Cadio - 21

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MOTUS. Mon capitaine, voilà des gens qui coupent de l'osier dans la
palude. C'est pour frayer ou indiquer le chemin aux fuyards.
CADIO. C'est possible; mais que signifie cette halte à l'entrée de la
prairie? Les fossoyeurs sont-ils gagnés aussi? Ils n'ont pas fini
d'ouvrir la tranchée où doivent tomber les condamnés.
MOTUS. Mon capitaine, je les connais tous; si tu veux me prêter ta
lorgnette, je te dirai leurs noms.
CADIO. Je ne veux pas le savoir. Je serais forcé de les condamner aussi
à mourir. Empêchons l'évasion, et ne recherchons pas ceux qui la
favorisent.
MOTUS. Ah! je vois d'ici Saint-Gueltas, du moins je crois...
CADIO. Je le vois, moi, sois tranquille!

SCÈNE V.--SAINT-GUELTAS, RABOISSON, L'ABBÉ SAPIENCE, STOCK, un
Sous-Officier, un Soldat, deux Jeunes Soldats. (Dans la prairie en
face.--Une clôture en haie vive sans continuité borde le talus qui
descend à la palude. Au delà est la rivière, puis le bois où sont cachés
Motus, Cadio et ses hommes.--De grands arbres bordent un chemin, de
l'autre côté de la prairie.--Quarante condamnés au centre d'un
détachement d'infanterie sont à l'entrée.--Les soldats séparent les
condamnés en deux groupes de vingt personnes chacun.)

