De l'amour - 2

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et sur son ventre plein d'exhalaisons putrides, quand il l'assimile à
l'infection d'une charogne infâme. Comme il souhaite donc que les vers
rongent sa peau comme des remords et que la vermine bourdonnante la
mange de baisers empuantis!_
_Et pourtant qu'il l'aime, dans cette haine amoureuse! Il a voulu
oublier l'amertume de son cœur dans des passades érotiques; sur
d'autres bouches, il a voulu boire ce vin de Bohême qui l'enivrait.
L'oubli n'est plus possible et il n'est plus qu'une bouche pour
y boire, au bord des dents, le ciel liquide. Alors, des reprises
éperdues, de nouvelles étreintes où les corps craquent et l'esprit se
détraque. Elle est si belle, sa gorge triomphante qui s'avance et qui
pouse la moire; et il en ouvre les panneaux bombés et clairs, comme
d'une armoire, armoire à doux secrets, pleine de bonne choses, de vins,
de parfums, de liqueurs, qui font délirer les cerveaux et les cœurs.
Ses nobles jambes tourmentent les désirs obscurs, les agacent. Ses bras
sont des boas luisants pour serrer l'amant dans son cœur, pour l'y
imprimer. Son cou large et rond! Ses épaules grasses! Ses hanches sont
amoureuses de son dos et de ses seins. Et puis, elle sait la caresse
qui fait revivre les morts. Et le charme toujours étrange de sa tête
qui se pavane en triomphe! Toute l'Enfance et toute la Maturité! Et les
baisers gourmands, et les ivresses sensuelles! C'est que cette femme
est vraiment un sphinx. Il adore les senteurs fauves de ses lourds
cheveux et les parfums de fourrure de sa jeunesse. Tout d'elle lui est
un plaisir, la mollesse de son balancement, la cadence de son abandon,
la souplesse de son corps qui frissonne sus les caresses du linge;
jusqu'aux lenteurs et aux brusqueries de ses mouvements, son allure
orientale et sa grâce enfantine de singe. Et toujours encore le désir
d'incarner son Premier Rêve, son Grand Rêve, de partir pour la Terre
Promise, seulement promise, aux pauvres rêveurs_; quand tu vas balayant
l'air de ta jupe large, tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend
le large, chargé de toile, et va, roulant suivant un rythme doux, et
paresseux, et lent. _Mais le beau navire s'est ancré dans l'ignominie
de la vase et de la boue des végétations chanceuses l'immobilisent dans
l'impuissance de partir quelque jour. Cette fois, enfin, c'est bien la
vie qui meurt, toute la Beauté de la vie et des illusions édéniques._
Où sont les parfums enivrants des fleurs disparues? Où sont les
couleurs féeriques des anciens soleils couchants?
_Une désespérance, comme le monde n'en avait jamais entendu et dont
l'écho pleurera par delà les siècles les plus lointains, l'envahit
corps et âme. Il marche ainsi qu'un fantôme; les excès du haschisch,
les traîtrises du laudanum, aussi quelque maladie d'amour qui puise et
qui épuise ont métamorphosé le dandy qui donnait le ton aux élégances,
Byron, Brummel, Shéridan. Il n'est plus que l'ombre d'Hamlet, le
regard indécis, les cheveux au vent. Sa bouche se détracte en un
rictus d'ironie et ses yeux éteints ne reflètent plus que des doutes
et des scepticismes. Regrets, Spasmes, Peines, Angoisses, Colères,
Névroses, tout le démoniaque cortège danse la sarabande dans son sein
meurtri. Cuisinier funèbre, il s'amuse à faire bouillir son cœur,
pour le manger. Il court au Sabbat du Plaisir, pour de l'oubli,
quelques minutes. Bastringues, Bouis-Bouis et Caboulots. Le chant des
violons et la flamme des bougies ne peuvent chasser son cauchemar. Il
court aux tripots, lui, le buveur de quintessences, lui, le buveur
d'ambroisie, non par distraction, non par plaisir, mais pour envier la
funèbre gaieté des vieilles courtisanes maquillées, aux lèvres sans
couleur, aux mâchoires édentées, qui minaudent autour des tapis verts
ou trafiquent leurs masques de beauté. Il fréquente les bayadères
sans nez, les femmes galantes, les gouges, dans les bouges. La ronde
des femmes damnées (vierges, démons, monstres, martyres aux mornes
douleurs, aux soifs inassouvies; ces chercheuses d'infini, mystiques
ou voluptueuses, ses pauvres sœurs) tourne, tourne en folie dans son
imagination hyperesthésiée. Il chante les terribles plaisirs et les
affreuses douceurs de la Débauche et de la Mort, les deux bonnes filles
qui l'hospitalisent sous les charmilles des tombeaux et des lupanars.
