Cadio - 13

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à mourir ou à épouser la lie du peuple, ne comprenant pas, se
réjouissent; elles remercient, elles embrassent leurs bienfaitrices
hideuses... Il y en a une pourtant, la plus grande, la plus jolie, qui
comprend ou devine. Elle résiste, elle dit: «J'aime mieux mourir!» On
veut l'emmener de force, elle lutte, elle crie, on la tue;... c'est bien
fait, on lui a rendu service!... Les autres... Attends, un nuage passe!
Il se dissipe! Deux mois se sont écoulés, les voilà qui reviennent,
toutes vieilles et flétries. Il y en a que la fièvre des prisons a
rendues si dangereuses pour la santé publique, qu'elle les a préservées
de l'outrage; mais elles ne guérissent pas assez vite, il faut s'en
débarrasser. D'autres ont roulé dans la fange comme dans leur élément;
plusieurs,... celles qui valaient le mieux, sont devenues folles; tout
cela passe sur la lourde gabare, elles rient et sanglotent, elles
chantent et rugissent, musique infernale! Savent-elles où elles vont,
cette fois? Il y en a qui se sont parées comme pour une fête, mais leurs
habits sont plus précieux que leurs personnes, à présent; on les
dépouille, toutes deviennent muettes d'horreur. Les coups de hache
résonnent sourdement sur les flancs de la gabare... Les ouvriers sautent
dans des batelets; on coupe sans pitié les mains qui se cramponnent aux
bourreaux.--L'eau bouillonne autour d'un immense cri de détresse
brusquement étouffé. Des chevelures brunes et blondes flottent un
instant et disparaissent,--plus rien! La Loire est tranquille et
contente; elle a bu ce soir, elle boira demain! Passons... Entrons dans
les cachots. Les murs se fendent et s'entr'ouvrent devant nous. Viens,
suis-moi, il faut tout voir. Tu recules? L'atmosphère fétide éteint les
flambeaux, c'est l'odeur de la peste. C'est cette odeur-là qui suinte à
travers les murailles, qui traverse les rues et qui m'a presque fait
mourir sur ce grabat où j'étais hier; aussi je ne la crains plus, j'ai
passé par le crible!... Entrons... Il y a là vingt, trente, cent
cadavres épars dans les ténèbres; deux ou trois spectres se traînent
vers nous en tendant leurs mains décharnées; ils trébuchent et tombent
sur le corps de leurs frères et de leurs enfants. «Levez-vous et sortez,
misérables, il faut mourir!--Ah! oui, sortir, merci! c'est tout ce que
nous demandons. Voir le ciel un instant, respirer une bouffée d'air pur,
mourir après; nous sommes contents!» Allons! ceux-ci seront
fusillés.--Il faut bien varier le genre de mort, et puis la guillotine
est fatiguée; elle a trop mordu, la vierge rouge! ses dents sont
ébréchées.--(Riant.) Ah! comme je t'ai bien conduit pour voir le
spectacle, n'est-ce pas? Mais tu en as assez, et, moi, je suis fatigué
aussi.--Oui, c'est assez pour aujourd'hui.--Je veux, comme autrefois,
écouter le chant des oiseaux et m'étendre sur la bruyère! (Il se jette
sur son grabat.)
HENRI. J'ai laissé parler ton délire. Pauvre malheureux! tu prétends
avoir tué la pitié, et elle te tue! Tiens! j'ai eu tort de vouloir te
métamorphoser! Tu es un artiste et non un soldat. Tu as trop
d'imagination.
CADIO, se relevant. N'importe, je veux vivre et agir, dussé-je souffrir
ce que nul homme n'a souffert! Les artistes sont considérés comme des
êtres inutiles et chimériques. Le devoir que tu m'as tracé est atroce,
je veux le remplir. Je veux être un Français, un meurtrier comme les
autres! Il faut savoir tuer pour savoir mourir; n'est-ce pas la devise
du soldat? Le trouble où tu me vois n'est que la dernière crise d'une
longue agonie. Me voilà ranimé, tout ce que la République exigera de
moi, je peux et je veux le faire. J'ai bu le calice de la terreur! J'ai
tué la peur, j'ai guillotiné, fusillé, noyé et violé la Pitié!
HENRI. Eh bien, cela est horrible, et je ne te trouve plus digne de
servir la patrie, si tu dois rester ainsi... je me repens... Mais non,
mon pauvre Cadio! tu es malade, tu es faible, cela passera, je te
calmerai. C'est ma faute après tout, je n'aurais pas dû te laisser ici;
que ne m'as-tu parlé plus tôt? Mais qu'as-tu maintenant? tu pleures?
CADIO. Tu n'entends donc pas? la voix du ciel!...
HENRI. La prisonnière? (courant à la fenêtre.) Oui, j'entends!... Mais,
grand Dieu, je la connais, cette chanson triste, je l'ai entendue
autrefois à Sauvières. Et cette voix douce... je la connais aussi!
Cadio, Cadio! c'est Marie Hoche qui est là!
CADIO. Tu en es sûr? Moi, je ne sais pas. Il me semblait... Je n'osais
le croire.
HENRI. Je la savais partie d'Angers, je la croyais en liberté. Il l'ont
reprise, ou ils l'ont transférée ici. Depuis cinq mois peut-être! Quel
martyre! Pauvre chère fille! où est-elle? comment se fait-il que nous
l'entendions? Il n'y a pas une seule fenêtre, pas une seule ouverture de
ce côté de la prison.
CADIO. Elle est là, tout près, sur le haut de cette petite tourelle.
HENRI. Sur la plate-forme que nous cachent les créneaux? Oui, sa voix
part de là. Elle peut nous entendre, je veux lui parler.
CADIO. Ne le fais pas. Le charpentier est peut-être en bas...
HENRI. Non, il était sorti quand je suis entré.
CADIO. Attends, écoute! on monte l'escalier, c'est lui... Quittons cette
fenêtre, n'ayons pas l'air d'écouter: il a peur de tout; il ferait
mettre la prisonnière au cachot, s'il pensait que nous voulons la
délivrer.
HENRI. La délivrer, hélas! ce serait tenter l'impossible!

