le fond de la scÚne. Ces trois muets
  témoins, ensevelis dans une sorte de pénombre, étaient les seuls qui
  pussent voir, sans fuir dâĂ©pouvante, les deux vivants dont lâentretien
  commençait.
  Les traits du petit homme, que la lumiÚre faisait vivement ressortir,
  avaient quelque chose dâextraordinairement sauvage. Sa barbe Ă©tait
  rousse et touffue, et son front, cachĂ© sous un bonnet de peau dâĂ©lan,
  paraissait hĂ©rissĂ© de cheveux de mĂȘme couleur; sa bouche Ă©tait large,
  ses lÚvres épaisses, ses dents blanches, aiguës et séparées; son nez,
  recourbĂ© comme le bec de lâaigle; et son Ćil gris bleu, extrĂȘmement
  mobile, lançait sur Spiagudry un regard oblique, oĂč la fĂ©rocitĂ© du
  tigre nâĂ©tait tempĂ©rĂ©e que par la malice du singe. Ce personnage
  singulier Ă©tait armĂ© dâun large sabre, dâun poignard sans fourreau, et
  dâune hache Ă tranchants de pierre, sur le long manche de laquelle il
  était appuyé; ses mains étaient couvertes de gros gants de peau de
  renard bleu;
  --Ce vieux spectre mâa fait attendre bien longtemps, dit-il, se
  parlant Ă lui-mĂȘme; et il poussa une espĂšce de rugissement comme une
  bĂȘte des bois.
  Spiagudry aurait certainement pĂąli dâeffroi, sâil eĂ»t pu pĂąlir.
  --Sais-tu bien, poursuivit le petit homme en sâadressant Ă lui
  directement, que je viens des grĂšves dâUrchtal? Avais-tu donc envie,
  en me retardant, dâĂ©changer ta couche de paille contre une de ces
  couches de pierre?
  Le tremblement de Spiagudry redoubla; les deux seules dents qui lui
  restaient sâentre-choquĂšrent avec violence.
  --Pardonnez, maĂźtre, dit-il en courbant lâarc de son grand corps
  jusquâau niveau du petit homme, je dormais dâun profond sommeil.
  --Veux-tu que je te fasse connaßtre un sommeil plus profond encore?
  Spiagudry fit une grimace de terreur, qui seule pouvait ĂȘtre plus
  plaisante que ses grimaces de gaieté.
  --Eh bien! quâest-ce? continua le petit homme. Quâas-tu? Est-ce que ma
  prĂ©sence ne tâest pas agrĂ©able?
  --Oh! mon maĂźtre et seigneur, rĂ©pondit le vieux concierge, il nâest
  certainement pas pour moi de bonheur plus grand que la vue de votre
  excellence.
  Et lâeffort quâil faisait pour donner Ă sa physionomie effrayĂ©e une
  expression riante eût déridé tout autre que des morts.
  --Vieux renard sans queue, mon excellence tâordonne de me remettre les
  vĂȘtements de Gill Stadt. En prononçant ce nom, le visage farouche et
  railleur du petit homme devint sombre et triste.
  --Oh! maßtre, pardonnez, je ne les ai plus, dit Spiagudry; votre grùce
  sait que nous sommes obligés de livrer au fisc royal les dépouilles
  des ouvriers des mines, dont le roi hérite en sa qualité de leur
  tuteur né.
  Le petit homme se tourna vers le cadavre, croisa les bras, et dit
  dâune voix sourde:--Il a raison. Ces misĂ©rables mineurs sont comme
  lâeider [Note: Oiseau qui donne lâedredon. Les paysana norvĂ©giens
  lui construisent des nids, oĂč ils le suprennent et le plument.]; on
  lui fait son nid, on lui prend son duvet.
  Puis soulevant le cadavre entre ses bras et lâĂ©treignant fortement, il
  se mit Ă pousser des cris sauvages dâamour et de douleur, pareils aux
  grondements dâun ours qui caresse son petit. Ă ces sons inarticulĂ©s,
  se mĂȘlaient, par intervalles, quelques mots dâun jargon Ă©trange que
  Spiagudry ne comprenait pas.