Dans l'Île aux myrtes verts où la Prêtresse de l'Amour entrebâillait sa
robe aux brises passagères et adorait Cythère par les secrètes chaleurs
de son corps embrasé, il ne trouve plus qu'un gibet à trois branches,
où pend son image; et des oiseaux sauvages plantent leur bec impur dans
tous les coins sanglants de sa pourriture..._ Ah! Seigneur, donnez-moi
la force et le courage de contempler mon cœur et mon corps sans dégoût.
_Puis, il se passionne pour les gravures de Réthel qui symbolisent son
désespoir et ses ricanements. Il voit s'ébranler la danse macabre de
tous ces cadavres vernissés, les Antinoüs flétris, les baladins du
troisième sexe, les dandys à face glabre. Comme il a dépouillé son
cœur et sa fierté près de sa maîtresse orientale, il prend un plaisir
maudit à dépouiller l'humanité de ses oripeaux élégants et parfumés;
l'ivresse des sens s'est dissipée, et son goût le plus cher, c'est
partout d'imaginer un grand squelette qui chante l'hymne de la faute
originelle. Et une indicible angoisse me griffe à la peau et au cœur,
ces matins blancs d'automne triste, à regarder ces gravures allemandes
où les doigts énervés de Baudelaire ont laissé leur empreinte, de les
avoir si souvent feuilletées pour remâcher sa douleur, pour repaître
sa fièvre. Toutes ces choses du tombeau, tous ces troupeaux mortels
d'immortels, ces armatures humaines qui crient la vanité des vanités
et toutes les vanités, respirent le plus pénétrant désespoir, ainsi
que les fleurs du Sorcier, sur les hauteurs du Brocken._ Des ailes
de corbeau effleurent le silence. L'Amour est assis sur le crâne de
l'humanité et de sa bouche cruelle il éparpille en l'air sa cervelle,
son sang et sa chair.
_Enfin, le désespoir suprême et l'invocation satanique_: «O Satan,
prends pitié de ma misère... Toi qui mets dans les yeux et dans le
cœur des filles le culte de la plaie et l'amour des guenilles.»
