Cadio - 16

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militaire). Le capitaine Ravaud, mort colonel au champ d'honneur à
l'armée du Rhin.
REBEC, qui sert avec Javotte le déjeuner préparé pour Raboisson et
Saint-Gueltas. Vous en venez?
MOTUS. Non pas moi, ni mon détachement. On a toujours tenu la campagne
depuis un an contre la satanée chouannerie! (Il crache par terre en
prononçant le mot chouannerie. Javotte fait comme lui par sympathie
patriotique.)
REBEC. Alors, M. Henri... je veux dire le citoyen Sauvières, où est-il,
lui?
MOTUS. Colonel à l'armée du Rhin en remplacement du colonel Ravaud. (A
Javotte qui l'examine.) Allons, vivement, la jolie fille! Où diable vous
ai-je vue? Des beautés de votre calibre, ça ne s'oublie pas!
JAVOTTE. Pardine! au château de Sauvières en 93! Je vous reconnais bien,
moi!
MOTUS. Flatté de la circonstance.
REBEC. Et votre capitaine actuel, comment s'appelle-t-il?
MOTUS. Citoyen aubergiste, tu le lui demanderas à lui-même, et il te
répondra si la chose lui paraît nécessaire et conforme au règlement de
la civilité. Au reste, le voilà.

SCÈNE V.--Les Mêmes, LE CAPITAINE.

LE CAPITAINE, parlant sur le seuil à un lieutenant accompagné de quatre
hommes, à voix basse. Posez les sentinelles et faites faire bonne garde.
Ne souffrez pas de rixe avec les habitants, pas de provocation inutile.
Vous rencontrerez des figures suspectes, n'arrêtez personne sans une
absolue nécessité, tels sont les ordres supérieurs. N'engageons pas
d'affaire avant l'arrivée des grenadiers. Dans deux heures, j'irai faire
avec vous une reconnaissance, (Il entre seul dans l'auberge.)
JAVOTTE, (bas, à Rebec.) Un joli garçon, tout blond, tout jeune; il ne
doit pas être bien méchant, celui-là?
REBEC, observant le capitaine qui s'approche de la cheminée
machinalement, en réfléchissant. Pas méchant? Il a des yeux qui brillent
comme des étoiles.--Allume donc une autre chandelle, on ne se voit pas
ici! (Au capitaine, pendant que Javotte allume.) Tu dois être fatigué,
citoyen officier, après cette étape de nuit? (Le capitaine, absorbé, ne
fait pas attention à lui.) Au reste, dans le fort de l'été, comme ça, il
vaut mieux marcher à la fraîcheur! (Silence du capitaine.) Et puis, pour
dérouter l'ennemi, n'est-ce pas? (A Javotte.) Je vois ce que c'est! Il
est sourd comme un pot! (Au capitaine; d'une voix élevée et lui montrant
la table servie.) Ce déjeuner t'attendait, capitaine! Si tu veux
t'asseoir...
LE CAPITAINE. Merci, je n'ai pas faim.
REBEC. Ni soif? (Le capitaine dit non avec la tête. A Javotte.) Alors,
nous mangerons le déjeuner. C'est ne pas avoir de chance: les blancs
n'ont pas le temps, les bleus n'ont pas d'appétit... (Haut.)
Capitaine... (Le capitaine a un léger mouvement d'impatience et porte
les mains à ses oreilles.) C'est ça, il est sourd! J'ai beau crier!
JAVOTTE. Eh! non! Il vous dit que vous lui cassez la tête!
REBEC. Ou bien il ne veut pas être tutoyé. Le fait est que ça commence à
passer de mode. (Au capitaine.) M. le capitaine souhaite-t-il quelque
chose?
LE CAPITAINE. Rien, merci. J'ai besoin d'une heure de sommeil.
REBEC. La chambre à côté est prête. Il y a un excellent lit.
LE CAPITAINE. Très-bien. (Il entre dans la chambre voisine.)
REBEC, croisant ses bras sur sa poitrine, avec stupéfaction. Javotte!
voilà une chose étonnante, surprenante, étourdissante!
