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Han d'Islande - 01
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VICTOR HUGO
HAN D’ISLANDE
1833
_Han d’Islande_ est un livre de jeune homme, et de très jeune homme.
On sent en le lisant que l’enfant de dix-huit ans qui écrivait _Han
d’Islande_ dans un accès de fièvre en 1821 n’avait encore aucune
expérience des choses, aucune expérience des hommes, aucune expérience
des idées, et qu’il cherchait à deviner tout cela.
Dans toute œuvre de la pensée, drame, poëme ou roman, il entre trois
ingrédients: ce que l’auteur a senti, ce que l’auteur a observé, ce
que l’auteur a deviné.
Dans le roman en particulier, pour qu’il soit bon, il faut qu’il y ait
beaucoup de choses senties, beaucoup de choses observées, et que les
choses devinées dérivent logiquement et simplement et sans solution de
continuité des choses observées et des choses senties.
En appliquant cette loi à _Han d’Islande_, on fera saillir aisément ce
qui constitue avant tout le défaut de ce livre.
Il n’y a dans _Han d’Islande_ qu’une chose sentie, l’amour du jeune
homme; qu’une chose observée, l’amour de la jeune fille. Tout le reste
est deviné, c’est-à-dire inventé. Car l’adolescence, qui n’a ni faits,
ni expérience, ni échantillons derrière elle, ne devine qu’avec
l’imagination. Aussi _Han d’Islande_, en admettant qu’il vaille la
peine d'être classé, n’est-il guère autre chose qu’un roman
fantastique.
Quand la première saison est passée, quand le front se penche, quand
on sent le besoin de faire autre chose que des histoires curieuses
pour effrayer les vieilles femmes et les petits enfants, quand on a
usé au frottement de la vie les aspérités de sa jeunesse, on reconnaît
que toute invention, toute création, toute divination de l’art doit
avoir pour base l’étude, l’observation, le recueillement, la science,
la mesure, la comparaison, la méditation sérieuse, le dessin attentif
et continuel de chaque chose d’après nature, la critique
consciencieuse de soi-même; et l’inspiration qui se dégage selon ces
nouvelles conditions, loin d’y rien perdre, y gagne un plus large
souffle et de plus fortes ailes. Le poète alors sait complètement où
il va. Toute la rêverie flottante de ses premières années se
cristallise en quelque sorte et se fait pensée. Cette seconde époque
de la vie est ordinairement pour l’artiste celle des grandes œuvres.
Encore jeune et déjà mûr. C’est la phase précieuse, le point
intermédiaire et culminant, l’heure chaude et rayonnante de midi, le
moment où il y a le moins d’ombre et le plus de lumière possible.
Il y a des artistes souverains qui se maintiennent à ce sommet toute
leur vie, malgré le déclin des années. Ce sont là les suprêmes génies.
Shakespeare et Michel-Ange ont laissé sur quelques-uns de leurs
ouvrages l’empreinte de leur jeunesse, la trace de leur vieillesse sur
aucun.
Pour revenir au roman dont on publie ici une nouvelle édition, tel
qu’il est, avec son action saccadée et haletante, avec ses personnages
tout d’une pièce, avec ses gaucheries sauvages, avec son allure
hautaine et maladroite, avec ses candides accès de rêverie, avec ses
couleurs de toute sorte juxtaposées sans précaution pour l’œil, avec
son style cru, choquant et âpre, sans nuances et sans habiletés, avec
les mille excès de tout genre qu’il commet presque à son insu chemin
faisant, ce livre représente assez bien l’époque de la vie à laquelle
il a été écrit, et l’état particulier de l'âme, de l’imagination et du
cœur dans l’adolescence, quand on est amoureux de son premier amour,
quand on convertit en obstacles grandioses et poétiques les
empêchements bourgeois de la vie, quand on a la tête pleine de
fantaisies héroïques qui vous grandissent à vos propres yeux, quand on
est déjà un homme par deux ou trois côtés et encore un enfant par
vingt autres, quand on a lu Ducray-Duminil à onze ans, Auguste
Lafontaine à treize, Shakespeare à seize, échelle étrange et rapide
qui vous a fait passer brusquement, dans vos affections littéraires,
du niais au sentimental, et du sentimental au sublime.
C’est parce que, selon nous, ce livre, œuvre naïve avant tout,
représente avec quelque fidélité l'âge qui l’a produit que nous le
redonnons au public en 1833 tel qu’il a été fait en 1821.
D’ailleurs, puisque l’auteur, si peu de place qu’il tienne en
littérature, a subi la loi commune à tout écrivain grand ou petit, de
voir rehausser ses premiers ouvrages aux dépens des derniers et
d’entendre déclarer qu’il était fort loin d’avoir tenu le peu que ses
commencements promettaient, sans opposer à une critique peut-être
judicieuse et fondée des objections qui seraient suspectes dans sa
bouche, il croit devoir réimprimer purement et simplement ses premiers
ouvrages tels qu’il les a écrits, afin de mettre les lecteurs à même
de décider, en ce qui le concerne, si ce sont des pas en avant ou des
pas en arrière qui séparent _Han d’Islande_ de _Notre-Dame de Paris_.
Paris, mai 1833.
PREMIÈRE ÉDITION
L’auteur de cet ouvrage, depuis le jour où il en a écrit la première
page, jusqu’au jour où il a pu tracer le bienheureux mot FIN au bas de
la dernière, a été le jouet de la plus ridicule illusion. S’étant
imaginé qu’une composition en quatre volumes valait la peine d'être
méditée, il a perdu son temps à chercher une idée fondamentale, à la
développer bien ou mal dans un plan bon ou mauvais, à disposer des
scènes, à combiner des effets, à étudier des mœurs de son mieux; en
un mot, il a pris son ouvrage au sérieux.
Ce n’est que tout à l’heure, au moment où, selon l’usage des auteurs
de terminer par où le lecteur commence, il allait élaborer une longue
préface, qui fût comme le bouclier de son œuvre, et contînt, avec
l’exposé des principes moraux et littéraires sur lesquels repose sa
conception, un précis plus ou moins rapide des divers événements
historiques qu’elle embrasse, et un tableau plus ou moins complet du
pays qu’elle parcourt; ce n’est que tout à l’heure, disons-nous, qu’il
s’est aperçu de sa méprise, qu’il a reconnu toute l’insignifiance et
toute la frivolité du genre à propos duquel il avait si gravement
noirci tant de papier, et qu’il a senti combien il s’était, pour ainsi
dire, mystifié lui-même, en se persuadant que ce roman pourrait bien,
jusqu’à un certain point, être une production littéraire, et que ces
quatre volumes formaient un livre.
Il se résout donc sagement, après avoir fait amende honorable, à ne
rien dire dans cette espèce de préface, que monsieur l’éditeur aura
soin en conséquence d’imprimer en gros caractères. Il n’informera pas
même le lecteur de son nom ou de ses prénoms, ni s’il est jeune ou
vieux, marié ou célibataire, ni s’il a fait des élégies ou des fables,
des odes ou des satires, ni s’il veut faire des tragédies, des drames
ou des comédies, ni s’il jouit du patriciat littéraire dans quelque
académie, ni s’il a une tribune dans un journal quelconque; toutes
choses, cependant, fort intéressantes à savoir. Il se bornera
seulement à faire remarquer que la partie pittoresque de son roman a
été l’objet d’un soin particulier; qu’on y rencontre fréquemment des
K, des Y, des H et des W, quoiqu’il n’ait jamais employé ces
caractères romantiques qu’avec une extrême sobriété, témoin le nom
historique de _Guldenlew_, que plusieurs chroniqueurs écrivent
_Guldenloëwe_, ce qu’il n’a pas osé se permettre; qu’on y trouve
également de nombreuses diphtongues variées avec beaucoup de goût et
d’élégance; et qu’enfin tous les chapitres sont précédés d’épigraphes
étranges et mystérieuses, qui ajoutent singulièrement à l’intérêt et
donnent plus de physionomie à chaque partie de la composition.
