De l'amour - 5

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ainsi dire, leur fragile beauté. L'énumération en serait innombrable;
mais, pour nous restreindre à ce que notre temps appelle vulgairement
_maquillage_, qui ne voit que l'usage de la poudre de riz, si
niaisement anathématisé par les philosophes candides, a pour but et
pour résultat de faire disparaître du teint toutes les taches que la
nature y a outrageusement semées, et de créer une unité abstraite
dans le grain et la couleur de la peau, laquelle l'unité comme celle
produite par le maillot, rapproche immédiatement l'être humain de
la statue, c'est à dire d'un être divin et supérieur? Quant au noir
artificiel qui cerne l'œil et au rouge qui marque la partie supérieure
de la joue, bien que l'usage en soit tiré du même principe, du besoin
de surpasser la nature, le résultat est fait pour satisfaire à un
besoin tout opposé. Le rouge et le noir représentent la vie, une vie
surnaturelle et excessive; ce cadre noir rend le regard plus profond et
plus singulier, donne à l'œil une apparence plus décidée de fenêtre
ouverte sur l'infini; le rouge, qui enflamme la pommette, augmente
encore la clarté de la prunelle et ajoute à un beau visage féminin la
passion mystérieuse de la prêtresse.
Ainsi, si je suis bien compris, la peinture du visage ne doit pas être
employée dans le but vulgaire, inavouable, d'imiter la belle nature et
de rivaliser avec la jeunesse. On a d'ailleurs observé que l'artifice
n'embellissait pas la laideur et ne pouvait servir que la beauté. Qui
oserait assigner à l'art la fonction stérile d'imiter la nature? Le
maquillage n'a pas à se cacher, à éviter de se laisser deviner; il
peut, au contraire, s'étaler, sinon avec affectation, au moins avec une
espèce de candeur.
Je permets volontiers à ceux-là, que leur lourde gravité empêche de
chercher le beau jusque dans ses plus minutieuses manifestations, de
rire de mes réflexions et d'en accuser la puérile solennité; leur
jugement austère n'a rien qui me touche; je me contenterai d'en
appeler auprès des véritables artistes, ainsi que des femmes qui ont
reçu en naissant une étincelle de ce feu sacré dont elles voudraient
s'illuminer tout entières.