JAVOTTE. Quoi donc?
REBEC. Tu ne te doutes de rien, toi?
JAVOTTE. Non! Qu'est-ce qu'il y a?
REBEC. Attends! Je vais voir sa figure pendant qu'il ôte son kolback.
(Il regarde par la fente de la porte.) Il ne l'ôte pas. Il ne se couche
pas. Le voilà assis; il va dormir les coudes sur la table et le sabre au
flanc... un vrai militaire! il craint quelque surprise,--il n'a pas
tort!--Le voilà qui éteint la chandelle, je ne vois plus rien.
(Revenant.) C'est égal, j'en suis sûr, à présent, c'est lui!
JAVOTTE. Qui, lui?
REBEC. Cadio!
JAVOTTE. Quel Cadio? Le sonneur de biniou qui venait à la ferme du
Mystère?
REBEC. Lui-même.
JAVOTTE. Vous rêvez ça! c'est pas possible!
REBEC. C'est comme je te le dis.
JAVOTTE. Il nous aurait reconnus!
REBEC. Tu sais bien qu'il était à moitié fou. Il l'est tout à fait à
présent!
JAVOTTE. S'il était fou, il ne serait pas devenu ce qu'il est.
REBEC. Bah! il savait lire et écrire, et il y a une telle disette
d'officiers! Les chouans en ont tant tué! ça fait de la place. Et puis
on aura su qu'il avait tué Mâcheballe. Il fallait bien le récompenser.
JAVOTTE. Attendez! on frappe à la petite porte. (Elle sort par la
cuisine.)
REBEC. Drôle de chose que l'existence! Ce Cadio avec son biniou...
officier à présent, l'air fier,... le parler sec,... la tenue imposante,
ma foi! Eh bien, alors... pourquoi pas? Ses intérêts sont les miens,...
je lui dirai tout!

SCÈNE VI.--HENRI, MOTUS, REBEC.

REBEC. Bon! autre surprise! M. Henri à présent! On vous croyait sur le
Rhin.
HENRI. J'en arrive! Où est l'ami Cadio?
REBEC. Il dort là, en vrai patriote, avec armes et bagages!
HENRI. Ça veut dire que les minutes de repos lui sont comptées; ne le
dérangeons pas. (A Rebec.) Laisse ici ce déjeuner, et ajoutes-y ce que
tu pourras. J'attends un convive. Va-t'en fricasser n'importe quoi;
vite! (Rebec sort.--A Motus.) Tu dis qu'il est capitaine? Peste! c'est
bien, ça! au bout d'un an de service!
MOTUS. Depuis un mois environ, mon colonel. Nommé à l'unanimité pour
action d'éclat.--Beau militaire sous tous les rapports, adoré du soldat,
encore qu'il soit un peu chien.
HENRI. Chien?
MOTUS. Pardon de l'expression, mon colonel. Je veux dire qu'il est porté
sur la discipline et ne passe rien aux freluquets et autres délinquants;
mais il est juste et maternel pour ses hommes, voilà pourquoi on lui
pardonne des choses...
HENRI. Quelles choses, voyons?
MOTUS. Le capitaine Cadio, ton ami--et le mien dans le temps qu'il était
soldat comme moi--est à présent... un tigre!
HENRI. Ah! un chien, un tigre... Va toujours!
MOTUS. Si la licence de mon discours t'offense, mon colonel, tu n'as
qu'à me le dire, et ma parole rentrera dans les rangs.
HENRI. Non! puisque c'est moi qui t'interroge.
MOTUS. Eh bien, voilà! le capitaine est tigre dans la bataille; il n'y
en a jamais assez pour lui, toujours le premier au feu, jamais de
quartier, point de prisonniers; toutes nos lattes se sont ébréchées en
manière de scie sur les crânes des chouans, et on a marché dans le sang
jusqu'aux aisselles. Du temps du capitaine Ravaud, qui était
certainement un brave soigné, on avait tous le coeur un peu sensible
pour les vaincus, et moi-même;... mais il a fallu emboîter le pas dans
la férocité, et, à présent que la clémence est à l'ordre du jour, on ne
sait point ce que fera le capitaine, qui n'est pas certes un homme
pareil aux autres humains.