Janvier 1823.
DEUXIÈME ÉDITION
On a affirmé à l’auteur de cet ouvrage qu’il était absolument
nécessaire de consacrer spécialement quelques lignes d’avertissement,
de préface ou d’introduction à cette seconde édition. Il a eu beau
représenter que les quatre ou cinq malencontreuses pages vides qui
escortaient la première édition, et dont le libraire s’est obstiné à
déparer celle-ci, lui avaient déjà attiré les anathèmes de l’un de nos
écrivains les plus honorables et les plus distingués [Note: M. C.
Nodier. _Quotidienne_ du 12 mars.], lequel l’avait accusé de prendre
_le ton aigre-doux_ de l’illustre Jedediah Cleishbotham, maître
d’école et sacristain de la paroisse de Gandercleugh; il a eu beau
alléguer que ce brillant et judicieux critique, de sévère pour la
faute, deviendrait sans doute impitoyable pour la récidive; et
présenter, en un mot, une foule d’autres raisons non moins bonnes pour
se dispenser d’y tomber, il paraît qu’on lui en a opposé de
meilleures, puisque le voici maintenant écrivant une seconde préface,
après s'être tant repenti d’avoir écrit la première. Au moment
d’exécuter cette détermination hardie, il conçut d’abord la pensée de
placer en tête de cette seconde édition ce dont il n’avait pas osé
charger la première, savoir _quelques vues générales et particulières
sur le roman_. Méditant ce petit traité littéraire et didactique, il
était encore dans cette mystérieuse ivresse de la composition, instant
bien court, où l’auteur, croyant saisir une idéale perfection qu’il
n’atteindra pas, est intimement ravi de son ouvrage à faire; il était,
disons-nous, dans cette heure d’extase intérieure, où le travail est
un délice, où la possession secrète de la muse semble bien plus douce
que l’éclatante poursuite de la gloire, lorsqu’un de ses amis les plus
sages est venu l’arracher brusquement à cette possession, à cette
extase, à cette ivresse, en lui assurant que plusieurs hommes de
lettres très hauts, très populaires et très puissants, trouvaient la
dissertation qu’il préparait tout à fait méchante, insipide et
fastidieuse; que le douloureux apostolat de la critique dont ils se
sont chargés dans diverses feuilles publiques, leur imposant le devoir
pénible de poursuivre impitoyablement le monstre du _romantisme_ et du
mauvais goût, ils s’occupaient, dans le moment même, de rédiger pour
certains journaux impartiaux et éclairés une critique consciencieuse,
raisonnée et surtout piquante de la susdite dissertation future. À ce
terrible avis, le pauvre auteur
Obstipuit; steteruntque comae; et vox faucibus haesit;
c’est-à-dire qu’il n’a trouvé d’autre expédient que de laisser dans
les limbes, d’où il se préparait à la tirer, cette dissertation,
_vierge non encor née_, comme parle Jean-Baptiste Rousseau, sur
laquelle grondait une si juste et si rude critique. Son ami lui
conseilla de la remplacer tout simplement par une manière
d'_avant-propos des éditeurs_, dans lequel il pourrait se faire dire
très décemment, par ces messieurs, toutes les douceurs qui
chatouillent si voluptueusement l’oreille d’un auteur; il lui en
présenta même plusieurs modèles empruntés à quelques ouvrages très en
faveur, les uns commençant par ces mots: _Le succès immense et
populaire de cet ouvrage, etc._; les autres par ceux-ci: _La célébrité
européenne que vient d’acquérir ce roman, etc._; ou: _Il est
maintenant superflu de louer ce livre, puisque la voix universelle
déclare toutes les louanges fort au-dessous de son mérite, etc., etc._
Quoique ces diverses formules, au dire du discret conseiller, ne
fussent pas sans quelque vertu tentative, l’auteur de ce livre ne se
sentit pas assez d’humilité et d’indifférence paternelle pour exposer
son ouvrage au désenchantement et à l’exigence du lecteur qui aurait
vu ces magnifiques apologies, ni assez d’effronterie pour imiter ces
baladins des foires, qui montrent, comme appât à la curiosité du
public, un crocodile peint sur une toile, derrière laquelle, après
avoir payé, il ne trouve qu’un lézard. Il rejeta donc l’idée
d’entonner ses propres louanges par la bouche complaisante de
messieurs ses éditeurs. Son ami lui suggéra alors de donner pour
passe-port à son vilain brigand islandais quelque chose qui pût le
mettre à la mode et le faire sympathiser avec le siècle, soit
plaisanteries fines contre les marquises, soit amers sarcasmes contre
les prêtres, soit ingénieuses allusions contre les nonnes, les
capucins, et autres monstres de l’ordre social. L’auteur n’eût pas
mieux demandé; mais il ne lui semblait pas, à vrai dire, que les
marquises et les capucins eussent un rapport très direct avec
l’ouvrage qu’il publie. Il eût pu, à la vérité, emprunter d’autres
couleurs sur la même palette, et jeter ici quelques bonnes pages bien
philanthropiques, dans lesquelles--en côtoyant toutefois avec prudence
un banc dangereux, caché sous les mers de la philosophie, qu’on nomme
le banc du _tribunal correctionnel_--il eût avancé quelques-unes de
ces vérités découvertes par nos sages pour la gloire de l’homme et la
consolation du mourant; savoir, que l’homme n’est qu’une brute, que
l'âme n’est qu’un peu de gaz plus ou moins dense, et que Dieu n’est
rien; mais il a pensé que ces vérités incontestables étaient déjà bien
triviales et bien usées, et qu’il ajouterait à peine une goutte d’eau
à ce déluge de morales raisonnables, de religions athées, de maximes,
de doctrines, de principes qui nous inondent pour notre bonheur,
depuis trente ans, d’une si prodigieuse façon qu’on pourrait--s’il n’y
avait irrévérence--leur appliquer les vers de Régnier sur une averse:
Des nuages en eau tombait un tel degoust,
Que les chiens altérés pouvaient boire debout.
Du reste, ces hautes matières ne se rattachaient pas encore très
visiblement au sujet de cet ouvrage, et il eût été fort embarrassé de
trouver une liaison qui l’y conduisit, quoique l’art des transitions
soit singulièrement simplifié depuis que tant de grands hommes ont
trouvé le secret de passer sans secousse d’une échoppe dans un palais,
et d’échanger sans disparate le bonnet de _police_ contre la couronne
civique.
Reconnaissant donc qu’il ne saurait trouver dans son talent ni dans sa
science, _par ses ailes ou par son bec_, comme dit l’ingénieuse poésie
des Arabes, une préface intéressante pour les lecteurs, l’auteur de
ceci s’est déterminé à ne leur offrir qu’un récit grave et naïf des
améliorations apportées à cette seconde édition.