  Il laissa retomber le cadavre sur la pierre, et se tourna vers le
  gardien.
  --Sais-tu, sorcier maudit, le nom du soldat né sous un mauvais astre
  qui a eu le malheur d'ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© Ă Gill par cette fille?
  Et il poussa du pied les restes froids de Guth Stersen.
  Spiagudry fit un signe négatif.
  --Eh bien! par la hache dâIngolphe, le chef de ma race, jâexterminerai
  tous les porteurs de cet uniforme; et il dĂ©signait les vĂȘtements de
  lâofficier.--Celui dont je veux la vengeance se trouvera dans le
  nombre. Jâincendierai toute la forĂȘt pour brĂ»ler lâarbuste vĂ©nĂ©neux
  quâelle renferme. Je lâai jurĂ© du jour oĂč Gill est mort; et je lui ai
  donné déjà un compagnon qui doit réjouir son cadavre.--O Gill! te
  voilĂ donc lĂ sans force et sans vie, toi qui atteignais le phoque Ă
  la nage, le chamois Ă la course, toi qui Ă©touffais lâours des monts de
  KolÚ à la lutte; te voilà immobile, toi qui parcourais le Drontheimhus
  depuis lâOrkel jusquâau lac de Smiasen en un jour, toi qui gravissais
  les pics du Dofre-Field comme lâĂ©cureuil gravit le chĂȘne; te voilĂ
  muet, Gill, toi qui, debout sur les sommets orageux de Kongsberg,
  chantais plus haut que le tonnerre. O Gill! câest donc en vain que
  jâai comblĂ© pour toi les mines de Fa-roĂ«r; câest en vain que jâai
  incendiĂ© lâĂ©glise cathĂ©drale de Drontheim; toutes mes peines sont
  perdues, et je ne verrai pas se perpétuer en toi la race des enfants
  dâIslande, la descendance dâIngolphe lâExterminateur; tu nâhĂ©riteras
  pas de ma hache de pierre; et câest toi au contraire qui me lĂšgues ton
  crĂąne pour y boire dĂ©sormais lâeau des mers et le sang des hommes.
  à ces mots, saisissant la tĂȘte du cadavre:
  --Spiagudry, dit-il, aide-moi. Et arrachant ses gants, il découvrit
  ses larges mains, armĂ©es dâongles longs, durs et retors comme ceux
  dâune bĂȘte fauve.
  Spiagudry, qui le vit prĂȘt Ă faire sauter avec son sabre le crĂąne
  du cadavre, sâĂ©cria avec un accent dâhorreur quâil ne put
  réprimer:--Juste Dieu! maßtre! un mort!
  --Eh bien, répliqua traquillement le petit homme, aimes-tu mieux que
  cette lame sâaiguise ici sur un vivant?
  --Oh! permettez-moi de supplier votre courtoisie... Comment votre
  excellence peut-elle profaner?... Votre grùce.... Seigneur, votre
  sérénité ne voudra pas....
  --Finiras-tu? ai-je besoin de tous ces titres, squelette vivant, pour
  croire à ton profond respect pour mon sabre?
  --Par saint Waldemar, par saint Usuph, au nom de saint Hospice,
  épargnez un mort!
  --Aide-moi, et ne parle pas des saints au diable.
  --Seigneur, poursuivit le suppliant Spiagudry, par votre illustre
  aïeul saint Ingolphe!...
  --Ingolphe lâExterminateur Ă©tait un rĂ©prouvĂ© comme moi.
  --Au nom du ciel, dit le vieillard en se prosternant, câest cette
  réprobation que je veux vous éviter.
  Lâimpatience transporta le petit homme. Ses yeux gris et ternes
  brillÚrent comme deux charbons ardents.
  --Aide-moi! répéta-t-il en agitant son sabre.
  Ces deux mots furent prononcés de la voix dont les prononcerait un
  lion, sâil parlait. Le concierge, tremblant et Ă demi mort, sâassit
  sur la pierre noire, et soutint de ses mains la tĂȘte froide et humide
  de Gill, tandis que le petit homme, Ă lâaide de son poignard et de son
  sabre, enlevait le crùne avec une dextérité singuliÚre.