SAINT-GUELTAS, (qui regarde tout avec attention et curiosité, à
Raboisson, qui est près de lui.) Je ne vois pas encore comment on va s'y
prendre pour nous expédier.
RABOISSON, tranquille et souriant. Aucun de ceux qui sont venus ici
avant nous pour la même affaire qui nous y amène ne reviendra nous le
dire; mais je vois ce que c'est: on creuse une fosse de vingt-cinq ou
trente pieds de long, on nous forme en pelotons de vingt individus, on
nous range face à la tranchée, et on nous fusille par derrière à bout
portant. Nous tombons le nez en terre, et tout est dit. Nous sommes
morts et enterrés du coup!
SAINT-GUELTAS. C'est une mort ignoble! Et personne ici pour nous voir
tomber! personne ne racontera avec quelle assurance ou quelle grâce nous
aurons su mourir! Pas un regard ami, pas une larme d'amour!
UN SOLDAT, bas, à son camarade. Ces rosses de terrassiers n'en finiront
pas aujourd'hui? Est-ce embêtant d'attendre comme ça?
L'ABBÉ SAPIENCE, qui l'écoute. Oui, c'est une infamie, une cruauté
gratuite! on prolonge notre agonie.
LE SOLDAT. Ah! si vous croyez que ça nous amuse, nous, d'être là pour ce
que nous avons à y faire!
UN SOUS-OFFICIER, au soldat. Huit jours de salle de police pour avoir
parlé aux condamnés! (Il court aux fossoyeurs.) Ça finira-t-il, voyons,
sacré mille tonnerres? Qui m'a flanqué des clampins comme ça?
Voulez-vous qu'on vous fasse dépêcher, la baïonnette dans les reins?
UN TOUT JEUNE SOLDAT, tout bas, à un autre. Si ça dure encore cinq
minutes, mon fusil me tombera des mains. La tête me tourne et le coeur
me manque.
L'AUTRE. Allons, allons, c'est la consigne, faut y aller! (Le jeune
soldat s'évanouit.)
LE SOUS-OFFICIER. Qu'est-ce qu'il y a, mille noms de...?
L'AUTRE JEUNE SOLDAT. Faites excuse, mon caporal, c'est le camarade qui
ne peut pas supporter l'ennui d'attendre... (Le sous-officier jure et
tempête. Il est aussi ému que les autres et se soutient par la colère.
Les terrassiers, effrayés, se hâtent.)
SAINT-GUELTAS, à Raboisson, à l'autre bout, de la prairie. Il paraît
qu'on veut nous donner le temps de dire nos prières! Que signifie cette
pose que nous faisons ici?
RABOISSON. Je ne sais, qu'importe? La vie n'est pas belle, mais on peut
bien la supporter un quart d'heure. Regarde donc le soldat qui est à ma
gauche.
SAINT-GUELTAS. Le diable m'emporte, c'est Stock! un de ceux qui vont
nous tuer. Il s'est enrôlé dans les bleus après Savenay pour sauver sa
vie, le lâche! Je veux le faire pâlir! (Haut.) C'est aujourd'hui le 10
août, je crois! (Stock fait un geste de menace comme s'il voulait
prendre Saint-Gueltas au collet, et lui glisse un billet dans la main.)
RABOISSON, bas. Qu'est-ce que c'est?
SAINT-GUELTAS, après avoir lu à la dérobée. La comtesse veut et peut
nous sauver; il ne faut qu'un moment d'audace. (Il lui passe le billet.)
RABOISSON, après avoir lu. Très-aimable de sa part! tu la remercieras
pour moi.
SAINT-GUELTAS. Tu ne veux pas profiter?...
RABOISSON. Ma foi, non, je suis las de vivre; nous le sommes tous! Notre
cause est perdue, nous ne pouvons plus protester que par notre mort;
sachons mourir, ce n'est pas le diable.
SAINT-GUELTAS. Eh bien, moi, je ne veux pas mourir bêtement! Il me faut
une dernière aventure, une dernière émotion! Je cours embrasser ma belle
amie, et je reviens ici partager ton sort.
RABOISSON. Alors, fais attention au signal qu'elle t'indique.
SAINT-GUELTAS. Oui, je suis de sang-froid, et pourtant le coeur me bat!
Grâce à cette femme terrible et charmante, l'amour aura mes dernières
palpitations!
RABOISSON. Allons, tu es heureux à ta manière jusqu'au bout! Moi, je
vais plus tranquillement au repos du néant absolu. Regarde comme la
nature est insensible à nos désastres! Le soleil rit dans ce charmant
paysage. La rivière chante là-bas sous les saules, les oiseaux font
leurs nids sur ces buissons qui nous entourent, et se dérangent à
peine.--Et les hommes! regarde là-bas ces pêcheurs qui jettent leurs
filets... Comme ils se soucient peu de nous! Le coup qui nous frappera
leur fera à peine lever la tête, et les oiseaux, un instant effarouchés,
reprendront leur ouvrage et leurs chansons!
SAINT-GUELTAS. Moi, je regarde cette terre dont l'herbe est foulée sous
nos pieds et qui attend nos cadavres pour reverdir. Sais-tu que
l'endroit est bien choisi pour notre sépulture? Il est très-joli, ma
foi! Qui sait si dans quelques années on n'y viendra pas en pèlerinage!
L'ABBÉ SAPIENCE, qui s'est rapproché d'eux. On y viendra, monsieur! La
République se perd en nous sacrifiant, et le martyre va nous sanctifier!
RABOISSON, riant. Alors, nos ossements feront des miracles? Parlez pour
vous, monsieur; mais, moi qui n'ai jamais cru à rien, je ne ferai pas
marcher les paralytiques.
SAINT-GUELTAS. Et moi donc! à moins que ma poussière ne serve à composer
des philtres amoureux... (On entend des cris et des imprécations sur le
côté de la prairie qui est opposé à la palude. C'est une rixe simulée
entre des paysans pour attirer les regards de ce côté-là.)
RABOISSON. C'est le signal, adieu!
SAINT-GUELTAS. Non pas, au revoir! (Il se baisse, traverse les buissons,
se laisse rouler au bas du talus, rampe dans l'oseraie de la palude et
se jette dans la rivière.)
UN SOLDAT, s'en apercevant et parlant à son voisin. Eh bien, en v'là, un
crâne! Ne dis rien, il a bien gagné d'en être quitte.
L'AUTRE. Mais c'est un chef, et un rude!
LE PREMIER. Ah! tant pis, c'est un de moins à descendre.
STOCK, (bas, à Raboisson.) Eh bien, et vous?
RABOISSON. Merci, Stock, je suis bien ici.
STOCK, (à part.) Mieux que moi!