Il les préviendra d’abord que ce mot, _seconde édition_, est ici assez
impropre, et que le titre de _première édition_ est réellement celui
qui convient à cette réimpression, attendu que les quatre liasses
inégales de papier grisâtre maculé de noir et de blanc, dans
lesquelles le public indulgent a bien voulu voir jusqu’ici les quatre
volumes de _Han d’Islande_, avaient été tellement déshonorées
d’incongruités typographiques par un imprimeur barbare, que le
déplorable auteur, en parcourant sa méconnaissable production, était
incessamment livré au supplice d’un père auquel on rendrait son enfant
mutilé et tatoué par la main d’un iroquois du lac Ontario.
Ici, _l’esclavage_ du suicide en remplaçait _l’usage_; ailleurs, le
manœuvre-typographe donnait à un _lien_ une voix qui appartenait à un
_lion_; plus loin il ôtait à la montagne du Dofre-Field ses _pics_,
pour lui attribuer des _pieds_, on, lorsque les pêcheurs norvégiens
s’attendaient à amarrer dans des _criques_, il poussait leur barque
sur des _briques_. Pour ne pas fatiguer le lecteur, l’auteur passe
sous silence tout ce que sa mémoire ulcérée lui rappelle d’outrages de
ce genre:
_Manet alto in pectore vulnus_.
Il lui suffira de dire qu’il n’est pas d’image grotesque, de sens
baroque, de pensée absurde, de figure incohérente, d’hiéroglyphe
burlesque, que l’ignorance industrieusement stupide de ce prote
logogriphique ne lui ait fait exprimer. Hélas! quiconque a fait
imprimer douze lignes dans sa vie, ne fût-ce qu’une lettre de mariage
ou d’enterrement, sentira l’amertume profonde d’une pareille douleur!
C’est donc avec le soin le plus scrupuleux qu’ont été revues les
épreuves de cette nouvelle publication, et maintenant l’auteur ose
croire, ainsi qu’un ou deux amis intimes, que ce roman restauré est
digne de figurer parmi ces splendides écrits en présence desquels _les
onze étoiles se prosternent, comme devant la lune et le
soleil_[Alcoran].
Si messieurs les journalistes l’accusent de n’avoir pas fait de
corrections, il prendra la liberté de leur envoyer les épreuves,
noircies par un minutieux labeur, de ce livre régénéré; car on prétend
qu’il y a parmi ces messieurs plus d’un Thomas l’incrédule.
Du reste, le lecteur bénévole pourra remarquer qu’on a rectifié
plusieurs dates, ajouté quelques notes historiques, surtout enrichi un
ou deux chapitres d’épigraphes nouvelles; en un mot, il trouvera à
chaque page des changements dont l’importance extrême a été mesurée
sur celle même de l’ouvrage.
Un impertinent conseiller désirait qu’il mît au bas des feuillets la
traduction de toutes les phrases latines que le docte Spiagudry sème
dans cet ouvrage, pour l’intelligence--ajoutait ce quidam--de ceux de
messieurs les maçons, chaudronniers ou perruquiers qui rédigent
certains journaux où pourrait être jugé par hasard _Han d’Islande_. On
pense avec quelle indignation l’auteur a reçu cet insidieux avis. Il a
instamment prié le mauvais plaisant d’apprendre que tous les
journalistes, indistinctement, sont des soleils d’urbanité, de savoir
et de bonne foi, et de ne pas lui faire l’injure de croire qu’il fût
du nombre de ces citoyens ingrats, toujours prêts à adresser aux
dictateurs du goût et du génie ce méchant vers d’un vieux poëte:
Tenez-vous dans vos peaux et ne jugez personne;
que pour lui, enfin, il était loin de penser que la _peau du lion_ ne
fût pas la peau véritable de ces populaires seigneurs.
Quelqu’un l’exhortait encore--car il doit tout dire ingénument à ses
lecteurs--à placer son nom sur le titre de ce roman, jusqu’ici enfant
abandonné d’un père inconnu. Il faut avouer qu’outre l’agrément de
voir les sept ou huit caractères romains qui forment ce qu’on appelle
son nom, ressortir en belles lettres noires sur de beau papier blanc,
il y a bien un certain charme à le faire briller isolément sur le dos
de la couverture imprimée, comme si l’ouvrage qu’il revêt, loin d'être
le seul monument du génie de l’auteur, n’était que l’une des colonnes
du temple imposant où doit s’élever un jour son immortalité, qu’un
mince échantillon de son talent caché et de sa gloire inédite. Cela
prouve qu’on a au moins l’intention d'être un jour un écrivain
illustre et considérable. Il a fallu, pour triompher de cette
tentation nouvelle, toute la crainte qu’a éprouvée l’auteur de ne
pouvoir percer la foule de ces noircisseurs de papier, lesquels, même
en rompant l’anonyme, gardent toujours l'_incognito_.
Quant à l’observation que plusieurs amateurs d’oreille délicate lui
ont soumise touchant la rudesse sauvage de ses noms norvégiens, il la
trouve tout à fait fondée; aussi se propose-t-il, dès qu’il sera nommé
membre de la société royale de Stockholm ou de l’académie de Berghen,
d’inviter messieurs les norvégiens à changer de langue, attendu que le
vilain jargon dont ils ont la bizarrerie de se servir, blesse le
tympan de nos parisiennes, et que leurs noms biscornus, aussi raboteux
que leurs rochers, produisent sur la langue sensible qui les prononce
l’effet que ferait sans doute leur huile d’ours et leur pain d’écorce
sur les houppes nerveuses et sensitives de notre palais.
Il lui reste à remercier les huit où dix personnes qui ont eu la bonté
de lire son ouvrage en entier, comme le constate le succès vraiment
prodigieux qu’il a obtenu; il témoigne également toute sa gratitude à
celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se
faire d’après son livre un certain idéal de l’auteur de _Han
d’Islande_; il est infiniment flatté qu’elles veuillent bien lui
accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards; il
est confus qu’elles daignent lui faire l’honneur de croire qu’il ne
coupe jamais ses ongles; mais il les supplie à genoux d'être bien
convaincues qu’il ne pousse pas encore la férocité jusqu’à dévorer les
petits enfants vivants; du reste, tous ces faits seront fixés lorsque
sa renommée sera montée jusqu’au niveau de celles des auteurs de
_Lolotte et Fanfan_ ou de _Monsieur Botte_, hommes transcendants,
jumeaux de génie et de goût, _Arcades ambo_; et qu’on placera en tête
de ses œuvres son portrait, _terribiles visu formæ_, et sa
biographie, _domestica facta_. Il allait clore cette trop longue note,
lorsque son libraire, au moment d’envoyer l’ouvrage aux journaux, est
venu lui demander pour eux quelques petits articles de complaisance
sur son propre ouvrage, ajoutant, pour dissiper tous les scrupules de
l’auteur, _que son écriture ne serait pas compromise, et qu’il les
recopierait lui-même_. Ce dernier trait lui a semblé touchant. Comme
il paraît qu’en ce siècle tout lumineux chacun se fait un devoir
d’éclairer son prochain sur ses qualités et perfections personnelles,
chose dont nul n’est mieux instruit que leur propriétaire; comme,
d’ailleurs, cette dernière tentation est assez forte; l’auteur croit,
dans le cas où il y succomberait, devoir prévenir le public de ne
jamais croire qu’à demi tout ce que les journaux lui diront de son
ouvrage.
Avril 1823.
