Eureka - 1

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EUREKA
PAR
EDGAR POE
Traduit par
CHARLES BAUDELAIRE

PARIS
MICHEL LÉVY, FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEUR
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1864


EXTRAIT DE LA BIOGRAPHIE
D'EDGAR POE
PAR RUFUS GRISWOLD.

Pendant près d'un an, M. Poe ne se manifesta que rarement au public;
mais il était peut-être plus actif qu'il n'avait été en aucun temps;
et, au commencement de 1848, il fit annoncer son intention de donner
quelques _lectures,_ dans le but de gagner une somme d'argent
suffisante pour fonder ce fameux _magazine_ mensuel qu'il rêvait depuis
si longtemps. Sa première _lecture,_ qui fut aussi la seule qu'il
donna à cette époque, eut lieu à la _Society Library,_ à New-York, le
9 février, et avait pour sujet la Cosmogonie Universelle; elle fut
écoutée par un auditoire éminemment intellectuel, et occupa environ
deux heures et demie. C'était ce qu'il publia plus tard sous ce titre:
_Eureka, poëme en prose._
Il avait employé dans la composition de cet ouvrage ses plus subtiles
et ses plus hautes facultés, dans leur plus parfait développement.
Commençant par nier que les arcanes de l'univers puissent être explorés
par la pure induction, mais armant son imagination des divers résultats
de la science, il entra avec une hardiesse imperturbée,--quoique sans
aucun autre guide que l'instinct divin, que ce sens de beauté où notre
grand Edwards prétend retrouver l'épanouissement de toute vérité,--dans
l'océan de la spéculation, et il y bâtit, avec les lois concordantes et
leurs phénomènes, sa théorie de la Nature, comme sous l'influence d'une
inspiration scientifique. Je n'entreprendrai pas la tâche difficile
de condenser ici ses propositions. «La Loi,--dit-il,--que nous nommons
_Gravitation,_ existe en raison de ce que la Matière a été, à son
origine, irradiée atomiquement, dans une sphère _limitée_ d'espace,
d'une Particule Propre, unique, individuelle, inconditionnelle,
indépendante et absolue, selon le seul mode qui pouvait satisfaire à la
fois aux deux conditions d'irradiation et de distribution généralement
égales à travers la sphère,--c'est-à-dire par une force variant en
proportion directe des carrés des distances comprises entre chacun des
atomes irradiés et le centre spécial d'Irradiation.»
Poe était entièrement persuadé qu'il avait découvert le grand secret;
que les propositions _d'Eureka_ étaient vraies; il avait coutume
de parler de ce sujet avec un enthousiasme sublime et électrisant,
que n'ont pu oublier ceux qui étaient liés avec lui à l'époque de
sa publication. Il sentait qu'un auteur, connu seulement par ses
aventures dans la littérature légère, jetant le gant aux docteurs de
la science, ne pouvait s'attendre à une complète équité, et [qu'il]
n'avait d'espoir que dans des discussions présidées par la sagesse
et la bonne foi. Comme il me rencontrait, il me dit: «Avez-vous lu
_Eureka_?» Je lui répondis: «Pas encore; tout à l'heure je jetais
un coup d'œil sur le compte rendu qu'en a fait Willis, qui pense
que l'ouvrage ne contient pas plus de réalité que d'imagination,
et je vois avec peine,--si la chose est vraie,--qu'il insinue
qu'_Eureka_ ressemble par le ton à ce ramas de prétendues et surannées
hypothèses, à l'adresse des rêveurs novices, qui s'appelle _les
Vestiges de la Création;_ et notre excellent et sage ami Bush, que
vous reconnaîtrez sans doute, parmi tous les professeurs, pour
l'esprit le plus habituellement équitable, pense que, bien que vous
ayez en effet conjecturé avec beaucoup de sagacité, il ne serait
cependant pas malaisé d'entraver par maintes difficultés la marche
de votre doctrine.»--«Il n'est pas du tout généreux,--me répliqua
Poe,--d'insinuer qu'il y a des difficultés et de ne pas expliquer de
quelles difficultés il s'agit. Je réclame moi-même une vérification de
toutes les propositions du livre. Je nie qu'il y ait une difficulté
quelconque au-devant de laquelle je ne sois pas allé et que je n'aie
surmontée.