  Quand cette opération fut terminée, il considéra quelque temps le
  crĂąne sanglant, en profĂ©rant des paroles Ă©tranges; puis il le remit Ă
  Spiagudry pour quâil le dĂ©pouillĂąt et le lavĂąt, et dit en poussant une
  espÚce de hurlement:
  --Et moi, je nâaurai pas en mourant la consolation de penser quâun
  hĂ©ritier de l'Ăąme dâIngolphe boira dans mon crĂąne le sang des hommes
  et lâeau des mers.
  AprĂšs une sinistre rĂȘverie, il continua:
  --Lâouragan est suivi de lâouragan, lâavalanche entraĂźne lâavalanche,
  et moi je serai le dernier de ma race. Pourquoi Gill nâa-t-il pas haĂŻ
  comme moi tout ce qui porte la face humaine? Quel démon ennemi du
  dĂ©mon dâIngolphe lâa poussĂ© sous ces fatales mines Ă la recherche dâun
  peu dâor?
  Spiagudry, qui lui rapportait le crĂąne de Gill, lâinterrompit.
  --Lâexcellence a raison; lâor lui-mĂȘme, dit Snorro Sturleson, sâachĂšte
  souvent trop cher.
  --Tu me rappelles, dit le petit homme, une commission dont il faut que
  je te charge; voici une boĂźte de fer que jâai trouvĂ©e sur cet
  officier, dont tu nâas pas, comme tu le vois, toutes les dĂ©pouilles;
  elle est si solidement fermĂ©e, quâelle doit renfermer de lâor, seule
  chose précieuse aux yeux des hommes; tu la remettras à la veuve Stadt,
  au hameau de Thoctree, pour lui payer son fils.
  Il tira alors de son havre-sac de peau de renne un trÚs petit coffre de
  fer. Spiagudry le reçut, et sâinclina.
  --Remplis fidÚlement mon ordre, dit le petit homme en lui lançant un
  regard perçant; songe que rien nâempĂȘche deux dĂ©mons de se revoir; je
  te crois encore plus lĂąche quâavare, et tu me rĂ©ponds de ce coffre.
  --Oh! maßtre, sur mon ùme.
  --Non pas! sur tes os et sur ta chair.
  En ce moment, la porte extĂ©rieure du Spladgest retentit dâun coup
  violent. Le petit homme sâĂ©tonna, Spiagudry chancela, et couvrit sa
  lampe de sa main.
  --Quâest-ce? sâĂ©cria le petit homme en grondant.
  --Et toi, vieux misérable, comment trembleras-tu donc quand tu
  entendras la trompette du jugement dernier?
  Un second coup plus fort se fit entendre.
  --Câest quelque mort pressĂ© dâentrer, dit le petit homme.
  --Non, maĂźtre, murmura Spiagudry, on nâamĂšne point de morts passĂ©
  minuit.
  --Mort ou vivant, il me chasse.--Toi, Spiagudry sois fidÚle et muet.
  Je te jure, par lâesprit dâIngolphe et le crĂąne de Gill, que tu
  passeras dans ton auberge de cadavres tout le régiment de Munckholm en
  revue.
  Et le petit homme, attachant le crùne de Gill à sa ceinture et
  remettant ses gants, sâĂ©lança avec lâagilitĂ© dâun chamois, et Ă lâaide
  des Ă©paules de Spiagudry, par lâouverture supĂ©rieure, oĂč il disparut.
  Un troisiÚme coup ébranla le Spladgest, et une voix du dehors ordonna
  dâouvrir aux noms du roi et du vice-roi. Alors le vieux concierge, Ă
  la fois agité par deux terreurs différentes, dont on pourrait nommer
  lâune de _souvenir_, et lâautre d'_espĂ©rance_, sâachemina vers la porte
  carrĂ©e, et lâouvrit.
 Â
 Â
  VII
  Cette joie à laquelle se réduit la félicité
  temporelle, elle sâest fatiguĂ©e Ă la poursuivre
  par des sentiers ùpres et douloureux, sans avoir
  jamais pu lâatteindre.