HENRI. Quel homme est-ce, selon toi? voyons!
MOTUS. Voilà, mon colonel, où la définition dépasse les facultés dont je
suis susceptible pour t'expliquer la chose!
HENRI. Essaye toujours.
MOTUS. Eh bien, sans lui faire de tort, je crois, mon colonel, qu'il a
une pointe de religion dans la tête, comme qui dirait une dévotion à
l'Être suprême, qui le précipite dans des extases et autres travers
supérieurs de l'esprit, où il voit les choses qui doivent arriver, et
même les événements qui se passent à la distance que les autres hommes
ne peuvent s'en apercevoir. Toutes les batailles que nous avons perdues
ou gagnées, il les a connues la veille, et même il a eu connaissance de
ceux de nous qui devaient y passer l'arme à gauche.
HENRI. Allons donc! est-ce qu'il vous a fait quelquefois des prédictions
de ce genre?
MOTUS. Non, mon colonel. En dehors du service, il ne parle pas; mais, à
sa manière d'agir, on voit qu'il connaît ce qui arrivera, et, à sa
manière de regarder le troupier, on voit qu'il lit sur son visage le
compte de ses heures.
HENRI. Allons, allons! mon brave Motus, je vois que tu n'es pas aussi
esprit fort que je le croyais, et qu'il y a toujours des superstitions
dans nos troupes de l'Ouest. C'est le pays qui le veut; vous avez pris
ce mal-là du paysan...
REBEC, rentrant avec une oie rôtie. Javotte porte deux bouteilles de
vin. Citoyen colonel, il y a là un paysan qui demande à vous parler; il
dit que vous l'attendez.
HENRI. Oui, fais-le entrer. (À Motus.) Va boire un coup à ma santé.
MOTUS. Je le ferai sensiblement, mon colonel. (Motus suit Rebec dans la
cuisine. Le paysan breton entre.)

SCÈNE VII.--HENRI, LE BRETON.

HENRI. Eh bien, l'ami, c'est vous...
LE BRETON, d'un air riant et ouvert. Moi... qui?
HENRI. Christin Tremeur, de Pornic?
LE BRETON. C'est bien moi. Et vous?
HENRI. Henri de Sauvières.
LE BRETON. Colonel des hussards de la République?
HENRI. Et vous, chef de contre-chouans en disponibilité?
LE BRETON. C'est ça. Nous allons souper... ou déjeuner, car je n'ai rien
pris depuis vingt-quatre heures, et on a beau être durci à la fatigue et
à la la misère, il faut se sustenter quand l'occasion se trouve.
HENRI. Votre couvert était mis, vous voyez? (Ils s'assoient.)
LE BRETON, découpant l'oie très-adroitement. Doux Jésus! voilà une belle
pièce par le temps qui court, pas vrai?
HENRI. Oui, pour un pays où règne la disette...
LE BRETON. Oh! depuis que les chiens d'Anglais lui ont débarqué des
vivres, on n'y manque de rien; mais ça ne durera pas longtemps, allez!
Les distributions sont mal faites, et chacun tire à soi la part des
autres, sans compter ceux qui en trafiquent. C'est pas un gaspillage,
mon bon Dieu, c'est un vrai pillage! Ça ne fait rien, profitons-en.
Tenez, v'là du fameux vin! À votre santé!
HENRI. À la vôtre.
LE BRETON. Comment que vous le baptisez, ce vin-là?
HENRI. C'est du bordeaux de bonne qualité.
LE BRETON. Voyez-vous ces damnés Anglais qui régalent comme ça leur
officiers, tandis que, vous autres, vous buvez de la piquette de pommes!
C'est comme ça, hein?
