De l'amour - 3

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coins de sentimentalité d'une fraîcheur délicieuse. Quelque jour,
ne va-t-il pas jusqu'à lui avouer comme il a été heureux de trouver
en Mosselmann un homme aimable, un homme qui pût plaire à sa Muse.
Et il lui souligne l'inconséquence de son respect, parce qu'il est
humain que l'homme bien épris haïsse l'amant heureux, le possesseur
et conclut à quelque parcelle divine dans son amour._ Vous êtes pour
moi non seulement la plus attrayante des femmes, de toutes les femmes,
mais encore la plus chère et la plus précieuse des superstitions...
_Puis il essaie de lui expliquer ses ardeurs presque religieuses qui se
traduisent par des silences extatiques et par des hymnes très pieuses
à l'idole immortelle. Comme une obsession, il reparle toujours de sa
même déplorable habitude, l'anonyme, et cette fois il lui donne les
raisons les plus exquises de fine psychologie, aux dernières limites
du précieux..._ J'ai si peur de vous, que je vous ai toujours caché
mon nom, pensant qu'une adoration anonyme--ridicule évidemment pour
toutes les brutes matérielles mondaines que nous pourrions consulter
à ce sujet--était après tout à peu près innocente, ne pouvait rien
troubler, rien déranger et était infiniment supérieure, en moralité, à
une poursuite niaise, vaniteuse, à une attaque directe contre une femme
qui a ses affections placées--et peut-être ses devoirs... _Évidemment,
il la contemplait avec les yeux de l'amour et s'obstinait à la vouloir
une créature de toute pureté, alors qu'après tout, en dépit d'une
conduite rigoureusement vertueuse, elle était à l'écart de la société
bourgeoise, par l'irrégularité de sa position. Ah! qu'il faut savoir
gré à Baudelaire de ce tact merveilleux qu'il déploie à ne la point
blesser dans ses plus profondes susceptibilités. Et, ce trait seul
fût-il connu d'amoureuse charité, comme vite devrait se disperser la
légende malsaine qui encadre sa vie et déforme son caractère!..._
Combien je serais heureux si je pouvais être certain que ces hautes
conceptions de l'amour ont quelque chance d'être bien accueillies
dans un coin secret de votre adorable pensée!... _Et elle ne m'étonne
plus, cette prédilection constante de Baudelaire pour les années de
la Régence et du XVIIIe siècle, quand, favoritisme à part, tant de
grâce et tant de raffinement dans la courtoisie présidaient aux
rapports amoureux... Ne pas oublier que vers ces années, Baudelaire est
très préoccupé des conteurs voluptueux et des dissertations amoureuses
de Choderlos de Laclos et il prépare des notes sur_ Les Liaisons
dangereuses _et des notes sur Stendhal..._ Sachet toujours frais qui
parfume... Grain de musc qui gis invisible... Au fond de mon éternité.
_Enfin, après cinq années d'une correspondance anonyme, qui sans
doute ne l'était plus, Mme Sabatier ayant certainement percé les
transparences de cet amour mystérieux, Baudelaire comprit que
l'enfantillage devait prendre fin, et que sinon l'aventure tournerait
au ridicule. Du reste, un jour la petite sœur de Mme Sabatier ayant
rencontré Baudelaire partit d'un grand éclat de rire et lui dit_:
«Êtes-vous toujours amoureux de ma sœur et lui écrivez-vous toujours de
superbes lettres?»--_L'apparition des_ Fleurs du Mal _fut l'occasion
de son aveu et il joignit à un exemplaire de choix, en reliure qu'il
avait voulue spirituelle, la dernière lettre qu'il signa et qu'il
écrivit sans contrefaire son écriture (18 Août 1857). Tout d'abord il
lui exprimait sa colère de ce que la pièce qu'il avait dédiée à sa
chère idole_, À CELLE QUI EST TROP GAIE, _fût incriminée par le juge
d'instruction (Sainte-Beuve la déclare la meilleure du volume). Ainsi
que celle qu'il lui avait composée dernièrement, au printemps de 57, et
où il chantait l'exquise harmonie de son beau corps_: En elle, tout est
dictame. Son haleine fait la musique. Comme sa voix fait le parfum...
_Et il lui donne la caricature de ses juges, abominablement laids, des
monstres, des misérables..._ leur âme doit ressembler à leur visage...