Han D’Islande
I
L’avez-vous vu? qui est-ce qui l’a vu?--Ce n’est
pas moi.--Qui donc?--Je n’en sais rien.
STERNE, _Tristram Shandy_.
--Voilà où conduit l’amour, voisin Niels, cette pauvre Guth Stersen ne
serait point là étendue sur cette grande pierre noire, comme une
étoile de mer oubliée par la marée, si elle n’avait jamais songé qu’à
reclouer la barque ou à raccommoder les filets de son père, notre
vieux camarade. Que saint Usuph le pêcheur le console dans son
affliction!
--Et son fiancé, reprit une voix aiguë et tremblotante, Gill Stadt, ce
beau jeune homme que vous voyez tout à côté d’elle, n’y serait point,
si, au lieu de faire l’amour à Guth et de chercher fortune dans ces
maudites mines de Roeraas, il avait passé sa jeunesse à balancer le
berceau de son jeune frère aux poutres enfumées de sa chaumière.
Le voisin Niels, à qui s’adressait le premier interlocuteur,
interrompit:--Votre mémoire vieillit avec vous, mère Olly; Gill n’a
jamais eu de frère, et c’est en cela que la douleur de la pauvre veuve
Stadt doit être plus amère, car sa cabane est maintenant tout à fait
déserte; si elle veut regarder le ciel pour se consoler, elle trouvera
entre ses yeux et le ciel son vieux toit, où pend encore le berceau
vide de son enfant, devenu grand jeune homme, et mort.
--Pauvre mère! reprit la vieille Olly, car pour le jeune homme, c’est
sa faute; pourquoi se faire mineur à Roeraas?
--Je crois en effet, dit Niels, que ces infernales mines nous prennent
un homme par ascalin de cuivre qu’elles nous donnent. Qu’en
pensez-vous, compère Braal?
--Les mineurs sont des fous, repartit le pêcheur. Pour vivre, le
poisson ne doit pas sortir de l’eau, l’homme ne doit pas entrer en
terre.
--Mais, demanda un jeune homme dans la foule, si le travail des mines
était nécessaire à Gill Stadt pour obtenir sa fiancée?...
--Il ne faut jamais exposer sa vie, interrompit Olly, pour des
affections qui sont loin de la valoir et de la remplir. Le beau lit de
noces en effet que Gill a gagné pour sa Guth.
--Cette jeune femme, demanda un autre curieux, s’est donc noyée en
désespoir de la mort de ce jeune homme?
--Qui dit cela? s’écria d’une voix forte un soldat qui venait de
fendre la presse. Cette jeune fille, que je connais bien, était en
effet fiancée à un jeune mineur écrasé dernièrement par un éclat de
rocher dans les galeries souterraines de Storwaadsgrube, près Roeraas;
mais elle était aussi la maîtresse d’un de mes camarades; et comme
avant-hier elle voulut s’introduire à Munckholm furtivement pour y
célébrer avec son amant la mort de son fiancé, la barque qui la
portait chavira sur un écueil, et elle s’est noyée.
Un bruit confus de voix s’éleva:--Impossible, seigneur soldat,
criaient les vieilles femmes; les jeunes se taisaient; et le voisin
Niels rappelait malignement au pêcheur Braal sa grave sentence: «Voilà
où conduit l’amour!»
Le militaire allait se fâcher sérieusement contre ses contradicteurs
femelles; il les avait déjà appelées _vieilles sorcières de la grotte
de Quiragoth_, et elles n’étaient pas disposées à endurer patiemment
une si grave insulte, quand une voix aigre et impérieuse, criant
_paix, paix, radoteuses_! vint mettre fin au débat. Tout se tut, comme
lorsque le cri subit d’un coq s’élève parmi les glapissements des
poules.
Avant de raconter le reste de la scène, il n’est peut-être pas inutile
de décrire le lieu où elle se passait; c’était--le lecteur l’a sans
doute déjà deviné--dans, un de ces édifices lugubres que la pitié
publique et la prévoyance sociale consacrent aux cadavres inconnus,
dernier asile de morts qui la plupart ont vécu malheureux; où se
pressent le curieux indifférent, l’observateur morose ou bienveillant,
et souvent des amis, des parents éplorés, à qui une longue et
insupportable inquiétude n’a plus laissé qu’une lamentable espérance.
À l’époque déjà loin de nous, et dans le pays peu civilisé où j’ai
transporté mon lecteur, on n’avait point encore imaginé, comme dans
nos villes de boue et d’or, de faire de ces lieux de dépôt des
monuments ingénieusement sinistres et élégamment funèbres. Le jour n’y
descendait pas à travers une ouverture de forme tumulaire, le long
d’une voûte artistement sculptée, sur des espèces de couches où l’on
semble avoir voulu laisser aux morts quelques-unes des commodités de
la vie, et où l’oreiller est marqué comme pour le sommeil. Si la porte
du gardien s’entr’ouvrait, l’œil, fatigué par des cadavres nus et
hideux, n’avait pas, comme aujourd’hui, le plaisir de se reposer sur
des meubles élégants et des enfants joyeux. La mort était là dans
toute sa laideur, dans toute son horreur; et l’on n’avait point encore
essayé de parer son squelette décharné de pompons et de rubans.
La salle où se trouvaient nos interlocuteurs était spacieuse et
obscure, ce qui la faisait paraître plus spacieuse encore; elle ne
recevait de jour que par la porte carrée et basse qui s’ouvrait sur le
port de Drontheim, et une ouverture grossièrement pratiquée dans le
plafond, d’où une lumière blanche et terne tombait avec la pluie, la
grêle ou la neige, selon le temps, sur les cadavres couchés
directement au-dessous. Cette salle était divisée dans sa largeur par
une balustrade de fer à hauteur d’appui. Le public pénétrait dans la
première partie par la porte carrée; on voyait dans la seconde six
longues dalles de granit noir, disposées de front et parallèlement.
Une petite porte latérale servait, dans chaque section, d’entrée au
gardien et à son aide, dont le logement remplissait les derrières de
l’édifice, adossé à la mer. Le mineur et sa fiancée occupaient deux
des lits de granit; la décomposition s’annonçait dans le corps de la
jeune fille par les larges taches bleues et pourprées qui couraient le
long de ses membres sur la place des vaisseaux sanguins. Les traits de
Gill paraissaient durs et sombres; mais son cadavre était si
horriblement mutilé, qu’il était impossible de juger si sa beauté
était aussi réelle que le disait la vieille Olly.
C’est devant ces restes défigurés qu’avait commencé, au milieu de la
foule muette, la conversation dont nous avons été le fidèle
interprète.
Un grand homme, sec et vieux, assis les bras croisés et la tête
penchée sur un débris d’escabelle dans le coin le plus noir de la
salle, n’avait paru y prêter aucune attention jusqu’au moment où il se
leva subitement en criant: Paix, paix, radoteuses! et vint saisir le
bras du soldat.
Tout le monde se tut; le soldat se retourna et partit d’un brusque
éclat de rire à la vue de son singulier interrupteur, dont le visage
hâve, les cheveux rares et sales, les longs doigts et le complet
accoutrement de cuir de renne, justifiaient amplement un accueil aussi
gai. Cependant un murmure s’élevait dans la foule des femmes, un
moment interdites:--C’est le gardien du Spladgest [Nom de la morgue de
Drontheim].
--Cet infernal concierge des morts!--Ce diabolique Spiagudry!--Ce
maudit sorcier...