On me fait outrage par l'application du mot _conjecturer. Rien_ n'a été
gratuitement supposé par moi, et _tout_ a été prouvé.»
Dans sa préface, il disait: «A ceux-là, si rares, qui m'aiment et que
j'aime; à ceux qui sentent plutôt qu'à ceux qui pensent; aux rêveurs
et à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules
réalités, j'offre ce livre de Vérités, non pas seulement pour son
caractère Véridique, mais à cause de la Beauté qui abonde dans sa
Vérité, et qui confirme son caractère véridique. A ceux-là je présente
cette composition simplement comme un objet d'art;--disons: comme un
Roman; ou, si ma prétention n'est pas jugée trop haute, comme un Poëme.
Ce que j'avance ici est vrai; donc, cela ne peut pas mourir; ou si, par
quelque accident, cela se trouve, aujourd'hui, écrasé au point d'en
mourir, cela ressuscitera dans la vie éternelle.»
Quand je lis _Eureka,_ je ne puis m'empêcher de considérer cet
ouvrage comme immensément supérieur aux _Vestiges de la Création_ et
comme révélant un bien autre génie; et de même que j'admire le poëme
(en exceptant toutefois cette malheureuse tentative de gouaillerie
humouristique incluse dans ce que l'auteur nous donne comme une lettre
trouvée dans une bouteille flottant sur le _Mare tenebrarum_), de même
aussi j'y vois avec chagrin le panthéisme dominant, lequel, d'ailleurs,
n'était pas nécessaire à son dessein principal. A quelques-unes des
critiques faites sur le livre, il répondit en ces termes, dans une
lettre adressée à M. C. F. Hoffman, alors éditeur du _Literary World._
«Cher monsieur, dans votre numéro du 29 juillet, je trouve quelques
commentaires sur _Eureka,_ un livre récent de moi; et je vous connais
trop bien pour vous supposer un seul instant capable de me dénier
le privilège d'une brève réponse. Je sens même que je pourrais à
coup sûr réclamer de M. Hoffman le droit que possède tout auteur de
répliquer à son critique _ton pour ton,_--c'est-à-dire de renvoyer à
votre correspondant plaisanterie pour plaisanterie et raillerie pour
raillerie; mais, en premier lieu, je ne désire pas faire honte au
_Literary World,_ et, ensuite, je sens que si, dans le cas présent,
je commençais à railler, je n'en finirais jamais. Lamartine blâme
Voltaire pour l'usage que celui-ci fit souvent do la supercherie
et de la calomnie dans ses attaques contre les prêtres; mais nos
jeunes étudiants en théologie ne semblent pas se douter que, quand
ils entreprennent la défense ou ce qu'ils croient être la défense
du christianisme, il y ait une sorte de péché dans certaines
légèretés mondaines, comme celle, par exemple, qui consiste à altérer
délibérément le texte d'un auteur,--pour ne rien dire ici de
l'inconvenance moindre de rendre compte d'un livre sans l'avoir lu et
sans avoir le plus léger soupçon des questions qui y sont agitées.
«Vous comprenez que c'est simplement aux _falsifications_ de la
critique en question que j'ai la prétention de répondre, les opinions
de l'auteur ne pouvant avoir, en elles-mêmes, aucune importance
pour moi, et n'en pouvant avoir, j'imagine, qu'une très-petite pour
lui-même,--si toutefois il se connaît personnellement aussi bien
que j'ai, moi, l'honneur de le connaître. La première altération
est contenue dans cette phrase: «Cette lettre est une sanglante
bouffonnerie contre les méthodes préconisées par Aristote et
Bacon pour reconnaître la Vérité; l'auteur les ridiculise et les
méprise également, et il se lance, en proie à une sorte d'extase
divagante, dans la glorification d'un troisième mode, le noble art de
_conjecturer.»_ Voici, en réalité, ce que j'ai dit: «Il n'existe pas de
certitude absolue, pas plus dans la méthode d'Aristote que dans celle
de Bacon; donc, aucune des deux philosophies n'est si profonde qu'elle
se l'imagine, et aucune n'a le droit de se moquer de ce procédé _en
apparence_ imaginatif qu'on appelle Intuition (par lequel procédé le
grand Kepler a trouvé ses fameuses lois), puisque l'Intuition n'est, en
somme, que la conviction naissant d'inductions ou de déductions dont
la marche a été assez mystérieuse pour échapper à notre conscience, se
soustraire à notre raison, ou défier notre puissance d'expression.»