HENRI. Si nous parlions d'affaires plus sérieuses, maître Tremeur? Vous
me paraissez un bon vivant, et votre lettre que j'ai reçue à Auray m'a
donné confiance; mais le temps est précieux...
LE BRETON. Patience, patience! Commençons par le commencement.--Vous
connaissez bien Saint-Gueltas?
HENRI. Personnellement, non.
LE BRETON. Vous vous êtes pourtant serrés de près dans la campagne
d'outre-Loire?
HENRI. Je le pense, mais rien ne le distinguait de ses soldats, et, si
j'ai vu sa figure, elle ne m'a rien appris.
LE BRETON. Tant pis, tant pis!
HENRI. Pourquoi?
LE BRETON. Parce que je comptais vous le livrer; mais comment
saurez-vous que je ne vous vole pas voire argent, si vous ne pouvez pas
vous dire comme ça en le voyant: «C'est pas un méchant renard qu'on
m'amène; c'est ben le vrai sanglier des bois qu'on me donne à écorcher?»
HENRI. Vous voulez me le livrer? C'est là le but de l'entrevue que vous
m'avez demandée?
LE BRETON. C'est ça et pas autre chose: ça vous va, je pense?
HENRI. Eh bien, non, vous vous êtes trompé, mon cher; ça ne me va pas du
tout. (Il se lève de table.)
LE BRETON, tirant de sa ceinture un pistolet qu'il pose sur la table, à
côté de son assiette. Ah ben, par exemple, v'là qu'est drôle!
HENRI, sans le regarder. Mais non, c'est très-sérieux, au contraire.
LE BRETON, posant son autre pistolet de l'autre côté de son assiette.
Vous vous méfiez peut-être?
HENRI, se retournant. C'est vous qui vous méfiez. Qu'est-ce que vous
faites donc là?
LE BRETON. Excusez-moi, ça me gêne pour manger, et j'ai encore faim.
HENRI, se rasseyant en face de lui. A votre aise! (Il tire de sa veste
deux pistolets qu'il pose en même temps à sa droite et à sa gauche sur
la table.) Où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir.
LE BRETON. Bien dit! Ainsi vous refusez d'écorcher la mauvaise bête?
HENRI. Je ne sais pas écorcher, ça n'entre pas dans mes habitudes.
LE BRETON. Mais l'envoyer à vos juges, ça ne vous convient pas?
HENRI. Ce sont des affaires de police qui ne font point partie de mes
attributions. Si je le prends les armes à la main, ce sera différent;
mais négocier une trahison ne me convient pas, comme vous dites.
LE BRETON. Vous êtes ben délicat! Est-ce que vous n'êtes pas ici, en
habit bourgeois, pour faire de l'espionnage, comme c'est permis à la
guerre?
HENRI. Pousser en pays ennemi une reconnaissance périlleuse est le moyen
qu'on cherche pour épargner la vie des hommes, en terminant le plus vite
et le plus sûrement possible l'échange de meurtres et de malheurs qu'on
appelle la guerre. Il faut bien faire la part du sang; mais le devoir
d'un bon soldat et d'un honnête homme est de la faire aussi petite que
possible en s'assurant de la position et des ressources de l'ennemi, et
en diminuant les chances du hasard aveugle. Jusqu'ici, l'on s'est égorgé
dans les ténèbres, et bien souvent sans autre espoir que celui de vendre
chèrement sa vie. Ce n'est plus là le but de la guerre que nous faisons.
Nous comptons épargner les paysans quand nous les aurons mis dans
l'impossibilité de se soulever, et, quant aux meneurs et aux chefs, nous
voulons tenter de les rallier à la patrie. M. Saint-Gueltas, mis en
demeure de se prononcer librement, agira selon sa conscience; mais, pris
dans un piége, il voudra mourir bravement, et je ne me charge pas de
l'assassiner.
LE BRETON, s'oubliant. Vous êtes un homme d'honneur, je le vois,
monsieur de Sauvières!... (Reprenant son accent et sa physionomie de
paysan.) Mais c'est donc que vous espérez l'acheter, ce gueux-là?
