De l'amour - 1

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DE L'AMOUR
Par
CHARLES BAUDELAIRE
et
FÉLIX-FRANÇOIS GAUTIER

SOCIÉTÉ ANONYME D'ÉDITION ET DE
LIBRAIRIE, 41, RUE VIVIENNE, PARIS
1919


LA VIE AMOUREUSE DE BAUDELAIRE

_...Il s'imposait à nos admirations passionnées de remettre, autant que
possible, toutes choses au point, et de concilier ces contradictions
évidentes, pour fixer de façon précise la vie amoureuse de Baudelaire,
et ensuite conclure cet Évangile d'Amour dont il avait projeté d'être
l'Apôtre, aux débuts de sa carrière littéraire, vers 1846._
_Quelques correspondances amoureuses, publiées au hasard des
trouvailles; ses théories sur la Femme et sur l'Amour, éparpillées à
toutes les pages de son œuvre, reconstituées et groupées autour de
cet essai primitif_: Choix de maximes consolantes sur l'Amour, _afin
de préjuger ce livre qu'il comptait écrire_: Le Catéchisme de la Femme
mariée; _des souvenirs de ses contemporains, des échos glanés ça et
là, et des anecdotes; surtout de piquantes lettres inédites; enfin,
son_ Carnet Intime, _ont permis d'esquisser un Baudelaire amoureux dans
la seule intention--non de satisfaire de vaines curiosités, et ainsi
de profaner une mémoire bien sympathique,--mais d'expliquer l'œuvre
par l'homme, et de donner ainsi plus d'éclat et plus de couleurs aux
Fleurs qu'il cueillit en gerbes parfumées aux jardins de ses amours:
la vie amoureuse de Baudelaire s'est reflétée toute dans son œuvre.
Baudelaire n'aima ses maîtresses que pour l'éternel désir de mieux
contempler son âme dans leurs prunelles..._ lacs où son âme tremble et
s'y voit à l'envers..., _parce que c'est là le grand secret de la loi
de l'Amour de chercher à se retrouver et à se survivre en autrui, par
cette inconsciente peur de la Mort, divin témoignage de la Beauté de
vivre._

_...Une de ses premières amours (je passe l'inversion sentimentale,
et sensuelle peut-être, qui fit renvoyer Baudelaire de
Louis-le-Grand)--sans doute le premier, si l'on tient pour nulles,
et il le faut, les initiations érotiques des rues chaudes--un de ses
premiers amours, la maigre nudité d'une petite chanteuse des cours:
une blanche fille..._, aux cheveux roux, son jeune corps maladif plein
de taches de rousseur, deux beaux seins radieux comme des yeux...,
_qu'il rencontre en flânant. Poète chétif, il lui dédie la primeur
de ses vers, à cette pauvre gueuse de carrefour; il glorifie ses
haillons et ses sabots et nous perpétue le souvenir de sa beauté. Un
ami de Baudelaire, peintre d'un joli talent, de Roy, expose_ La Petite
Guitariste au Salon.--_Simplement, comme ils s'étaient rencontrés,
simplement, ils se quittèrent, ces deux vagabonds d'idéal. Baudelaire
conserva toujours le parfum de cette fleur de printemps. Quand il
parlera avec tant d'émotion de cette humble péripatéticienne des rues
de Londres qui par l'amour sauva de la faim et de la mort l'aventureux
Thomas de Quincey, il reverra dans un coin de son âme sensible cette
petite créature gracieuse de faiblesse et de sa gentille mendiante
rousse. Et, quand le mangeur d'opium et l'amant du haschisch rôderont
plus tard, les nuits pleines de lune, dans Oxford Street ou sur les