_et il lui demande timidement si elle ne voudrait pas par des relations
faire arriver un mot sensé à ces grosses cervelles..._ Flaubert avait
pour lui l'Impératrice. Il me manque une femme... _Puis, laissant de
côté toutes ces timidités, une fois encore, il lui analyse la passion
amoureuse qui le brûle depuis si longtemps..._ Les polissons sont
AMOUREUX, mais les poètes sont IDOLÂTRES...
_L'hommage flatteur d'une cour si patiente et si délicate, la
reconnaissance pour les nombreux sonnets et pièces qui glorifiaient
son Esprit et sa Beauté, le rapprochement de deux souffrances et de
deux malentendus, deux âmes singulières se cherchant à travers les
corps et désireuses de communier, l'écœurement de voir condamner par
l'hypocrisie_ ce réalisme grossier et offensant pour la pudeur qui
conduit à l'excitation des sens par l'obscénité des passages et des
expressions immorales, _de la curiosité... en tout cas, quelque raison
que ce fût, Mme Sabatier consola l'amertume de Baudelaire et lui fit
la belle offrande de sa jeune maturité; il goûta sa chair spirituelle,
au parfum des Anges; ce fut la métamorphose mystique de tous les sens
fondus en un; il connut l'enchantement des objets noirs et roses qui
composent son corps charmant... Il eût dû, le pauvre malade, ainsi que
le Hollandais volant, s'engloutir alors dans le Léthé avec sa douce
amie; et les premières caresses auraient dû être dernières... Car,
la plus humiliante des déceptions, le lendemain même, cet amour qui
semblait appareiller pour d'éternels bonheurs, cet amour s'évapora
tristement et l'illusion disparut devant la réalité.--Je n'ai plus de
courage, devant ce néant et cette désolation... vraiment les fautes de
jeunesse sont-elles si terribles qu'il faille les payer si cher et si
durement?... de continuer à enguirlander maladroitement cette liaison
et cet amour; et je vous laisse devant cette lettre de Baudelaire
pentelante, en larmes et en désespoir, songer douloureusement comme
son âme était tendre et susceptiblement pure, et comme nous aurons
raison, toujours, quand nous aussi nous tordrons nos désespérances
sur les corps des biens-aimées, séduisantes et trompeuses--parce que
la vie n'est que séduction et que trahisons, et que les mots les plus
eucharistiques sentent l'aigreur des ferments--de toujours demander à
Baudelaire frère de souffrance, frère d'élection, de calmer nos nerfs
tressautants et les agacements de nos chairs, par ce divin remède de
l'harmonie du Verbe et de l'Eurythmie berceuse du nombre... Et voici
sa douleur, et voici sa pauvre âme, tout à vif, qui pleure, et qui
déplore..._
31 _Août_ 1857.--J'ai détruit ce torrent d'enfantillages amassé sur ma
table...
_Comment cette aventure qui promettait à Baudelaire tout ce qu'il
pouvait rêver, esprit, cœur, et beauté, ne fut-elle que l'aventure,
probablement, de quelques semaines? D'avoir, cinq années, épuisé
toutes ses forces affectives dans une correspondance amoureuse, se
trouva-t-il, à l'heure des abandons, dépourvu et désenchanté! La
Vénus Noire, de par son emprise au fond de la chair, défendit-elle à
sa délicatesse de souiller le plus Beau et le plus Pur de ses Rêves?
L'arrière-saison, tout l'automne des fleurs tristes, et des lourdes
mélancolies, la voulut-il encore plus amèrement délicieuse, par le
sacrifice de sa plus chère passion? Des scrupules, des contingences,
des obstacles?_
_En tout cas, Mme Sabatier resta la fidèle amie de Baudelaire, sa
confidente. Il continua jusqu'à son départ pour Bruxelles, au printemps
de 1864, à fréquenter les dîners du dimanche.--Il fut peu goûté des
Goncourt qui le trouvaient trop maniéré; y entrait-il quelque jalousie?
