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Du côté de chez Swann - 16

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  repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du
  siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier
  les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus
  fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait
  si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient
  derrière eux, que, comme si j’avais été moi-même une poule et si je
  venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.
  Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au
  plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de
  pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide
  de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la vie que de
  se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand sur
  le chemin du retour j’avais aperçu sur la gauche une ferme, assez
  distante de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et
  à partir de laquelle pour entrer dans Combray il n’y avait plus qu’à
  prendre une allée de chênes bordée d’un côté de prés appartenant
  chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui
  y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le
  dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à
  battre, je savais qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et
  que, comme c’était de règle les jours où nous étions allés du côté de
  Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m’enverrait me
  coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table
  comme s’il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir
  dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d’entrer était aussi
  distincte de la zone, où je m’élançais avec joie il y avait un moment
  encore que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par
  une ligne d’une bande verte ou d’une bande noire. On voit un oiseau
  voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au
  noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à l’heure
  m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager, d’être heureux,
  j’étais maintenant tellement en dehors d’eux que leur accomplissement
  ne m’eût fait aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour
  pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais,
  je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui
  n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais déjà par la
  pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet état durerait jusqu’au
  lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier,
  leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient jusqu’à ma
  fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans
  plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma
  mère. Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à
  distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines
  périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant
  chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre; contigus, mais si
  extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication
  entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter
  dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.
  Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour
  moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses
  vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de
  péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie
  intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et
  les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous
  ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la
  découverte; mais c’était sans le savoir; et elles ne datent pour nous
  que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les
  fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil,
  tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner
  leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand
  ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet
  enfant qui rêvait,--comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans
  la foule,--ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que
  ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs
  particularités les plus éphémères; et pourtant ce parfum d’aubépine
  qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront
  bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une
  bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière et
  qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur
  faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentour les
  chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le
  souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage
  amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il
  flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je
  puisse dire de quel pays, de quel temps--peut-être tout simplement de
  quel rêve--il vient. Mais c’est surtout comme à des gisements profonds
  de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je
  m’appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de
  Guermantes. C’est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis
  que je les parcourais, que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait
  connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me
  donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi,
  soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on
  me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de
  vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses
  bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa
  rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à
  tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où
  j’exige avant tout qu’on puisse aller à la pêche, se promener en
  canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au
  milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église
  monumentale, rustique et dorée comme une meule; et les bluets, les
  aubépines, les pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrer
  encore dans les champs, parce qu’ils sont situés à la même profondeur,
  au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon
  cœur. Et pourtant, parce qu’il y a quelque chose d’individuel dans les
  lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne
  le satisferait pas en me menant au bord d’une rivière où il y aurait
  d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus
  que le soir en rentrant,--à l’heure où s’éveillait en moi cette
  angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais
  inséparable de lui--, je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une
  mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de même que
  ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette
  paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis
  puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles, et
  qu’on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser
  celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée,
  sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi,--c’est que ce
  fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait
  au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et
  que j’aimais à l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est
  le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu
  éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée
  de l’allée des chênes; ce sont ces prairies où, quand le soleil les
  rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des
  pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves,
  l’individualité m’étreint avec une puissance presque fantastique et
  que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à
  jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien
  que parce qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté
  de Méséglise ou le côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à
  bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulu
  revoir une personne sans discerner que c’était simplement parce
  qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été induit à
  croire, à faire croire à un regain d’affection, par un simple désir de
  voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de
  mes impressions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils
  leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus
  qu’aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification
  qui n’est que pour moi. Quand par les soirs d’été le ciel harmonieux
  gronde comme une bête fauve et que chacun boude l’orage, c’est au côté
  de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à
  travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et
  persistants lilas.
  ...
  C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de
  Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi
  dont l’image m’avait été plus récemment rendue par la saveur--ce qu’on
  aurait appelé à Combray le «parfum»--d’une tasse de thé, et par
  association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté
  cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann
  avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails
  plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y
  a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble
  impossible comme semblait impossible de causer d’une ville à une
  autre--tant qu’on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été
  tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient
  plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre
  eux,--entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum,
  puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui
  je les avais appris-- sinon des fissures, des failles véritables, du
  moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines
  roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine,
  d’âge, de «formation».
  Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu’était
  dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle
  chambre je me trouvais effectivement, je l’avais reconstruite autour
  de moi dans l’obscurité, et,--soit en m’orientant par la seule mémoire,
  soit en m’aidant, comme indication, d’une faible lueur aperçue, au
  pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée--, je l’avais
  reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un
  tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux
  portes, j’avais reposé les glaces et remis la commode à sa place
  habituelle. Mais à peine le jour--et non plus le reflet d’une dernière
  braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris pour lui--traçait-il
  dans l’obscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et
  rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de
  la porte où je l’avais située par erreur, tandis que pour lui faire
  place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se
  sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant
  le mur mitoyen du couloir; une courette régnait à l’endroit où il y a
  un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, et la demeure que
  j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures
  entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâle
  signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.
  
  
  DEUXIÈME PARTIE
  UN AMOUR DE SWANN
  
  Pour faire partie du «petit noyau», du «petit groupe», du «petit clan»
  des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était
  nécessaire: il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des
  articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette
  année-là et dont elle disait: «Ça ne devrait pas être permis de savoir
  jouer Wagner comme ça!», «enfonçait» à la fois Planté et Rubinstein et
  que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute
  «nouvelle recrue» à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que
  les soirées des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses
  comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet
  égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine
  et l’envie de se renseigner par soi-même sur l’agrément des autres
  salons, et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examen
  et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à
  l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à rejeter
  successivement tous les «fidèles» du sexe féminin.
  En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque
  uniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même
  vertueuse et d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche
  et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé
  volontairement toute relation) à une personne presque du demi-monde,
  Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et
  déclarait être «un amour» et à la tante du pianiste, laquelle devait
  avoir tiré le cordon; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de
  qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan
  et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux
  pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les
  faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge et la
  cocotte eussent dédaigneusement refusé.
  Les Verdurin n’invitaient pas à dîner: on avait chez eux «son couvert
  mis». Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianiste
  jouait, mais seulement si «ça lui chantait», car on ne forçait
  personne et comme disait M. Verdurin: «Tout pour les amis, vivent les
  camarades!» Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie
  ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette
  musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop
  d’impression. «Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine? Vous savez
  bien que c’est la même chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui
  m’attend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne!»
  S’il ne jouait pas, on causait, et l’un des amis, le plus souvent leur
  peintre favori d’alors, «lâchait», comme disait M. Verdurin, «une
  grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde», Mme Verdurin
  surtout, à qui,--tant elle avait l’habitude de prendre au propre les
  expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait,--le docteur
  Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa
  mâchoire qu’elle avait décrochée pour avoir trop ri.
  L’habit noir était défendu parce qu’on était entre «copains» et pour
  ne pas ressembler aux «ennuyeux» dont on se garait comme de la peste
  et qu’on n’invitait qu’aux grandes soirées, données le plus rarement
  possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire
  connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des
  charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun
  étranger au petit «noyau».
  Mais au fur et à mesure que les «camarades» avaient pris plus de place
  dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout
  ce qui retenait les amis loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois
  d’être libres, ce fut la mère de l’un, la profession de l’autre, la
  maison de campagne ou la mauvaise santé d’un troisième. Si le docteur
  Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner
  auprès d’un malade en danger: «Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela
  lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas le
  déranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin
  vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri.» Dès le
  commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles
  «lâcheraient» pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du
  pianiste exigeait qu’il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère
  à elle:
  --«Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria durement Mme
  Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l’an, comme en
  province!»
  Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte:
  --«Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement
  le vendredi saint comme un autre jour?» dit-elle à Cottard la première
  année, d’un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse.
  Mais elle tremblait en attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il
  n’était pas venu, elle risquait de se trouver seule.
  --«Je viendrai le vendredi saint... vous faire mes adieux car nous
  allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne.»
  --«En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine,
  grand bien vous fasse!»
  Et après un silence:
  --«Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché d’organiser
  cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables.»
  De même si un «fidèle» avait un ami, ou une «habituée» un flirt qui
  serait capable de faire «lâcher» quelquefois, les Verdurin qui ne
  s’effrayaient pas qu’une femme eût un amant pourvu qu’elle l’eût chez
  eux, l’aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient: «Eh bien!
  amenez-le votre ami.» Et on l’engageait à l’essai, pour voir s’il
  était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, s’il était
  susceptible d’être agrégé au «petit clan». S’il ne l’était pas on
  prenait à part le fidèle qui l’avait présenté et on lui rendait le
  service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas
  contraire, le «nouveau» devenait à son tour un fidèle. Aussi quand
  cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu’elle avait
  fait la connaissance d’un homme charmant, M. Swann, et insinua qu’il
  serait très heureux d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il
  séance tenante la requête à sa femme. (Il n’avait jamais d’avis
  qu’après sa femme, dont son rôle particulier était de mettre à
  exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de
  grandes ressources d’ingéniosité.)
  --Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait
  te présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en dis-tu?