boulevards extérieurs du Mont-Parnasse, les regards tournés vers leurs
adolescences attristées, ils se diront_: «Ah! Si j'avais les ailes de
la tourterelle, c'est vers Elle que je m'envolerais pour chercher la
consolation.» _Toujours la douceur des premiers baisers laisse, pour
les heures de doute et de sécheresse, une source délicieusement fraîche
qui fait oublier la douleur et qui murmure, gaiement, de l'espérance._
_Baudelaire ensuite promena sa fantaisie curieuse par les quartiers
bohèmes, courut les guinguettes de Paris et de la banlieue, les bals et
les jardins publics; il y connut les Demoiselles et les Dames aux doux
regards, celles de la basse volée et celle de la haute; il fréquenta
les Danaë de la place Saint-Georges et effeuilla des roses à la statue
de Léda. Il tint même les boulevards, soupa à la Maison d'Or et chez
Bonvalet, après les haltes à l'Alhambra et au Vauxhall. Ils étaient
alors toute une bande d'excentriques qui effaraient les profanes par
leurs cheveux hirsutes, leurs allures féroces et leurs accoutrements
singuliers,--Baudelaire cependant, qui détestait la mauvaise tenue,
accusait déjà quelque noble beauté dans son entente de s'habiller; son
élégance faisait valoir son air très distingué.--Ils tenaient leurs
assises aux moulins de Montsouris et des barrières de Plaisance ils
descendaient en vainqueurs sur la capitale. Un grand gaillard à la peau
rousse, à la tignasse fauve, Privat d'Anglemont, paraît avoir été le
boute-en-train de la bande habituelle de Baudelaire; il invitait les
amis à lui offrir le vin d'Anjou sous la tonnelle d'un vide-bouteilles
du boulevard Mont-Parnasse; pour les remercier, il leur récitait ses
fameux sonnets rocaille, et les faisait bénéficier de ses relations
intimes dans les maisons closes qu'il honorait de son haut patronage_:
«Allez-y de ma part, leur disait-il, vous b*** à l'œil sur mon
ardoise.» _Les jours de grande liesse, quand il recevait des sommes,
son plaisir était de recueillir toutes les miséreuses prostituées,
toutes les filles abandonnées; il les attablait chez le rôtisseur
jusqu'à ce que ses escarcelles fussent vides; et l'on s'aimait à
la diable, sans plus de malice, alors que l'hypocrisie bourgeoise
accroissait l'attentat aux mœurs de_ 34 0/0. _Cette vie folle, dont
il se dégoûta vite, la curiosité assouvie, Baudelaire la mena quelques
années, jusqu'en 1842. Et c'est certainement dans ce dévergondage qu'il
faut chercher les raisons qui décidèrent sa famille à l'embarquer sur
un navire marchand en partance pour les Indes._
_Dans ces milieux, Baudelaire expérimenta la bêtise et la naïveté des
filles. Il importe de le noter aussitôt pour ne point prendre trop aux
sérieux telles et telles opinions de Baudelaire sur les Femmes. Ainsi
que beaucoup de gens de lettres et d'artistes, il inclina à juger
les femmes par les petits salons du monde entretenu; et les nuits
insensées des boudoirs vespasiens lui tissèrent un voile d'illusions
qu'il aura bien du mal à défaufiler plus tard, quand la maturité et la
réflexion, fortifiées par la misère et par la maladie, lui permettront
de mieux comprendre la Femme et de ne point conclure sur les femmes en
général ce qu'il convient de décider quant aux filles en particulier.
