Bouvard et Pécuchet - 20
Pécuchet se récria. Ils l'avaient bannie de leur programme.
Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le coeur et
l'imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des âmes est
indispensable, et ils résolurent d'envoyer les enfants au catéchisme.
Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait
se faire aimer par des manières caressantes. Victorine changea tout à
coup, fut plus réservée, mielleuse, s'agenouillait devant la Madone,
admirait le sacrifice d'Abraham, ricanait avec dédain au nom seul de
protestant.
Elle déclara qu'on lui avait prescrit le jeûne. Ils s'en informèrent; ce
n'était pas vrai. Le jour de la Fête-Dieu, les juliennes disparurent
d'une plate-bande pour décorer le reposoir; elle nia effrontément les
avoir coupées. Une autre fois elle prit à Bouvard vingt sols qu'elle mit
dans le plat du sacristain.
Ils en conclurent que la morale se distingue de la Religion;--quand elle
n'a point d'autre base, son importance est secondaire.
Un soir, pendant qu'ils dînaient M. Marescot entra--Victor s'enfuit
immédiatement.
Le notaire ayant refusé de s'asseoir, conta ce qui l'amenait. Le jeune
Touache avait battu, presque tué son fils.
Comme on savait les origines de Victor et qu'il était désagréable, les
autres gamins l'appelaient Forçat; et tout à l'heure il avait flanqué à
M. Arnold Marescot une violente raclée. Le cher Arnold en portait des
traces sur la figure. Sa mère est au désespoir, son costume en lambeaux,
sa santé compromise, où allons-nous?
Le notaire exigeait un châtiment rigoureux; et que Victor ne fréquentât
plus le catéchisme, afin de prévenir des collisions nouvelles.
Bouvard et Pécuchet, bien que blessés par son ton rogue, promirent tout
ce qu'il voulut, calèrent.
Victor avait-il obéi au sentiment de l'honneur, ou de la vengeance? En
tout cas, ce n'était point un lâche..
Mais sa brutalité les effrayait. La musique adoucissant les moeurs,
Pécuchet imagina de lui apprendre le solfège.
Victor eut beaucoup de peine à lire couramment les notes, et à ne pas
confondre les termes adagio, presto, sforzando. Son maître s'évertua à
lui expliquer la gamme, l'accord parfait, le diatonique, le chromatique
et les deux espèces d'intervalles, appelés majeur et mineur.
Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, la bouche grande
ouverte, et pour l'instruire par l'exemple, poussa des intonations d'une
voix fausse; celle de Victor lui sortait du larynx péniblement tant il
le contractait--quand un soupir commençait la mesure, il partait tout de
suite, ou trop tard.
Pécuchet néanmoins, aborda le chant en partie double. Il prit une
baguette pour tenir lieu d'archet, et faisait aller son bras
magistralement, comme s'il avait eu un orchestre derrière lui; mais
occupé par deux besognes, il se trompait de temps;--son erreur en
amenait d'autres chez l'élève, et les yeux sur la portée, fronçant les
sourcils, tendant les muscles de leur cou, ils continuaient au hasard,
jusqu'au bas de la page.
Enfin Pécuchet dit à Victor:--Tu n'es pas près de briller aux orphéons
et il abandonna l'enseignement de la musique. Locke d'ailleurs a
peut-être raison: Elle engage dans des compagnies tellement dissolues
qu'il vaut mieux s'occuper à autre chose.
Sans vouloir en faire un écrivain il serait commode pour Victor de
savoir au moins trousser une lettre. Une réflexion les arrêta. Le style
épistolaire ne peut s'apprendre; car il appartient exclusivement aux
femmes.
Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire quelques morceaux de
littérature; et embarrassés du choix, consultèrent l'ouvrage de Mme
Campan. Elle recommande la scène d'Éliacin, les choeurs d'Esther,
Jean-Baptiste Rousseau, tout entier.
C'est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant
le monde sous des couleurs trop favorables.
Cependant, elle permet Clarisse Harlowe et le Père de famille par miss
Opy.--Qui est-ce miss Opy?
Ils ne découvrirent pas son nom dans la Biographie Michaud. Restait les
contes de Fées. Ils vont espérer des palais de diamants dit Pécuchet. La
littérature développe l'esprit mais exalte les passions.
