Du côté de chez Swann - 09

Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier
mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs
de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme
Swann, ils disaient de Bergotte: «C’est un charmant esprit, si
particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée,
mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît
tout de suite que c’est de lui.» Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire:
«C’est un grand écrivain, il a un grand talent.» Ils ne disaient même
pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le
savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie
particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de «grand
talent» dans notre musée des idées générales. Justement parce que
cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à fait
ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt
originalité, charme, délicatesse, force; et puis un jour nous nous
rendons compte que c’est justement tout cela le talent.
--«Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la
Berma?» demandai-je à M. Swann.
--Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être
épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je
m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous
voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la
maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les
vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.
Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis
longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous
fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me
faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur
donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît
pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais
entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait
pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que
nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait
surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie
petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque
fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce
jour-là que Mlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant
comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que
quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on
lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce
convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille:
Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui
correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma
grand’tante, c’étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets
qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais
voulu l’écouter rendre ses oracles, et qu’enfin, quand elle allait
visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux,
comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je
sentis en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien
je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la
douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que
je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent
maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche
d’une cathédrale, m’expliquant la signification des statues, et, avec
un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient
naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de
l’Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses
reflets sur l’image que je me formais de Mlle Swann: c’était être tout
prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie
inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige
l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire
bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme
que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie
spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;
l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient
baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux; et un
jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses
conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du
profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait pas
compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de
s’occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de
semaine, elle m’aurait dit «Comment tu t’amuses encore à lire, ce
n’est pourtant pas dimanche» en donnant au mot amusement le sens
d’enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec
Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle
venait de voir passer Mme Goupil «sans parapluie, avec la robe de soie
qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant
vêpres elle pourrait bien la faire saucer».
--«Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non)» disait
Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une
alternative plus favorable.
--«Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser
que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après
l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie...
Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce
mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera
pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il
faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant que l’orage
n’aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma
tante dans l’esprit de qui le désir de hâter la descente de l’eau de
Vichy l’emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter
sa robe.»
--«Peut-être, peut-être.»
--«Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas grand abri.»
--«Comment, trois heures? s’écriait tout à coup ma tante en pâlissant,
mais alors les vêpres sont commencées, j’ai oublié ma pepsine! Je
comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur
l’estomac.»
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté
d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait s’échapper de ces images,
bordées d’un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent
les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait
à lire au plus vite les textes sacrés dont l’intelligence lui était
légèrement obscurcie par l’incertitude de savoir si, prise aussi
longtemps après l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la
rattraper et de la faire descendre. «Trois heures, c’est incroyable ce
que le temps passe!»
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi
d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé
tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant,
adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable,
universelle: c’était la pluie.
--«Eh bien! Françoise, qu’est-ce que je disais? Ce que cela tombe! Mais
je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc
voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil.»
Françoise revenait:
--«C’est Mme Amédée (ma grand’mère) qui a dit qu’elle allait faire un
tour. Ça pleut pourtant fort.»
--Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au
ciel. J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait comme tout
le monde. J’aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce
moment.
--Mme Amédée, c’est toujours tout l’extrême des autres, disait
Françoise avec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule
avec les autres domestiques, de dire qu’elle croyait ma grand’mère un
peu «piquée».
--Voilà le salut passé! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante; ce
sera le temps qui lui aura fait peur.»
--«Mais il n’est pas cinq heures, madame Octave, il n’est que quatre
heures et demie.»
--Que quatre heures et demie? et j’ai été obligée de relever les petits
rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. A quatre heures et demie!
Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre Françoise, il faut que
le bon Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde
d’aujourd’hui en fait trop! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop
oublié le bon Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était Eulalie.
Malheureusement, à peine venait-elle d’être introduite que Françoise
rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même
à l’unisson de la joie qu’elle ne doutait pas que ses paroles allaient
causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré
l’emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les
paroles mêmes dont avait daigné se servir le visiteur:
--«M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas et
pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est
en bas, j’y ai dit d’entrer dans la salle.»
En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussi
grand plaisir que le supposait Françoise et l’air de jubilation dont
celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu’elle avait
à l’annoncer ne répondait pas entièrement au sentiment de la malade.
Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé
davantage, car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup
d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des
renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire un
livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications
infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais quand elle arrivait
ainsi juste en même temps que celle d’Eulalie, sa visite devenait
franchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien profiter
d’Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait
pas ne pas recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne
pas s’en aller en même temps que lui, qu’elle la garderait un peu
seule quand il serait parti.
--«Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait, qu’il y a un artiste
qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail.
Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu
parler d’une chose pareille! Qu’est-ce que le monde aujourd’hui va
donc chercher! Et ce qu’il y a de plus vilain dans l’église!»