C'est le point le plus intéressant à retenir de cette période enfiévrée
où Baudelaire fit son apprentissage de la vie et de l'amour; et, si je
devais décrire universitairement la course amoureuse de Baudelaire,
je dirais que voici sa première manière d'aimer, instinctivement,
brutalement même, en débauche et en curiosité libertine; et que les
objets de cet amour juvénile vont leurrer ceux qui pensent trouver
là la personnalité amoureuse de Baudelaire, car il eut le courage de
reconnaître son erreur, sans toutefois la renoncer, ce qui était double
bravoure de sa part. Je veux dire que cette Jeanne Duval, dont à raison
on ne veut séparer le nom de celui de son poétique amant, ne fut point,
exclusivement, ainsi qu'on l'affirme trop gratuitement, la maîtresse
de Baudelaire; que même jamais il ne se donna à elle, s'il est vrai
qu'en amour la communion des chairs, sans l'intime communion des âmes,
ne soit qu'un mensonge pour endormir la douleur humaine. Jeanne Duval
ne régna sur les sens et sur l'imagination de Baudelaire que par
l'incantation de sa volupté pénétrante et le charme magique de son
étrangeté. Par la force de l'habitude, elle fut la maîtresse de sa vie;
pas un seul instant, en dépit que lui-même l'ait cru, elle n'occupa la
moindre place dans son cœur._ ELLE EST LA FLEUR DU MAL, OUI; L'AMOUR
DE BAUDELAIRE, ASSURÉMENT, NON.
_Il fit sa connaissance vers la vingtième année. Tarifée du trottoir,
figurante de café chantant, valetaille exotique, impossible de le
préciser. Baudelaire s'en éprit soudainement, au point de lui sacrifier
une juive de la rue Saint-Antoine, Sarah-Louchette, encore une gueuse,
pour laquelle il paraissait avoir quelque attachement.--Vingt ans, la
gorge déjà basse, les seins tombés, elle est chauve et porte perruque;
elle louche de son œil juif et cerné. Un soir d'hiver, la faim a
relevé ses jupons en plein air; elle a vendu son âme pour avoir des
souliers; elle a traîné les ruisseaux, et mordu le pain de l'hôpital.
Elle s'essouffle au plaisir. Pour elle, et d'elle, tant d'amants
sont défunts que, les nuits d'insomnie, ses yeux inquiets en voient
défiler les fantômes._--Cette bohème-là, c'est son tout, sa richesse,
sa perle, son bijou, sa reine, sa duchesse, celle qui l'a bercé dans
son giron vainqueur, et qui, dans ses deux mains, a réchauffé son
cœur.--_D'abord, Jeanne fut cruelle et coquette; en attendant de
baiser son noble corps, Baudelaire dut retourner à l'affreuse juive.
Près de celle qu'il n'aime plus, il songe à celle dont son désir se
prive; il se représente sa majesté native, son regard vigoureux et
tout de grâce, le casque parfumé de ses cheveux; il n'aspire qu'à la
ferveur de caresser ses pieds frais et ses tresses noires; surtout il
voudrait obscurcir la splendeur de ses froides prunelles, par quelque
larme, quelque soir. Sans doute, en prolongeant sa cour, la belle
ténébreuse avait résolu dé mieux s'attacher le jeune homme; elle y
réussit, en tous cas, puisque plus elle le fuyait, plus il l'aimait,
plus il chérissait cette froideur par où elle lui plus belle; puisque
dès lors leurs existences se confondirent si bien qu'au milieu des plus
angoissantes préoccupations Baudelaire ne cessa d'assurer la vie de sa
compagne d'amour, avant de penser à s'assurer la sienne._
_La fille de Saint-Domingue n'empruntait pourtant sa beauté qu'à
l'image poétique dont Baudelaire se plaisait à l'auréoler dans son
triste cœur. Les familiers du quai de Béthune, qui n'en étaient pas
amoureux, confessaient qu'elle n'avait ni talent, ni esprit, ni cœur,
aucune beauté, et aucun charme_ (physiquement, cette drôlesse ne vaut
même pas le ***, disait un intime), _rien enfin qui justifiât la
passion exclusive qui s'empara de Baudelaire à cette époque. Près de
la cheminée, elle demeurait blottie dans un fauteuil bas et y restait
silencieuse, cependant que les apprentis de lettres dissertaient des
théories et jonglaient aux paradoxes. Baudelaire improvisant lui
dictait tes vers qu'elle retenait, que peut-être elle recopiait.