SCÈNE VI.--MOTUS, CADIO, SAINT-GUELTAS, LOUISE, un Sous-Officier, un
Soldat. (Dans le bois, sur l'autre rive du Loch.--Saint-Gueltas, au
moment d'aborder, est aperçu par les bleus en embuscade, qui tirent sur
lui. Il disparaît.)

MOTUS, (qui observe d'un peu plus haut avec Cadio.) L'affaire est faite,
mon capitaine.
CADIO. À moins qu'il ne nage entre deux eaux. Regardons bien!
MOTUS, au bout de quelques instants. Il ne pourrait pas si longtemps que
ça. Il a été au fond.
CADIO. Non! Vois! (Il vise Saint-Gueltas, qui a abordé sous les buissons
et qui monte droit à lui sans le voir.)
LOUISE, sortant du taillis à côté de Cadio, se jette à ses genoux,
qu'elle embrasse. Grâce pour lui, et je suis à toi! (Cadio, éperdu,
laisse retomber son arme.--Louise s'élance au-devant de Saint-Gueltas.)
Fuyez!
SAINT-GUELTAS. Louise?
LOUISE. J'ai agi sous le nom d'une autre pour vous décider...
SAINT-GUELTAS. Ah! généreuse amie!... Viendras-tu avec moi?
LOUISE. Jamais! Fuyez!
SAINT-GUELTAS, voyant Cadio. Ah! ah! je comprends! Je n'accepte pas!...
Monsieur Cadio, je vous remercie; mais j'ai fait serment à mes amis de
retourner mourir avec eux. J'y vais, ne vous en déplaise! (Il s'élance
vers la rivière, s'y jette en plongeant, échappe aux balles des soldats
embusqués, traverse la palude sans que les soldats de la prairie qui le
couchent en joue tirent sur lui, et, remontant le talus, va prendre son
rang auprès de Raboisson pour être fusillé, aux acclamations des
prisonniers et des soldats. Raboisson lui serre la main. Au moment où
ils tombent, on entend le cri de _Vive le roi_! et un coup de fusil plus
loin derrière eux.)
UN SOUS-OFFICIER. Qu'est-ce que c'est, nom de...?
UN SOLDAT. C'est Stock qui s'est brûlé la cervelle, mon caporal. Faites
pas attention. C'était un Suisse; il avait le mal du pays!

SCÈNE VII.--LOUISE, CADIO. (Dans le bois.--Cadio et Motus ont porté
Louise évanouie sur l'autre versant de la colline.)

LOUISE, (revenant à elle.) Ah! Dieu! C'est fini?
CADIO. Vous êtes libre, mademoiselle. Saint-Gueltas n'est plus, et voici
tout ce qui vous liait à moi! (Il lui remet les feuilles du registre que
lui a confiées la mère Corny, et s'éloigne précipitamment en faisant
signe à Motus d'accompagner Louise où elle voudra.)

SCÈNE VIII.--MARIE, ROXANE, LOUISE, HENRI. (Midi.--Dans les ruines d'un
couvent entre Carnac et Auray.)