_Enfin, la Prière à la Mort qui console et qui fait vivre, la Mort,
le but de la vie, le seul espoir, la Mort, cet élixir qui nous enivre
et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir.--Arrêtez, vous qui
passez par la route, et dites-moi donc s'il est une douleur si grande,
dites-moi donc s'il est un amour plus agité et plus tordu. Et voyez
comme il a souffert dans tous les cycles de cet Enfer à y promener
sa tristesse et son écœurement, après avoir perdu le Paradis où
s'exhalaient des parfums frais comme des chairs d'enfant. Oui, toute
l'œuvre rimée de Baudelaire s'explique par l'incantation magique
de la Mulâtresse, si vous acceptez de ne croire qu'aux façades; que
j'aimerais pourtant mieux que vous ne considériez en ces Enthousiasmes
et ces Adorations, ces Prières et ces Extases, ces Tortures et ces
Morsures, ces Lamentations et ces Désolations, que le dédoublement
de cette dualité indédoublable qui mêlait en l'âme de Baudelaire les
principes de vie et les principes de mort. Lui seul, il est la source,
lui seul, il est le but; et tous ces espoirs d'un instant, toutes ces
désespérances d'une minute, c'étaient les désespérances et les espoirs
d'une nature vibrante, sensible à l'excès, et maladive, d'un Poète. Et
que si cette liaison noire ne l'eût point enlisé dans l'ornière des
désillusions et des dégoûts, tout de même il se serait pris au piège
de l'Idéal. Comme l'imagination crée le monde, elle le gouverne. Ce
fut l'imagination qui emporta Baudelaire des plus grands enthousiasmes
aux plus profondes déceptions. Vraiment, il se souvenait d'une vie
antérieure vécue dans les voluptés calmes; vraiment il rêvait le soir
des célestes vendanges. Jeanne Duval, toute sa jeunesse de 1841 à 1852,
une jeunesse cahotée, capricieuse, oui; mais par subjectivité; elle
fut l'incarnation de son âme, le Rêve des lendemains et le souvenir du
Passé. Il sait maintenant, au bout de sa douleur, que ce goût de Mort
qu'il a sur les lèvres et dans son cœur, c'est le goût de la Vie.
Désormais son cœur, meurtri comme une pêche, est mûr, comme son corps,
pour le savant amour._
_Enfin, ce restera au livre de charité la plus belle œuvre de
Baudelaire d'avoir, après l'illusion tombée, conservé la maîtresse
de ses débuts. Voici, en effet, que ses vices sournois, la boisson,
l'alcool, d'autres, beaucoup d'autres, l'ont presque paralysée.
Baudelaire la garde avec lui; jusqu'à sa dernière heure, dans les
moments où il se reprend à quelque espoir, il ne rêve plus, cependant
son amour est ailleurs, qu'un jour de retrouver l'amitié de sa mère et
la petite maisonnette, là-bas, sur la côte de Honfleur, pour bercer
sa grande tristesse, sur la plainte des vagues--et aussi de retrouver
Jeanne, de lui faire un intérieur charmant, de la distraire, de la
guérir, pour quelquefois repartir aux îles parfumées que le soleil
caresse._ MA MÈRE, JEANNE, LEUR AVENIR, _obsession qui torture son
esprit. Sur une couverture de Revue, ces deux mots griffonnés en
chemin_: JEANNE, MA MÈRE. _Sur son_ Carnet intime: «Le salut est dans
la bonne minute. Le salut, c'est l'argent, la gloire, la sécurité, la
levée du C. J., la vie de Jeanne». _Plus loin et souvent_: «MA MÈRE,
JEANNE ET MOI». _Ce n'est plus maintenant de la sensualité, ni de la
passion, c'est du devoir, c'est du sacrifice._ «Ma chère fille, lui
écrit-il, il ne faut pas m'en vouloir si j'ai brusquement quitté
Paris sans avoir été te chercher pour te divertir un peu... je te
jure que je vais revenir dans quelques jours... Je ne veux pas que tu
restes privée d'argent, même un jour... Je vais revenir bientôt et
si, comme je le crois, je suis doué de quelque argent, je tâcherai
de t'amuser... Ne sors pas sans être accompagnée, par ces chemins
glissants...» _Elle est aux Batignolles; une vieille domestique la
soigne et écrit pour elle; Jeanne Prosper, non plus Jeanne Duval, ne
peut déjà plus écrire, la main est morte, en 1859. Baudelaire se prive
de tout; il pousse même le renoncement jusqu'à l'impossible; et avec
quelle délicatesse il prie son généreux tuteur et ami, le brave M.