  (_Confessions de saint Augustin_.)
 Â
  Rentré dans son cabinet aprÚs avoir quitté Poël, le gouverneur de
  Drontheim sâenfonça dans un large fauteuil, et ordonna, pour se
  distraire, Ă lâun de ses secrĂ©taires de lui rendre compte des placets
  présentés au gouvernement.
  Celui-ci, aprĂšs s'ĂȘtre inclinĂ©, commença:
  --«1° Le rĂ©vĂ©rend docteur Anglyvius demande quâil soit pourvu au
  remplacement du révérend docteur Foxtipp, directeur de la bibliothÚque
  épiscopale, pour cause dâincapacitĂ©. Lâexposant ignore qui pourra
  remplacer ledit docteur incapable; il fait seulement savoir que lui,
  docteur Anglyvius, a longtemps exercé les fonctions de bibliothéc....»
  --Renvoyez ce drĂŽle Ă lâĂ©vĂȘque, interrompit le gĂ©nĂ©ral.
  --«2° Athanase Munder, prĂȘtre, ministre des prisons, demande la grĂące
  de douze condamnĂ©s pĂ©nitents, Ă lâoccasion des glorieuses noces de sa
  courtoisie Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de
  Dannebrog, fils du vice-roi, avec noble dame Ulrique dâAhlefeld, fille
  de sa grùce le comte grand-chancelier des deux royaumes.»
  --Ajournez, dit le général. Je plains les condamnés.
  --«3° Fauste-Prudens DestrombidÚs, sujet norvégien, poëte latin,
  demande Ă faire lâĂ©pithalame desdits nobles Ă©poux.»
  --Ah! ah! le brave homme doit ĂȘtre vieux, car câest le mĂȘme qui en
  1674 avait préparé un épithalame pour le mariage projeté entre
  Schumacker, alors comte de Griffenfeld, et la princesse
  Louise-Charlotte de Holstein-Augustenbourg, mariage qui nâeut pas
  lieu.--Je crains, ajouta le gouverneur entre ses dents, que
  Fauste-Prudens soit le poëte des mariages rompus.
  --Ajournez la demande et poursuivez. On sâinformera, Ă lâoccasion
  dudit poĂ«te, sâil nây aurait pas un lit vacant Ă lâhĂŽpital de
  Drontheim.
  --«4° Les mineurs de Guldbranshal, des ßles Faroër, du Sund-Moër, de
  Hubfallo, de Roeraas et de Kongsberg, demandent Ă ĂȘtre affranchis des
  charges de la tutelle royale.»
  --Ces mineurs sont remuants. On dit mĂȘme quâils commencent dĂ©jĂ Ă
  murmurer du long silence gardĂ© sur leur requĂȘte. Quâelle soit rĂ©servĂ©e
  pour un mûr examen.
  --«5° Braal, pĂȘcheur, dĂ©clare, en vertu de lâOdelsrecht [Note:
  _Odelsrecht_, loi singuliÚre qui établissait parmi les paysans
  norvégiens des sortes de _majorats_. Tout homme qui était contraint de
  se dĂ©faire de son patrimoine pouvait empĂȘcher lâacquĂ©reur de
  lâaliĂ©ner, en dĂ©clarant tous les dix ans Ă lâautoritĂ© quâil Ă©tait dans
  lâintention de le racheter.], quâil persĂ©vĂšre dans lâintention de
  racheter son patrimoine.
  --«6° Les syndics de Noes, Loevig, Indal, Skongen, Stod, Sparbo et
  autres bourgs et villages du Drontheimhus septentrional, demandent que
  la tĂȘte du brigand, assassin et incendiaire Han, natif, dit-on, de
  Klipstadur en Islande, soit mise Ă prix.--Sâoppose Ă la requĂȘte Nychol
  Orugix, bourreau du Drontheimhus, qui prétend que Han est sa
  propriĂ©tĂ©.--Appuie la requĂȘte Benignus Spiagudry, gardien du
  Spladgest, auquel doit revenir le cadavre.»