SCÈNE II.--Les Mêmes, LE CHARPENTIER.

LE CHARPENTIER. Cachez-vous, cachez-moi! tout est perdu, je suis un
homme mort!
HENRI. Qu'est-ce qu'il y a donc?
LE CHARPENTIER. Robespierre, Couthon, Saint-Just...
HENRI. Eh bien?
LE CHARPENTIER. A l'échafaud! morts! Carrier...
HENRI. Mort aussi?
LE CHARPENTIER. Non! le scélérat a aidé à les faire périr, il les a
accusés aussi... Tout est fini, tout est perdu. La République est
décapitée. La nouvelle vient d'arriver. Les royalistes sont dans
l'ivresse, ils s'embrassent dans les rues. On va venir nous égorger. La
réaction triomphe... On parle de marcher sur les prisons et de forcer
les portes... On sauvera tous les nobles, on jettera à l'eau tous les
républicains, car il y en a aussi... Et moi, ils vont m'égorger
vivant... Ils me connaissent, ils me couperont en morceaux. Où me
cacher?
HENRI. Fuyez, quittez la ville. Allons! ne perdez pas la tête. Partez,
vous avez le temps!
LE CHARPENTIER. Oui, c'est vrai. Adieu.--Je crierai: «Vive le roi!» Ils
ne me reconnaîtront pas. (Il sort.)

SCÈNE III.--HENRI, CADIO.