Les Goncourt du reste jugeaient singulièrement la bonne hôtesse_, une
grosse nature, avec un entrain trivial, bas, populacier. On pourrait
la définir, cette belle femme, un peu canaille: une vivandière de
faunes.--_Feydeau se déclara résolument hostile à l'invasion de
Baudelaire dans un groupe où il prétendait donner le ton._ Baudelaire
avait su se glisser dans notre petite phalange littéraire; nous
assommait par son insupportable vanité, sa manie de poser... ayant le
cerveau détraqué, il avait naturellement horreur du bon sens, mais il
se croyait de tous points un homme supérieur... le pauvre diable...
le chétif, l'outrecuidant, le pauvre Baudelaire fut aplati. _Et
autres pitreries écœurantes, par dépit et par basse envie. Flaubert
du moins, qui ne sortait de sa vie sauvage, enfermée, condensée, que
pour venir aux dîners de la Présidente, disait Mme Sabatier_ une
excellente, surtout une saine créature; _et vous savez comme il aimait
Baudelaire... Barbey d'Aurevilly, qui adorait son Baudelaire, la_ chère
Horreur de sa vie, _était le plus élégant camarade de la Présidente,
et il avait autant de plaisir à dîner avec eux que chez la bonne Mme
Causinet, la rôtissière la rue du Bac. Baudelaire, entre ses amis de
lettres et sa maîtresse idéale, connut des instants d'oubli, dans de la
paix et du bonheur. Et si Mme Sabatier n'avait point été, par retour de
fortune, surtout par changement de caractère, par caprice, contrainte
de se refaire un autre milieu_ (la Présidente s'est consolée du Mac à
Roull (?) qui lui fait définitivement une pension de 600 fr. par an;
je crois qu'elle va trouver un autre Môsieu. Elle n'a pas été forte
dans toutes ces histoires, la pauvre fille!)..., _si Baudelaire eût eu
plus d'énergie et plus de courage pour réchauffer son cœur, s'il eût
réussi à s'affranchir du passé, il eût trouvé en Mme Sabatier tout le
dévouement de Maria Clemm pour Edgar Poe; il se fût retrempé dans un
nouveau baptême, de force et de pureté._
_Mais il retourna, de par les destins, à sa Jeanne Duval; il retourna
à son vomissement, pour expier son pêché, par orgueil, d'avoir pensé
s'endormir dans les étoiles, et vivre son Rêve; il fut cruellement
rattaché à son boulet, éternellement.--Et l'Aube spirituelle né dura
que l'instant d'une aurore; le parfum des anges, il n'en goûta la
douceur que le temps de le connaître, pour le regretter. Ses lèvres
parcheminées par la fièvre, Mme Sabatier les rafraîchit, comme une
sœur pitoyable et, d'une main légère et maternelle, elle dissipa les
cauchemars et essuya le front de son ami baigné de sueur. Et elle lui
porta la consolation de sa beauté, quand il se mourait quotidiennement,
à la maison de santé, cependant qu'à ses oreilles les thèmes favoris
du Tannhäuser, en ses yeux l'enchantement d'un Goya, autour de lui ces
tendresses féminines qu'il avait trouvées enfin, au lit de mort.--Dans
le petit cottage de Neuilly, des fleurs, et des arbustes, coquetterie
de l'intérieur parfumé et joli, jolie, elle aussi, la tendre amie,
est morte, voici douze ans, peut-être en son dernier souvenir, cette
amoureuse amitié qui mit dans sa vie la douceur et la délicatesse,--la
fleur bleue du sentiment dont mourait Marguerite Gautier. Et
maintenant, peut-être, sur des rivages plus heureux, se disent-ils leur
grand amour, enfantin, puéril, parce que l'Amour, parce que la Beauté,
simple, sublime._
...Quoiqu'il fût une imagination dépravée, et peut-être à cause de cela
même, l'amour chez Baudelaire était moins une affaire des sens que du
raisonnement; c'était surtout l'admiration et l'appétit du Beau. Il
aimait un corps humain comme une harmonie matérielle, comme une belle
architecture, plus le mouvement; et ce matérialisme absolu n'était pas
loin de l'idéalisme le plus pur. _Lui reprocher d'avoir trop aimé les
gaupes, et pour ce d'être si jeune descendu au Royaume des taupes,
c'est un contre sens trop grossier, si par là on accepte qu'il traînait
son pauvre corps chez les filles de jubilation, pour de la débauche et
pour de l'orgie, simplement. Son imagination était assez riche, assez
chaude, pour qu'il prît plus de plaisir à_ morare in spirituale coïtu
_qu'à expérimenter des sensations que sa jeunesse avait épuisées,
par curiosité, par trop de sève surchauffée. En dépit des manuels
érotiques et des gravures licencieuses, et non plastiques, qui plutôt
pousseraient les délicats vers quelque conversion spirituelle, en
dégoût et par haut-le-cœur, la seule source amoureuse, où les désirs
s'exaspèrent et se satisfont eux-mêmes, il l'avait découverte,
heureusement, non dans l'impureté et les infirmités du sexe, mais
dans cette entité, presque métaphysique, parce que si peu réelle,
qu'il s'était construite en son esprit, aussi en son cœur: la Femme._
BAUDELAIRE FAISAIT L'AMOUR DANS SA CERVELLE.