Victorine fut renvoyée du catéchisme, à cause des siennes.
On l'avait surprise, embrassant le fils du notaire; et Reine ne
plaisantait pas! sa figure était sérieuse sous son bonnet à gros tuyaux.
Après un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue?
Bouvard et Pécuchet qualifièrent le curé de vieille bête. Sa bonne le
défendit. Ils ripostèrent, et elle s'en alla en roulant des yeux
terribles, en grommelant: On vous connaît! on vous connaît!
Victorine effectivement, s'était prise de tendresse pour Arnold, tant
elle le trouvait joli avec son col brodé, sa veste de velours, ses
cheveux sentant bon;--et elle lui apportait des bouquets, jusqu'au
moment où elle fut dénoncée par Zéphyrin.
Quelle niaiserie que cette aventure! Les deux enfants étaient d'une
innocence parfaite.
Fallait-il leur apprendre le mystère de la génération? Je n'y verrais
pas de mal dit Bouvard. Le philosophe Basedow l'exposait à ses élèves,
ne détaillant toutefois que la grossesse et la naissance.
Pécuchet pensa différemment, Victor commençait à l'inquiéter.
Il le soupçonnait d'avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas? des
hommes graves la conservent toute leur vie, et on prétend que le Duc
d'Angoulême s'y livrait. Il interrogea son disciple d'une telle façon
qu'il lui ouvrit les idées, et peu de temps après n'eut aucun doute.
Alors il l'appela criminel, et voulait comme traitement lui faire lire
Tissot. Ce chef-d'oeuvre, selon Bouvard, était plus pernicieux qu'utile.
Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poétique. Aimé Martin rapporte
qu'une mère, en pareil cas, prêta La Nouvelle Héloïse à son fils; et
pour se rendre digne de l'amour, le jeune homme se précipita dans le
chemin de la Vertu.
Mais Victor n'était pas capable de rêver un Ange.
--Si plutôt nous le menions chez les dames?
Pécuchet exprima son horreur des filles publiques.
Bouvard la jugeait idiote; et même parla de faire exprès un voyage au
Havre.
--Y penses-tu? on nous verrait entrer!
--Eh bien achète-lui un appareil!
--Mais le bandagiste croirait peut-être que c'est pour moi dit Pécuchet.
Il lui aurait fallu un plaisir émouvant comme la chasse; elle amènerait
la dépense d'un fusil, d'un chien. Ils préférèrent le fatiguer par
l'exercice, et entreprirent des courses dans la campagne.
Le gamin leur échappait. Bien qu'ils se relayassent ils n'en pouvaient
plus et le soir, n'avaient pas la force de tenir le journal.
Pendant qu'ils attendaient Victor ils causaient avec les passants--et
par besoin de pédagogie, tâchaient de leur apprendre l'hygiène,
déploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers.
Ils en vinrent à inspecter les nourrices, et s'indignaient contre le
régime de leurs poupons. Les unes les abreuvent de gruau, ce qui les
fait périr de faiblesse. D'autres les bourrent de viande avant six
mois--et ils crèvent d'indigestion. Plusieurs les nettoient avec leur
propre salive; toutes les manient brutalement.
Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifié, ils entraient
dans la ferme et disaient:
--Vous avez tort;--ces animaux vivent de rats, de campagnols; on a
trouvé dans l'estomac d'une chouette jusqu'à cinquante larves de
chenilles.
Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premièrement comme
médecins, puis en quête de vieux meubles, puis à la recherche des
cailloux, et ils répondaient:
--Allez donc, farceurs! n'essayez pas de nous en remontrer!
Leur conviction s'ébranla. Car les moineaux purgent les potagers, mais
gobent les cerises. Les hiboux dévorent les insectes, et en même temps,
les chauves-souris, qui sont utiles--et si les taupes mangent les
limaces, elles bouleversent le sol. Une chose dont ils étaient certains
c'est qu'il faut détruire tout le gibier, funeste à l'Agriculture.
Un soir qu'ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivèrent devant
la maison du garde. Sorel au bord de la route gesticulait entre trois
individus.