HENRI. L'acheter? Je n'ai pas ouï dire que la chose fût possible, et je
n'y crois pas:
LE BRETON. Vous n'avez pas ouï dire qu'il était ruiné, réduit aux
expédients, capable de tout à c't'heure?
HENRI. J'ai ouï dire qu'il s'était ruiné en débauches; j'ai ouï dire
aussi qu'il avait sacrifié sa fortune à sa cause. Je crois que les deux
versions sont vraies et qu'il a pu mener de front les plaisirs et le
dévouement. Quel que soit son véritable caractère, j'ai des raisons
personnelles pour souhaiter qu'il survive à la guerre en acceptant la
paix, (Il se lève de nouveau en laissant ses pistolets sur la table. Le
paysan fait aussitôt la même chose, et s'approche de lui avec
confiance.)
LE BRETON. Peut-on vous demander quelles sont vos raisons?
HENRI. Il les connaît, lui, c'est tout ce qu'il faut!
LE BRETON. Mais si je les savais aussi?
HENRI. Voyons!
LE BRETON. Il s'est fait aimer d'une femme que vous aimiez, et vous
souhaiteriez vous battre en duel avec lui: idée de gentilhomme!
HENRI. La femme que j'aimais comme ma soeur et qui m'aimait comme son
frère est devenue sa femme légitime. Je suis à la veille d'épouser une
personne que j'aime, et, à moins que M. Saint-Gueltas, qui passe pour
être peu fidèle en amour, ne maltraite et n'avilisse ma parente... Mais
je ne suppose pas cela; et vous?
LE BRETON, s'oubliant. Saint-Gueltas n'a jamais avili ni maltraité les
femmes qui se respectent.
HENRI. Alors, comme ma cousine est de celles-là, je n'ai probablement
aucune réparation à vous demander.
LE BRETON. A _me_ demander?
HENRI. Oui, monsieur le marquis, je vous reconnais maintenant, non par
suite d'un souvenir bien marqué, mais à cause de votre air et de vos
paroles. Vous êtes Saint-Gueltas en personne, et vous avez voulu vous
moquer de moi. Je vous le pardonne, à la condition que vous me donnerez
de cette tentative une raison aussi loyale que ma réponse.
SAINT-GUELTAS. M. le comte de Sauvières veut-il accepter mes excuses?
HENRI. Certes, monsieur; mais je serais plus touché d'un aveu sincère
que d'une courtoisie évasive. Pourquoi m'avez-vous tendu ce piége?
SAINT-GUELTAS, souriant. Vous tenez à le savoir? Eh bien, je vais vous
le dire: je voulais vous tuer!
HENRI. Comme ennemi politique?
SAINT-GUELTAS. Comme ennemi personnel.
HENRI. Vous pensiez devoir vous débarrasser d'un ennemi de votre
bonheur?
SAINT-GUELTAS. D'un ennemi de mon honneur.
HENRI. Qui a pu vous faire penser...?
SAINT-GUELTAS. Un hasard, une coïncidence... L'amour a ses faiblesses,
la jalousie ses aberrations. Vous n'exigez pas que je me confesse
davantage? J'ai été désarmé par votre franchise, soyez-le par la mienne!
(Il lui tend la main.)
HENRI, lui donnant la main. Il suffit. Et maintenant, monsieur, nous
séparerons-nous sans que vous me chargiez pour le général en chef de
quelque parole d'estime?. Il est de ceux dont tous les partis respectent
le caractère, et vous l'avez connu à Nantes lorsque vous y avez signé
l'an dernier un traité de paix...
SAINT-GUELTAS. Qui n'a été tenu de part ni d'autre.
HENRI. Il me semblait...
SAINT-GUELTAS. Pardon si je vous interromps! Il vous semblait qu'en
dépit de nos promesses, nous avions continué la guerre d'escarmouches
qui épuise vos troupes et empêche la République de dormir tranquille?