HAN D’ISLANDE
1833
_Han d’Islande_ est un livre de jeune homme, et de très jeune homme.
On sent en le lisant que l’enfant de dix-huit ans qui écrivait _Han
d’Islande_ dans un accès de fièvre en 1821 n’avait encore aucune
expérience des choses, aucune expérience des hommes, aucune expérience
des idées, et qu’il cherchait à deviner tout cela.
Dans toute œuvre de la pensée, drame, poëme ou roman, il entre trois
ingrédients: ce que l’auteur a senti, ce que l’auteur a observé, ce
que l’auteur a deviné.
Dans le roman en particulier, pour qu’il soit bon, il faut qu’il y ait
beaucoup de choses senties, beaucoup de choses observées, et que les
choses devinées dérivent logiquement et simplement et sans solution de
continuité des choses observées et des choses senties.
En appliquant cette loi à _Han d’Islande_, on fera saillir aisément ce
qui constitue avant tout le défaut de ce livre.
Il n’y a dans _Han d’Islande_ qu’une chose sentie, l’amour du jeune
homme; qu’une chose observée, l’amour de la jeune fille. Tout le reste
est deviné, c’est-à-dire inventé. Car l’adolescence, qui n’a ni faits,
ni expérience, ni échantillons derrière elle, ne devine qu’avec
l’imagination. Aussi _Han d’Islande_, en admettant qu’il vaille la
peine d'être classé, n’est-il guère autre chose qu’un roman
fantastique.
Quand la première saison est passée, quand le front se penche, quand
on sent le besoin de faire autre chose que des histoires curieuses
pour effrayer les vieilles femmes et les petits enfants, quand on a
usé au frottement de la vie les aspérités de sa jeunesse, on reconnaît
que toute invention, toute création, toute divination de l’art doit
avoir pour base l’étude, l’observation, le recueillement, la science,
la mesure, la comparaison, la méditation sérieuse, le dessin attentif
et continuel de chaque chose d’après nature, la critique
consciencieuse de soi-même; et l’inspiration qui se dégage selon ces
nouvelles conditions, loin d’y rien perdre, y gagne un plus large
souffle et de plus fortes ailes. Le poète alors sait complètement où
il va. Toute la rêverie flottante de ses premières années se
cristallise en quelque sorte et se fait pensée. Cette seconde époque
de la vie est ordinairement pour l’artiste celle des grandes œuvres.
Encore jeune et déjà mûr. C’est la phase précieuse, le point
intermédiaire et culminant, l’heure chaude et rayonnante de midi, le
moment où il y a le moins d’ombre et le plus de lumière possible.
Il y a des artistes souverains qui se maintiennent à ce sommet toute
leur vie, malgré le déclin des années. Ce sont là les suprêmes génies.
Shakespeare et Michel-Ange ont laissé sur quelques-uns de leurs
ouvrages l’empreinte de leur jeunesse, la trace de leur vieillesse sur
aucun.
Pour revenir au roman dont on publie ici une nouvelle édition, tel
qu’il est, avec son action saccadée et haletante, avec ses personnages
tout d’une pièce, avec ses gaucheries sauvages, avec son allure
hautaine et maladroite, avec ses candides accès de rêverie, avec ses
couleurs de toute sorte juxtaposées sans précaution pour l’œil, avec
son style cru, choquant et âpre, sans nuances et sans habiletés, avec
les mille excès de tout genre qu’il commet presque à son insu chemin
faisant, ce livre représente assez bien l’époque de la vie à laquelle
il a été écrit, et l’état particulier de l'âme, de l’imagination et du
cœur dans l’adolescence, quand on est amoureux de son premier amour,
quand on convertit en obstacles grandioses et poétiques les
empêchements bourgeois de la vie, quand on a la tête pleine de
fantaisies héroïques qui vous grandissent à vos propres yeux, quand on
est déjà un homme par deux ou trois côtés et encore un enfant par
vingt autres, quand on a lu Ducray-Duminil à onze ans, Auguste
Lafontaine à treize, Shakespeare à seize, échelle étrange et rapide
qui vous a fait passer brusquement, dans vos affections littéraires,
du niais au sentimental, et du sentimental au sublime.
C’est parce que, selon nous, ce livre, œuvre naïve avant tout,
représente avec quelque fidélité l'âge qui l’a produit que nous le
redonnons au public en 1833 tel qu’il a été fait en 1821.
D’ailleurs, puisque l’auteur, si peu de place qu’il tienne en
littérature, a subi la loi commune à tout écrivain grand ou petit, de
voir rehausser ses premiers ouvrages aux dépens des derniers et
d’entendre déclarer qu’il était fort loin d’avoir tenu le peu que ses
commencements promettaient, sans opposer à une critique peut-être
judicieuse et fondée des objections qui seraient suspectes dans sa
bouche, il croit devoir réimprimer purement et simplement ses premiers
ouvrages tels qu’il les a écrits, afin de mettre les lecteurs à même
de décider, en ce qui le concerne, si ce sont des pas en avant ou des
pas en arrière qui séparent _Han d’Islande_ de _Notre-Dame de Paris_.
Paris, mai 1833.
PREMIÈRE ÉDITION
L’auteur de cet ouvrage, depuis le jour où il en a écrit la première
page, jusqu’au jour où il a pu tracer le bienheureux mot FIN au bas de
la dernière, a été le jouet de la plus ridicule illusion. S’étant
imaginé qu’une composition en quatre volumes valait la peine d'être
méditée, il a perdu son temps à chercher une idée fondamentale, à la
développer bien ou mal dans un plan bon ou mauvais, à disposer des
scènes, à combiner des effets, à étudier des mœurs de son mieux; en
un mot, il a pris son ouvrage au sérieux.
Ce n’est que tout à l’heure, au moment où, selon l’usage des auteurs
de terminer par où le lecteur commence, il allait élaborer une longue
préface, qui fût comme le bouclier de son œuvre, et contînt, avec
l’exposé des principes moraux et littéraires sur lesquels repose sa
conception, un précis plus ou moins rapide des divers événements
historiques qu’elle embrasse, et un tableau plus ou moins complet du
pays qu’elle parcourt; ce n’est que tout à l’heure, disons-nous, qu’il
s’est aperçu de sa méprise, qu’il a reconnu toute l’insignifiance et
toute la frivolité du genre à propos duquel il avait si gravement
noirci tant de papier, et qu’il a senti combien il s’était, pour ainsi
dire, mystifié lui-même, en se persuadant que ce roman pourrait bien,
jusqu’à un certain point, être une production littéraire, et que ces
quatre volumes formaient un livre.
Il se résout donc sagement, après avoir fait amende honorable, à ne
rien dire dans cette espèce de préface, que monsieur l’éditeur aura
soin en conséquence d’imprimer en gros caractères. Il n’informera pas
même le lecteur de son nom ou de ses prénoms, ni s’il est jeune ou
vieux, marié ou célibataire, ni s’il a fait des élégies ou des fables,
des odes ou des satires, ni s’il veut faire des tragédies, des drames
ou des comédies, ni s’il jouit du patriciat littéraire dans quelque
académie, ni s’il a une tribune dans un journal quelconque; toutes
choses, cependant, fort intéressantes à savoir. Il se bornera
seulement à faire remarquer que la partie pittoresque de son roman a
été l’objet d’un soin particulier; qu’on y rencontre fréquemment des
K, des Y, des H et des W, quoiqu’il n’ait jamais employé ces
caractères romantiques qu’avec une extrême sobriété, témoin le nom
historique de _Guldenlew_, que plusieurs chroniqueurs écrivent
_Guldenloëwe_, ce qu’il n’a pas osé se permettre; qu’on y trouve
également de nombreuses diphtongues variées avec beaucoup de goût et
d’élégance; et qu’enfin tous les chapitres sont précédés d’épigraphes
étranges et mystérieuses, qui ajoutent singulièrement à l’intérêt et
donnent plus de physionomie à chaque partie de la composition.