Le premier était un certain Dauphin savetier, petit, maigre, et à figure
sournoise. Le second le père Aubain, commissionnaire dans les villages,
portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de coutil bleu.
Le troisième Eugène, domestique chez M. Marescot, se distinguait par sa
barbe, taillée comme celle des magistrats.
Sorel leur montrait un noeud coulant, en fil de cuivre--qui s'attachait
à un fil de soie retenu par une brique, ce qu'on nomme un collet; et il
avait découvert le savetier, en train de l'établir.
--Vous êtes témoin, n'est-ce pas?
Eugène baissa le menton d'une manière approbative--et le père Aubain
répliqua:
--Du moment que vous le dites.
Ce qui enrageait Sorel, c'était le toupet d'avoir dressé un piège aux
abords de son logement, le gredin se figurant qu'on n'aurait pas l'idée
d'en soupçonner dans cet endroit.
Dauphin prit le genre pleurard.
--Je marchais dessus, je tâchais même de le casser. On l'accusait
toujours; il était bien malheureux!
Sorel, sans lui répondre, avait tiré de sa poche, un calepin, une plume
et de l'encre pour écrire un procès-verbal.
--Oh non? dit Pécuchet.
Bouvard ajouta: Relâchez-le, c'est un brave homme!
--Lui! un braconnier!
--Eh bien, quand cela serait! Ils se mirent à défendre le braconnage. On
sait d'abord, que les lapins rongent les jeunes pousses; les lièvres
abîment les céréales, sauf la bécasse peut-être...
--Laissez-moi donc tranquille. Et le garde écrivait, les dents serrées.
--Quel entêtement murmura Bouvard.
--Un mot de plus, je fais venir les gendarmes.
--Vous êtes un grossier personnage! dit Pécuchet.
--Vous, des pas grand'chose, reprit Sorel.
Bouvard s'oubliant, le traita de butor, d'estafier!--et Eugène répétait:
La paix, la paix tandis que le père Aubain gémissait à trois pas d'eux
sur un mètre de cailloux.
Troublés par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs
cabanes; on voyait à travers le grillage, leurs prunelles ardentes,
leurs mufles noirs, et courant çà et là, ils aboyaient effroyablement.
--Ne m'embêtez plus s'écria leur maître ou bien, je les lance sur vos
culottes!
Les deux amis s'éloignèrent, contents d'avoir soutenu le Progrès, la
Civilisation.
Dès le lendemain, on leur envoya une citation à comparaître devant le
tribunal de simple police, pour injures envers le garde--et s'y entendre
condamner à cent francs de dommages et intérêts sauf le recours du
ministère public, vu les contraventions par eux commises. Coût six
francs, soixante-quinze centimes. Tiercelin, huissier.
Pourquoi un ministère public? La tête leur en tourna. Puis se calmant,
ils préparèrent leur défense.
Le jour désigné, Bouvard et Pécuchet se rendirent à la Mairie, une heure
trop tôt. Personne--des chaises et trois fauteuils entouraient une table
couverte d'un tapis; une niche était creusée dans la muraille pour
recevoir un poêle, et le buste de l'Empereur occupant un piédouche
dominait l'ensemble.
Il flânèrent jusqu'au grenier, où il y avait une pompe à incendie,
plusieurs drapeaux,--et dans un coin par terre d'autres bustes en
plâtre: Napoléon sans diadème, Louis XVIII, avec des épaulettes sur un
frac, Charles X, reconnaissable à sa lèvre tombante, Louis-Philippe, les
sourcils arqués, la chevelure en pyramide. L'inclinaison du toit lui
frôlait la nuque et tous étaient salis par les mouches et la poussière.
Ce spectacle démoralisa Bouvard et Pécuchet. Les gouvernements leur
faisaient pitié quand ils revinrent dans la grande salle.
Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre, l'un ayant sa plaque au
bras, l'autre un képi.
Une douzaine de personnes causaient, incriminées, pour défaut de
balayage, chiens errants, manque de lanterne ou avoir tenu pendant la
messe un cabaret ouvert.
Enfin Coulon se présenta, affublé d'une robe en serge noire et d'une
toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit à sa
gauche. Le Maire en écharpe, à droite.--Et on appela, de suite,
l'affaire Sorel contre Bouvard et Pécuchet.