  --Ce bandit est bien dangereux, dit le gĂ©nĂ©ral, surtout lorsquâon
  craint des troubles parmi les mineurs. Quâon fasse proclamer sa tĂȘte
  au prix de mille écus royaux.
  --«7° Benignus Spiagudry, médecin, antiquaire, sculpteur,
  minéralogiste, naturaliste, botaniste, légiste, chimiste, mécanicien,
  physicien, astronome, théologien, grammairien...»
  --Eh mais, interrompit le gĂ©nĂ©ral, est-ce que ce nâest pas le mĂȘme
  Spiagudry que le gardien du Spladgest?
  --Si vraiment, votre excellence, répondit le secrétaire--«...
  concierge, pour sa majestĂ©, de lâĂ©tablissement dit _Spladgest_, dans
  la royale ville de Drontheim, expose--que câest lui, Benignus
  Spiagudry, qui a dĂ©couvert que les Ă©toiles appelĂ©es fixes nâĂ©taient
  pas Ă©clairĂ©es par lâastre appelĂ© soleil; _item_, que le vrai nom
  dâOdin est _Frigge_, fils de _Fridulph_; _item_, que le lombric marin
  se nourrit de sable; _item_, que le bruit de la population éloigne les
  poissons des cÎtes de NorvÚge, en sorte que les moyens de subsistance
  diminuent en proportion de lâaccroissement du peuple; _item_, que le
  golfe nommĂ© Otte-Sund sâappelait autrefois _Limfiord_ et nâa pris le
  nom d'_Otte-Sund_ quâaprĂšs quâOthon le Roux y eut jetĂ© sa lance;
  _item_, expose que câest par ses conseils et sous sa direction quâon a
  fait dâune vieille statue de Freya la statue de la Justice qui orne la
  grande place de Drontheim; et quâon a converti en diable, reprĂ©sentant
  le crime, le lion qui se trouvait sous les pieds de lâidole; _item_...
  --Ah! faites-nous grùce de ses éminents services. Voyons, que
  demande-t-il?»
  Le secrétaire tourna plusieurs feuillets, et poursuivit:
  «.... Le trÚs humble exposant croit pouvoir, en récompense de tant de
  travaux utiles aux sciences et aux belles-lettres, supplier son
  excellence dâaugmenter la taxe de chaque cadavre mĂąle et femelle de
  dix ascalins, ce qui ne peut qu'ĂȘtre agrĂ©able aux morts en leur
  prouvant le cas quâon fait de leurs personnes.»
  Ici la porte du cabinet sâouvrit, et lâhuissier annonça Ă haute voix
  _la noble dame comtesse dâAhlefeld_. En mĂȘme temps, une grande dame,
  portant sur sa tĂȘte une petite couronne de comtesse, richement vĂȘtue
  dâune robe de satin Ă©carlate, bordĂ©e dâhermine et de franges dâor,
  entra, et, acceptant la main que le général lui offrait, vint
  sâasseoir prĂšs de son fauteuil.
  La comtesse pouvait avoir cinquante ans. L'Ăąge nâavait, en quelque
  sorte, rien eu Ă ajouter aux rides dont les soucis de lâorgueil et de
  lâambition avaient depuis si longtemps creusĂ© son visage. Elle attacha
  sur le vieux gouverneur son regard hautain et son sourire faux.
  --Eh bien, seigneur général, votre élÚve se fait attendre. Il devait
  ĂȘtre ici avant le coucher du soleil.
  --Il y serait, dame comtesse, sâil nâĂ©tait, en arrivant, allĂ© Ă
  Munckholm.
  --Comment, Ă Munckholm! jâespĂšre que ce nâest pas Schumacker quâil
  cherche?
  --Mais cela se pourrait.
  --La premiÚre visite du baron de Thorvick aura été pour Schumacker!
  --Pourquoi non, comtesse? Schumacker est malheureux.
  --Comment, général! le fils du vice-roi est lié avec ce prisonnier
  dâĂ©tat!