Songez, monsieur, que nous n'avons jamais eu comme vous des soldats
enrôlés par force, et que les nôtres se licencient eux-mêmes quand il
leur plaît, ou reprennent les armes pour leur propre compte comme ils
l'entendent. On avait exaspéré nos paysans. Ils se vengent sans nous et
souvent à notre insu, quand l'occasion s'en présente. Ils rendent le mal
qu'on leur a fait. Est-ce notre faute, et pouvons-nous les désavouer?
Vous avez dit sous la Terreur: «Vive la République malgré tout!»
Permettez qu'en face de la chouannerie nous disions: «Vive le roi quand
même!» Ces gens-là n'ont pas signé le traité de la Mabilaye, et nous
n'avons pu répondre que de nous-mêmes. Sous prétexte de les contenir et
de les châtier, vous nous avez entourés de troupes qui nous font une
existence impossible, contre laquelle il nous est difficile de ne pas
protester.
HENRI. Et c'est parce que nous avons sévi contre les bandits qui
continuent à exercer le vol et l'assassinat sur toutes les routes, que
vous avez appelé l'étranger ici?
SAINT-GUELTAS. Permettez! ceci est une autre question. Vos généraux,
Canclaux entre autres, nous avaient donné des espérances qui ne se sont
pas réalisées.
HENRI. Des espérances?
SAINT-GUELTAS. Ils ne trahissaient pas leur mandat en cherchant à faire
cesser à tout prix la guerre civile. Ils avaient horreur des cruautés
exercées contre nous, ils les désavouaient, ils voulaient imprimer à la
tyrannie républicaine un mouvement de recul qui permettrait à l'opinion
de se manifester, et, nous qui croyons savoir que la France est
royaliste, nous comptions sur le pacifique triomphe de nos idées en vous
voyant désavouer vos proconsuls renversés et défendre que nous fussions
traités de brigands. L'événement a déjoué leurs espérances et les
nôtres; la Convention règne encore, nos amis et nos parents sont
toujours proscrits et remplissent encore vos prisons. Vous vous tenez
toujours en armes autour de nous, enfin votre déesse Liberté est
toujours montée sur son rouge piédestal, l'échafaud. Dans cet état de
choses, le cri du peuple est étouffé. La guerre que vous font les
chouans est une protestation outrée, mais sincère, contre le despotisme,
qui leur est odieux. Nous avons vu clairement que vous n'étiez pas les
plus forts dans le conseil, et que la queue de Robespierre prolongerait
indéfiniment notre agonie et celle de la France. Nous nous croyons
libres de protester à notre tour et de vous appeler en bataille
rangée... Voici le jour! d'ici, vous pouvez voir dans la plus belle rade
de l'Europe, quatorze vaisseaux de guerre qui viennent de battre les
vôtres en passant. Ils ont apporté de quoi armer quatre-vingt mille
hommes et de quoi en habiller soixante mille...
HENRI, sonnant. Où sont les hommes?
SAINT-GUELTAS. Craignez de les voir sortir de terre et d'avoir à les
compter, monsieur! Nous sommes maîtres d'une presqu'île qui contient
quatorze villages et que ferme une chaussée facile à défendre avec une
poignée de soldats et le feu de quelques barques. Que nous importe votre
approche, à nous qui commandons ici et dont les forces occupent le pays
sur quarante lieues de profondeur? Et vous autres, vous êtes à peine
quinze mille, disséminés par petits détachements de quelques centaines
d'individus. Dans ce village, vous êtes deux cents, pas un de plus! Il
ne tiendrait qu'à moi de vous écraser jusqu'au dernier, avant deux
heures d'ici!
HENRI. Pourquoi ne l'essayez-vous pas? Vous vous taisez, monsieur le
marquis? Ma question est indiscrète, mais votre silence est éloquent!
Vous avez vos raisons pour nous épargner, et je les connais. Vous n'êtes
pas d'accord avec l'expédition qui menace nos côtes, soit que vous soyez
bon juge des fautes qu'elle commet chaque jour, soit, comme j'aime mieux
le supposer, que votre patriotisme répugne à compter sur l'étranger pour
faire triompher votre cause!