«La seconde altération est formulée en ces termes: «Le développement
de l'électricité et la formation des étoiles et des soleils, lumineux
et non lumineux, lunes et planètes, avec leurs anneaux, etc., _est_
déduit, en presque complète accordance avec la théorie cosmogonique
de Laplace, du principe proposé précédemment.» Or, l'étudiant en
théologie veut évidemment ici frapper l'esprit du lecteur de cette
idée, que ma théorie, si parfaite en soi qu'elle puisse être, ne
contient rien de plus que celle de Laplace, sauf quelques modifications
que lui, l'étudiant en théologie, considère comme insignifiantes.
Je dirai simplement qu'aucun homme d'honneur ne peut m'accuser de
la mauvaise foi dont on me suppose ici capable; d'autant que, ayant
d'abord marché, appuyé sur ma seule théorie, jusqu'au point où elle
se rencontre avec celle de Laplace, _je reproduis alors complètement
la théorie de Laplace,_ en exprimant ma ferme conviction qu'elle est
absolument vraie _en tous points._ L'espace embrassé par le grand
astronome français est à celui embrassé par ma théorie, comme une
bulle est à l'océan sur lequel elle flotte, et il ne fait pas, lui,
Laplace, la plus légère allusion au _principe proposé précédemment,_
c'est-à-dire au principe de l'Unité pris comme source de tous les
êtres,--le principe de la Gravitation n'étant que la Réaction de l'Acte
Divin par lequel tous les êtres ont été irradiés de l'Unité. En somme,
Laplace n'a pas même fait allusion à un seul des points de ma théorie.
«Je ne crois pas nécessaire de parler ici du savoir astronomique
manifesté par l'étudiant en théologie dans ces seuls mots: «des étoiles
et des soleils,» ni d'insinuer qu'il eût été plus grammatical de
dire: «le développement et la formation _sont ..._» au lieu de: «de
développement et fa formation _est_...»
«La troisième falsification se trouve dans une note au bas d'une page,
où le critique dit: «Bien mieux encore, M. Poe prétend qu'il peut
rendre compte de l'existence de tous les êtres organisés, y compris
l'homme, simplement par les mêmes principes qui servent à expliquer
l'origine et l'apparence actuelle des soleils et des mondes; mais cette
prétention doit être rejetée comme une pure et plate assertion, sans
une parcelle d'évidence. C'est, en d'autres termes, ce que nous pouvons
appeler _une franche blague._» Ici la falsification gît dans une
fausse application volontaire du mot _principe._ Je dis: volontaire,
parce que, à la page 67, j'ai pris un soin particulier d'établir
une distinction entre les principes proprement dits, Attraction et
Répulsion, et ces sous-principes, purs résultats des premiers, qui
régissent l'univers dans le détail. C'est à ces sous-principes,
agissant sous l'influence spirituelle immédiate de la Divinité, que
j'attribue, sans examen, _tout ce_ dont, selon la très-leste assertion
de l'étudiant en théologie, j'expliquerais l'existence par les
principes qui expliquent la constitution des soleils, etc.
«Dans la troisième colonne de son article, le critique dit: «Il
affirme que chaque âme est son propre Dieu, son propre Créateur.» Ce
que j'affirme, c'est que chaque âme est, _partiellement,_ son propre
Dieu, son propre Créateur.» Un peu plus loin le critique dit: «Après
toutes ces propositions contradictoires relatives à Dieu, nous lui
rappellerions volontiers ce qu'il a établi lui-même à la page 33:
«Relativement à cette Divinité, considérée en elle-même, celui-là seul
n'est pas un imbécile, celui-là seul n'est pas un impie, qui n'affirme
absolument _rien._» Un homme qui se déclare lui-même, d'une manière si
décisive, coupable d'imbécillité et d'impiété, n'a pas droit à une plus
longue réfutation.»