CADIO. Cet homme est lâche!
HENRI. Non, il est fou; mais il a dit quelque chose qui me frappe. S'il
y a une émeute royaliste, si on force les prisons... Marie Hoche est
républicaine; elle aura peut-être l'imprudence de se nommer et de dire
ce qu'elle pense. Il faut l'avertir, et tout de suite! Mais comment
faire pour ne pas attirer l'attention sur elle? Ce grenier au-dessus de
nous, y es-tu monté quelquefois?
CADIO. Non; il y a si peu de jours que je peux me porter sur mes jambes!
Vas-y, monte sur la table! je t'aiderai.
HENRI, dans le grenier. Ah! le toit est au niveau de la plate-forme; il
y touche,... non, il y a un espace... Avec une planche, on le
franchirait.
CADIO. Attends-moi, nous trouverons ce qu'il faut! (Il monte aussi dans
le grenier avec peine.)
HENRI. Reste tranquille, j'ai trouvé!
CADIO. Elle ne chante plus; pourvu qu'elle soit encore là!
HENRI. Je vais le savoir, (Il dresse la planche.) Tiens-moi seulement un
peu ce pont du diable.
CADIO. Il est solide; mais, toi, tu n'auras pas le vertige?
HENRI, sur la planche. Jamais. Eh bien, que fais-tu?
CADIO. Je te suis.
HENRI. Tu ne peux pas, je ne veux pas!
CADIO. Je veux!


DEUXIÈME TABLEAU
Au point du jour, à la Prévôtière.

SCÈNE UNIQUE.--HENRI, CADIO, MARIE, dans une petite maison bourgeoise
auprès de la ferme. Ils entrent dans une cuisine au rez-de-chaussée. Au
fond est un escalier qui monte au premier étage.