SAINT-GUELTAS, troublé. Il y a du vrai dans ce que vous dites: on
n'accepte pas ce secours-là sans souffrir!... Mais croyez que je
souffrirais encore plus d'avoir à vous exterminer ici à coup sûr, vous
qui venez de me témoigner une loyauté chevaleresque. Faites-moi
l'honneur de penser que ceci passe avant tout pour moi!
HENRI, s'inclinant. Puisque nous sommes en si bons termes, monsieur,
permettez-moi de vous dire à mon tour ce que je pense de votre
appréciation de notre force matérielle et morale. Fussions-nous encore
moins nombreux qu'il ne vous plaît de le supposer, ce n'est pas sur
quarante, c'est-sur deux cents lieues de profondeur que nous occupons la
France. Nous sommes une nation, et si la liberté de rétablir la royauté
ne vous est pas accordée, c'est parce que la France nous défendrait de
vous l'accorder, quand même nous en serions tentés. La liberté ne règne
pas, j'en conviens: le sentiment que nous en avons est trop nouveau pour
ne pas être passionné, jaloux et ombrageux; mais cette crainte que nous
avons de la perdre, et qui a enfanté et supporté chez nous le système de
la terreur, devrait vous prouver de reste que la France n'est pas
royaliste. Vous caressez une erreur fatale qui vous met en guerre contre
vous-mêmes; elle vous égare dans vos notions de patriotisme et de
loyauté. On nous a défendu de vous traiter de brigands... On a bien fait
sans doute, et je suis loin de rire du titre sentimental de _frères
égarés_ qu'on vous a officiellement donné. Vous le méritiez, vous le
méritez encore. Hélas! vous ne savez ce que vous faites! Vous déchirez
le sein qui vous a portés, vous gaspillez le trésor d'une bravoure
héroïque, vous appelez tous les maux sur la mère commune... Ses bras
meurtris et sanglants se referment sur vous et vous étouffent!
SAINT-GUELTAS, ému, se raidissant. Nous jouons notre dernière partie, je
le sais; mais elle est belle, avouez-le!
HENRI. Elle est perdue, fussiez-vous vainqueurs à Quiberon! nos légions
sont impérissables; c'est la tête de l'hydre que vous couperez en vain
et qui repoussera avec une rapidité effrayante!
SAINT-GUELTAS. Quelles sont donc les offres que nous ferait le général
Hoche? Je sais que vous êtes dans son intimité maintenant; vous devez
connaître sa pensée?
HENRI. La tolérance religieuse la plus absolue, le pardon et l'oubli des
fautes passées.
SAINT-GUELTAS. Voilà tout? C'est une seconde édition du traité de la
Jaunaye; nous l'avons déchiré. Dites à M. Hoche qu'il nous a trompés!
trompés en galant homme qu'il est, c'est-à-dire en se trompant tout le
premier. Il s'est attribué une toute-puissance qu'il n'a pas, puisque la
Convention fonctionne toujours et garde, derrière la _parole sacrée_ du
général, une porte ouverte à la trahison. Veut-il combattre ce pouvoir
inique? Qu'il le dise, et nous nous joignons à lui pour marcher sur
Paris: qu'il abjure, lui aussi, ses erreurs passées, et c'est nous qui
pardonnerons à nos frères égarés! Autrement, nous vous combattrons
jusqu'à la mort; voilà mon dernier mot.
HENRI. Je le regrette, mais voici le mien: nous repoussons la royauté
avec horreur!
SAINT-GUELTAS. Vous avez bien tort! un de vos généraux, plus hardi ou
plus ambitieux que les autres, nous la rendra,--à moins qu'il ne la
garde pour lui-même, auquel cas vous n'aurez fait que changer de maître!
Adieu! (Henri le reconduit. Quand il revient seul, Cadio est sorti de la
chambre voisine et se jette dans ses bras.)

SCÈNE VIII.--HENRI, CADIO, puis MOTUS, JAVOTTE, REBEC.

CADIO. J'entendais ta voix. Je croyais rêver.