Janvier 1823.
DEUXIÈME ÉDITION
On a affirmé à l’auteur de cet ouvrage qu’il était absolument
nécessaire de consacrer spécialement quelques lignes d’avertissement,
de préface ou d’introduction à cette seconde édition. Il a eu beau
représenter que les quatre ou cinq malencontreuses pages vides qui
escortaient la première édition, et dont le libraire s’est obstiné à
déparer celle-ci, lui avaient déjà attiré les anathèmes de l’un de nos
écrivains les plus honorables et les plus distingués [Note: M. C.
Nodier. _Quotidienne_ du 12 mars.], lequel l’avait accusé de prendre
_le ton aigre-doux_ de l’illustre Jedediah Cleishbotham, maître
d’école et sacristain de la paroisse de Gandercleugh; il a eu beau
alléguer que ce brillant et judicieux critique, de sévère pour la
faute, deviendrait sans doute impitoyable pour la récidive; et
présenter, en un mot, une foule d’autres raisons non moins bonnes pour
se dispenser d’y tomber, il paraît qu’on lui en a opposé de
meilleures, puisque le voici maintenant écrivant une seconde préface,
après s'être tant repenti d’avoir écrit la première. Au moment
d’exécuter cette détermination hardie, il conçut d’abord la pensée de
placer en tête de cette seconde édition ce dont il n’avait pas osé
charger la première, savoir _quelques vues générales et particulières
sur le roman_. Méditant ce petit traité littéraire et didactique, il
était encore dans cette mystérieuse ivresse de la composition, instant
bien court, où l’auteur, croyant saisir une idéale perfection qu’il
n’atteindra pas, est intimement ravi de son ouvrage à faire; il était,
disons-nous, dans cette heure d’extase intérieure, où le travail est
un délice, où la possession secrète de la muse semble bien plus douce
que l’éclatante poursuite de la gloire, lorsqu’un de ses amis les plus
sages est venu l’arracher brusquement à cette possession, à cette
extase, à cette ivresse, en lui assurant que plusieurs hommes de
lettres très hauts, très populaires et très puissants, trouvaient la
dissertation qu’il préparait tout à fait méchante, insipide et
fastidieuse; que le douloureux apostolat de la critique dont ils se
sont chargés dans diverses feuilles publiques, leur imposant le devoir
pénible de poursuivre impitoyablement le monstre du _romantisme_ et du
mauvais goût, ils s’occupaient, dans le moment même, de rédiger pour
certains journaux impartiaux et éclairés une critique consciencieuse,
raisonnée et surtout piquante de la susdite dissertation future. À ce
terrible avis, le pauvre auteur
Obstipuit; steteruntque comae; et vox faucibus haesit;
c’est-à-dire qu’il n’a trouvé d’autre expédient que de laisser dans
les limbes, d’où il se préparait à la tirer, cette dissertation,
_vierge non encor née_, comme parle Jean-Baptiste Rousseau, sur
laquelle grondait une si juste et si rude critique. Son ami lui
conseilla de la remplacer tout simplement par une manière
d'_avant-propos des éditeurs_, dans lequel il pourrait se faire dire
très décemment, par ces messieurs, toutes les douceurs qui
chatouillent si voluptueusement l’oreille d’un auteur; il lui en
présenta même plusieurs modèles empruntés à quelques ouvrages très en
faveur, les uns commençant par ces mots: _Le succès immense et
populaire de cet ouvrage, etc._; les autres par ceux-ci: _La célébrité
européenne que vient d’acquérir ce roman, etc._; ou: _Il est
maintenant superflu de louer ce livre, puisque la voix universelle
déclare toutes les louanges fort au-dessous de son mérite, etc., etc._
Quoique ces diverses formules, au dire du discret conseiller, ne
fussent pas sans quelque vertu tentative, l’auteur de ce livre ne se
sentit pas assez d’humilité et d’indifférence paternelle pour exposer
son ouvrage au désenchantement et à l’exigence du lecteur qui aurait
vu ces magnifiques apologies, ni assez d’effronterie pour imiter ces
baladins des foires, qui montrent, comme appât à la curiosité du
public, un crocodile peint sur une toile, derrière laquelle, après
avoir payé, il ne trouve qu’un lézard. Il rejeta donc l’idée
d’entonner ses propres louanges par la bouche complaisante de
messieurs ses éditeurs. Son ami lui suggéra alors de donner pour
passe-port à son vilain brigand islandais quelque chose qui pût le
mettre à la mode et le faire sympathiser avec le siècle, soit
plaisanteries fines contre les marquises, soit amers sarcasmes contre
les prêtres, soit ingénieuses allusions contre les nonnes, les
capucins, et autres monstres de l’ordre social. L’auteur n’eût pas
mieux demandé; mais il ne lui semblait pas, à vrai dire, que les
marquises et les capucins eussent un rapport très direct avec
l’ouvrage qu’il publie. Il eût pu, à la vérité, emprunter d’autres
couleurs sur la même palette, et jeter ici quelques bonnes pages bien
philanthropiques, dans lesquelles--en côtoyant toutefois avec prudence
un banc dangereux, caché sous les mers de la philosophie, qu’on nomme
le banc du _tribunal correctionnel_--il eût avancé quelques-unes de
ces vérités découvertes par nos sages pour la gloire de l’homme et la
consolation du mourant; savoir, que l’homme n’est qu’une brute, que
l'âme n’est qu’un peu de gaz plus ou moins dense, et que Dieu n’est
rien; mais il a pensé que ces vérités incontestables étaient déjà bien
triviales et bien usées, et qu’il ajouterait à peine une goutte d’eau
à ce déluge de morales raisonnables, de religions athées, de maximes,
de doctrines, de principes qui nous inondent pour notre bonheur,
depuis trente ans, d’une si prodigieuse façon qu’on pourrait--s’il n’y
avait irrévérence--leur appliquer les vers de Régnier sur une averse:
Des nuages en eau tombait un tel degoust,
Que les chiens altérés pouvaient boire debout.
Du reste, ces hautes matières ne se rattachaient pas encore très
visiblement au sujet de cet ouvrage, et il eût été fort embarrassé de
trouver une liaison qui l’y conduisit, quoique l’art des transitions
soit singulièrement simplifié depuis que tant de grands hommes ont
trouvé le secret de passer sans secousse d’une échoppe dans un palais,
et d’échanger sans disparate le bonnet de _police_ contre la couronne
civique.
Reconnaissant donc qu’il ne saurait trouver dans son talent ni dans sa
science, _par ses ailes ou par son bec_, comme dit l’ingénieuse poésie
des Arabes, une préface intéressante pour les lecteurs, l’auteur de
ceci s’est déterminé à ne leur offrir qu’un récit grave et naïf des
améliorations apportées à cette seconde édition.