HENRI, (embrassant Marie.) Enfin, vous voilà sauvée, chère soeur!
MARIE, serrant ses mains et celles de Cadio. Enfin, vous voilà sauvés,
chers amis! car, pour me délivrer, vous vous êtes exposés à de grands
risques! Est-ce que nous pouvons parler librement ici?
HENRI. Je présume qu'il n'y a personne; mais je vais faire une visite
domiciliaire avant de nous installer. (Il sort.)
CADIO. Vous avez eu peur, n'est-ce pas?
MARIE. Oui, pour vous deux, j'ai eu bien peur!
CADIO. Vous vouliez rester prisonnière! Ça doit être affreux, la prison.
MARIE. Ce qu'il y a de plus affreux, c'est d'entraîner ceux qu'on aime
dans le malheur, le reste n'est rien. Ah! si j'avais pu vaincre votre
résistance... mais, en résistant moi-même, je prolongeais votre danger.
J'ai dû céder...
CADIO. Et vous avez bravement passé sur la planche: vous êtes une femme
courageuse.
MARIE. Non, je suis née timide.
CADIO. C'est comme moi! On devient dur pour soi en devenant dur pour les
autres.
MARIE, étonnée. Mais, non, c'est le contraire, il me semble!
HENRI, revenant. Il n'y a personne. La maison est meublée du strict
nécessaire, et le jardin, vous voyez, est complétement à l'abandon.
C'est comme partout. On n'ose rien embellir et rien cultiver, parce
qu'on craint toujours une visite des chouans; mais ils ne sont jamais
venus ici, et, maintenant, ils n'auraient plus l'audace de porter leurs
expéditions si près de la ville; vous êtes donc aussi en sûreté dans ce
petit réduit qu'il est possible de l'être en Bretagne à l'heure qu'il
est.
MARIE. Mais vous! quand on s'apercevra de mon évasion,... si quelqu'un
nous a vus sortir de la maison de ce charpentier...
HENRI. Personne n'a fait attention à nous: on était trop agité par la
grande nouvelle. Nous avons fait assez de détours dans la ville pour
dérouter les espions, s'il y en a eu pour nous suivre. Le cheval qu'on
m'a prêté est bon, nous avons filé vite. Personne ne pouvait suivre à
pied notre cabriolet, et il n'y avait aucune voiture, aucun cavalier
derrière nous. Quand ce brave cheval aura un peu soufflé, je repars pour
me montrer où l'on a l'habitude de me voir, et je reviens vous dire que
tout va bien; vous allez donc enfin goûter quelques jours, peut-être
quelques semaines de repos et de bien-être!
MARIE. Mais de quoi vivrai-je ici? Je ne trouverai aucun travail, et je
ne puis être à votre charge.
HENRI. Vous y recevrez l'hospitalité fraternelle que viendra vous offrir
le propriétaire de ce petit bien. C'est un officier de mon régiment, un
excellent ami qui sera bien heureux d'assurer un asile à la cousine de
Hoche.
MARIE. Mais puis-je accepter?... Il n'est sûrement pas riche?
HENRI. On est très-riche dans ce temps-ci quand on peut assister ceux
qu'on aime, et il y a de la dignité à savoir accepter une telle
assistance.
MARIE. Vous avez raison, Henri! Et Cadio?...
HENRI. Cadio demeurera à la ferme, et vous le verrez tous les jours.
MARIE. Et vous quelquefois?
HENRI. Le plus souvent possible.
MARIE. Je vais donc être heureuse, moi? C'est étonnant, cela! je crois
rêver. Heureuse huit jours, quinze jours peut-être!
HENRI. Pourquoi pas plus longtemps? qui sait?
MARIE. Ce serait exiger beaucoup dans le temps où nous vivons. A
présent,... dites-moi, Henri, puisqu'il y a une minute pour respirer, où
est Louise?
HENRI. Chez Saint-Gueltas avec sa tante, voilà tout ce que je sais. Ils
ont dû traverser de rudes alarmes, car on a fait une rude guerre à leur
parti; mais il y a eu armistice en attendant mieux, et la chute de
Robespierre va hâter sans doute la véritable pacification. Quant au
général Hoche...
MARIE. Où est-il à présent?... Je n'osais vous demander de ses
nouvelles. Il n'a donc pas été tué à la guerre?
HENRI. Non, Dieu merci! Il doit être à l'armée du Nord. (Bas, à Cadio.)
Ne lui dis pas qu'il est en prison, puisqu'elle ne le sait pas. Il va
certainement être délivré. (A Marie.) Mais parlons donc de vous, Marie;
je ne sais rien de vous encore. Pourquoi étiez-vous à Nantes... et
toujours détenue?
MARIE. C'est-à-dire comment ai-je fait pour n'être pas mise à mort?
C'est une sorte de miracle, et un autre miracle, c'est d'avoir échappé à
l'épidémie horrible qui ravageait les prisons. C'est qu'à Nantes comme à
Angers ma situation exceptionnelle a embarrassé la conscience de mes
juges. Interrogée plus d'une fois avec une obstination minutieuse, j'ai