Ancelle, d'avancer des sommes à Jeanne_: «Surtout, je vous supplie de
ne pas lui faire la moindre plaisanterie ou la moindre allusion sur ses
misères antécédentes... Je crois que cette malheureuse Jeanne devient
aveugle...» _Elle est à l'hospice Dubois, au faubourg Saint-Denis;
ses 34 printemps sont 34 hivers; une pauvre infirme; Baudelaire paie
sa pension, irrégulièrement; on menace de mettre la paralytique à la
porte; Baudelaire va jusqu'aux derniers sacrifices, il vend ses objets
les plus chers, ses plus précieux souvenirs; mais, pour satisfaire
ses goûts de boissonnerie, cette_ terrible femme _fait écrire qu'elle
n'a rien reçu, afin de se procurer ainsi de l'argent; elle ne reste
que deux mois à l'hospice, parce que vicieuse, insupportable... Elle
est à l'hôtel. Elle est, en 1860, dans un appartement que Baudelaire
vient de lui installer; il doit l'y rejoindre, rue Beautreillis. Elle
meurt, après Baudelaire; quand et comment, impossible de le savoir.
Baudelaire, ses livres de compte en font foi, assure sa vie jusqu'au
dernier instant. Il l'a connue vers 1842; certainement, quand il écrit
à la Présidente, rencontrée à l'hôtel Pimodan de 1845 à 1848, à son
heure d'épanouissement parfait, en Janvier 1852, il a cessé totalement
de l'aimer. Depuis 1852 qu'à sa mort, il la garde, il la sauve de la
misère. C'est simple, c'est sublime. C'est Baudelaire._
_... Je te donne ces vers afin que si mon nom,--aborde
heureusement aux époques lointaines--et fait rêver un soir
les cervelles humaines,--Vaisseau favorisé par un grand
aquilon._
_Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,--fatigue
le lecteur ainsi qu'un tympanon,--et par un fraternel
et mystique chaînon,--reste comme pendue à mes rimes
hautaines._
_Être maudit à qui, de t'abîme profond--jusqu'au plus haut
du ciel, rien, hors moi, ne répond!--O toi qui, comme une
ombre à la trace éphémère._
_Foules d'un pied léger et d'un regard serein--les stupides
mortels qui t'ont jugée amère,--statue aux yeux de jais,
grand ange au front d'airain._
_Pour Jeanne Duval, 20 Avril 1857, Revue Française: 9 pièces, Synthèse
de ses deux liaisons, tout le Baudelaire amoureux._

_...Et, maintenant, son arrêt est d'errer à travers les mers, sans
relâche, sans repos, sur le navire à la voile rouge de sang, au mât
noir; à moins qu'il ne rencontre une femme qui l'aime et qui lui
soit fidèle jusqu'à la mort. Tous les sept ans, il jette l'ancre
pour chercher la femme fidèle; tous les sept ans, il ne trouve que
les faux serments. L'enfer lui-même ne veut plus de lui; et il se
sauve le premier en faisant le signe de croix.--Enfin, voici, sur
la côte norvégienne, une fille pleine de dévouement qui dispense
l'aumône de ses trésors de fidélité au capitaine maudit; enfin,
voici Senta dont l'amour pur délivre le Hollandais volant; et deux
formes aériennes s'élèvent au-dessus des flots et s'éternisent dans
l'immortelle transfiguration de l'Amoureuse Rédemption... Ainsi
que le Vaisseau-fantôme, sur l'océan du monde, Baudelaire, sur
l'océan d'amour, doit errer toute sa vie, sans même la consolation
du Hollandais volant d'espérer quelque jour la pureté d'un amour
qui rachète ses fautes; il se le dit lui-même et il l'écrit
douloureusement._ «Il n'y a point de pardon pour les péchés de
jeunesse; leur punition terrible dure toute la vie.» _Le démon des
concupiscences brûle ses poumons et les emplit d'un désir éternellement
coupable. Et les ténèbres ne lui seront plus jamais les bonnes
verseuses de fraîcheur. Pourtant, un jour, il croit aborder aux rivages
de paix et de tendresse; il essaie du moins tous ses efforts pour y