Ainsi, Constantin Guys s'étant imposé la tâche de chercher et
d'expliquer la beauté dans la _modernité_, représente volontiers des
femmes très parées et embellies par toutes les pompes artificielles, à
quelque ordre de la société qu'elles appartiennent. D'ailleurs, dans
la collection de ses œuvres comme dans le fourmillement de la vie
humaine, les différences de caste et de race, sous quelque appareil de
luxe que les sujets se présentent, sautent immédiatement à l'œil du
spectateur.
Tantôt, frappées par la clarté diffuse d'une salle de spectacle
recevant et renvoyant la lumière avec leurs yeux, avec leurs bijoux,
avec leurs épaules, apparaissent, resplendissantes comme des portraits
dans la loge qui leur sert de cadre, des jeunes filles du meilleur
monde. Les unes, graves et sérieuses, les autres blondes et évaporées.
Les unes étalent avec une insouciance aristocratique une gorge précoce,
les autres montrent avec candeur une poitrine garçonnière. Elles ont
l'éventail aux dents, l'œil vague ou fixe; elles sont théâtrales et
solennelles comme le drame ou l'opéra qu'elles font semblant d'écouter.
Tantôt, nous voyons se promener nonchalamment, dans les allées des
jardins publics, d'élégantes familles, les femmes se traînant avec
un air tranquille au bras de leurs maris, dont l'air solide et
satisfait révèle une fortune faite et le contentement de soi-même. Ici
l'apparence cossue remplace la distinction sublime. De petites filles
maigrelettes, avec d'amples jupons, et ressemblant par leurs gestes
et leur tournure à de petites femmes, sautent à la corde, jouent au
cerceau ou se rendent des visites en plein air, répétant ainsi la
comédie donnée à domicile par leurs parents.
Emergeant d'un mondé inférieur, fières d'apparaître enfin au soleil de
la rampe, des filles de petits théâtres, minces, fragiles, adolescentes
encore, secouent sur leurs formes virginales et maladives des
travestissements absurdes, qui ne sont d'aucun temps et qui font leur
joie.
À la porte d'un café, s'appuyant aux vitres illuminées par devant et
par derrière, s'étale un de ces imbéciles, dont l'élégance est faite
par son tailleur et la tête par son coiffeur. À côté de lui, les
pieds soutenus par l'indispensable tabouret, est assise sa maîtresse,
grande drôlesse à qui il ne manque presque rien (ce presque rien,
c'est presque tout, c'est la distinction) pour ressembler à une grande
dame. Comme son joli compagnon, elle a tout l'orifice de sa petite
bouche occupé par un cigare disproportionné. Ces deux êtres ne pensent
pas. Est-il bien sûr même qu'ils regardent? à moins que, Narcisses de
l'imbécillité, ils ne contemplent la foule comme un fleuve qui leur
rend leur image. En réalité, ils existent bien plutôt pour le plaisir
de l'observateur que pour leur plaisir propre.
Voici, maintenant, ouvrant leurs galeries pleines de lumière et de
mouvement, ces Valentinos, ces Casinos, ces Prados (autrefois des
Tivolis, des Idalies, des Folies, des Paphos), ces capharnaüms, où
l'exubérance de la jeunesse fainéante se donne carrière. Des femmes,
qui ont exagéré la mode jusqu'à en altérer la grâce et en détruire
l'intention, balayent fastueusement les parquets avec la queue de leurs
robes et la pointe de leurs châles; elles vont, elles viennent, passent
et repassent, ouvrant un œil étonné comme celui des animaux, ayant
l'air de ne rien voir, mais examinant tout.
Sur un fond d'une lumière infernale ou sur un fond d'aurore boréale,
rouge, orangé, sulfureux, rose (le rose révélant une idée d'extase
dans la frivolité), quelquefois violet (couleur affectionnée des
chanoinesses, braise qui s'éteint derrière un rideau d'azur), sur ces
fonds magiques, imitant diversement les feux de Bengale, s'enlève
l'image variée de la beauté interlope. Ici majestueuse, là légère,
tantôt svelte, grêle même, tantôt cyclopéenne; tantôt petite et
pétillante, tantôt lourde et monumentale. Elle a inventé une élégance
provocante et barbare, ou bien elle vise, avec plus ou moins de
bonheur, à la simplicité usitée dans un meilleur monde. Elle s'avance,
glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés qui lui sert à
la fois de piédestal et de balancier; elle darde son regard sous son
chapeau, comme un portrait dans son cadre. Elle représente bien la
sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui lui vient du Mal,
toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d'une fatigue
qui joue la mélancolie. Elle porte le regard à l'horizon, comme la
bête de proie; même égarement, même distraction indolente, et aussi,
parfois, même fixité d'attention. Type de bohème errant sur les confins
d'une société régulière, la trivialité de sa vie, qui est une vie de
ruse et de combat, se fait fatalement jour à travers son enveloppe
d'apparat. On peut lui appliquer justement ces paroles du maître