été reconnue coupable d'attachement à mes maîtres,--je me faisais passer
pour une servante de la famille de Sauvières;--mais on n'a pu me
convaincre de sympathie pour la cause royaliste. J'étais si nette de
conscience à cet égard-là, que j'ai pu l'être dans mes réponses, et, ne
sachant que faire de moi, on a pris le parti de m'ajourner de série en
série, jusqu'au rappel de Carrier. Alors, soit à dessein, soit
autrement, on m'a oubliée tout à fait, et j'ai dû à l'attachement d'une
femme de geôlier, dont j'avais sauvé l'enfant malade en lui indiquant un
remède, d'être mieux traitée que je ne l'avais été d'abord. Le séjour de
ces geôles était horrible: couchées parmi les mortes et les mourantes
qui se succédaient sur la paille, notre lit commun, nous sentions
littéralement le cadavre, et, quand on emmenait une escouade de
condamnées pour les faire mourir, les curieux s'écartaient dans la
crainte de la contagion. Moi, j'ai eu dans ces derniers temps une petite
cellule à moi seule avec un escalier de quelques marches qui me
permettait d'aller respirer sur la plate-forme, où je pouvais marcher un
peu en rond, tantôt dans un sens et tantôt dans l'autre. On m'avait
donné des vêtements propres et une nourriture presque suffisante.
J'étais donc bien, et j'aurais dû moins souffrir. Eh bien, c'est le
temps le plus rigoureux de ma captivité. Être seule, inutile, ne pouvoir
plus s'oublier en s'occupant des autres! Dans cet enfer de la prison
commune, je parvenais à soulager quelques souffrances, à ranimer des
courages par l'exemple de ma patience, à adoucir au moins la douleur par
la part que j'y prenais. Toutes ces infortunées étaient mes amies,...
des amies sans cesse renouvelées par le départ des unes et l'arrivée des
autres. Celles qui mouraient dans mes bras me disaient: «Au revoir dans
l'autre vie!» Et, comme ce pouvait être mon tour le lendemain, la mort
ne semblait plus être un adieu. Quand je me suis trouvée seule, je me
suis aperçue de tout ce qui est lugubre dans une prison. Je pouvais
contempler le soir un petit espace du ciel fermé par le cercle de
pierres qui m'entourait. Je voyais les étoiles et les nuages; mais, le
jour, j'entendais le cri des corbeaux attirés par l'odeur du sang, les
clameurs de la foule cruelle et le bruit inénarrable que fait le
couperet en glissant dans la rainure de la guillotine. Mon Dieu! mon
Dieu! comment peut-on vivre au milieu de ces horreurs!... Vivre ainsi
préservée au milieu de cette tuerie perpétuelle m'a paru le pire des
supplices.
HENRI. Pauvre Marie! Et vous chantiez pour vous distraire?
MARIE. Non, mais pour essayer de distraire les autres. Je me disais que,
des autres cellules, des malheureux isolés comme moi m'entendraient
peut-être et se trouveraient un instant soulagés par mon chant. Je ne
pouvais que cela pour eux...
CADIO. Vous m'avez fait du bien, à moi! Je vous écoutais.
MARIE. Avez-vous été prisonnier aussi?
HENRI. Non... Il vous racontera à loisir comment il a vécu depuis le
jour où vous vous êtes quittés à Saint-Christophe; et moi qui vous avais
vue là aussi, j'aurai aussi bien des choses à vous dire, Marie!... A ce
soir!...
CADIO. Je vais t'amener le cheval au bout du jardin, (Il sort.)
MARIE. Et moi, je vous reconduis jusqu'à la porte de l'enclos.
HENRI, sur le seuil du jardin, tenant la main de Marie. Eh bien, il est
charmant, ce jardin abandonné; comme il est couvert et touffu! Qu'est-ce
que c'est que ces grandes feuilles qui poussent jusque sur les marches
de la maison?
MARIE. C'est de l'acanthe; comme c'est beau! et voilà des orties, des
fraises, des oeillets, des ronces... Oh! que tout cela est nouveau pour
moi! Je ne croyais pas revoir jamais un brin d'herbe, et je vois des
feuilles, des fleurs... Et ces grands horizons bleus, ce sont des
bois?... J'ai les yeux affaiblis, tout m'éblouit à présent; il me semble
que je nage dans un rayon de soleil comme ces mouches qui commencent à
bourdonner. Comme elles chantent bien, n'est-ce pas? Je ne chantais pas
si bien que cela sur ma tourelle! Pourvu qu'on ne me reprenne pas!...
Ah! j'ai peur! Voyez ce que c'est que le bonheur, on devient lâche tout
de suite.
HENRI. Oh! vous, vous ne le serez jamais! et moi, je suis heureux aussi,
allez, de vous avoir conduite à bon port dans ce joli nid de verdure.
Adieu, Marie! non, au revoir! Reposez-vous; ce soir, nous causerons.