Il s'amusait parfois, en marge des manuscrits, à dessiner avec une
allumette noircie ou une estompe, sa chevelure pelée, ses seins
déliquescents et ses larges hanches qui roulaient sur des cuisses
évasées, ses deux grands yeux noirs, insensibles, indifférents, deux
bijoux froids où rien ne se révèle ni de doux ni d'amer. La passion
des liqueurs fortes, la méchanceté sournoise des races de couleur,
des infidélités quotidiennes en des crises d'hystérie bestiale, autant
de raisons qui, loin de détourner Baudelaire d'une liaison fangeuse,
fortifièrent son penchant pour la Vénus noire. Elle est l'ornement de
ses nuits: il l'adore à l'égal de la voûte nocturne. Elle est le vase
de tristesse où il boit l'absinthe douloureuse, devant l'impuissance
de jamais atteindre les immensités bleues du Rêve. Ses yeux, illuminés
ainsi que des boutiques d'incendies qui ne s'éteignent jamais, le
brûlent jusqu'aux dernières moelles, d'une brûlure sans cesse avivée:
elle est savante pour le mal, et, femme impure et mégère libertine,
elle mettrait l'univers dans sa ruelle. Elle est la Reine des péchés.
Pour l'ouragan de cette volupté, pour l'élixir de sa bouche goulue,
insatiable..._ être le Styx pour l'embrasser neuf fois..., _pour les
deux grands yeux noirs de l'enfant des noirs minuits, il abandonne
tout, il sacrifie tout, famille, avenir, amis, lui-même il s'enlise
jouisseusement dans cette débauche, il s'y donne à pleines lèvres, pour
peut-être le sadisme de remâcher son dégoût immense de cette sublime
ignominie; même, il renoncerait à sa vocation d'écrire des proses
légères et ailées, et de ciseler si finement des vers si vigoureux,
si martelés; et, cependant, les admirateurs de Baudelaire ont voulu
voir en Jeanne Duval la Muse qui servait à pétrir le Génie du maître;
lui-même se l'avouait, elle était son inspiratrice._
_L'inspiration de la mulâtresse existe bien, en effet, mais ce n'est
qu'une inspiration indirecte, lointaine. Jeanne Duval lui était
le miroir extérieur où se profilaient, en plus de beauté et plus
de relief, tous les revenants de sa jeunesse. Il l'aimait de lui
faire ressouvenir des pays parfumés que le soleil caresse, et de
l'invraisemblable décor des tropiques brûlants, de Bénarès et du
Gange..._ les idoles à trompe qu'on salue, les trônes constellés de
joyaux lumineux, les palais ouvragés et féeriques, les costumes qui
sont une ivresse pour les yeux, les jongleurs savants que le serpent
caresse et les femmes qui se teignent les dents et les ongles, et
puis, et puis encore... _Tout l'attachement qu'il lui montra avec tant
de fidélité n'était que la traduction de la reconnaissance pour ce
quelle lui rendait vivante la vision de ces rivages heureux et des ces
îles singulières qu'il avait chéries jusqu'à la possession, jusqu'à
la défaillance. Par le seul fait de cette association d'idées, et par
l'intensité de son désir imaginatif et créateur qui lui ressuscitait
les contrées entrevues et lui éternisait ses jeunes impressions, il
accentua une accoutumance de laquelle il ne put jamais se déprendre..._
Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, quand je mords
tes tresses lourdes et noires, il me semble que je mange des souvenirs.