MARIE. Oui, laissons passer la grande chaleur. Louise a besoin d'une
heure de repos. Ici, nous aurons l'ombre et la solitude.
HENRI. Si vous y êtes bien, je vais donner l'ordre au postillon de
dételer les chevaux. (Il s'éloigne.)
LOUISE, accablée. Ah! Marie, que de bontés pour moi! Comment avez-vous
pu retrouver ma trace? Je ne comprends plus rien à ce qui m'arrive
aujourd'hui.
ROXANE. Nous avons deviné ton projet plus que nous ne l'avons découvert;
mais le secret n'a point été si bien gardé que nous n'ayons pu te suivre
à Auray, où l'affaire de ce matin est déjà connue. Ah! Louise, quelle
folie que de t'exposer pour sauver ce misérable! Tu l'aimais donc
toujours?
LOUISE. Non certes! j'ai cessé de l'aimer le jour où l'espoir d'avoir un
fils l'a trouvé insensible et hautain; mais le souvenir de l'enfant est
sacré, et, quelque haïssable que fût le père, je lui devais ce que j'ai
tenté pour lui. Ah! je hais tous mes souvenirs, sauf celui du pauvre
enfant et celui de la générosité de Cadio!
MARIE, l'embrassant. Et celui de mon amitié, ingrate?
LOUISE, se jetant dans son sein. Oh! toi!... Mais tu ne me blâmes pas,
toi, j'en suis sûre!
MARIE. Non. J'admire ta grandeur d'âme au contraire, car ce n'est pas
une dernière faiblesse de l'amour, je le sais. (A Roxane.) Ne la grondez
pas: ce serait à nous, républicains, de la trouver coupable pour avoir
voulu sauver un de nos pires ennemis; mais, moi, devant les châtimens et
les supplices, je suis faible aussi, et j'aurais fait comme Cadio: je
n'aurais pas tiré sur Saint-Gueltas.
ROXANE. Cadio! allons, il n'y a pas à dire, c'est un grand coeur, de
nous avoir rendu ces actes! je serais capable de l'embrasser, s'il était
là.
HENRI, approchant. Il y est, je viens de l'apercevoir là-bas. Entrez
dans cette chapelle ruinée, si vous ne voulez pas le voir.
ROXANE. Mais, moi, je veux bien le voir, le remercier...
HENRI. Pas encore, il paraît fort troublé. Laissez-moi connaître l'état
de son âme. Marie peut rester, elle le calmera encore mieux que moi.
(Louise et Roxane s'éloignent.)

SCÈNE IX.--Les Mêmes, CADIO, MOTUS, puis LOUISE et ROXANE, qui s'étaient
retirées à l'arrivée de Cadio.