prendre terre; la vue seule de ce calme, de ce reposoir d'amour lui
est un apaisement et une promesse. Enfin, voici une femme qu'il veut
aimer avec toute l'humilité des dévotions, une femme que son amour va
auréoler d'un pureté infinie, dont les rayons l'illumineront de clarté
et de joie, une femme dans les yeux de laquelle il va réfléchir la
meilleure partie de lui-même, la portion divine et immortelle de son
âme. C'est toute une Renaissance, c'est tout un Baptême parfumé. Et
peut-être la Rédemption, pour ce pauvre cœur tendre, fatigué par le
malheur, mais toujours prêt au rajeunissement._
_Mme Savatier, pour plus de coquetterie Mme Sabatier, goûta les délices
d'une renommée qui laisse encore aujourd'hui à ses amis lointains
le souvenir de la beauté la plus splendide et de l'esprit le plus
subtil. Parmi les salons cotés du Bas-Empire, il n'en fut point de
plus séduisants, ni de mieux fréquentés que les siens, à l'hôtel de
l'avenue Frochot. Les complaisances qu'elle avait pour le fameux
Mosselmann--homme d'argent et roublard, celui-là même qui disait à un
architecte religieux_: «Combien coûtera décidément votre église...
toute finie, HOSTIE EN GUEULE»--_lui permettaient les réceptions
luxueuses, dans un décor admirable où se pressaient à l'envi la
foule élégante de tous les gens à la mode: des artistes, peintres et
sculpteurs, beaucoup d'hommes de lettres, des compositeurs de musique;
même, en ce milieu qui n'affichait aucune teinte politique, ne voulant
se distinguer que par de la Beauté et par de l'Esprit, ces messieurs
de l'armée et du gouvernement prenaient plaisir à oublier leurs
préoccupations parmi les femmes les plus charmantes et les talents
les plus spirituels... Mme Sabatier avait tout de suite été célèbre
par le marbre de Clésinger, au Salon de 1848_: La Femme piquée par un
serpent, _pour qui elle posa, le modelé de son corps merveilleux fut
un vif succès de curiosité; on admira l'œuvre, et la légende accrut
l'admiration du modèle. Les journaux popularisèrent cette prise de
possession de la gloire; et tous les artistes rêvèrent de cette femme
dont l'eurythmie ressuscitait l'antique statuaire des Idéaux jours
d'Athènes, la puissance et le nombre de Phidias et de Praxitèle.
La fortune de Mosselmann exhaussa cette gloire en plus de relief
éclatant. Puis des portraits et des bustes consacrèrent désormais à
chaque Salon l'aventure prodigieuse de cette apothéose triomphale: le
portrait de Ricard_, La Femme au chien,--_un buste de Clésinger qui
figura au Luxembourg pendant de nombreuses années et fut enfin remis
à Mme Sabatier, au mépris des conventions légales,--et toute la série
des tableaux, des esquisses de Meissonier, un de ses adorateurs les
plus fervents (il peignit pour elle le fameux_ Polichinelle, _et j'ai
revu avec une admirative émotion tous les portraits qu'il fit de son
originale élève; car Mme Sabatier maniait agréablement le pinceau et
elle fut à Rome étudier les classiques avec Meissonier). Sans doute
l'étonnante beauté de Mme Sabatier impressionna profondément le sens
artistique de Baudelaire et c'est incontestablement à elle qu'il
songeait lorsqu'il chantait ce sein qui inspire au poète un amour
éternel et muet ainsi que la matière..._ Je suis belle comme un rêve
de pierre... _Le renom de son esprit et les traits de bonté qu'on lui
attribuait contribuèrent également à tourner la pensée de Baudelaire
vers cette femme qui semblait défier toutes les conditions de la
vie et emprunter aux contingences matérielles, sources habituelles
des déceptions, tous les enchantements de l'Artifice et de l'Idéal.