HENRI. Tu ne m'attendais pas? Tu n'avais pas reçu ma lettre d'Allemagne?
CADIO. Non. Où m'aurait-elle rejoint? Depuis trois mois, je n'ai fait
que parcourir l'ouest et le nord de la Bretagne sans m'arrêter nulle
part. A la tête d'une compagnie d'élite, j'étais chargé de débusquer les
chouans de leurs repaires... Mais toi, comment donc es-tu ici?
HENRI. Je suis en congé. Hoche m'a écrit de venir le rejoindre. Marie
est à Vannes, où je l'ai vue un instant... Ah! je suis heureux, mon ami!
Elle avait parlé de moi au général; il s'intéresse à notre amour; il m'a
attaché pour le moment à sa personne en me permettant de faire avec lui
cette campagne contre les Anglais. Il m'accorde sa confiance, et
j'épouse Marie aussitôt que nous aurons repris Quiberon à ces messieurs;
c'est pour connaître l'état de leurs forces et l'usage qu'ils en
comptent faire que je suis venu sur ces côtes en observateur, chargé de
voir, de comprendre, de deviner au besoin, et de rendre compte, le tout
vivement, comme tu penses! Sais-tu quelque chose, toi qui étais hier à
Plouharnel?
CADIO. L'ennemi n'a rien résolu encore. Il est divisé. Il discute et
jalouse. Il perd son temps et sa poudre en escarmouches. Ils n'ont pas
les reins assez forts pour engager une vraie lutte, va! Que le général
arrive vite, qu'il les surprenne, c'est le moment.
HENRI. Il le sait, et il est en marche.
CADIO. Il devrait être arrivé! Nos petits détachements, suffisants
contre la chouannerie de détail à travers bois, ne pourraient tenir en
pays ouvert contre un mouvement auquel se joindrait la population des
côtes.
HENRI. J'ai ordre de vous faire replier, si on vous attaque.
CADIO. Dans ces affaires-là, on ne nous attaque pas; on nous cerne, et
la retraite est impossible. N'importe après tout! Cela est arrivé tant
de fois, qu'une de plus ou de moins ne changera rien au destin de la
guerre. Si nous devons périr ici pour faire gagner quelques heures à la
marche des patriotes, soit! On fera son devoir, voilà tout. (Allant à la
fenêtre.) Le soleil se lève, il est beau! Tiens, regarde! C'est le pays
où j'ai passé mon enfance; je ne le revois pas sans émotion! Il n'est
pas gai, mais je l'aime triste! Vois-tu là-bas les grandes pierres?
C'est mon berceau. C'est là que j'ai été trouvé, enfant abandonné. Il y
a au-dessus une grosse étoile blanche qui scintille encore. Comme le
ciel est indifférent à nos petites questions de vie et de mort! Et la
terre? Dirait-on, à voir cette mer paisible, cette plage encore muette
et comme plongée dans les délices du sommeil, que des masses d'hommes se
cherchent dans l'ombre des collines, épiant l'heure de s'égorger? Rien
ne bouge... aucun bruit n'annonce les combats! Qui sait si, avant que le
soleil rouge ait remplacé l'étoile blanche au zénith, il n'y aura pas
des membres épars et des lambeaux de chair sur les buissons en fleur? On
dit que ces pierres dressées marquaient jadis les sépultures des morts
tombés dans la bataille... Elles attendent, mornes et sournoises. Il y a
longtemps qu'elles n'ont bu; elles ont soif du sang des hommes!
HENRI. Ah! mon poëte Cadio, voilà que je te retrouve! Sais-tu que, parmi
tes soldats, tu passes pour illuminé?
CADIO. Je passe pour sorcier, je le sais.
HENRI. N'y a-t-il pas un peu de ta faute? Ne crois-tu pas un peu
toi-même à tes visions?
CADIO. Je n'ai plus de visions, mais j'ai le sentiment logique et sûr de
ce qui doit avoir été et de ce qui doit être.
HENRI. Tu n'es pas modeste, mon camarade!
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