CADIO, (voyant Motus derrière lui.) Que viens-tu faire ici? où est la
personne que je t'ai dit d'accompagner...?
MOTUS. Mon capitaine, j'ai exécuté tes ordres. J'ai accompagné la jeune
citoyenne jusqu'à la porte d'Auray, où elle m'a dit qu'elle voulait
entrer seule. De là, j'ai été à la prison, faire mettre en liberté le
citoyen Rebec; après quoi, pensant bien que tu viendrais ici selon ta
coutume, je m'y suis rendu pour te communiquer une pétition... Mais je
vois que ce n'est pas le moment, tu n'as pas l'air absolument satisfait.
CADIO. Dis toujours.
MOTUS. Eh bien, c'est la citoyenne Javotte, la belle fille et la brave
patriote qui n'a point voulu rejoindre son bourgeois, et qui
souhaiterait l'honneur d'être attachée au régiment en qualité de
cantinière, si la chose ne te déplaît pas.
CADIO. Accordé.
MOTUS, ému. Merci, mon capitaine.
CADIO. Laisse-moi à présent.
MOTUS. Sans t'offenser, mon capitaine, tu me parais plus molesté que de
coutume...
HENRI, paraissant. Ne t'inquiète pas, mon brave, je suis là. (Motus fait
le salut militaire et s'éloigne.)
CADIO, surpris de voir Henri. Toi? (Voyant Marie.) Et vous? Où est
mademoiselle...?
HENRI. En sûreté, nous y avons pourvu.
CADIO. Vous savez donc ce qui s'est passé tantôt?
MARIE. Elle nous l'a dit. Elle t'admire et te bénit, Cadio!
CADIO, avec amertume. Vraiment! Elle est émerveillée de se trouver libre
au moment où, pour sauver son amant, elle consentait à suivre son mari?
HENRI. Tu crois donc toujours l'être?
CADIO. Non, elle ne m'est plus rien. Moi aussi, je suis libre;
j'oublierai.
MARIE. Que venais-tu donc faire dans cette solitude, Cadio?
CADIO. Je ne venais pas me brûler la cervelle. J'appartiens à la patrie;
je suis tout à elle, à présent que je n'ai plus d'injure à venger. Je
venais ici chercher le calme que j'y trouve quelquefois C'est le couvent
où j'ai failli être moine. Je me demande si ce n'était pas là ma
destinée! Je serais chassé, je serais errant aujourd'hui; mais j'aurais
dans l'esprit une idée fixe: celle de me préserver de l'amour pour
plaire à Dieu, tandis que je m'en suis préservé pour remplir un devoir
chimérique, celui de rester digne d'une femme qui me méprisait.
HENRI. Que dis-tu là? Tu as donc toujours aimé Louise?
CADIO. À présent, je peux l'avouer: je l'ai aimée comme je l'ai haïe,
passionnément! sans aucun espoir, et rempli de dégoût pour le choix
qu'elle avait fait, je me suis obstiné à être un homme plus fort, plus
brave, plus chaste que celui qu'elle me préférait. Ah! l'effroyable
travail auquel je me suis condamné pour plier ma nature contemplative à
ces habitudes d'énergie et de stoïcisme! J'ai failli en devenir fou!..
Et, quand, après avoir vaincu tous mes instincts, j'avais réussi à me
rendre terrible au lieu de tendre que j'étais, je me retrouvais toujours
en face de l'impossible! «Elle ne saura pas tes souffrances, elle
n'assistera pas à tes combats, tu n'auras jamais un nom qui remplisse
une page de l'histoire, et dont l'éclat efface celui que ton rival a
reçu de ses pères. Elle ne rougira pas de t'avoir méconnu, elle ne se
doutera pas que tu es supérieur à son idole!» Voilà ce que je me disais,
Henri! Ah! pourquoi as-tu mis dans mon coeur cette soif de devenir un
homme? Je ne pouvais pas aspirer à demi, moi qui dès l'enfance m'étais
paresseusement abandonné à la facile douceur de ne rien être! J'étais
heureux comme l'oiseau des bois et comme la fleur des bruyères! Tu m'as
fait croire que la race humaine était plus noble, plus digne du regard
de Dieu; hélas! j'ai foulé aux pieds la musette du bohémien, et j'ai
pris le sabre qui donne l'envie de tuer, le cheval dont la course
enivre! J'ai respiré l'odeur de la poudre, et je me suis cru bien grand!
Pauvre fou! j'oubliais que l'homme développe en lui, avec la fièvre de
la lutte, la fièvre de l'amour, et que plus il fait bon marché de sa
vie, plus il est avide d'un jour où sa vie se complète par le bonheur.
Ah! mes amis, n'admirez pas votre ouvrage, vous avez fait un malheureux!
MARIE, lui prenant la main. Si Louise avait quitté brusquement
Saint-Gueltas pour venir avec toi, est-ce que tu l'aurais estimée?
CADIO. Il y a eu un jour où, dans l'horreur du carnage, elle m'a mis une
arme dans la main en me disant: «Garde-moi, venge-moi!» Elle ne savait