Il les préviendra d’abord que ce mot, _seconde édition_, est ici assez
impropre, et que le titre de _première édition_ est réellement celui
qui convient à cette réimpression, attendu que les quatre liasses
inégales de papier grisâtre maculé de noir et de blanc, dans
lesquelles le public indulgent a bien voulu voir jusqu’ici les quatre
volumes de _Han d’Islande_, avaient été tellement déshonorées
d’incongruités typographiques par un imprimeur barbare, que le
déplorable auteur, en parcourant sa méconnaissable production, était
incessamment livré au supplice d’un père auquel on rendrait son enfant
mutilé et tatoué par la main d’un iroquois du lac Ontario.
Ici, _l’esclavage_ du suicide en remplaçait _l’usage_; ailleurs, le
manœuvre-typographe donnait à un _lien_ une voix qui appartenait à un
_lion_; plus loin il ôtait à la montagne du Dofre-Field ses _pics_,
pour lui attribuer des _pieds_, on, lorsque les pêcheurs norvégiens
s’attendaient à amarrer dans des _criques_, il poussait leur barque
sur des _briques_. Pour ne pas fatiguer le lecteur, l’auteur passe
sous silence tout ce que sa mémoire ulcérée lui rappelle d’outrages de
ce genre:
_Manet alto in pectore vulnus_.
Il lui suffira de dire qu’il n’est pas d’image grotesque, de sens
baroque, de pensée absurde, de figure incohérente, d’hiéroglyphe
burlesque, que l’ignorance industrieusement stupide de ce prote
logogriphique ne lui ait fait exprimer. Hélas! quiconque a fait
imprimer douze lignes dans sa vie, ne fût-ce qu’une lettre de mariage
ou d’enterrement, sentira l’amertume profonde d’une pareille douleur!
C’est donc avec le soin le plus scrupuleux qu’ont été revues les
épreuves de cette nouvelle publication, et maintenant l’auteur ose
croire, ainsi qu’un ou deux amis intimes, que ce roman restauré est
digne de figurer parmi ces splendides écrits en présence desquels _les
onze étoiles se prosternent, comme devant la lune et le
soleil_[Alcoran].
Si messieurs les journalistes l’accusent de n’avoir pas fait de
corrections, il prendra la liberté de leur envoyer les épreuves,
noircies par un minutieux labeur, de ce livre régénéré; car on prétend
qu’il y a parmi ces messieurs plus d’un Thomas l’incrédule.
Du reste, le lecteur bénévole pourra remarquer qu’on a rectifié
plusieurs dates, ajouté quelques notes historiques, surtout enrichi un
ou deux chapitres d’épigraphes nouvelles; en un mot, il trouvera à
chaque page des changements dont l’importance extrême a été mesurée
sur celle même de l’ouvrage.
Un impertinent conseiller désirait qu’il mît au bas des feuillets la
traduction de toutes les phrases latines que le docte Spiagudry sème
dans cet ouvrage, pour l’intelligence--ajoutait ce quidam--de ceux de
messieurs les maçons, chaudronniers ou perruquiers qui rédigent
certains journaux où pourrait être jugé par hasard _Han d’Islande_. On
pense avec quelle indignation l’auteur a reçu cet insidieux avis. Il a
instamment prié le mauvais plaisant d’apprendre que tous les
journalistes, indistinctement, sont des soleils d’urbanité, de savoir
et de bonne foi, et de ne pas lui faire l’injure de croire qu’il fût
du nombre de ces citoyens ingrats, toujours prêts à adresser aux
dictateurs du goût et du génie ce méchant vers d’un vieux poëte:
Tenez-vous dans vos peaux et ne jugez personne;
que pour lui, enfin, il était loin de penser que la _peau du lion_ ne
fût pas la peau véritable de ces populaires seigneurs.
Quelqu’un l’exhortait encore--car il doit tout dire ingénument à ses
lecteurs--à placer son nom sur le titre de ce roman, jusqu’ici enfant
abandonné d’un père inconnu. Il faut avouer qu’outre l’agrément de
voir les sept ou huit caractères romains qui forment ce qu’on appelle
son nom, ressortir en belles lettres noires sur de beau papier blanc,
il y a bien un certain charme à le faire briller isolément sur le dos
de la couverture imprimée, comme si l’ouvrage qu’il revêt, loin d'être
le seul monument du génie de l’auteur, n’était que l’une des colonnes
du temple imposant où doit s’élever un jour son immortalité, qu’un
mince échantillon de son talent caché et de sa gloire inédite. Cela
prouve qu’on a au moins l’intention d'être un jour un écrivain
illustre et considérable. Il a fallu, pour triompher de cette
tentation nouvelle, toute la crainte qu’a éprouvée l’auteur de ne
pouvoir percer la foule de ces noircisseurs de papier, lesquels, même
en rompant l’anonyme, gardent toujours l'_incognito_.
Quant à l’observation que plusieurs amateurs d’oreille délicate lui
ont soumise touchant la rudesse sauvage de ses noms norvégiens, il la
trouve tout à fait fondée; aussi se propose-t-il, dès qu’il sera nommé
membre de la société royale de Stockholm ou de l’académie de Berghen,
d’inviter messieurs les norvégiens à changer de langue, attendu que le
vilain jargon dont ils ont la bizarrerie de se servir, blesse le
tympan de nos parisiennes, et que leurs noms biscornus, aussi raboteux
que leurs rochers, produisent sur la langue sensible qui les prononce
l’effet que ferait sans doute leur huile d’ours et leur pain d’écorce
sur les houppes nerveuses et sensitives de notre palais.
Il lui reste à remercier les huit où dix personnes qui ont eu la bonté
de lire son ouvrage en entier, comme le constate le succès vraiment
prodigieux qu’il a obtenu; il témoigne également toute sa gratitude à
celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se
faire d’après son livre un certain idéal de l’auteur de _Han
d’Islande_; il est infiniment flatté qu’elles veuillent bien lui
accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards; il
est confus qu’elles daignent lui faire l’honneur de croire qu’il ne
coupe jamais ses ongles; mais il les supplie à genoux d'être bien
convaincues qu’il ne pousse pas encore la férocité jusqu’à dévorer les
petits enfants vivants; du reste, tous ces faits seront fixés lorsque
sa renommée sera montée jusqu’au niveau de celles des auteurs de
_Lolotte et Fanfan_ ou de _Monsieur Botte_, hommes transcendants,
jumeaux de génie et de goût, _Arcades ambo_; et qu’on placera en tête
de ses œuvres son portrait, _terribiles visu formæ_, et sa
biographie, _domestica facta_. Il allait clore cette trop longue note,
lorsque son libraire, au moment d’envoyer l’ouvrage aux journaux, est
venu lui demander pour eux quelques petits articles de complaisance
sur son propre ouvrage, ajoutant, pour dissiper tous les scrupules de
l’auteur, _que son écriture ne serait pas compromise, et qu’il les
recopierait lui-même_. Ce dernier trait lui a semblé touchant. Comme
il paraît qu’en ce siècle tout lumineux chacun se fait un devoir
d’éclairer son prochain sur ses qualités et perfections personnelles,
chose dont nul n’est mieux instruit que leur propriétaire; comme,
d’ailleurs, cette dernière tentation est assez forte; l’auteur croit,
dans le cas où il y succomberait, devoir prévenir le public de ne
jamais croire qu’à demi tout ce que les journaux lui diront de son
ouvrage.
Avril 1823.