inimitable, de La Bruyère: «_Il y a dans quelques femmes une grandeur
artificielle, attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux
façons de marcher, et qui ne va pas plus loin._»
Les considérations relatives à la courtisane peuvent, jusqu'à un
certain point, s'appliquer à la comédienne; car, elle aussi, elle
est une créature d'apparat, un objet de plaisir public. Mais ici la
conquête, la proie, est d'une nature plus noble, plus spirituelle. Il
s'agit d'obtenir la faveur générale, non pas seulement par la pure
beauté physique, mais aussi par des talents de l'ordre le plus rare.
Si par un côté la comédienne touche à la courtisane, par l'autre elle
confine au poète. N'oublions pas qu'en dehors de la beauté naturelle,
et même de l'artificielle, il y a dans tous les êtres un idiotisme
de métier, une caractéristique qui peut se traduire physiquement en
laideur, mais aussi en une sorte de beauté professionnelle.
Dans cette galerie immense de la vie de Londres et de la vie de
Paris, nous rencontrons les différents types de la femme errante, de
la femme révoltée à tous les étages: d'abord la femme galante, dans
sa première fleur, visant aux airs patriciens, fière à la fois de sa
jeunesse et de son luxe, où elle met tout son génie et toute son âme,
retroussant délicatement avec deux doigts un large pan du satin, de
la soie ou du velours qui flotte autour d'elle, et posant en avant
son pied pointu dont la chaussure trop ornée suffirait à la dénoncer,
à défaut de l'emphase un peu vive de toute sa toilette; en suivant
l'échelle, nous descendons jusqu'à ces esclaves qui sont confinées dans
ces bouges, souvent décorés comme des cafés; malheureuses placées sous
la plus avare tutelle, et qui ne possèdent rien en propre, pas même
l'excentrique parure qui sert de condiment à leur beauté.
Parmi celles-là, les unes, exemples d'une fatuité innocente et
monstrueuse, portent dans leurs têtes et dans leurs regards,
audacieusement levés, le bonheur évident d'exister (en vérité
pourquoi?) Parfois elles trouvent, sans les chercher, des poses d'une
audace et d'une noblesse qui enchanteraient le statuaire le plus
délicat, si le statuaire moderne avait le courage et l'esprit de
ramasser la noblesse partout, même dans la fange; d'autres fois elles
se montrent prostrées dans des attitudes désespérées d'ennui, dans des
indolences d'estaminet, d'un cynisme masculin, fumant des cigarettes
pour tuer le temps, avec la résignation du fatalisme oriental; étalées,
vautrées sur des canapés, la jupe arrondie par derrière et par devant
en un double éventail, ou accrochées en équilibre sur des tabourets
et des chaises; lourdes, mornes, stupides, extravagantes, avec des
yeux vernis par l'eau-de-vie et des fronts bombés par l'entêtement.
Nous sommes descendus jusqu'au dernier degré de la spirale, jusqu'à la
_fæmina simplex_ du satirique latin. Tantôt nous voyons se dessiner,
sur le fond d'une atmosphère où l'alcool et le tabac ont mêlé leurs
vapeurs, la maigreur enflammée de la phtisie ou les rondeurs de
l'adiposité, cette hideuse santé de la fainéantise. Dans un chaos
brumeux et doré, non soupçonné par les chastetés indigentes, s'agitent
et se convulsent des nymphes macabres et des poupées vivantes dont
l'œil enfantin laisse échapper une clarté sinistre; cependant que
derrière un comptoir chargé de bouteilles de liqueurs se prélasse une
grosse mégère dont la tête, serrée dans un sale foulard qui dessine sur
le mur l'ombre de ses pointes sataniques, fait penser que tout ce qui
est voué au Mal est condamné à porter des cornes.
En vérité, ce n'est pas plus pour complaire an lecteur que pour le
scandaliser que j'ai étalé devant ses yeux de pareilles images;
dans l'un on l'autre cas, c'eût été lui manquer de respect. Ce qui
les rend précieuses et les consacre, c'est les innombrables pensées
qu'elles font naître, généralement sévères et noires. Mais si, par
hasard, quelqu'un malavisé cherchait dans ces compositions de M. Guys,
disséminées un peu partout, l'occasion de satisfaire une malsaine
curiosité, je le préviens charitablement qu'il n'y trouvera rien de ce
qui peut exciter une imagination malade. Il ne rencontrera rien que
le vice inévitable, c'est à dire le regard du démon embusqué dans les
ténèbres, ou l'épaule de Messaline miroitant sous le gaz; rien que
l'art pur, c'est à dire la beauté particulière du mal, le beau dans
l'horrible. Et même, pour le redire en passant, la sensation générale
qui émane de tout ce capharnaüm contient plus de tristesse que de
drôlerie. Ce qui fait leur fécondité morale. Elles sont grosses de
suggestions, mais de suggestions cruelles, âpres, que ma plume, bien
qu'accoutumée à lutter contre les représentations plastiques, n'a
peut-être traduites qu'insuffisamment.