«Or, la phrase, comme je l'ai écrite, et comme je la trouve imprimée
à cette même page invoquée par le critique, et _qu'il devait avoir_
sous les yeux, pendant qu'il citait mes paroles, se présente ainsi:
«Relativement à cette Divinité, considérée _en elle-même,_ celui-là
seul n'est pas un imbécile, etc., qui n'affirme absolument rien.»
Par l'emploi des italiques, comme le critique le sait parfaitement,
j'ai l'intention de distinguer les deux possibilités,--celle d'une
connaissance de Dieu par ses ouvrages et celle d'une connaissance
de Dieu dans _sa nature essentielle._ La Divinité, _en elle-même,_
est distinguée de la Divinité observée _dans ses effets._ Mais notre
critique est possédé de zèle. De plus, comme il est théologien, il
est honnête, candide. Il est de son devoir de pervertir le sens de
ma phrase, en omettant mes italiques,--juste comme dans la phrase
citée plus haut il considérait comme étant son devoir de chrétien de
falsifier mon argument en supprimant le mot: _partiellement,_ dont
dépend toute la force et même toute l'intelligibilité de ma proposition.
«Si ces _altérations_(est-ce bien le mot dont il faut les nommer?)
étaient faites dans un but moins sérieux que de flétrir mon livre
comme _impie,_ et de me flétrir moi-même comme _panthéiste,
polythéiste, païen,_ ou Dieu sait quoi encore (et, en vérité, je ne
m'en inquiète guère, pourvu que ce ne soit pas comme _étudiant en
théologie),_ j'aurais laissé passer cette déloyauté sans réclamations,
par pur mépris pour la puérilité et la janoterie qui la caractérisent;
mais, dans le cas actuel, vous me pardonnerez, M. l'éditeur, d'avoir,
contraint comme je l'étais, fait justice d'un critique qui, retranché
dans sa courageuse _anonymosité,_ profite de mon absence de cette ville
pour me calomnier et me vilipender _nominativement._
«Edgar A. POE.
«Fordham, _20_ septembre 1848.»

_A ceux-là, si rares, qui m'aiment et que j'aime;_--_à ceux qui sentent
plutôt qu'à ceux qui pensent;--aux rêveurs et à ceux qui ont mis leur
foi dans les rêves comme dans les seules réalités,--j'offre ce Livre
de Vérités, non pas spécialement pour son caractère Véridique, mais
à cause de la Beauté qui abonde dans sa Vérité, et qui confirme_
son _caractère véridique. A ceux-là je présente cette composition
simplement comme un objet d'Art,--disons comme un Roman, ou, si ma
prétention n'est pas jugée trop haute, comme un Poëme._
Ce que j'avance ici est vrai;--_donc cela ne peut pas mourir;--ou, si
par quelque accident cela se trouve, aujourd'hui, écrasé au point d'en
mourir, cela_ ressuscitera dans la Vie Éternelle.
_Néanmoins c'est simplement comme Poëme que je désire que cet ouvrage
soit jugé, alors que je ne serai plus._
_E. P._


EUREKA
ou
ESSAI SUR L'UNIVERS
MATÉRIEL ET SPIRITUEL

I

C'est avec une humilité non affectée,--c'est même avec un sentiment
d'effroi,--que j'écris la phrase d'ouverture de cet ouvrage; car de
tous les sujets imaginables, celui que j'offre au lecteur est le plus
solennel, le plus vaste, le plus difficile, le plus auguste.
Quels termes saurai-je trouver, suffisamment simples dans leur
sublimité,--suffisamment sublimes dans leur simplicité,--pour la simple
énonciation de mon thème?
Je me suis imposé la tâche de parler de _l'Univers Physique,
Métaphysique et Mathématique,--Matériel et Spirituel:--de son
Essence, de son Origine, de sa Création, de sa Condition présente et
de sa Destinée._ Je serai, de plus, assez hardi pour contredire les
conclusions et conséquemment pour mettre en doute la sagacité des
hommes les plus grands et les plus justement respectés.
Qu'il me soit permis, en commençant, d'annoncer, non pas le théorème
que j'espère démontrer (car, quoi que puissent affirmer les
mathématiciens, la _chose_ qu'on appelle _démonstration_ n'existe pas,
en ce monde du moins), mais l'idée dominante que, dans le cours de cet
ouvrage, je m'efforcerai sans cesse de suggérer.