  --«Mais voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à une petite
  perfection comme ça. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis,
  je vous dis que vous êtes une perfection.»
  --«Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage,
  et elle ajouta: vous savez que je ne suis pas «fishing for
  compliments».
  --«Eh bien! amenez-le votre ami, s’il est agréable.»
  Certes le «petit noyau» n’avait aucun rapport avec la société où
  fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était
  pas la peine d’y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour
  se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les
  femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles
  de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre,
  il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des
  titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain,
  que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée
  de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une
  situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de
  Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie.
  Car le désir ou l’amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont
  il était maintenant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût
  lui sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière
  mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de
  son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller
  les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour
  l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller,
  aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance que le
  nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout
  si l’inconnue était d’humble condition. De même que ce n’est pas à un
  autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître
  bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un
  homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts
  des frais d’esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués
  depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que
  diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann qui était simple et
  négligent avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand
  il était devant une femme de chambre.
  Il n’était pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment
  résigné de l’obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché
  à un certain rivage, s’abstiennent des plaisirs que la réalité leur
  présente en dehors de la position mondaine où ils vivent cantonnés
  jusqu’à leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute
  de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’y habituer, les
  divertissements médiocres ou les supportables ennuis qu’elle renferme.
  Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il
  passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait
  d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez
  vulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en
  rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui
  rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres
  qu’il préférait. La profondeur, la mélancolie de l’expression,
  glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller une chair
  saine, plantureuse et rose.
  Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus élégant de
  ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se
  présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il n’avait pas encore
  connu, rester dans son «quant à soi» et tromper le désir qu’elle avait
  fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu’il eût pu
  connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le
  rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un
  aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de
  visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en regardant des
  vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations,
  mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre sur de
  nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes
  démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui
  n’en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau,
  il l’eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres. Que
  de fois son crédit auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé
  depuis des années que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en
  avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait d’un seul coup en
  réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une recommandation
  télégraphique qui le mît en relation sur l’heure avec un de ses
  intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait
  un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même,
  après coup, il s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de
  rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à
  cette catégorie d’hommes intelligents qui ont vécu dans l’oisiveté et
  qui cherchent une consolation et peut-être une excuse dans l’idée que
  cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes
  d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la «Vie» contient
  des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les
  romans. Il l’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus
  affinés de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, qu’il
  s’amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui
  arrivaient, soit qu’ayant rencontré en chemin de fer une femme qu’il
  avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert qu’elle était la sœur
  d’un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous
  les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se
  trouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu
  complexe des circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire le
  conclave, s’il pourrait ou non devenir l’amant d’une cuisinière.
  Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange de
  vertueuses douairières, de généraux, d’académiciens, avec lesquels il
  était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à
  lui servir d’entremetteurs. Tous ses amis avaient l’habitude de
  recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de
  recommandation ou d’introduction leur était demandé avec une habileté
  diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les
  prétextes différents, accusait, plus que n’eussent fait les
  maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis
  souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à
  m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout
  autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon
  grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est vers l’époque de ma
  naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit
  longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur l’enveloppe
  l’écriture de son ami, s’écriait: «Voilà Swann qui va demander quelque
  chose: à la garde!» Et soit méfiance, soit par le sentiment
  inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose qu’aux
  gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de
  non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il
  leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait
  tous les dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois
  que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors
  que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien
  inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de
  faire signe à celui qui en eût été si heureux.
  Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là
  s’était plaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec
  satisfaction et peut-être un peu le désir d’exciter l’envie, qu’il
  était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant pour eux, qu’il ne les
  quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir
  mais regardait ma grand’mère en fredonnant:
   «QUEL EST DONC CE MYSTÈRE
   JE NE PUIS RIEN COMPRENDRE.»
  ou:
   «VISION FUGITIVE...»
  ou:
   «DANS CES AFFAIRES
   LE MIEUX EST DE NE RIEN VOIR.»
  Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de
  Swann: «Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup?» la figure de
  l’interlocuteur s’allongeait: «Ne prononcez jamais son nom devant
  moi!»--«Mais je croyais que vous étiez si liés...» Il avait été ainsi
  pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand’mère, dînant
  presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans
  avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand’mère
  allait envoyer demander de ses nouvelles quand à l’office elle trouva
  une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de
  la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu’il allait quitter
  Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au
  moment de rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utile d’avertir.
  Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaine
  ou du moins une personne qu’une extraction trop humble ou une
  situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il fît recevoir dans le
  monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite
  particulier où elle se mouvait ou bien où il l’avait entraînée.
  «Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que
  c’est le jour d’Opéra de son Américaine.» Il la faisait inviter dans
  les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses
  
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