N'avons-nous pas vu récemment un écrivain illustre et des plus
accrédités affirmer que si Raymond Lulle est devenu théologien, c'est
que Dieu l'a puni d'avoir reculé devant le cancer qui dévorait le sein
d'une dame, objet de ses galanteries! S'il l'eût véritablement aimée,
ajoute-t-il, combien cette infirmité l'eût embellie à ses yeux!--Aussi
est-il devenu _théologien!_ Ma foi! c'est bien fait.--Le même auteur
conseille au mari-providence de fouetter sa femme, quand elle vient,
_suppliante_, réclamer le _soulagement de l'expiation._

S'il est un sentiment vulgaire, usé, à la portée de toutes les femmes,
certes, c'est la pudeur. Mais ici la pudeur à un caractère superlatif
qui la fait ressembler à une religion; c'est le culte de la femme
pour elle-même; c'est une pudeur archaïque, asiatique, participant de
l'énormité du monde ancien, une véritable fleur de serre, harem ou
gynécée. L'œil profane ne la souille pas moins que la bouche ou la
main. Contemplation, c'est possession. Candaule a montré à son ami
Gygès les beautés secrètes de l'épouse; donc Candaule est coupable, il
mourra. Gygès est désormais le seul époux possible pour une reine si
jalouse d'elle-même.

L'histoire de la jeunesse, sous le règne de Louis-Philippe, est
une histoire de lieux de débauche et de restaurants. Avec moins
d'impudence, avec moins de prodigalités, avec plus de réserve, les
filles entretenues obtinrent, sous le règne de Louis-Philippe, une
gloire et une importance égales à celles qu'elles eurent sous l'Empire.

TANNHAÜSER.--Tout à l'heure, en essayant de décrire la partie
voluptueuse de l'ouverture, je priais le lecteur de détourner sa pensée
des hymnes vulgaires de l'amour, tels que les peut concevoir un galant
en belle humeur; en effet, il n'y a ici rien de trivial; c'est plutôt
le débordement d'une nature énergique, qui verse dans le mal toutes
les forces dues à la culture du bien; c'est l'amour effréné, immense,
chaotique, élevé jusqu'à la hauteur d'une contre-religion, d'une
religion satanique. Ainsi, le compositeur, dans la traduction musicale,
a échappé à cette vulgarité qui accompagne trop souvent la peinture
du sentiment le plus _populaire_,--j'allais dire populacier,--et pour
cela il lui a suffi de peindre l'excès dans le désir et dans l'énergie,
l'ambition indomptable, immodérée, d'une âme sensible qui s'est
trompée de voie. De même dans la représentation plastique de l'idée,
il s'est dégagé heureusement de la fastidieuse foule des victimes,
des Elvires innombrables. L'idée pure, incarnée dans l'unique Vénus,
parle bien plus haut et avec bien plus d'éloquence. Nous ne voyons
pas ici un libertin ordinaire, _voltigeant de belle en belle_, mais
l'homme général, universel, vivant morganatiquement avec l'idéal absolu
de la volupté, avec la reine de toutes les diablesses, de toutes les
faunesses et de toutes les satyresses, reléguées sous terre depuis la
mort du grand Pan, c'est à dire avec l'indestructible et irrésistible
Vénus.

Que les hommes qui peuvent se donner le luxe d'une maîtresse parmi les
danseuses de l'Opéra désirent qu'on mette le plus souvent possible en
lumière les talents et les beautés de leur emplette, c'est là certes
un sentiment presque paternel que tout le monde comprend et excuse
facilement; mais que ces mêmes hommes, sans se soucier de la curiosité
publique et des plaisirs d'autrui, rendent impossible l'exécution d'un
ouvrage qui leur déplaît parce qu'il ne satisfait pas aux exigences de
leur protectorat, voilà ce qui est intolérable. Gardez votre harem et
conservez-en religieusement les traditions; mais faites-nous donner un
théâtre où ceux qui ne pensent pas comme vous pourront trouver d'autres
plaisirs mieux accommodés à leur goût. Ainsi nous serons débarrassés de
vous et vous de nous, et chacun sera content.