Donc, ma proposition générale est celle-ci: _Dans l'Unité Originelle
de l'Être Premier est contenue la Cause Secondaire de Tous les Êtres,
ainsi que le Game de leur inévitable Destruction._
Pour élucider cette idée, je me propose d'embrasser l'Univers dans un
seul coup d'œil, de telle sorte que l'esprit puisse en recevoir et en
percevoir une impression condensée, comme d'un simple individu.
Celui qui du sommet de l'Etna promène à loisir ses yeux autour de lui,
est principalement affecté par _l'étendue_ et par la _diversité_ du
tableau. Ce ne serait qu'en pirouettant rapidement sur son talon qu'il
pourrait se flatter de saisir le panorama dans sa sublime _unité._
Mais comme, sur le sommet de l'Etna, aucun homme ne s'est avisé de
pirouetter sur son talon, aucun homme non plus n'a jamais absorbé dans
son cerveau la parfaite unité de cette perspective, et conséquemment
toutes les considérations qui peuvent être impliquées dans cette unité
n'ont pas d'existence positive pour l'humanité.
Je ne connais pas un seul traité qui nous donne cette levée du plan de
l'_Univers_ (je me sers de ce terme dans son acception la plus large
et la seule légitime); et c'est ici l'occasion de remarquer que par
le mot _Univers,_ toutes les fois qu'il sera employé dans cet essai
sans qualificatif, j'entends désigner _la quantité d'espace la plus
vaste que l'esprit puisse concevoir, avec tous les êtres, spirituels et
matériels, qu'il peut imagina existant dans les limites de cet espace._
Pour désigner ce qui est _ordinairement_ impliqué dans l'expression
_univers,_ je me servirai d'une phrase qui en limite le sens:
l'_Univers astral._ On verra par la suite pourquoi je considère cette
distinction comme nécessaire.
Mais, même parmi les traités qui ont pour objet l'Univers des étoiles,
réellement limité, bien qu'il soit toujours considéré comme illimité,
je n'en connais pas un seul dans lequel un aperçu s'offre de telle
façon que les déductions en soient garanties par l'_individualité_
même de cet Univers limité. La tentative qui se rapproche le plus d'un
pareil ouvrage a été faite dans le _Cosmos_ d'Alexander von Humboldt.
Il présente le sujet, toutefois, non dans son individualité, mais
dans sa généralité. Son thème, en résultat final, c'est la loi de
_chaque_ partie de l'Univers purement physique, selon que cette loi
est apparentée avec les lois de _toute autre_ partie de cet Univers
purement physique. Son dessein est simplement synérétique. En un mot,
il analyse l'universalité des rapports matériels, et dévoile aux yeux
de la Philosophie toutes les conséquences qui étaient restées, jusqu'à
présent, cachées derrière cette universalité. Mais quelque admirable
que soit la brièveté avec laquelle il a traité chaque point particulier
de son sujet, la multiplicité de ces points suffit pour créer une masse
de détails et, nécessairement, une complication d'idées qui exclut
toute impression d'_individualité._
Il me semble que, pour obtenir l'effet en question, ainsi que les
conséquences, les conclusions, les suggestions, les spéculations,
ou, pour mettre les choses au pire, les simples conjectures qui en
peuvent résulter, nous aurions besoin d'opérer une espèce de pirouette
mentale sur le talon. Il faut que tous les êtres exécutent autour du
point de vue central une révolution assez rapide pour que les détails
s'évanouissent absolument et que les objets même plus importants se
fondent en un seul. Parmi les détails annihilés dans une contemplation
de cette nature doivent se trouver toutes les matières exclusivement
terrestres. La Terre ne pourrait être considérée que dans ses rapports
planétaires. De ce point de vue, un homme devient l'humanité; et
l'humanité, un membre de la famille cosmique des Intelligences.

II

Et maintenant, avant d'entrer positivement dans notre sujet, qu'il me
soit permis d'appeler l'attention du lecteur sur un ou deux extraits
d'une lettre passablement curieuse, qu'on dit avoir été trouvée
dans une bouteille bouchée, pendant qu'elle flottait sur le _Mare
Tenebrarum,--_océan fort bien décrit par Ptolémée Héphestion, le
géographe nubien, mais bien peu fréquenté dans les temps modernes,
si ce n'est par les transcendantalistes et autres chercheurs d'idées
creuses.