TROISIÈME TABLEAU
Six semaines plus tard, à la Prévôtière, dans un petit bois qui descend
en pente rapide vers le fond d'un étroit ravin.--A travers les branches
d'un vieux chêne, on voit une série de ravins boisés qui bleuissent en
s'éloignant.--Paysage peu varié, mais frais et charmant.--Marie est
assise sur un groupe de rochers à l'ombre du chêne avec plusieurs
enfants autour d'elle. Ce sont les enfants du fermier, à qui elle
apprend à lire.

SCÈNE PREMIÈRE.--MARIE, deux Enfants.

MARIE. Allez jouer, si vous voulez, mes enfants; je suis très-contente
de vous. (Les enfants s'éloignent, il en reste deux.)
UNE PETITE FILLE. C'est drôle!... Dites donc, mamselle Marie, à quoi ça
sert de savoir lire? Maman dit que ça ne sert à rien.
UN PETIT GARÇON. Mais papa dit que ça sert à être bon citoyen. C'est les
chouans, qui ne savent pas lire!
LA PETITE FILLE. Maman n'est pas chouan, et elle ne sait pas non plus.
MARIE. Ta maman est très-bonne, et, comme c'est ta maman, elle n'a pas
besoin de savoir lire: elle n'a pas le temps, d'ailleurs; mais toi, qui
n'es la maman de personne, il faut apprendre à écrire les comptes de ton
papa.
LE PETIT GARÇON. Et moi, citoyenne Marie, est-ce que tu m'apprendras
aussi à écrire?
MARIE. Certainement.
LE PETIT GARÇON. Pour quand je serai soldat, pas vrai? Papa dit qu'à
présent, c'est nous les officiers, les avocats, les gros messieurs, les
généraux, et tout!
MARIE. Oui, pourvu qu'on soit bien savant.
LE PETIT GARÇON. Et patriote?
MARIE. Et patriote.
LE PETIT GARÇON. On serait patriote et pas savant?...
MARIE. On serait encore un bon laboureur, un bon ouvrier ou un bon
soldat, mais ni avocat ni général.
LA PETITE FILLE. Vous qu'êtes savante, vous êtes donc général aussi?
MARIE. Je suis ta maîtresse d'école pour le moment, c'est-à-dire ton
amie qui tâche de t'apprendre ce qu'elle sait, et ta couturière qui fait
tes robes et celles de tes soeurs.
LA PETITE FILLE. Combien qu'on vous paye pour tout ça?
MARIE. C'est moi qui paye comme ça l'amitié qu'on a pour moi.
LA PETITE FILLE. Ça se paye donc, l'amitié?
MARIE. Oui, avec de l'amitié. Est-ce que tu ne m'aimes pas, toi?
LA PETITE FILLE. Oh! si!
MARIE. Eh bien, tu me payes.
LE PETIT GARÇON, d'un air capable. Ça n'est pas plus malin que ça,
pardi! Citoyenne,... je t'aime aussi moi!
MARIE, l'embrassant. Je l'espère bien! autrement, tu serais ingrat.
LA PETITE FILLE. Qu'est-ce que c'est, ingrat?
LE PETIT GARÇON. C'est d'être bossu, méchant, vilain et malpropre, v'là
ce que c'est. Viens, que je te reconduise à la maison. On jouera un brin
au bord de la mare, et puis j'irai chercher mon chevau pour le faire
boire.
MARIE. Ah! on dit un cheval, tu sais!
LE PETIT GARÇON. C'est vrai! c'est vrai! c'est les chouans qui disent:
«Mon chevau!»
(Il s'en va avec sa soeur. Marie se remet à coudre; Henri sort du jardin
et descend le sentier du bois. Il regarde Marie un instant avec émotion
avant d'oser lui parler. Marie lève la tête et lui sourit.)

SCÈNE II.--MARIE, HENRI.