DES MAÎTRESSES. Si je veux observer la loi des contrastes, qui
gouverne l'ordre moral et l'ordre physique, je suis obligé de ranger
dans la classe des femmes dangereuses aux gens de lettres, _la femme
honnête_, le bas-bleu et l'actrice;--_la femme honnête_, parce qu'elle
appartient nécessairement à deux hommes et qu'elle est une médiocre
pâture pour l'âme despotique d'un poète;--le bas-bleu, parce que c'est
un homme manqué;--l'actrice, parce qu'elle est frottée de littérature
et qu'elle parle argot,--bref, parce que ce n'est pas une femme dans
toute l'acception du mot,--le public lui étant une chose plus précieuse
que l'amour.
Vous figurez-vous un poète amoureux de sa femme et contraint de lui
voir jouer un travesti? Il me semble qu'il doive mettre le feu au
théâtre.
Vous figurez-vous celui-ci obligé d'écrire un rôle pour sa femme qui
n'a pas de talent?
Et cet autre suant à rendre par des épigrammes au public de
l'avant-scène les douleurs que ce public lui a faites dans l'être
le plus cher,--cet être que les Orientaux enfermaient sous triple
clef, avant qu'ils ne vinssent étudier le droit à Paris? C'est parce
que tous les vrais littérateurs ont horreur de la littérature à de
certains moments que je n'admets pour eux âmes libres et fières,
esprits fatigués, qui ont toujours besoin de se reposer leur septième
jour,--que deux classes de femmes possibles: les filles ou les femmes
bêtes, l'amour ou le pot-au-feu.--Frères est-il besoin d'en expliquer
les raisons?
15 Avril 1846.

Deux exemples me sautent déjà à la mémoire. L'un des plus orgueilleux
soutiens de l'honnêteté bourgeoise, l'un des chevaliers du _bon sens_,
M. Émile Augier, a fait une pièce, _La Ciguë_, où l'on voit un jeune
homme tapageur, viveur et buveur, un parfait épicurien, s'éprendre à
la fin des yeux purs d'une jeune fille. On a vu de grands débauchés
jeter tout d'un coup tout leur luxe par la fenêtre et chercher dans
l'ascétisme et le dénûment d'amères voluptés inconnues. Cela serait
beau, quoique assez commun. Mais cela dépasserait les forces vertueuses
du public de M. Augier. Je crois qu'il a voulu prouver qu'à la fin il
faut toujours _se ranger_, et que la vertu est bien heureuse d'accepter
les restes de la débauche.
Écoutons Gabrielle, la vertueuse Gabrielle, supputer avec son vertueux
mari combien il leur faut de temps de vertueuse avarice, en supposant
les intérêts ajoutés au capital et portant intérêt, pour jouir de dix
ou vingt mille livres de rente. Cinq ans, dix ans, peu importe, je
ne me rappelle pas _les chiffres du poète._ Alors, disent les deux
honnêtes époux:
NOUS POURRONS NOUS DONNER LE LUXE D'UN GARÇON!
Par les cornes de tous les diables de l'impureté! par l'âme de Tibère
et du marquis de Sade! que feront-ils donc pendant tout ce temps-là?
Faut-il salir ma plume avec les noms de tous les vices auxquels ils
seront obligés de s'adonner pour accomplir leur vertueux programme? Ou
bien le poète espère-t-il persuader à ce gros public de petites gens
que les deux époux vivront dans une chasteté parfaite? Voudrait-il par
hasard les induire à prendre des leçons des Chinois économes et de M.
Malthus?

Ainsi il y a une cohue de poètes abrutis par la volupté païenne, et
qui emploient sans cesse les mots de _saint, sainte, extase, prière,
etc..._, pour qualifier des choses et des êtres qui n'ont rien de
saint ni d'extatique, bien au contraire, poussant ainsi l'adoration
de la femme jusqu'à l'impiété la plus dégoûtante. L'un d'eux, dans
un accès d'érotisme _saint_, a été jusqu'à s'écrier: _ô ma belle
catholique!_ Autant salir d'excréments un autel. Tout cela est d'autant
plus ridicule que généralement les maîtresses des poètes sont d'assez
vilaines gaupes, dont les moins mauvaises sont celles qui font la soupe
et ne payent pas un autre amant.
À côté de l'école du _bon sens_ et de ses types de bourgeois corrects
et vaniteux, a grandi et pullulé tout un peuple malsain de grisettes
sentimentales, qui, elles aussi, mêlent Dieu à leurs affaires, de
Disettes qui se font tout pardonner par _la gaieté française_, de
filles publiques qui ont gardé je ne sais où une pureté angélique,
etc... Autre genre d'hypocrisie.

Le vice est séduisant, il faut le peindre séduisant; mais il traîne
avec lui des maladies et des douleurs morales singulières; il faut les
décrire.