Dans ses larges yeux aux clartés éternelles, il retrouva le génie
de l'enfance, ce génie pour lequel aucun aspect de la vie n'est_
ÉMOUSSÉ. _La_ DAMNATION _de la forme qui l'obsédait et le possédait
lui ouvrit un paradis nouveau où il put enivrer sa sensibilité--comme
il l'avait enivrée au souvenir perpétuel en J. Duval des délicieux
pays d'ailleurs, là où l'on n'est pas--et calmer la solide faiblesse
de son énervement maladif... Il avait rencontré Mme Sabatier à l'hôtel
Pimodan, chez le voluptueux artiste Fernand Boissard, où des décamérons
de poètes, d'artistes et de belles femmes se réunissaient pour causer
art, littérature et amour, comme au siècle de Boccace..._ Elle avait
jeté sur un fauteuil son mantelet de dentelle noire et la plus
délicieuse petite capote verte qu'ait jamais chiffonnée Lucy Hocquet
ou madame Baudrand, secouait ses beaux cheveux d'un brun fauve, tout
humides encore, car elle venait de l'école de natation, et de toute
sa personne drapée de mousseline s'exhalait, comme d'une naïade, le
frais parfum du bain. De l'œil et du sourire, elle encourageait le
tournoi de paroles et y jetait, de temps en temps, son mot tantôt
railleur tantôt approbatif... Cependant que Maryx, un modèle superbe,
la _Mignon_ de Scheffer, _La Gloire distribuant des couronnes_ de Paul
Delaroche, vêtue d'une robe blanche, bizarrement constellée de pois
rouges semblables à des gouttelettes de sang, écoutait vaguement les
paradoxes de Baudelaire, sans laisser paraître la moindre surprise sur
son masque du plus pur type oriental, et faisait passer les bagues de
sa main gauche aux doigts de sa main droite, des mains aussi parfaites
que son corps...
_Le_ 9 _Décembre_ 1852,--_le Coup d'État l'a détourné à jamais de
ses velléités politiques; il songe à du journalisme littéraire;
il fonderait volontiers un journal, il en a élaboré le plan et le
programme; d'immenses désirs de labeur: préparation des traductions
d'E. Poe, dont cette année même il donne la biographie à la Revue de
Paris; la solitude, le travail, l'affection--Baudelaire adresse à Mme
Sabatier une lettre dont il déguise l'écriture: c'est une déclaration
anonyme dans les termes les plus corrects et les plus doux. Il lui
avoue que son image le jette dans des états de rêverie inspiratrice et
il lui envoie des vers écrits pour elle, en la suppliant humblement de
ne les montrer à personne ..._ Les sentiments profonds ont une pudeur
qui ne veut pas être violée. L'absence de signature n'est-elle pas un
symptôme de cette invincible pudeur?... _Il magnifie la beauté de sa
tête, de son geste et de son air, beau comme un beau paysage, et la
saine santé de ses bras et de ses épaules éblouit son chagrin. Ses
robes follement colorées sont pour lui l'emblème d'un ballet de fleurs
et de son esprit bariolé. Elle est trop gaie et le rire joue en son
visage. Alors, dans l'humiliation que lui cause cette insolente gaieté,
il veut ramper la nuit pour châtier la chair joyeuse de celle qu'il
hait autant qu'il l'aime, blesser ses flancs d'une large blessure et
lui infuser son venin à travers ses lèvres nouvelles._
_...Cette déclaration piquante par l'anonymat et par la violence du ton
ironique et cravachant n'était point pour déplaire à cette curieuse
de sensations singulières. D'autant que Baudelaire, pour ne point
effaroucher ses dernières pudeurs, lui expliquait ensuite qu'en lui,
brute assoupie, s'était réveillé un Ange, au souvenir sain et rose et
charmant de sa chère Déesse; il lui disait sa souffrance et son rêve de
ne pouvoir atteindre le ciel qui s'ouvre et s'enfonce avec l'attirance
du gouffre. Les stupides orgies, la débauche, la flamme des bougies,
elle avait tout éteint par la splendeur de son âme qui rayonne une Aube
blanche et vermeille, l'Aube spirituelle..._ After a night of pleasure
and desolation, all my soul belongs to you. Celui qui a fait ces vers
l'a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et conserve pour
elle la plus tendre sympathie... _Ainsi donc, Baudelaire, pénitent de
ses erreurs de jeunesse, en demande le pardon à celle en qui il veut
s'imaginer les tendresses maternelles d'une vierge divine. Son amour
blanc et mystique lui compose des litanies; et, dans les jardins du
roi, à Versailles, il lui dit sa salutation_: Ange plein de gaieté.