_Plus que des femmes, Baudelaire était amoureux du monde féminin, de
l'atmosphère de la femme, de tout cet appareil ondoyant, scintillant,
parfumé, où l'âme sensible se baigne mollement: la tiédeur du sein,
l'odeur des mains, la câlinerie berceuse des genoux, la douceur des
cheveux et leur vie mystérieuse, et jusqu'aux vêtements souples et
flottants._ Dulce balneum suavibus unguentatum odoribus. _Baudelaire,
un inverti, sentimentalement (je ne veux point rappeler ces épithètes
fouailleuses, toutes fois qu'il parle ou qu'il écrit des balandins
du troisième sexe; et j'imagine volontiers toutes ces femmes qu'il
rencontra--des lionnes du Faubourg Saint-Honoré_, Agathe, Marguerite,
Mathilde, Fanny Keller, l'œil voilé, le Mensonge; _des lorettes du
quartier Saint-Georges et de la rue Neuve-Bréda_, Louise de Gréans,
Blanche, Gabrielle, Anna; _des grisettes de Montmartre, la butte et le
faubourg_, Henriette, Clémence, Rachel, Judith, Blond-Blond l'amie de
Louise;--_des créatures d'exception: une belle ligne, légères comme des
parfums, et évocatrices du Passé Amoureux, la Grèce, Rome et Byzance,
des exotiques aux charmes bizarres et inconnus, ou de plaisantes
pâles voyoutes aux yeux rêveurs et bêtes, des bouches gourmandes ou
des vierges de Primitifs, des lèvres fraîches, des visages, exquis,
qui parlent. Et je veux croire qu'il montait chez elles pour le seul
plaisir des yeux, pour l'amusement de sa fantaisie et de son caprice
vagabond, pour la grâce des formes et l'élégance des souplesses, pour
toute cette spiritualité que dégage, par superposition d'images et
par persuasion suggestive, l'atmosphère de la Femme. Et voici que
s'expliqueraient ces fantastiques notes de fleuristes qui grèvent le
budget de Baudelaire, cependant qu'il n'allait point dans le Monde et
fréquentait très peu d'amis; il oubliera de déjeuner, de dîner, mais
des fleurs, des fleurs, aussi des cadeaux discrets et délicats, des
bibelots d'art et des boîtes de parfums, ses habituelles dépenses. Pour
toujours boire à grands flots le parfum, le son, la couleur._
_On reprochait, devant Baudelaire, les trop exclusives passions que les
cardinaux nourrissent pour les bambins de chœurs joufflus; fièrement
il répliqua; «Voudriez-vous, Monsieur, que les cardinaux de la Sainte
Église Romaine fassent l'amour comme tout le monde?...» Voudriez-vous
que l'auteur des_ Fleurs du Mal _fît l'amour comme tout le monde? Avant
d'y communier, selon l'humaine nature, par chair et en frisson sensuel,
il y communiait en religion, en beauté, et en curiosité; du mysticisme,
de l'art, quelque psychologie caractérisent nettement la mécanique
amoureuse de Baudelaire. Le paradoxe, spirituel et clownesque, de
Jean de Mitty, selon la tradition des intimes de Baudelaire, et
qu'il garde pieusement, que Baudelaire serait mort vierge, voilà la
plus élégante définition du sens amoureux de Baudelaire. Baudelaire
rencontra beaucoup de femmes, plus encore, si vous y tenez; admettons
même qu'il fut un coureur; il n'est rien moins certain qu'il les ait
connues, selon l'expression biblique; et les gratifications qu'il leur
attribuait, notées soigneusement, en regard du nom et l'adresse, sur
le_ Carnet intime: _ce sont les indemnités à la porte d'un musée où
les yeux s'impressionnent de formes et de couleurs, prétextes à des
embarquements pour ailleurs, à des rêves infinis, et finis, hélas!