Exprimez-vous la crainte, la tristesse de voir l'espèce humaine
s'amoindrir, la santé publique dégénérer par une mauvaise hygiène, il
y aura à côté de vous un poète pour répondre: «Comment voulez-vous que
les femmes fassent de beaux enfants dans un pays où elles adorent un
vilain pendu!»--Le joli _fanatisme!_

...Et la brûlante Sapho, cette patronne des hystériques.

Est-ce Vénus Aphrodite ou Vénus Mercenaire qui soulagera les maux
qu'elle vous aura causés? Toutes ces statues de marbre seront-elles des
femmes dévouées au jour de l'agonie, au jour du remords, au jour de
l'impuissance?

J'admets tous les remords de saint Augustin sur le trop grand plaisir
des yeux. Le danger est si grand que j'excuse la suppression de l'objet.

HÉGÉSIPPE MOREAU.--Ce n'est pas la volupté de l'épicurien, c'est plutôt
la sensualité claustrale, échauffée, du cuistre, sensualité de prison
et de dortoir. Ses badinages amoureux ont la grossièreté d'un collégien
en vacances. _Lieux communs de morale lubrique_, rogatons du dernier
siècle qu'il réchauffe et qu'il débite avec la naïveté scélérate d'un
enfant ou d'un gamin.

La femme est non seulement un être d'une beauté suprême, comparable
à celle d'Ève ou de Vénus; non seulement, pour exprimer la pureté de
ses yeux, le poète empruntera des comparaisons à tous les meilleurs
réflecteurs et à toutes les plus belles cristallisations de la nature,
mais encore faudra-t-il doter la femme d'un genre de beauté tel
que l'esprit ne peut le concevoir que comme existant dans un monde
supérieur. Or, si je me souviens qu'en trois ou quatre endroits de ses
poésies Banville, voulant orner des femmes d'une beauté non comparable
et non égalable, dit qu'elles ont des _têtes d'enfant._ C'est là
une espèce de trait de génie particulièrement lyrique, c'est à dire
amoureux du surhumain. Il est évident que cette expression contient
implicitement cette pensée que le plus beau des visages humains est
celui dont l'usage de la vie, passion, colère, péché, angoisse, souci,
n'a jamais terni la clarté ni ridé la surface. Tout poète lyrique, en
vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l'Eden perdu.

La nauséabonde niaiserie de la femme, etc...

Phèdre en paniers a ravi les esprits les plus délicats de l'Europe; à
plus forte raison, Vénus, qui est immortelle, peut bien, quand elle
veut visiter Paris, faire descendre son char dans les bosquets du
Luxembourg.

...La grâce éternelle qui coule des lèvres et du regard de la femme...

Grâce à une opération d'esprit toute particulière aux amoureux quand
ils sont poètes, ou aux poètes quand ils sont amoureux, la femme
s'embellit de toutes les grâces du paysage, et le paysage profite
occasionnellement des grâces que la femme aimée verse à son insu sur le
ciel, sur la terre et sur les flots.

Quelle est la donnée la plus usée, la plus prostituée, l'orgue de
Barbarie le plus éreinté?
L'Adultère.

L'imagination, faculté suprême et tyrannique, substituée au cœur, ou à
ce qu'on appelle le cœur, d'où le raisonnement est d'ordinaire exclu,
et qui domine généralement dans la femme comme dans l'animal.

L'hystérie! Pourquoi ce mystère physiologique ne ferait-il pas le
fond et le tuf d'une œuvre littéraire, ce mystère que l'Académie de
médecine n'a pas encore résolu, et qui, s'exprimant dans les femmes par
la sensation d'une boule ascendante et asphyxiante (je ne parle que du
symptôme principal), se traduit chez les hommes nerveux par toutes les
impuissances et aussi par l'aptitude à tous les excès?

En somme, Madame Bovary est vraiment grande, elle est surtout
pitoyable, et, malgré la dureté systématique de Flaubert, qui
a fait tous ses efforts pour être absent de son œuvre et pour
jouer la fonction d'un montreur de marionnettes, toutes les femmes
_intellectuelles_ lui sauront gré d'avoir élevé la femelle à une si
haute puissance, si loin de l'animal pur et si près de l'homme idéal,
et de l'avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de
rêverie qui constitue l'être parfait.