MARIE. Je vous ai entendu venir! Il faut me pardonner si je ne quitte
pas mon ouvrage: ces paysans sont si bons pour moi, que je suis vraiment
heureuse ici, et que je veux leur être agréable. Vous permettez que
j'achève ce petit bonnet?
HENRI, qui a son sabre sons le bras, prenant la bonnet d'enfant et le
regardant. Qu'un homme doit être heureux quand il voit une femme chérie
travailler comme cela pour la jolie tête dont il attend le premier
regard, le premier sourire! Être époux et père! époux de la femme de son
choix, père de beaux enfants qu'il lui voit élever avec intelligence et
tendresse,... cela vaut bien la gloire! A quoi songez-vous, Marie, quand
vous faites ces habits d'enfants?
MARIE. Rendez-moi donc mon ouvrage! Quelles nouvelles apportez-vous?
HENRI. Une bien bonne! Vous êtes enfin libre et à couvert de toute
persécution.
MARIE. Grâce à vous?
HENRI. Grâce à une erreur volontairement commise peut-être: après le
départ de Carrier, votre nom avait été porté sur la liste des morts. Si
le geôlier l'eût osé, il eût pu vous faire sortir. J'ai réussi à voir
les registres et à savoir que votre évasion n'avait pas été et ne serait
pas recherchée.
MARIE. Merci! Et du général Hoche, que savez-vous? Est-ce bien vrai, que
lui aussi est sorti de prison? La nouvelle d'hier n'est pas démentie
aujourd'hui?
HENRI. Elle est confirmée, et on annonce même qu'il va recevoir le
commandement en chef de notre armée de l'Ouest.
MARIE. Ah! quel bonheur! je vais peut-être enfin le connaître!
HENRI. Comment se fait-il que vous ne l'ayez jamais vu?
MARIE. Je l'ai vu, mais je m'en souviens à peine. J'étais si jeune!
N'importe, je l'aime comme s'il était mon frère.
HENRI. Vous l'aimerez peut-être davantage encore quand vous le verrez.
MARIE. Je l'aimerai davantage, si son arrivée vous décide à ne pas
quitter la Bretagne.
HENRI. Ne dites pas cela, Marie! je ne suis que trop disposé à y rester,
si vous l'exigiez...
MARIE. L'exiger!... Je ne puis, à moins que vous n'acceptiez
l'avancement auquel vous avez droit depuis longtemps. Tant que vous avez
eu à combattre vos parents et vos amis pour ainsi dire face à face, j'ai
compris et admiré ce fier scrupule; mais votre oncle n'est plus; Louise
est mariée, elle me l'a écrit elle-même, elle est en sûreté ainsi que sa
tante, puisque M. de la Rochebrûlée accepte, dit-elle, l'idée de faire
sa paix avec la République. La guerre de brigands qui se continue en
Bretagne va bientôt cesser. D'ailleurs, elle ne vous mettrait aux prises
avec aucune des personnes qui vous sont chères; je ne vois donc pas
pourquoi vous voulez aller conquérir vos grades hors de France.
HENRI. Hélas! ma chère Marie, vous vous nourrissez d'illusions. La
Vendée n'est pas réellement pacifiée. Si les paysans, apaisés par des
mesures de prudence et d'humanité, rentrent chez eux et reprennent leurs
travaux, gare au jour où leurs moissons seront faites! Ils seront
facilement entraînés par ceux des localités où le passage des colonnes
infernales n'a pas laissé de moissons à faire. D'ailleurs, les chefs
ambitieux et inquiets n'ont pas renoncé à leurs espérances, et Charette
ne se tient pas pour vaincu. Quelque parti que prenne Saint-Gueltas,
soit d'imiter Charette en se tenant retranché dans sa province, soit de
la quitter pour se jeter dans les aventures de la chouannerie, ce qui
reste de ma famille est condamné à tomber dans nos mains un jour ou
l'autre. Hoche fera peut-être, s'il vient ici, comme on l'espère, le
miracle de ramener ces esprits avides d'émotions et dévorés d'orgueil;
mais, s'il échoue, si cette paix armée qui permet aux rebelles de se
préparer à de nouvelles luttes aboutit encore à une guerre cruelle, il
faudra donc encore porter le fer et le feu dans ces malheureux pays qui
sont pour moi le coeur de la patrie, et où je n'ai jamais donné un coup
de sabre sans qu'il me semblât répandre mon propre sang! J'obéirai à mon
devoir demain comme hier, mais je ne veux pas d'autre récompense que le
mérite d'avoir vaincu les révoltes de mon propre coeur. Cela se réglera
entre Dieu et moi. Les hommes ne pourraient pas apprécier ce qu'il m'en
a coûté et m'adjuger un prix proportionné à mon sacrifice!
MARIE, émue. Bien, bien! Alors, il faut partir et rejoindre Kléber aux
bords du Rhin, puisque votre colonel en a reçu l'ordre... L'a-t-il déjà
reçu?
HENRI. Marie!... nous partons demain! une partie de mon régiment reste
ici, et je pourrais choisir... mais... Ah! je suis dans un grand
trouble, ne le voyez-vous pas? Vous ne voulez pas comprendre!
MARIE, troublée aussi. Je crois voir que l'amitié vous retiendrait
ici... mais, alors, je ne dois pas accepter le sacrifice de votre
légitime ambition.
HENRI. Mon ambition! je n'en ai pas d'autre que celle de pouvoir offrir
à une femme aimée une existence honorable,... et je n'en suis pas là!
Qui voudrait partager ma misère?
MARIE, embarrassée. Voilà Cadio qui nous cherche.
HENRI, appelant, attentif et inquiet. Par ici. Cadio! (A Marie.) Le
croyez-vous en état de partir aussi, lui?
MARIE, parlant vite pour changer de conversation. Mais... Oui! Il se
porte bien. Il s'exerce à manier les jeunes chevaux de la ferme. Il est
intrépide et adroit, calme surtout, étrangement calme et studieux.
Chaque jour marque un progrès étonnant dans son esprit. Qui aurait
deviné cette âme profonde et cette intelligence active sous cet habit de
toile bise et sous cette physionomie ingénue? Il a trouvé ici des
livres, il ne les lit pas, il les boit! Il parle peu, et on ne
s'apercevrait pas de ses progrès, si par moments son émotion secrète ne
s'échappait en jets de flamme. Parfois, il me confond, je l'avoue, et je
défends mal mes idées quand il les combat.
HENRI, soupçonneux. Il vous entraîne alors, et bientôt vous penserez
comme lui!
MARIE. Non, Cadio est jacobin, et, quelque chose que nous fassions, il
restera dans les partis extrêmes. Le voilà, annoncez-lui le départ.