Ce sont les indemnités à la porte d'un théâtre où quelque féerie,
quelque ballet aérien, les musiques, les lumières, donnent aux exilés
l'illusion édénique des paradis perdus._ BAUDELAIRE, UN AMOREUX, UN
PASSIONNÉ, MÊME L'AMOUREUX, LE PASSIONNÉ, J'IRAI JUSQU'AU DÉTRAQUÉ,
À L'INVERTI SENTIMENTAL: CERTAINEMENT. _Un cynique, un érotomane, un
débauché polisson, à qui il ne manquait plus, pour couronner sa vie,
que de mourir comme Constantin Guys, un matin blafard, à la sortie
d'une Maison hospitalière; non, je vous en prie._
_Et que s'il me faut, pour aujourd'hui, malgré les plus contradictoires
apparences, prendre ces conclusions, les vraiment définitives, sans
apporter à leur appui les preuves matérielles que demain je vous
donnerai, par l'œuvre de Baudelaire, celle connue, celle inconnue
surtout, je vous rappellerai qu'une nuit, à son berceau, la Lune
descendit moelleusement son escalier de nuages et s'étendit sur lui
avec la tendresse souple d'une mère; ses prunelles en restèrent vertes
et ses joues extraordinairement pâles. Ses yeux, en la contemplant,
s'agrandirent bizarrement et elle le serra si tendrement à la gorge
qu'il en garda pour toujours l'envie de pleurer. Cependant la Lune
remplissait toute la chambre comme un poison lumineux; et toute cette
lumière pensait et disait_: «Tu subiras éternellement l'influence de
mon baiser. Tu aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime: l'eau, les
nuages, le silence et la nuit; la mer immense et verte, l'eau informe
et multiforme; le lieu où tu ne seras pas; les maîtresses que tu ne
connaîtras pas; les fleurs monstrueuses; les parfums qui font délirer;
les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les
femmes, d'une voix rauque et douce.»
_Et c'est pour cela, enfin, qu'il est maintenant couché aux pieds de
sa pensée, irradiant de toute sa personne le reflet de la redoutable
Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de
tous les lunatiques... Et maintenant, pour l'éternité, là-bas, dans la
paix du cimetière de Montparnasse, ce lui sera une infinie consolation
d'entendre les voix timides des amants chuchoter à leurs très aimées
l'eurythmie caressante de vers finement ciselés, en Amour..._ Tu
contiens dans ton œil le couchant et l'aurore. Tu répands des parfums
comme un soir orageux.
26 Octobre 1902.
F.-F. G.


DE L'AMOUR

_La jeunesse de Baudelaire ne fut qu'un ténébreux orage, et les
projets s'amoncelaient sur son cœur enfantin et dépravé: la décadence
du Bas Empire l'enchantait et il ne rêvait que de graver, au khol
ou au cinname, un manuel d'amour, plus impertinent encore que celui
de Stendhal, et moins candide, moins bourgeois que celui de Balzac;
l'amour sensuel du dix-huitième siècle s'était corrompu, la noblesse
disparue, esprit, grâce et cynisme, en un amour d'autant plus morbide
et équivoque qu'il se revêtait des haillons de la passion romantique:
dès 1846, Baudelaire commença à publier au_ Corsaire-Satan _la série
de ces pages qui seraient devenues le livre désiré, si la vie,
l'insupportable vie, lui avaient laissé la force et le courage de les
poursuivre méthodiquement; mais, toutes les fois qu'à propos de tout,
peinture, critique, musique, il pourra glisser quelques lignes sur
les femmes, le luxe, la prostitution, il n'y manquera point, et ces
digressions, dans l'œuvre baudelairienne, sont un des charmes les plus
inattendus._ Choix de Maximes consolantes sur l'amour, _fragments tirés
des_ Petits Poèmes en Prose, _de_ L'Art Romantique, _des_ Curiosités
Esthétiques, _des_ Lettres _et des_ Œuvres posthumes, _donneront le
thème_ De l'Amour, _et_, Les Fleurs du Mal _y aidant puissamment,
le rêveur et l'hystérique le reconstitueront à leur fantaisie, sous
l'inspiration démoniaque de l'esprit de perversité._
F.-F. G.


CHOIX DE MAXIMES CONSOLANTES SUR L'AMOUR.

--Quiconque écrit des maximes aime charger son caractère;--les jeunes
se griment,--les vieux s'adonissent.