--«Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus vilain,
car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d’être visitées,
il y en a d’autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique,
la seule de tout le diocèse qu’on n’ait même pas restaurée! Mon Dieu,
le porche est sale et antique, mais enfin d’un caractère majestueux;
passe même pour les tapisseries d’Esther dont personnellement je ne
donnerais pas deux sous, mais qui sont placées par les connaisseurs
tout de suite après celles de Sens. Je reconnais d’ailleurs, qu’à côté
de certains détails un peu réalistes, elles en présentent d’autres qui
témoignent d’un véritable esprit d’observation. Mais qu’on ne vienne
pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des
fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces
reflets d’une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il
n’y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu’on se refuse à
me remplacer sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray
et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les
ancêtres directs du duc de Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la
Duchesse puisqu’elle est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son
cousin.» (Ma grand’mère qui à force de se désintéresser des personnes
finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu’on prononçait
celui de la Duchesse de Guermantes prétendait que ce devait être une
parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire; elle
tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part:
«Il me semblait me rappeler qu’il y avait du Guermantes là-dedans.» Et
pour une fois j’étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre
qu’il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de
Geneviève de Brabant.)--«Voyez Roussainville, ce n’est plus aujourd’hui
qu’une paroisse de fermiers, quoique dans l’antiquité cette localité
ait dû un grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des
pendules. (Je ne suis pas certain de l’étymologie de Roussainville. Je
croirais volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa)
comme Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de cela une
autre fois. Hé bien! l’église a des vitraux superbes, presque tous
modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui
serait mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la
fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur
Percepied qui est amateur et qui la regarde comme d’un plus beau
travail.
«Mais, comme je le lui disais, à cet artiste qui semble du reste très
poli, qui est paraît-il, un véritable virtuose du pinceau, que lui
trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu
plus sombre que les autres?»
--«Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, disait
mollement ma tante qui commençait à penser qu’elle allait être
fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.»
--«Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais c’est justement
Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en
prouvant qu’elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le
descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de
Guermantes, recevant l’absolution de Saint-Hilaire.»
--«Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire?
--«Mais si, dans le coin du vitrail vous n’avez jamais remarqué une
dame en robe jaune? Hé bien! c’est Saint-Hilaire qu’on appelle aussi,
vous le savez, dans certaines provinces, Saint-Illiers, Saint-Hélier,
et même, dans le Jura, Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus
Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont
produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma
bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce qu’elle est devenue en
Bourgogne? Saint-Eloi tout simplement: elle est devenue un saint.
Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un
homme?»--«Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler.»--«Le frère
de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant perdu de
bonne heure son père, Pépin l’Insensé, mort des suites de sa maladie
mentale, exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomption d’une
jeunesse à qui la discipline a manqué; dès que la figure d’un
particulier ne lui revenait pas dans une ville, il y faisait massacrer
jusqu’au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit
brûler l’église de Combray, la primitive église alors, celle que
Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne qu’il avait
près d’ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les
Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de
Saint-Hilaire, si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n’en
reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque
Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles avec
l’aide de Guillaume Le Conquérant (le curé prononçait Guilôme), ce qui
fait que beaucoup d’Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble
pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car
ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent
la tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les
explications.
«Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre église,
c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui est grandiose.
Certainement, pour vous qui n’êtes pas très forte, je ne vous
conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste
la moitié du célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une
personne bien portante, d’autant plus qu’on monte plié en deux si on
ne veut pas se casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutes
les toiles d’araignées de l’escalier. En tous cas il faudrait bien
vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation que causait à
ma tante l’idée qu’elle fût capable de monter dans le clocher), car il
fait un de ces courants d’air une fois arrivé là-haut! Certaines
personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N’importe,
le dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de très
loin pour admirer la beauté du panorama et qui s’en retournent
enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous
trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut
avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil féerique, avec des
sortes d’échappées sur la plaine qui ont un cachet tout particulier.
Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout
on embrasse à la fois des choses qu’on ne peut voir habituellement que
l’une sans l’autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de
Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est séparée par un rideau de
grands arbres, ou encore comme les différents canaux de
Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois
que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un bout du canal,
puis quand j’avais tourné une rue j’en voyais un autre, mais alors je
ne voyais plus le précédent. J’avais beau les mettre ensemble par la
pensée, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de
Saint-Hilaire c’est autre chose, c’est tout un réseau où la localité
est prise. Seulement on ne distingue pas d’eau, on dirait de grandes
fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme
une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà
découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocher
de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte.»
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il parti,
elle était obligée de renvoyer Eulalie.
--«Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible, en tirant
une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de sa main, voilà
pour que vous ne m’oubliez pas dans vos prières.»