_L'embrassant, il s'embrassait lui-même, et sa jeunesse. Il voulait
respirer en elle tous les parfums de là-bas_--BENJOIN, ENCENS,
OLIBAN, MYRRHE--_qui avaient grisé ses narines, et qu'il retrouvait
endormis_--MUSC ET HAVANE--_dans sa chevelure moutonnante..._
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux,
y plonger tout mon visage... _Il l'aimait d'être si indolemment
paresseuse; il revoyait les palmiers d'où pleut sur ses yeux la
paresse; et son nonchaloir lui rappelait la langoureuse Asie et la
brûlante Afrique. Elle était l'oasis où rêver, à l'abri des grandes
sécheresse. Elle était la gourde où humer à longs traits le vin
des souvenirs. Et son sein chaleureux, c'était le frémissement de
l'éternelle chaleur des cieux en feu, sous l'ardeur monotone du soleil
d'Orient. Il l'aimait pour ses yeux faits de minéraux charmants, où
l'ange inviolé se mêle au sphinx antique. Pour le miroitement de sa
peau huileuse qui vacille comme les étoiles, il eût perdu l'humanité
et trahi ses dieux. Le martyre n'aurait point été au-dessus de ses
forces si, de ce prix, il eût dû payer les nuits de caresses et de
morsures, les baisers diaboliques, infinis et pâmés. Il aimait Jeanne
Duval, parce qu'elle lui était la représentation plastique des pays
délicieux où son âme était restée captive à jamais. Jeanne Duval,
c'était lui-même, en autrui, avec toutes les séductions de la femme,
par suggestion, et toutes les illusions de la poésie et du souvenir._
_Il aimait aussi dans Jeanne Duval une autre femme qu'il avait connue
dans la traversée. La dame créole aux charmes ignorés, qui marchait,
grande et svelte, comme une chasseresse sous les bois de palmiers,
avait soumis son enthousiasme curieux. Et il gardait d'elle un souvenir
durable; ses airs maniérés et nobles, son teint pâle et chaud, lui
inspirèrent ses premiers vers, et elle lui fut la source des mille
sonnets germèrent dans son cœur. Il eût voulu l'amener au vrai pays
de gloire, sur les bords de la Seine or de la vaste Loire; il jugeait
sa beauté digne d'orner les vieux manoirs de France.--Il aimait encore
dans Jeanne une fille du Malabar qu'il avait hésité à amener avec lui
en France. Elle a des yeux de velours plus noirs que sa chair; ses
pieds sont aussi fins que ses mains et sa large hanche est charitable
aux fatigues. Dès que le matin fait chanter les platanes, et tout le
jour, doucement, sur une natte, son corps vêtu de mousselines frêles,
jusqu'au soir d'écarlate, elle fredonne tout bas des airs inconnus,
et ses rêves flottants sont pleins de colibris. Comme il se félicite,
maintenant, de ne pas lui avoir imposé nos sales brouillards et
d'avoir laissé l'heureuse enfant aux pays chauds et bleus où Dieu
la fit naître; elle eût dû emprisonner ses flancs dans la brutalité
d'un corset et glaner son souper dans nos fanges.--Il aimait enfin
dans Jeanne Duval l'image de la belle Dorothée, une coquette des
tropiques qui moulait sa taille longue et sa gorge pointue dans une
robe collante de soie rose... le poids de son énorme chevelure presque
bleue, l'ombrelle rouge fardant sa peau ténébreuse, sa jambe luisante
et souple... et demandait aux officiers si les belles dames de Paris
étaient toutes plus belles qu'elle. Elle s'avançait, harmonieusement,
heureuse de vivre et souriant d'un blanc sourire, comme si elle
apercevait au loin dans l'espace un miroir reflétant sa démarche et sa
beauté. Et, souvent, Baudelaire s'évade de la liaison qui l'obsède; il
revoit la case sacrée où cette fille très parée évente ses reins en
écoutant pleurer les sanglots des bassins; il se caresse à sa peau
délicate frottée d'huile odorante. Des fleurs se pâment dans un coin...