Le monde, ce vaste système de contradictions,--ayant toute caducité en
grande estime,--vite, charbonnons-nous des rides;--le sentiment étant
généralement bien porté, enrubannons notre cœur comme un frontispice.
À quoi bon?--Si vous n'êtes des hommes vrais, soyez de vrais animaux.
Soyez naïfs, et vous serez nécessairement utiles ou agréables à
quelques-uns.--Mon cœur--fût-il à droite--trouvera bien mille coparias
parmi les trois milliards d'êtres qui broutent les orties du sentiment!
Si je commence par l'amour, c'est que l'amour est pour tous,--ils ont
beau le nier,--la grande chose de la vie!
Vous tous qui nourrissez quelque vautour insatiable,--vous, poètes
hoffmanniques que l'harmonica fait danser dans les régions du
cristal, et que le violon déchire comme une lame qui cherche le
cœur,--contemplateurs âpres et goulus à qui le spectacle de la nature
elle-même donne des extases dangereuses,--que l'amour vous soit un
calmant.
Poètes tranquilles,--poètes _objectifs_,--nobles partisans de la
méthode,--architectes du style,--politiques qui avez une tâche
journalière à accomplir, que l'amour vous soit un excitant, un breuvage
fortifiant et tonique, et la gymnastique du plaisir un perpétuel
encouragement vers l'action!
À ceux-ci les potions assoupissantes, à ceux-là les alcools.
Vous pour qui la nature est cruelle et le temps précieux, que l'amour
vous soit un cordial animique et brûlant.
Il faut donc choisir ses amours.
Sans nier les _coups de foudre_, ce qui est impossible,--voyez
Stendhal, _De l'Amour_, livre I, chapitre XXIII,--il faut croire que la
fatalité jouit d'une certaine élasticité qui s'appelle liberté humaine.
De même que pour les théologiens la liberté consiste à fuir les
occasions; de tentations plutôt qu'à y résister, de même, en amour, la
liberté consiste à éviter les catégories de femmes dangereuses, c'est à
dire dangereuses pour vous.
Votre maîtresse, la femme de votre ciel, vous sera suffisamment
indiquée par vos sympathies naturelles, vérifiées par Lavater, par la
peinture et la statuaire.
Les signes physiognomoniques seraient infaillibles, si on les
connaissait tous, et bien. Je ne puis pas ici donner tous les signes
physiognomoniques des femmes qui conviennent éternellement à tel ou
tel homme. Peut-être un jour accomplirai-je cette énorme tâche dans
un livre qui aura pour titre _Le Catéchisme de la femme aimée_; mais
je tiens pour certain que chacun, aidé par ses impérieuses et vagues
sympathies, et guidé par l'observation, peut trouver dans un temps
donné la femme nécessaire.
D'ailleurs, nos sympathies ne sont généralement pas dangereuses; la
nature, en cuisine comme en amour, nous donne rarement le goût de ce
qui est mauvais.
Comme j'entends le mot amour dans le sens le plus complet, je suis
obligé d'exprimer quelques maximes particulières sur des questions
délicates.
Homme du Nord, ardent navigateur perdu dans les brouillards, chercheur
d'aurores boréales plus belles que le soleil, infatigable solfier
d'idéal, aimez les femmes froides.--Aimez-les bien, car le labeur est
plus grand et plus âpre, et vous trouverez un jour plus d'honneur au
tribunal de l'Amour, qui siège par delà le bleu de l'infini!
Homme du Midi, à qui la nature claire ne peut pas donner le goût des
secrets et des mystères,--homme frivole,--de Bordeaux, de Marseille
ou d'Italie,--que les femmes ardentes vous suffisent; ce mouvement et
cette animation sont votre empire naturel;--empire amusant.
Jeune homme, qui voulez être un grand poète, gardez-vous du paradoxe
en amour; laissez les écoliers ivres de leur première pipe chanter à
tue-tête les louanges de la femme grasse; abandonnez ces mensonges
aux néophytes de l'école pseudo-romantique. Si la femme grasse est
parfois un charmant caprice, la femme maigre est un puits de volupté
ténébreuses!
Ne médisez jamais de la grande nature, et si elle vous a adjugé une
maîtresse sans gorge, dites: «Je possède un ami--avec des hanches!» et
allez au temple rendre grâce aux dieux.
Sachez tirer parti de la laideur elle-même; de la vôtre, cela est
trop facile; tout le monde sait que Trenk, _la Gueule brûlée_, était
adoré des femmes; _de la sienne!_ Voilà qui est plus rare et plus
beau, mais que l'_association des idées_ rendra facile et naturel.