SCÈNE III.--Les Mêmes, CADIO.

CADIO. Le départ?
HENRI. Oui, c'est pour demain.
CADIO, sans émotion. Décidément? où allons-nous?
HENRI. A Maëstricht pour commencer.
CADIO. Non!
HENRI. Comment, non? Je te jure que si.
CADIO. Je n'y vais pas.
HENRI. Tu ne veux plus servir?
CADIO. Si fait, toujours, plus que jamais; mais tu peux tout auprès de
ton colonel: dis-lui que je veux commencer par me battre ici. C'est en
Bretagne que je dois et que je saurai faire la guerre. C'est là
seulement que je serai bon à quelque chose, et que j'aurai un rapide
avancement.
MARIE, à Henri. Vous saurez qu'il pense à cet égard tout le contraire de
ce que vous pensez. Il brûle de tuer ses chers concitoyens.
HENRI. Et d'en être récompensé? Chacun son goût!
CADIO. Oh! moi, je n'ai ni pays ni famille. Ma patrie, c'est l'armée à
présent, et ma destinée, c'est de détruire ceux qui ont une patrie et
qui la trahissent. Les Allemands, les Espagnols, ils défendent leur
drapeau, je ne leur en veux pas. Mes vrais ennemis sont ici, autour de
nous. Je les connais, je sais ce qu'ils veulent et comment ils se
battent. Je serai aussi fin qu'eux,--et aussi implacable!
MARIE, bas, à Henri. Vous voyez! nous ne le changerons pas.
HENRI, à Cadio. Alors, tu veux attendre l'arrivée du général Hoche?
CADIO. Oui; est-ce que tu ne veux pas me rendre cela possible?
HENRI. Puisque tu désires me quitter...
CADIO. Il faut que cela soit.
HENRI. Je croyais à ton amitié!
CADIO. Si tu en doutes, c'est différent! Je te suis.
HENRI. Je n'ai pas le droit de t'imposer le sacrifice de tes rêves,...
de ta destinée, comme tu dis!
CADIO. Si fait, tu as le droit. L'exiges-tu?
HENRI. Non; mais je pense que tu vas rejoindre le détachement qui reste
au dépôt?
CADIO. A Nantes? Certainement! Il faut bien que je m'habitue à la
discipline. Ce doit être le plus difficile. Tu pars dans une heure?
HENRI. Oui.
CADIO. Je vais faire mes adieux à la ferme.
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