  --Frédéric Guldenlew, en me chargeant de son fils, me pria, noble
  dame, de lâĂ©lever comme jâeusse Ă©levĂ© le mien. Jâai pensĂ© que la
  connaissance de Schumacker serait utile Ă Ordener, qui est destinĂ© Ă
  ĂȘtre aussi puissant un jour. Jâai en consĂ©quence, avec lâautorisation
  du vice-roi, demandĂ© Ă mon frĂšre Grummond de Knud un droit dâentrĂ©e
  pour toutes les prisons, que jâai donnĂ© Ă Ordener.--Il en use.
  --Et depuis quand, noble général, le baron Ordener a-t-il fait cette
  utile connaissance?
  --Depuis un peu plus dâun an, dame comtesse; il paraĂźt que la sociĂ©tĂ©
  de Schumacker lui plut, car elle le fixa assez longtemps à Drontheim;
  et ce nâest quâĂ regret et sur mon invitation expresse quâil en partit
  lâannĂ©e derniĂšre pour visiter la NorvĂšge.
  --Et Schumacker sait-il que son consolateur est le fils dâun de ses
  plus grands ennemis?
  --Il sait que câest un ami, et cela lui suffit, comme Ă nous.
  --Mais vous, seigneur gĂ©nĂ©ral, dit la comtesse avec un coup dâĆil
  pĂ©nĂ©trant, saviez-vous en tolĂ©rant, et mĂȘme en formant cette liaison,
  que Schumacker avait une fille?
  --Je le savais, noble comtesse.
  --Et cette circonstance vous a semblé indifférente pour votre élÚve?
  --LâĂ©lĂšve de Levin de Knud, le fils de FrĂ©dĂ©ric Guldenlew est un homme
  loyal. Ordener connaßt la barriÚre qui le séparé de la fille de
  Schumacker; il est incapable de séduire, sans but légitime, une
  fille, et surtout la fille dâun homme malheureux.
  La noble comtesse dâAhlefeld rougit et pĂąlit; elle tourna la tĂȘte,
  cherchant Ă Ă©viter le regard calme du vieillard comme celui dâun
  accusateur.
  --Enfin, balbutia-t-elle, cette liaison, général, me semble, souffrez
  que je le dise, singuliÚre et imprudente. On dit que les mineurs et
  les peuplades du Nord menacent de se révolter, et que le nom de
  Schumacker est compromis dans cette affaire.
  --Noble dame, vous mâĂ©tonnez! sâĂ©cria le gouverneur. Schumacker a
  jusquâici supportĂ© tranquillement son malheur. Ce bruit est sans doute
  peu fondé.
  La porte sâouvrit en ce moment, et lâhuissier annonça quâun messager
  de sa grùce le grand-chancelier demandait à parler à la noble
  comtesse.
  La comtesse se leva précipitamment, salua le gouverneur, et, tandis
  quâil continuait lâexamen des placets, se rendit en toute hĂąte Ă ses
  appartements, situĂ©s dans une aile du palais, en ordonnant quâon y
  envoyùt le messager.
  Elle était depuis quelques moments assise sur un riche sopha, au
  milieu de ses femmes, quand le messager entra. La comtesse en
  lâapercevant fit un mouvement de rĂ©pugnance quâelle cacha soudain sous
  un sourire bienveillant. LâextĂ©rieur du messager ne semblait pourtant
  pas repoussant au premier abord; câĂ©tait un homme plutĂŽt petit que
  grand, et dont lâembonpoint annonçait tout autre chose quâun messager.
  Cependant, quand on lâexaminait, son visage paraissait ouvert jusquâĂ
  lâimpudence, et la gaietĂ© de son regard avait quelque chose de
  diabolique et de sinistre. Il sâinclina profondĂ©ment devant la
  comtesse, et lui présenta un paquet, scellé avec des fils de soie.
  --Noble dame, dit-il, daignez me permettre dâoser dĂ©poser Ă vos pieds
  un précieux message de sa grùce, votre illustre époux, mon vénéré
  maßtre.
  --Est-ce quâil ne vient pas lui-mĂȘme? et comment vous prend-il pour
  messager? demanda la comtesse.