(Nous aurions pu citer Mirabeau, mais cela est très commun, et,
d'ailleurs, nous soupçonnons qu'il était d'une laideur sanguine, ce
qui nous est particulièrement antipathique.)--Je suppose votre idole
malade. Sa beauté a disparu sous l'affreuse croûte de la petite
vérole, comme la verdure sous les glaces de l'hiver. Encore ému
par les longues angoisses et les alternatives de la maladie, vous
contemplez avec tristesse le stigmate ineffaçable sur le corps de la
chère convalescente; vous entendez subitement résonner à vos oreilles
un air _mourant_ exécuté par l'archet délirant de Paganini, et cet
air sympathique vous parle de vous-même, et semble vous raconter tout
votre poème intérieur d'espérances perdues.--Dès lors, les traces de
petite vérole feront partie de votre bonheur et chanteront toujours
à votre regard attendri l'air mystérieux de Paganini. Elles seront
désormais non seulement un objet de douce sympathie, mais encore de
volupté physique, si toutefois vous êtes un de ces esprits sensibles
pour qui la beauté est surtout _la promesse_ du bonheur. C'est donc
surtout l'association des idées qui fait aimer les laides; car vous
risquez fort, si votre maîtresse grêlée vous trahit, de ne pouvoir vous
consoler qu'avec une femme grêlée.
Pour certains esprits plus curieux et plus blasés, la jouissance de
la laideur provient d'un sentiment encore plus mystérieux, qui est la
soif de l'inconnu, et le goût de l'horrible. C'est ce sentiment, dont
chacun porte en soi le germe plus ou moins développé, qui précipite
certains poètes dans les amphithéâtres et les cliniques, et les femmes
aux exécutions publiques. Je plaindrais vivement qui ne comprendrait
pas;--une harpe à qui manquerait une corde grave!
Quant à la faute d'orthographe qui, pour certains nigauds, fait partie
de la laideur morale, n'est-il pas superflu de vous expliquer comment
elle peut être tout un poème naïf de souvenirs et de jouissances!
Le charmant Alcibiade bégayait si bien, et l'enfance a de si divins
baragouinages! Gardez-vous donc, jeune adepte de la volupté,
d'enseigner le français à votre amie,--à moins qu'il ne faille être son
maître de français pour devenir son amant.
Il y a des gens qui rougissent d'avoir aimé une femme, le jour qu'ils
s'aperçoivent qu'elle est bête. Ceux-là sont des aliborons vaniteux,
faits pour brouter les chardons les plus impurs de la création, ou
les faveurs d'un bas-bleu. La bêtise est souvent l'ornement de la
beauté; c'est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs
noirâtres, et ce calme hideux des mers tropicales. La bêtise est
toujours la conservation de la beauté; elle éloigne les rides; c'est
un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée
garde pour nous, vilains savants que nous sommes!
Il y en a qui en veulent à leurs maîtresses d'être prodigues. Ce sont
des Fesse-Mathieux, ou des républicains qui ignorent les premiers
principes d'économie politique. Les vices d'une grande nation sont sa
plus grande richesse.
D'autres, gens posés, déistes raisonnables et modérés, les juste-milieu
du dogme, qui enragent de voir leurs femmes se jeter dans la
dévotion.--Oh les maladroits, qui ne sauront jamais jouer d'aucun
instrument! Oh! les triples sots qui ne voient pas que la forme la plus
adorable que la religion puisse prendre,--est leur femme!--Un mari à
convertir, quelle pomme délicieuse! Le beau fruit défendu qu'une large
impiété,--dans une tumultueuse nuit d'hiver, au coin du feu, du vin et
des truffes, cantique muet du bonheur domestique, victoire remportée
sur la nature rigoureuse, qui semble elle-même blasphémer les dieux!
Je n'aurais pas fini de sitôt, si je voulais énumérer tous les beaux
et bons côtés de ce qu'on appelle vice et laideur morale; mais il
se présente souvent, pour les gens de cœur et d'intelligence, un
cas difficile et angoisseux comme une tragédie; c'est quand ils sont
pris entre le goût héréditaire et paternel de la moralité et le goût
tyrannique d'une femme qu'il faut mépriser. De nombreuses et ignobles
infidélités, des habitudes de bas lieu, de honteux secrets découverts
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