Les images, les images toujours, la primitive, l'exclusive passion de
Baudelaire._
...IL A PLUS DE SOUVENIRS QUE S'IL AVAIT MILLE ANS. _Dans l'océan de
la chevelure de la Bien-Aimée, il retrouve tout l'hémisphère de sa vie
idéale, de cette existence monotone et langoureuse qu'il rêve toujours,
toujours, plus la réalité lui est mauvaise. Le Spleen. L'Idéal. Quand,
les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, il respire l'odeur
de son sein chaleureux, son âme inquiète appareille pour les climats
enchanteurs, et il songe à la douceur d'aller là-bas vivre ensemble,
aimer, et mourir, au pays qui lui ressemble..._ Au bord de la mer,
une belle case, en bois, enveloppée de tous ces arbres bizarres et
luisants, dont j'ai oublié les noms... dans l'atmosphère, une odeur
enivrante, indéfinissable... dans la case, un puissant parfum de rose
et de musc... plus loin, derrière notre petit domaine, des bouts de
mâts balancés par la houle.... Autour de nous, au delà de la chambre
éclairée d'une lumière tamisée par les stores, décorée de nattes
fraîches, et de fleurs capiteuses, avec de rares sièges d'un rococo
portugais, d'un bois lourd et ténébreux, (où elle reposerait si calme,
si bien éventée, fumant le tabac légèrement opiacé)... Au delà de la
varangue, le tapage des oiseaux ivres de lumières, et le jacassement
des petites négresses ... et la nuit, pour servir d'accompagnement à
mes songes, le chant plaintif des arbres à musique, des mélancoliques
filaos... Oui, en vérité, c'est bien là le décor que je cherchais...
C'est là qu'il faudrait demeurer pour cultiver le rêve de ma vie. Et
y posséder sa chère vie... LÀ, TOUT N'EST QU'ORDRE ET BEAUTÉ, LUXE,
CALME ET VOLUPTÉ... _Et, sur ce thème favori, Baudelaire brode les
variations les plus vagabondes; il écrit_ L'Invitation au voyage,
_pour l'offrir à la femme aimée, à la sœur d'élection; il l'écrit
sur des vers qui s'eurythment en beauté et en harmonie, comme là-bas
dans le port les formes élancées des navires; il l'écrit en des proses
parfumées aussi douces que le revenez-y de Sumatra, et légères. Jamais
sa chaude fantaisie n'a de rêves plus tendrement mélancoliques, jamais
ses musiques (musiques de Weber, lointaines, et apaisantes, un sommeil
magnétique) ne se sont détachées en un murmure plus amoureux. Il trouve
même à cette jouissance, désir et regret, tant de délices infinies
qu'il aboutit à cette conclusion orientale_: Pourquoi contraindre les
corps à changer de place, puisque l'âme voyage si lestement?
_Alors il se crée un chez-soi où il met toute l'intimité de son âme.
Des meubles voluptueux, aux formes alanguies, et des meubles luisants,
polis par les ans, des étoffes lamées et de vieilles robes aux
discrets parfums d'autrefois, des marbres, des tableaux de maîtres;
sur les murs, nulle abomination artistique; en de précieuses reliures
de Lortic, les quelques rares livres de chevet sur le beau pupitre
en marqueterie. Des miroirs profonds. Tiédeur de la chambre, serre
chaude où l'esprit sommeille; une senteur infinitésimale du choix le
plus exquis. L'abondance des fraîcheurs de mousselines aux fenêtres
et les vitres de couleur pour, selon les mouvements de son caprice,
enchâsser les variations de ses songeries; pour ses yeux brûlés par
les fièvres de curiosité, la lumière, décolorée, en caresse, discrète.
Des divans profonds comme des tombeaux. Et d'étranges fleurs sur les
étagères. Une chambre vraiment spirituelle, où l'atmosphère se teinte
de rose et de bleu. Il s'illusionne aux apparences de quelques semaines
tranquilles; il croit définitivement avoir trouvé le charme du foyer.
Elle est si gracieuse, sa maîtresse, avec ses vêtements ondoyants et
nacrés; même quand elle marche, on croirait qu'elle danse: sa tête
d'enfant se balance avec la mollesse d'un jeune éléphant; son corps
se penche et s'allonge comme un fin vaisseau qui roule bord sur bord.