  --Des soins importants diffĂšrent lâarrivĂ©e de sa grĂące, cette lettre
  est pour vous en informer, madame la comtesse; pour moi, je dois,
  dâaprĂšs lâordre de mon noble maĂźtre, jouir de lâinsigne honneur dâun
  entretien particulier avec vous.
  La comtesse pĂąlit; elle sâĂ©cria dâune voix tremblante:
  --Moi! un entretien avec vous, MusdĆmon?
  --Si cela affligeait en rien la noble dame, son indigne serviteur
  serait au désespoir.
  --Mâaffliger! non sans doute, reprit la comtesse sâefforçant de
  sourire; mais cet entretien est-il si nécessaire?
  Le messager sâinclina jusquâĂ terre.
  --Absolument nĂ©cessaire! la lettre que lâillustre comtesse a daignĂ©
  recevoir de mes mains doit en contenir lâinjonction formelle.
  CâĂ©tait une chose singuliĂšre que de voir la fiĂšre comtesse dâAhlefeld
  trembler et pùlir devant un serviteur qui lui rendait de si profonds
  respects. Elle ouvrit lentement le paquet et en lut le contenu. AprÚs
  lâavoir relu:
  --Allons, dit-elle Ă ses femmes dâune voix faible, quâon nous laisse
  seuls.
  --Daigne la noble dame, dit le messager fléchissant le genou, me
  pardonner la libertĂ© que jâose prendre et la peine que je parais lui
  causer.
  --Croyez au contraire, repartit la comtesse avec un sourire forcé, que
  jâai beaucoup de plaisir Ă vous voir.
  Les femmes se retirÚrent.
  --ElphĂšge, tu as donc oubliĂ© quâil fut un temps oĂč nos tĂȘte-Ă -tĂȘte ne
  te répugnaient pas?
  CâĂ©tait le messager qui parlait Ă la noble comtesse, et ces paroles
  étaient accompagnĂ©es dâun rire pareil Ă celui du diable lorsquâau
  moment oĂč le pacte expire il saisit l'Ăąme qui sâest donnĂ©e Ă lui.
  La puissante dame baissa sa tĂȘte humiliĂ©e.
  --Que ne lâai-je en effet oubliĂ©! murmura-t-elle.
  --Pauvre folle! comment peux-tu rougir de choses que nul Ćil humain
  nâa vues?
  --Ce que les hommes ne voient pas, Dieu le voit.
  --Dieu, faible femme! tu nâes pas digne dâavoir trompĂ© ton mari, car
  il est moins crédule que toi.
  --Vous insultez peu gĂ©nĂ©reusement Ă mes remords, MusdĆmon.
  --Eh bien! si tu en as, ElphĂšge, pourquoi leur insultes-tu toi-mĂȘme
  chaque jour par des crimes nouveaux?
  La comtesse dâAhlefeld cacha sa tĂȘte dans ses mains; le messager
  poursuivit:
  --ElphÚge, il faut choisir: ou le remords et plus de crimes, ou le
  crime et plus de remords. Fais comme moi, choisis le second parti,
  câest le meilleur, le plus gai du moins.
  --Puissiez-vous, dit la comtesse à voix basse, ne pas retrouver ces
  paroles dans lâĂ©ternitĂ©!
  --Allons, ma chĂšre, quittons la plaisanterie. Alors MusdĆmon
  sâasseyant prĂšs de la comtesse, et passant ses bras autour de son cou:
  --ElphĂšge, dit-il, tĂąche de rester, par lâesprit du moins, ce que tu
  étais il y a vingt ans.
  LâinfortunĂ©e comtesse, esclave de son complice, tĂącha de rĂ©pondre Ă sa
  repoussante caresse. Il y avait dans cet embrassement adultÚre de deux
  ĂȘtres qui se mĂ©prisaient et sâexĂ©craient mutuellement quelque chose de
  trop rĂ©voltant, mĂȘme pour ces Ăąmes dĂ©gradĂ©es. Les caresses illĂ©gitimes
  qui avaient fait leur joie, et que je ne sais quelle horrible
  convenance les forçait de se prodiguer encore, faisaient maintenant
  leur torture. Ătrange et juste changement des affections coupables!
  leur crime était devenu leur supplice.