Ange plein de bonté. Ange plein de santé. Ange plein de beauté. Ange
plein de bonheur, de joies et de lumières.--David mourant aurait
demandé la santé aux émanations de ton corps enchanté; mais de toi je
n'implore, ange, que tes prières.--Ange plein de bonheur, de joies
et de lumières. _Et il lui confesse ses nuits, ses ennuis, sa honte,
ses remords, ses larmes de fiels, les fièvres et les rides de son âme,
humblement, pieusement. Puis, il se prend à rire sur le comique de
cette correspondance anonyme et sur toute cette enfantine rimaillerie_:
Qu'y faire? je suis égoïste comme les enfants et les malades.
_À cette époque, il fréquentait déjà chez elle, et il était le familier
des dîners artistiques et littéraires du dimanche où il se rencontrait
avec G. Flaubert, les Goncourt, Meissonier, M. du Camp, Reyer, Feydeau,
et surtout Th. Gautier qui avait surnommé Mme Sabatier La Présidente;
et toute cette élite d'art ne l'appelait qu'ainsi, rendant hommage à
sa bonne Royauté, dispensatrice des sourires, et des oublis, et des
espérances._
_Une nuit, Baudelaire la reconduisit, au sortir de quelque fête. Nuit
de pleine lune, Paris dormait, des ombres de chats les accompagnaient
lentement, sur son bras s'appuyait le bras poli de l'aimable et douce
femme; dans l'immensité du silence et dans le ruissellement des
lumières laiteuses, l'intimité rapproche les cœurs comme pour une
communion; et la très gaie cette nuit-là se plaignit mélancoliquement_:
Rien ici-bas n'est certain et c'est un dur métier que d'être belle
femme. Bâtir sur les cœurs est une chose sotte. Tout craque, amour,
beauté, jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte, pour les rendre
à l'Eternité... _Cette confidence d'une pauvre âme lassée, peut-être
déçue, et qui cherchait une âme-sœur, pour y baigner son amertume
et y reprendre courage; cette mise à nu d'un cœur dévasté et désolé,
qui semblait vibrer comme un sonore instrument et éclater comme une
fanfare joyeuse, attachèrent à jamais la fidélité de Baudelaire pour
le nouvel objet de son amour; quand il eut compris que cette femme lui
était une compagne de souffrance, par là se rapprochant de sa misère,
il l'aima avec toute la dévotion passionnée des amants du Christ qui
adorent la Bonté et l'Infini, et qui aussi baisent les sept plaies et
les sept douleurs.--Et il continue cependant à garder l'anonyme dans
sa correspondance qu'il précipite, des années durant, jusqu'en 1857.
Sans doute, sa pensée est toute vers elle, et il ne travaille qu'avec
son image devant les yeux, peut-être imprimée dans son âme; et, fermant
les yeux aux réalités angoissantes--il vit toujours avec J. Duval et
cherche de vaines consolations dans les étreintes charnelles, d'où
son cœur absent n'emporte que de la rancœur et de là tristesse,--il
la voit toute en lui, et son effort lui est doux, par l'espoir de
lui plaire; ce sont les années laborieuses des abondantes moissons,
traduction des_ Histoires Extraordinaires, _articles d'esthétique, la
préparation définitive des_ Fleurs du Mal.