ce qu'elle faisait, elle l'a oublié peut-être! Moi, je m'en souviens,
car, ce jour-là, j'étais passé dieu, j'étais invulnérable! Une seule
petite blessure a fait couler mon sang, elle l'a essuyé, elle pleurait.
Moi, j'étais heureux, j'étais fou! J'aurais dû mourir ce jour-là.
HENRI. Et, aujourd'hui, tu crois que sa reconnaissance est moindre, son
amitié moins sincère?
CADIO. Aujourd'hui, elle aime Saint-Gueltas mort, comme elle l'a aimé
vivant. Le destin qui me poursuit a donné une belle mort à ce maudit, et
à moi l'affront de la lui laisser conquérir, sous peine d'être lâche en
tuant de ma main un rival sans défense. Louise s'est flattée de m'avoir
désarmé en me promettant... Ah! dites-lui bien que ce n'est pas pour
elle, que c'est pour moi-même que je me suis abstenu de le frapper!
Dites-lui que sa promesse était lâche et odieuse; elle a cru que je
voulais d'elle autre chose que son amour! Elle m'a jugée d'après lui!
Tenez! son âme est flétrie comme sa personne, comme sa vie, comme son
honneur. Tout est usé en elle, la joie d'être mère et la douleur de
l'avoir été. Son coeur est glacé, les baisers d'un débauché ont souillé
ses lèvres... Il ne reste plus d'elle que la brigande ennemie de son
pays et alliée des traîtres. Ses voeux sont pour l'Angleterre, le Dieu
qu'elle prie est le même fétiche que les moines voulaient me faire
adorer ici; c'est le roi du ciel qui gouverne le monde à la façon des
rois de la terre, en consacrant l'esclavage! Elle méprise le peuple dont
elle s'est servie pour nous faire la guerre et dont elle rougirait
d'accepter l'alliance... Elle est vaine, elle est folle, elle est
aveugle,... et je l'aimais, moi qui aurais dû la trouver indigne d'être
la compagne d'un soldat de la République!
LOUISE, paraissant. J'en suis indigne, Cadio, c'est vrai! Considérez-moi
comme morte et pardonnez-moi. Un éternel repentir expiera mon égarement.
CADIO. Que je vous pardonne! Est-ce que vous l'accepteriez, mon pardon?
LOUISE. Puisque je vous le demande...
CADIO. Ah! vous n'accepteriez pas celui de l'amour...:
MARIE. Aujourd'hui, non! Son âme est brisée; mais le temps efface les
plus cruels souvenirs. (Bas.) Reviens dans un an, Cadio, et je te
réponds d'elle.
CADIO, avec douleur. Elle pleure!... elle pleure amèrement!... Louise,
est-ce _lui_ que vous pleurez?
LOUISE. Non, Cadio, c'est le mal que je t'ai fait.
HENRI. Vous pouvez le réparer, Louise. Vous voyez bien qu'il vous aime
plus que jamais!
LOUISE. Eh bien, qu'il revienne dans un an. Jusque-là, je vivrai de sa
pensée; elle aura purifié mon âme et retrempé ma vie! (Elle s'éloigne.)
CADIO. Un an! Elle veut porter le deuil de Saint-Gueltas...
MARIE. Non! Elle t'aime depuis la terrible journée de Carnac. Je le
sais, moi; mais elle craint l'amertume de tes ressentiments, et des
reproches qu'elle ne mérite plus de toi, puisqu'elle se les fait à
elle-même.
CADIO. Elle m'aime et elle me craint!... Ah! je serais un lâche si
j'achevais de briser ce pauvre coeur de femme! Non, non, Marie,
dites-lui que je n'ai pas travaillé en vain à me rendre fort. Je saurai
étouffer en moi les tortures de la jalousie. C'est à cela maintenant que
j'appliquerai ma volonté, je me suis soutenu par la haine; je saurai
m'élever par l'amour.
HENRI. Bien, Cadio! Te voilà dans le vrai; tu entres dans le grand
courant qui entraîne la patrie, lasse de violence, vers la
réconciliation. Le besoin d'aimer est l'impérieux résultat de nos
déchirements. Tu vas quitter cette sanglante arène pour quelques
semaines, j'apporte ici ton congé; tu le trouveras à Auray. Viens nous
rejoindre à Nantes, où nous emmenons Louise. Là, vous oublierez que vous
représentez tous deux, les partis extrêmes de la lutte: elle, le passé
avec ses erreurs; toi, le présent avec ses excès. Marie m'a pardonné
d'être gentilhomme, Louise te pardonnera d'être sans famille. Le temps
est venu où l'on ne vaut que par soi-même; la Révolution a consacré le
principe, c'est à l'amour de sanctifier le fait.
ROXANE, qui l'écoute. C'est bien fort, Henri, ce que tu dis là!... Si au
moins Cadio était général!
HENRI. Soyez tranquille, il le deviendra!

FIN


POISSY.--TYP. ET STÉR. DE AUG. MOURET
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