--«Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien
que ce n’est pas pour cela que je viens!» disait Eulalie avec la même
hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c’était la
première, et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante
mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la
pièce, avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante
disait:
--«Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie; je lui ai pourtant donné la même
chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air contente.»
--Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre, soupirait Françoise,
qui avait une tendance à considérer comme de la menue monnaie tout ce
que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des
trésors follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises
chaque dimanche dans la main d’Eulalie, mais si discrètement que
Françoise n’arrivait jamais à les voir. Ce n’est pas que l’argent que
ma tante donnait à Eulalie, Françoise l’eût voulu pour elle. Elle
jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que les
richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux
yeux de tous sa servante; et qu’elle, Françoise, était insigne et
glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les
nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du
curé, le nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées.
Elle n’était avare que pour ma tante; si elle avait géré sa fortune,
ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des entreprises
d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas
trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement
généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç’avait été à
des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là, n’ayant pas besoin des
cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l’aimer à cause
d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une grande position de
fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme Goupil, à
des personnes «de même rang» que ma tante et qui «allaient bien
ensemble», ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de
cette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se
donnent des bals, se font des visites et qu’elle admirait en souriant.
Mais il n’en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité
de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait «des gens comme
moi, des gens qui ne sont pas plus que moi» et qui étaient ceux
qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne l’appelassent «Madame
Françoise» et ne se considérassent comme étant «moins qu’elle». Et
quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à sa
tête et jetait l’argent--Françoise le croyait du moins--pour des
créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que
ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées
à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de Combray de ferme si
conséquente que Françoise ne supposât qu’Eulalie eût pu facilement
l’acheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est
vrai qu’Eulalie faisait la même estimation des richesses immenses et
cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie,
Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la
haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était
là, à lui faire «bon visage». Elle se rattrapait après son départ,
sans la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles
sibyllins, des sentences d’un caractère général telles que celles de
l’Ecclésiaste, mais dont l’application ne pouvait échapper à ma tante.
Après avoir regardé par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la
porte: «Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et
ramasser les pépettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par
un beau jour», disait-elle, avec le regard latéral et l’insinuation de
Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit:

LE BONHEUR DES MÉCHANTS COMME UN TORRENT S’ÉCOULE.

Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable
avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre
derrière Eulalie et disait:
--«Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoup
fatiguée.»
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait
devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine
Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus
grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur
son lit, criait:
--«Est-ce qu’Eulalie est déjà partie? Croyez-vous que j’ai oublié de
lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe avant l’élévation!
Courez vite après elle!»
Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.
--«C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule
chose importante que j’avais à lui demander!»
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la
douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un dédain affecté et une
tendresse profonde, son «petit traintrain». Préservé par tout le
monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité
de lui conseiller une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à
le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous,
l’emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise
si ma tante ne «reposait pas»,--ce traintrain fut pourtant troublé une
fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à
maturité sans qu’on s’en aperçût et se détacherait spontanément,
survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses
douleurs étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de sage-femme
à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à
Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put
reposer, et Françoise, malgré la courte distance, n’étant revenue que
très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la
matinée: «Monte donc voir si ta tante n’a besoin de rien.» J’entrai
dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée
sur le côté, qui dormait; je l’entendis ronfler légèrement. J’allais
m’en aller doucement mais sans doute le bruit que j’avais fait était
intervenu dans son sommeil et en avait «changé la vitesse», comme on
dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit
une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s’éveilla et tourna à
demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de
terreur; elle venait évidemment d’avoir un rêve affreux; elle ne
pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là
ne sachant si je devais m’avancer ou me retirer; mais déjà elle
semblait revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le
mensonge des visions qui l’avaient effrayée; un sourire de joie, de
pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins
cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette
habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand
elle se croyait seule, elle murmura: «Dieu soit loué! nous n’avons
comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que
je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il voulait me
faire faire une promenade tous les jours!» Sa main se tendit vers son
chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil recommençant
ne lui laissa pas la force de l’atteindre: elle se rendormit,
tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle
ni personne eût jamais appris ce que j’avais entendu.
Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme cet
accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune
variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours
identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de
l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. C’est ainsi que
tous les samedis, comme Françoise allait dans l’après-midi au marché
de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le monde, une
heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cette
dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à cette
habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien «routinée»,
comme disait Françoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre
pour déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût autant «dérangée» que si
elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du
samedi. Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au samedi, pour
nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique.
Au moment où d’habitude on a encore une heure à vivre avant la détente
du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir
arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck
immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits
événements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies
tranquilles et les sociétés fermées, créent une sorte de lien national
et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries,
des récits exagérés à plaisir: il eût été le noyau tout prêt pour un
cycle légendaire si l’un de nous avait eu la tête épique. Dès le
matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver
la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne
humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à
perdre, n’oublions pas que c’est samedi!» cependant que ma tante,