Au crépuscule, quand les douleurs s'aigrissent, et que la peur vient
aux sensitifs de la solitude et du soir, la soupe parfumée attend
Baudelaire, au coin du feu; et la bien-aimée, en kimono de satin jaune,
lui offre, amoureusement à cette heure, ses seins qui remplissent ses
bras ouverts. Un beau chat se promène, sous les lampes, et aussi le
parfum de sa fourrure blonde et brune; sa voix mystérieuse endort les
plus cruels maux et contient toutes les extases; ses prunelles pâles,
vivantes opales.--Ne pas connaître cette douceur, c'est n'avoir jamais
vécu. Et il veut cette douceur, il veut cette vie; de toutes ses forces
il s'accroche à ces mensonges_: Qu'importe la réalité placée hors de
moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentit que je suis... et ce que je
suis...
_Mais les caprices de sa vie et de son amour, mais surtout les
caprices de son travail, par trop intermittent et peu productif--de
1842 à 1858, dit-il_, seize années de fainéantise--_entraînent les
désastres financiers, en dépit de son conseil judiciaire, qui date
de 1844; dès 1846, il simplifie sa toilette, c'est dire te dernier
sacrifice. Des dettes, une vingtaine de mille francs, y compris
des billets de complaisance, on a abusé de sa jeunesse et de ses
besoins d'argent, l'usure, acharnent les créanciers à sa porte. En
vain, s'enfuit-il à tous les coins de Paris, de la rue Pigalle à la
rue Mazarine, de la rue Laffitte à la rue de Seine, l'avenue de la
République, dans ses meubles, en meublé, à l'hôtel. Il faut partir.
Il faut s'en aller en province. On lui offre de diriger un journal
conservateur. L'accepte-t-il? En tous cas, en Janvier 1850, c'est
l'exil à Dijon. C'est l'intimité brisée, c'est la halte à l'hôtel.
Jeanne Duval pourtant a beaucoup d'économie et, bonne ménagère, 150
francs par mois lui suffiraient pour assurer la vie; 50 francs pour
sa toilette; 50 francs pour des meubles en location et un petit
appartement; 50 francs de côté pour acheter des meubles à Paris,
au retour, bientôt. Mais il faut des avances pour la plus simple
installation. Et il est dû à l'hôtel, beaucoup; 12 francs par jour. Et
la dame de l'hôtel commence d'être pressante. Peut-être des réflexions
et des observations à Jeanne Duval qui fait trop remarquer la maison,
maintenant qu'on ne paie plus. Jeanne Duval s'énerve de cette gêne
d'argent, de cette situation._ «J'ignore, _écrit Baudelaire_, si
l'envie de sortir de cet hôtel lui fera faire une chose que je regarde
comme inconvenante.» _Quelle chose? Quelle inconvenance? Il est
trop facile de le de le présumer; de vivre aux gages quotidiens, pas
toujours, des passants agréerait peut-être mieux à la mulâtresse
qui n'aime point Baudelaire; pourrait-elle comprendre du reste sa
sensualité sentimentale. Baudelaire s'essouffle; avec ses petites
rentes et son travail, il essaie en vain d'équilibrer son budget. La
grande gêne. Plus d'amour donc, de tranquillité du moins. L'ennui;
Baudelaire voit le sens pratique de la vie. Les querelles, chaque
jour. Les réconciliations, chaque nuit. Ainsi, jusqu'à la fin de 1852;
guéri de quelques-unes de ses illusions, les mauvaises, guéri de ses
ambitions politiques qui depuis 1848 ont accru sa misère, de là date
la nouvelle liaison, par correspondance, avec_ La Présidente. _Les
lendemains de volupté, car l'emprise charnelle, est bien profonde, sont
plus terribles que des cauchemars._
_Jeanne Duval est entrée dans son âme comme un coup de couteau. D'avoir
prêté son cœur à la cruelle, pour qu'elle y exerce ses dents et trompe
son ennui à ce jeu singulier, Baudelaire sent de la folie lui serrer
les tempes; sa pauvre tête fatiguée s'égare et chancelle. En vain, il
la supplie de l'aimer aujourd'hui, parce que demain ce sera la mort et
que la pierre opprimera sa poitrine heureuse, ses flancs assouplis, et
qu'alors, au tombeau, ses regrets seront infinis, éternels. Il jalouse
le sort des animaux qui se peuvent plonger dans un sommeil stupide;
il voudrait tant goûter les voluptés de l'anéantissement; en vain. Il
demande l'oubli aux fumées de l'ivresse; le laudanum, le haschisch,
il les essaie. La Révolte s'empare de lui; il voit rouge et du sang
lui gicle au front. Tuer Jeanne, il y songe; mais, si ses efforts le
délivraient de son empire, ses baisers ressusciteraient le cadavre de
son vampire..._ O fureurs des cœurs mûrs par l'amour ulcérés! O femmes
dangereuses! O séduisants climats!