La date de cette lettre me cause, je l'avoue, encore plus de surprise
que son contenu; car elle semble avoir été écrite en l'an _deux_ mil
huit cent quarante-huit. Quant aux passages que je vais transcrire, je
présume qu'ils parleront suffisamment par eux-mêmes:
«Savez-vous, mon cher ami,» dit l'écrivain, s'adressant évidemment à
un de ses contemporains, «savez-vous qu'il n'y a guère plus de huit ou
neuf cents ans que les métaphysiciens ont consenti pour la première
fois à délivrer le peuple de cette étrange idée: _qu'il n'existait que
deux routes praticables conduisant à la Vérité?_ Croyez cela, si vous
le pouvez! Il paraît cependant que dans un temps ancien, très-ancien,
au fond de la nuit du temps, vivait un philosophe turc nommé Aries
et surnommé Tottle.» (Peut-être bien l'auteur de la lettre veut-il
dire Aristote, les meilleurs noms, au bout de deux ou trois mille
ans, sont déplorablement altérés.) «La réputation de ce grand homme
reposait principalement sur l'autorité avec laquelle il démontrait que
l'éternument était une prévoyance de la nature, au moyen de laquelle
les penseurs trop profonds pouvaient chasser par le nez le superflu
de leurs idées; mais il obtint une célébrité presque aussi grande
comme fondateur, ou tout au moins comme principal vulgarisateur de
ce qu'on nommait philosophie déductive ou à _priori._ Il partait
de ce qu'il affirmait être des axiomes, ou vérités évidentes par
elles-mêmes;--et ce fait, maintenant bien constaté qu'il n'y a pas
de vérités évidentes _par elles-mêmes_ n'infirme en aucune façon ses
spéculations; il suffisait pour son dessein que les vérités en question
fussent, en quelque façon, évidentes. De ces axiomes il descendait,
logiquement, aux conséquences. Ses plus célèbres disciples furent un
certain Tuclide, géomètre» (il veut dire Euclide), «et un nommé Kant,
un Allemand, inventeur de cette espèce de transcendantalisme qui
aujourd'hui porte encore son nom, sauf la substitution du C au K[1].
«Or, Aries Tottle prospéra sans rival jusqu'à l'apparition d'un
certain Hog[2], surnommé _le berger d'Ettrich,_ qui prêcha un
système entièrement différent, qu'il appelait méthode inductive ou
_à posteriori._ Son plan se rapportait entièrement à la sensation.
Il procédait par l'observation, analysant et classant des faits
(_instantiæ Naturæ,_ comme on les désignait assez pédantesquement),
et les transformant en lois générales. En un mot, pendant que la
méthode d'Aries reposait sur les _noumena,_ celle de Hog dépendait
des _phainomena;_ et l'admiration excitée par ce dernier système
fut si grande que, dès sa première apparition, Aries tomba dans un
discrédit général. A la fin cependant, il reconquit du terrain, et
il lui fut permis de partager l'empire de la philosophie avec son
moderne rival;--les savants se contentant de proscrire tous autres
compétiteurs, passés, présents et à venir, et mettant fin à toute
controverse sur ce sujet par la promulgation d'une loi médique, en
vertu de laquelle les routes Aristotélienne et Baconienne étaient, et
de plein droit devaient être les seules voies possibles pour atteindre
la connaissance.--Baconnienne, il faut que vous sachiez cela, mon cher
ami,--ajoute ici l'auteur de la lettre,--était un adjectif inventé
comme équivalent à Hoguienne, et considéré en même temps comme plus
noble et plus euphonique.
«Maintenant, je vous affirme très-positivement,--continue
l'épître,--que je vous expose les choses d'une manière véridique;
et vous pouvez comprendre sans peine combien des restrictions aussi
impudemment absurdes ont dû nuire, dans ces époques, au progrès de
la véritable Science, laquelle ne fait ses plus importantes étapes
que par bonds, et ne procède, comme nous le montre toute l'Histoire,
que par une apparente intuition. Les idées anciennes condamnaient
l'investigateur à se traîner; et je n'ai pas besoin de vous faire
observer que ce genre de marche, parmi les modes variés de locomotion,
est certainement en lui-même très-estimable; mais parce que la tortue
a le pied sûr, est-ce une raison pour couper les ailes de l'aigle?