  La comtesse, pour abréger ce tourment adultÚre, demanda enfin à son
  odieux amant, en sâarrachant de ses bras, de quel message verbal son
  époux lâavait chargĂ©.
  --DâAhlefeld, dit MusdĆmon, au moment de voir son pouvoir sâaffermir
  par le mariage dâOrdener Guldenlew avec notre fille...
  --Notre fille! sâĂ©cria la hautaine comtesse, et son regard fixĂ© sur
  MusdĆmon reprit une expression dâorgueil et de dĂ©dain.
  --Eh bien, dit froidement le messager, je crois quâUlrique peut
  mâappartenir au moins autant quâĂ lui. Je disais donc que ce mariage
  ne satisfaisait pas entiĂšrement ton mari, si Schumacker nâĂ©tait en
  mĂȘme temps tout Ă fait renversĂ©. Du fond de sa prison, ce vieux favori
  est encore presque aussi redoutable que dans son palais. Il a à la
  cour des amis obscurs, mais puissants, peut-ĂȘtre parce quâils sont
  obscurs; et le roi, apprenant il y a un mois que les négociations du
  grand-chancelier avec le duc de Holstein-Ploen ne marchaient pas, sâest
  écriĂ© avec impatience:--Griffenfeld Ă lui seul en savait plus quâeux
  tous.--Un intrigant nommé Dispolsen, venu de Munckholm à Copenhague, a
  obtenu de lui plusieurs audiences secrÚtes, aprÚs lesquelles le roi a
  fait demander Ă la chancellerie, oĂč ils sont dĂ©posĂ©s, les titres de
  noblesse et de propriété de Schumacker. On ignore à quoi Schumacker
  aspire; mais ne désirerait-il que la liberté, pour un prisonnier
  dâĂ©tat câest dĂ©sirer le pouvoir.--Il faut donc quâil meure, et quâil
  meure judiciairement; câest Ă lui forger un crime que nous
  travaillons.--Ton mari, ElphĂšge, sous prĂ©texte dâinspecter _incognito_
  provinces du Nord, va sâassurer par lui-mĂȘme du rĂ©sultat quâont eu nos
  menées parmi les mineurs, dont nous voulons provoquer, au nom de
  Schumacker, une insurrection quâil sera facile ensuite dâĂ©touffer. Ce
  qui nous inquiĂšte, câest la perte de plusieurs papiers importants
  relatifs à ce plan, et que nous avons tout lieu de croire au pouvoir
  de Dispolsen. Sachant donc quâil Ă©tait reparti de Copenhague pour
  Munckholm, rapportant à Schumacker ses parchemins, ses diplÎmes, et
  peut-ĂȘtre ces documents qui peuvent nous perdre ou au moins nous
  compromettre, nous avons aposté dans les gorges de Kole quelques
  fidĂšles, chargĂ©s de se dĂ©faire de lui, aprĂšs lâavoir dĂ©pouillĂ© de ses
  papiers. Mais si, comme on lâassure, Dispolsen est venu de Berghen par
  mer, nos peines seront perdues de ce cĂŽtĂ©-lĂ .--Pourtant jâai recueilli
  en arrivant je ne sais quels bruits dâun assassinat dâun capitaine
  nommé Dispolsen.--Nous verrons.--Nous sommes en attendant à la
  recherche dâun brigand fameux, Han, dit dâIslande, que nous voudrions
  mettre Ă la tĂȘte de la rĂ©volte des mines. Et toi, ma chĂšre, quelles
  nouvelles dâici me donneras-tu? Le joli oiseau de Munckholm a-t-il Ă©tĂ©
  pris dans sa cage? La fille du vieux ministre a-t-elle enfin été la
  proie de notre _falcofulvus_, de notre fils Frédéric?
  La comtesse, retrouvant sa fierté, se récria encore:
  --Notre fils!
  --Ma foi, quel ùge peut-il avoir? Vingt-quatre ans. Il y en a
  vingt-six que nous nous connaissons, ElphÚge.
 Â
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