_Il pense se tuer. Le glaive et le poison lui promettent la délivrance.
Il va chez Cousin lui demander son avis sur l'immortalité de l'âme.
Pour des publications posthumes, il porte des manuscrits à Banville.
Il passe toute une journée à Châtillon, sous la tonnelle d'une
guinguette, et s'y grise de vers avec son ami Louis Ménard; il lui
confesse qu'il a décidé de se suicider. Et, le soir, dans un cabaret
de la rue de Richelieu, devant sa maîtresse, il se perce la poitrine
d'un coup de couteau. À en croire Philippe Berthelot_, «Baudelaire ne
sentit rien. Il fut réveillé par un ronronnement. Il était chez le
commissaire de police qui lui disait: Vous avez commis une mauvaise
action; vous vous devez à votre patrie, à votre quartier, à votre rue,
à votre commissaire de police. On le porta dans sa famille; sa maman
lui copiait ses vers. Mais il ne put y durer: on ne buvait chez elle
que du bordeaux, et il n'aimait que le bourgogne.» _Si ces détails
sont de créance peut-être légendaire, la tentative de suicide n'est
pas douteuse, bien certainement. On a voulu lui donner pour raison la
gageure de mystifier sa mère et ses amis et d'amener son beau-père, le
général Aupick, à lui payer des dettes criardes... Baudelaire alors
a cessé toutes relations avec sa famille; il écrit à sa mère sur un
ton de déférence glaciale; et il a, dans une lettre mordante d'ironie,
sommé le général de n'avoir plus à se préoccuper de lui... Pourquoi
donc ne pas admettre plus vraisemblablement que de bonne foi il chercha
plutôt à s'évader de l'impossible liaison qui l'écœurait jusqu'au
vomissement, aux heures de bonne santé, quand sa Muse n'était pas
malade?_
_Car, n'est-ce pas, c'est fini d'espérer; il est épouvantablement collé
à cette carcasse, éternellement. Il entrevoit cette vie quotidiennement
crapuleuse, demain, après-demain, et toujours... C'est le mensonge
pour la vie, l'insupportable, l'implacable vie. Son dernier effort est
brisé; la sorcière aux flancs d'ébène lui a versé quelque philtre de
Thessalie; tout pantelant, comme un moribond, en vain il veut encore
se ressaisir au tombeau de son amour; il se sait irrésistiblement
vaincu. Il comprend l'inanité de son aspiration à l'Idéal et que son
Rêve ne peut plus appareiller pour ces contrées mystiques où ses désirs
partaient en caravanes. Il maudit la Maîtresse de son esprit et de ses
sens; il maudit la perfide qui l'a asservi si misérablement et lui a
mis aux pieds le boulet des forçats à perpétuité. Il a beau la traiter
d'ordure et lui jeter à la face tous les sarcasmes les plus blessants;
ses grands yeux fixes et froids gardent l'horreur et la cruauté de
l'insensible. Il ricane férocement sur ses jambes lubriques, en l'air,
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