Pendant plusieurs siècles, l'engouement fut si grand, particulièrement
pour Hog, qu'un empêchement invincible s'opposa à tout ce qui peut
proprement s'appeler la pensée. Aucun homme n'osait proférer une
vérité, s'il sentait qu'il ne la devait qu'à la seule puissance de
son âme. Il importait fort peu que la vérité fût philosophiquement
vraie; car les philosophes dogmatiseurs de cette époque s'inquiétaient
seulement de _la route_ avouée qui avait été suivie pour y atteindre.
Le résultat, pour eux, était un point sans aucun intérêt. «Les
moyens!--vociféraient-ils,--voyons les moyens!»--et si, par l'examen
desdits moyens, on découvrait qu'ils ne rentraient ni dans la
catégorie Hog, ni dans la catégorie Aries (qui veut dire bélier), oh!
alors les savants ne voulaient pas aller plus loin, mais, traitant le
penseur de fou et le stigmatisant du nom de théoricien, refusaient à
tout jamais d'avoir affaire avec lui ou avec sa vérité.
«Or, mon cher ami,--continue l'auteur de la lettre,--il est
inadmissible que par la méthode rampante, exclusivement pratiquée,
les hommes eussent pu atteindre au maximum de vérité, même après une
série indéfinie de temps; car la répression de l'imagination était un
vice que n'aurait même pas compensé l'_absolue_ certitude de cette
marche de colimaçon. Mais cette certitude était bien loin d'être
absolue. L'erreur de nos ancêtres était tout à fait analogue à celle du
faux sage qui croit qu'il verra un objet d'autant plus distinctement
qu'il le tiendra plus près de ses yeux. Ainsi ils s'aveuglaient
eux-mêmes avec l'impalpable et titillante poudre du _détail,_ comme
avec du tabac à priser; et conséquemment les _faits_ si vantés de ces
braves Hoguiens n'étaient pas toujours des faits; point qui ne tire
son importance que de cette supposition, qui les faisait _toujours_
accepter comme tels. Quoi qu'il en soit, l'infection principale du
Baconianisme, sa plus déplorable source d'erreurs, consistait dans
cette tendance à jeter le pouvoir et la considération entre les mains
des hommes de pure perception,--animalcules de la science, savants
microscopiques,--fouilleurs et colporteurs de petits _faits,_ tirés
pour la plupart des sciences physiques, faits qu'ils vendaient tous en
détail et au même prix sur la voie publique; leur valeur dépendant,
à ce qu'il paraît, _de ce simple fait que c'étaient des faits,_ et
nullement de leur parenté ou de leur non-parenté avec le développement
de ces faits primitifs, les seuls légitimes, qui s'appellent la Loi.
«Il n'exista jamais sur la face de la terre,--continue l'audacieuse
lettre,--une plus intolérante, une plus intolérable classe de
fanatiques et de tyrans que ces individus, élevés soudainement
par la philosophie de Hog à un rang pour lequel ils n'étaient pas
faits, transportés ainsi de la cuisine dans le salon de la Science,
et de l'office dans la chaire. Leur credo, leur texte, leur sermon
consistaient en un seul mot: _les faits!_ Mais la plupart d'entre eux,
de ce mot unique ne connaissaient même pas le sens. Quant à ceux qui
s'avisaient de _déranger_ leurs faits dans le but de les mettre en
ordre et d'en tirer utilité, les disciples de Hog les traitaient sans
merci. Tous les essais de généralisation étaient accueillis par les
mots: «Théorique! Théorie! Théoricien!» Toute pensée, en un mot, était
ressentie par eux comme un outrage personnel. Cultivant les sciences
naturelles, à l'exclusion de la métaphysique, des mathématiques et de
la logique, beaucoup de ces philosophes, d'engeance baconienne, avec
leur idée unique, leur parti pris unique et leur marche de boiteux,
étaient plus misérablement impuissants, plus tristement ignorants, en
face de tous les objets compréhensibles de connaissance, que le plus
illettré des rustres qui, en avouant qu'il ne sait absolument rien,
prouve qu'il sait au moins quelque chose.
«Nos ancêtres n'avaient pas plus qualité pour parler de _certitude,_
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