Je ne dirai certainement pas comme le Lycanthrope d'insurrectionnelle
mémoire, ce révolté qui a abdiqué: «_En face de toutes les platitudes
et de toutes les sottises du temps présent, ne nous reste-t-il pas le
papier à cigarettes et l'adultère?_» Mais j'affirmerai qu'après tout,
tout compte fait, même avec des balances de précision, notre monde
est bien dur pour avoir été engendré par le Christ, qu'il n'a guère
qualité pour jeter la pierre à l'adultère; et que quelques minotaurisés
de plus ou de moins n'accéléreront pas la vitesse rotatoire des
sphères et n'avanceront pas d'une seconde la destruction finale des
univers.--Il est temps qu'un terme soit mis à l'hypocrisie de plus
en plus contagieuse, et qu'il soit réputé ridicule pour des hommes
et des femmes, pervertis jusqu'à la trivialité, de crier: haro!
sur un malheureux auteur qui a daigné avec une chasteté de rhéteur
jeter un voile de gloire sur des aventures de table de nuit, toujours
répugnantes et grotesques, quand la poésie ne les caresse pas de sa
clarté de veilleuse opaline.

...Si remarquable, si plein de désolation, si véritablement _moderne_,
où la future adultère--car elle n'est encore qu'au commencement du
plan incliné, la malheureuse!--va demander secours à l'Église, à la
divine Mère, à celle qui n'a pas d'excuses pour n'être pas toujours
prête, à cette Pharmacie où nul n'a le droit de sommeiller! Le bon curé
Bournisien, uniquement préoccupé des polissons du catéchisme qui font
de la gymnastique à travers les stalles et les chaises de l'église,
répond avec candeur: «Puisque vous êtes malade, Madame, et puisque M.
Bovary est médecin, _pourquoi n'allez-vous pas trouver votre mari?_»
Quelle est la femme qui, devant cette insuffisance du curé, n'irait
pas, folle amnistiée, plonger sa tête dans les eaux tourbillonnantes
de l'adultère, et quel est celui de nous qui, dans un âge plus naïf et
dans des circonstances troublées, n'a pas fait forcément connaissance
avec le prêtre incompétent?

Dans cette terre lointaine il a d'ailleurs trouvé l'amour, qui, comme
une médecine énergique, remet chaque faculté à son rang, et pacifie
tous ses organes troublés. «Le péché d'orgueil a été racheté par
l'amour.»

Les femmes, une à qui sa douceur animale, sa nullité peut-être, donne
aux yeux de son amant ensorcelé un faux air de sphinx, une autre,
modiste prétentieuse, qui a fouaillé son imagination avec toutes les
orties de George Sand, se font des révérences d'un autre monde et se
traitent de _Madame!_ gros comme le bras.

...Car sainte Thérèse était brûlante d'un si grand amour de Dieu, que
la violence de ce feu lui faisait jeter des cris... Et cette douleur
n'était pas corporelle, mais spirituelle, quoique le corps ne laissât
pas d'y avoir beaucoup de part.

Vous est-il arrivé, comme à moi, de tomber dans de grandes mélancolies,
après avoir passé de longues heures à feuilleter des estampes
libertines? Vous êtes-vous demandé la raison du charme qu'on trouve
parfois à fouiller ces annales de la luxure, enfouies dans les
bibliothèques ou perdues dans les cartons des marchands, et parfois
aussi de la mauvaise humeur qu'elles vous donnent? Plaisir et douleur
mêlés, amertume dont la lèvre a toujours soif!--Le plaisir est de voir
représenté sous toutes ses formes le sentiment le plus important de
la nature,--et la colère, de le trouver souvent si mal imité ou si
sottement calomnié. Soit dans les interminables soirées d'hiver au
coin du feu, soit dans les lourds loisirs de la canicule, au coin des
boutiques de vitrier, la vue de ces dessins m'a mis sur des pentes de
rêverie immenses, à peu près comme un livre obscène nous précipite vers
les océans mystiques du bleu. Bien des fois je me suis pris à désirer,
devant ces innombrables échantillons du sentiment de chacun, que le
poète, le curieux, le philosophe, pussent se donner la jouissance
d'un musée de l'amour, où tout aurait sa place, depuis la tendresse
inappliquée de sainte Thérèse jusqu'aux débauches sérieuses des siècles
ennuyés. Sans doute la distance est immense qui sépare _Le Départ pour
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