Han D’Islande
I
L’avez-vous vu? qui est-ce qui l’a vu?--Ce n’est
pas moi.--Qui donc?--Je n’en sais rien.
STERNE, _Tristram Shandy_.
--Voilà où conduit l’amour, voisin Niels, cette pauvre Guth Stersen ne
serait point là étendue sur cette grande pierre noire, comme une
étoile de mer oubliée par la marée, si elle n’avait jamais songé qu’à
reclouer la barque ou à raccommoder les filets de son père, notre
vieux camarade. Que saint Usuph le pêcheur le console dans son
affliction!
--Et son fiancé, reprit une voix aiguë et tremblotante, Gill Stadt, ce
beau jeune homme que vous voyez tout à côté d’elle, n’y serait point,
si, au lieu de faire l’amour à Guth et de chercher fortune dans ces
maudites mines de Roeraas, il avait passé sa jeunesse à balancer le
berceau de son jeune frère aux poutres enfumées de sa chaumière.
Le voisin Niels, à qui s’adressait le premier interlocuteur,
interrompit:--Votre mémoire vieillit avec vous, mère Olly; Gill n’a
jamais eu de frère, et c’est en cela que la douleur de la pauvre veuve
Stadt doit être plus amère, car sa cabane est maintenant tout à fait
déserte; si elle veut regarder le ciel pour se consoler, elle trouvera
entre ses yeux et le ciel son vieux toit, où pend encore le berceau
vide de son enfant, devenu grand jeune homme, et mort.
--Pauvre mère! reprit la vieille Olly, car pour le jeune homme, c’est
sa faute; pourquoi se faire mineur à Roeraas?
--Je crois en effet, dit Niels, que ces infernales mines nous prennent
un homme par ascalin de cuivre qu’elles nous donnent. Qu’en
pensez-vous, compère Braal?
--Les mineurs sont des fous, repartit le pêcheur. Pour vivre, le
poisson ne doit pas sortir de l’eau, l’homme ne doit pas entrer en
terre.
--Mais, demanda un jeune homme dans la foule, si le travail des mines
était nécessaire à Gill Stadt pour obtenir sa fiancée?...
--Il ne faut jamais exposer sa vie, interrompit Olly, pour des
affections qui sont loin de la valoir et de la remplir. Le beau lit de
noces en effet que Gill a gagné pour sa Guth.
--Cette jeune femme, demanda un autre curieux, s’est donc noyée en
désespoir de la mort de ce jeune homme?
--Qui dit cela? s’écria d’une voix forte un soldat qui venait de
fendre la presse. Cette jeune fille, que je connais bien, était en
effet fiancée à un jeune mineur écrasé dernièrement par un éclat de
rocher dans les galeries souterraines de Storwaadsgrube, près Roeraas;
mais elle était aussi la maîtresse d’un de mes camarades; et comme
avant-hier elle voulut s’introduire à Munckholm furtivement pour y
célébrer avec son amant la mort de son fiancé, la barque qui la
portait chavira sur un écueil, et elle s’est noyée.
Un bruit confus de voix s’éleva:--Impossible, seigneur soldat,
criaient les vieilles femmes; les jeunes se taisaient; et le voisin
Niels rappelait malignement au pêcheur Braal sa grave sentence: «Voilà
où conduit l’amour!»
Le militaire allait se fâcher sérieusement contre ses contradicteurs
femelles; il les avait déjà appelées _vieilles sorcières de la grotte
de Quiragoth_, et elles n’étaient pas disposées à endurer patiemment
une si grave insulte, quand une voix aigre et impérieuse, criant
_paix, paix, radoteuses_! vint mettre fin au débat. Tout se tut, comme
lorsque le cri subit d’un coq s’élève parmi les glapissements des
poules.
Avant de raconter le reste de la scène, il n’est peut-être pas inutile
de décrire le lieu où elle se passait; c’était--le lecteur l’a sans
doute déjà deviné--dans, un de ces édifices lugubres que la pitié
publique et la prévoyance sociale consacrent aux cadavres inconnus,
dernier asile de morts qui la plupart ont vécu malheureux; où se
pressent le curieux indifférent, l’observateur morose ou bienveillant,
et souvent des amis, des parents éplorés, à qui une longue et
insupportable inquiétude n’a plus laissé qu’une lamentable espérance.
À l’époque déjà loin de nous, et dans le pays peu civilisé où j’ai
transporté mon lecteur, on n’avait point encore imaginé, comme dans
nos villes de boue et d’or, de faire de ces lieux de dépôt des
monuments ingénieusement sinistres et élégamment funèbres. Le jour n’y
descendait pas à travers une ouverture de forme tumulaire, le long
d’une voûte artistement sculptée, sur des espèces de couches où l’on
semble avoir voulu laisser aux morts quelques-unes des commodités de
la vie, et où l’oreiller est marqué comme pour le sommeil. Si la porte
du gardien s’entr’ouvrait, l’œil, fatigué par des cadavres nus et
hideux, n’avait pas, comme aujourd’hui, le plaisir de se reposer sur
des meubles élégants et des enfants joyeux. La mort était là dans
toute sa laideur, dans toute son horreur; et l’on n’avait point encore
essayé de parer son squelette décharné de pompons et de rubans.
La salle où se trouvaient nos interlocuteurs était spacieuse et
obscure, ce qui la faisait paraître plus spacieuse encore; elle ne
recevait de jour que par la porte carrée et basse qui s’ouvrait sur le
port de Drontheim, et une ouverture grossièrement pratiquée dans le
plafond, d’où une lumière blanche et terne tombait avec la pluie, la
grêle ou la neige, selon le temps, sur les cadavres couchés
directement au-dessous. Cette salle était divisée dans sa largeur par
une balustrade de fer à hauteur d’appui. Le public pénétrait dans la
première partie par la porte carrée; on voyait dans la seconde six
longues dalles de granit noir, disposées de front et parallèlement.
Une petite porte latérale servait, dans chaque section, d’entrée au
gardien et à son aide, dont le logement remplissait les derrières de
l’édifice, adossé à la mer. Le mineur et sa fiancée occupaient deux
des lits de granit; la décomposition s’annonçait dans le corps de la
jeune fille par les larges taches bleues et pourprées qui couraient le
long de ses membres sur la place des vaisseaux sanguins. Les traits de
Gill paraissaient durs et sombres; mais son cadavre était si
horriblement mutilé, qu’il était impossible de juger si sa beauté
était aussi réelle que le disait la vieille Olly.
C’est devant ces restes défigurés qu’avait commencé, au milieu de la
foule muette, la conversation dont nous avons été le fidèle
interprète.
Un grand homme, sec et vieux, assis les bras croisés et la tête
penchée sur un débris d’escabelle dans le coin le plus noir de la
salle, n’avait paru y prêter aucune attention jusqu’au moment où il se
leva subitement en criant: Paix, paix, radoteuses! et vint saisir le
bras du soldat.
Tout le monde se tut; le soldat se retourna et partit d’un brusque
éclat de rire à la vue de son singulier interrupteur, dont le visage
hâve, les cheveux rares et sales, les longs doigts et le complet
accoutrement de cuir de renne, justifiaient amplement un accueil aussi
gai. Cependant un murmure s’élevait dans la foule des femmes, un
moment interdites:--C’est le gardien du Spladgest [Nom de la morgue de
Drontheim].
--Cet infernal concierge des morts!--Ce diabolique Spiagudry!--Ce
maudit sorcier...
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