7 _Février_ 1854.--Je ne crois pas, Madame, que les femmes en général
connaissent toute l'étendue de leur pouvoir, soit pour le bien, soit
pour le mal. Sans doute, il ne serait pas prudent de les en instruire
toutes également. Mais avec vous on ne risque rien; votre âme est
trop riche en bonté pour donner place à la fatuité et à la cruauté.
D'ailleurs, vous avez été, sans aucun doute, tellement abreuvée,
saturée de flatteries, qu'une seule chose peut vous flatter désormais,
c'est d'apprendre que vous faites le bien, même sans le savoir, même
en dormant, simplement en vivant... _Et il éclaire ses pas sur la
route du Beau à ces charmants yeux qui brillent de la clarté mystique
des cierges; ces yeux, pleins de lumière, il s'en fait l'esclave et
tout son être obéit à ce vivant flambeau qui marche devant lui; ces
yeux, ces divins frères, qui sont ses frères, secouent dans ses yeux
leurs feux diamantés et chantent le réveil de son âme..._ N'est-il
pas vrai que vous pensez comme moi--que la plus délicieuse beauté,
la plus excellente et la plus adorable créature--vous-même, par
exemple, ne peut pas désirer de meilleur compliment que l'expression
de la gratitude pour le bien qu'elle a fait?... _Toujours l'absence
de signature et l'écriture déguisée; est tout près de se démasquer
pourtant et regrette de ne pouvoir se corriger de ce fâcheux pli de la
lâcheté de l'anonyme._ Supposez, si vous voulez, que quelquefois sous
la pression d'un opiniâtre chagrin, je ne puisse trouver de soulagement
que dans le plaisir de faire des vers pour vous, et qu'ensuite je sois
obligé d'accorder le désir innocent de vous les montrer avec la peur
horrible de vous déplaire. Voilà qui explique la lâcheté!
16 _Février_ 1854.--_Le regard de la très belle, de la très bonne, de
la très chère a soudain refleuri sa pauvre âme solitaire et son cœur
flétri..._ Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges. Rien
ne vaut la douceur de son autorité. Sa chair spirituelle a le parfum
des Anges. Et son œil nous revêt d'un habit de clarté. _Mme Sabatier,
c'est son Ange gardien, c'est sa muse, c'est sa madone. Et, sans
jamais se lasser, dans la nuit et dans la solitude, dans la rue et
dans la multitude, il adore son fantôme qui danse dans l'air comme un
flambeau. Ses moindres mots sont composés de tous les miels et sur ses
lèvres régénérées éclosent sans cesse des fleurs d'un parfum céleste
et des musiques verbales, et des rythmes très doux. Toute son âme, il
la transfuse par inspiration dans ces sonnets qui restent les plus
beaux de son œuvre, et nous donnent surtout l'intimité de cette nature
sensible, de toutes les sensibilités les plus diverses. Cependant il
dit à celle qu'il aime sa passion qui s'accroît discrètement de tout
l'éloignement et de tout le mystère dont il l'entoure..._ J'ignore
ce que les femmes pensent des adorations dont elles sont quelquefois
l'objet... _À la très belle, à la très bonne, à la très chère, salut et
immortalité._
8 _Mai_ 1854.--Elle se répand dans sa vie--comme un air imprégné
de sel--Et dans son âme inassouvie--Verse le goût de l'éternel.
_Les délicatesses les plus subtiles au point qu'elles paraîtront
invraisemblables à ceux qui ne voient en Baudelaire par raccourci de
vision, ou par l'obscurité de leurs propres âmes, qu'un cynique et
qu'un blasé, remuant la fange à plaisir, et bestial en ses amours,--les
délicatesses les plus délicatement subtiles piquent çà et là des
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