Louis-Martial-Eugène Lenepveur, valet de chambre à Chavignolles
(Calvados), profita de sa position de témoin, pour épandre tout ce qu'il
savait sur une foule de choses étrangères au débat.
Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de déplaire à Sorel et de
nuire à ces messieurs, il avait entendu de gros mots, en doutait
cependant, allégua sa surdité.
Le juge de paix le fit se rasseoir, puis s'adressant au garde:
Persistez-vous dans vos déclarations?
--Certainement.
Coulon ensuite demanda aux deux prévenus, ce qu'ils avaient à dire.
Bouvard soutenait n'avoir pas injurié Sorel, mais en défendant Dauphin
avoir défendu l'intérêt de nos campagnes. Il rappela les abus féodaux,
les chasses ruineuses des grands seigneurs.
--N'importe! la contravention.
--Je vous arrête! s'écria Pécuchet. Les mots contravention, crime et
délit ne valent rien.--Prendre la peine, pour classer les faits
punissables, c'est prendre une base arbitraire. Autant dire aux
citoyens: Ne vous inquiétez pas de la valeur de vos actions. Elle n'est
déterminée que par le châtiment du Pouvoir; du reste, le Code pénal me
paraît une oeuvre irrationnelle, sans principes.
--Cela se peut, répondit Coulon. Et il allait prononcer son jugement:
Attendu...
Mais Foureau qui était ministère public se leva. On avait outragé le
garde dans l'exercice de ses fonctions. Si on ne respecte pas les
propriétés, tout est perdu. Bref, plaise à M. le juge de paix
d'appliquer le maximum de la peine.
Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intérêts envers Sorel.
--Très bien prononça Bouvard.
Coulon n'avait pas fini:--Les condamne à cinq francs d'amende comme
coupables de la contravention relevée par le ministère public.
Pécuchet se tourna vers l'auditoire: L'amende est une bagatelle pour le
riche mais un désastre pour le pauvre. Moi, ça ne me fait rien! Et il
avait l'air de narguer le tribunal.
--Je m'étonne, dit Coulon, que des Messieurs d'esprit...
--La loi vous dispense d'en avoir répliqua Pécuchet. Le juge de paix
siège indéfiniment, tandis que le juge de la cour suprême est réputé
capable jusqu'à soixante-quinze ans,--et celui de première instance ne
l'est plus à soixante-dix.
Mais sur un geste de Foureau, Placquevent s'avança. Ils protestèrent.
--Ah! si vous étiez nommés au concours!
--Ou par le conseil général.
--Ou un comité de prud'hommes!
--D'après un titre sérieux.
Placquevent les poussait;--et ils sortirent, hués des autres prévenus
croyant se faire bien voir par cette marque de bassesse.
Pour épancher leur indignation, ils allèrent le soir chez Beljambe.
Son café était vide, les notables ayant coutume d'en partir vers dix
heures. On avait baissé le quinquet; les murs et le comptoir
s'apercevaient dans un brouillard.
Une femme survint.
C'était Mélie.
Elle ne parut pas troublée,--et en souriant, leur versa deux bocks.
Pécuchet mal à son aise, quitta vite l'établissement.
Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes
contre le maire, et dès lors fréquenta l'estaminet.
Dauphin, six semaines après fut acquitté, faute de preuves. Quelle
honte! On suspectait ces mêmes témoins, que l'on avait crus déposant
contre eux.
Et leur colère n'eut plus de bornes, quand l'Enregistrement les avertit
d'avoir à payer l'amende. Bouvard attaqua l'Enregistrement comme
nuisible à la propriété.
--Vous vous trompez! dit le Percepteur.
--Allons donc! Elle endure le tiers de la charge publique! Je voudrais
des procédés d'impôts, moins vexatoires, un cadastre meilleur, des
changements au Régime hypothécaire, et qu'on supprimât la Banque de
France, qui a le privilège de l'usure.
Girbal n'était pas de force, dégringola dans l'opinion, et ne reparut
plus.
Cependant Bouvard plaisait à l'aubergiste; il attirait du monde; et en
attendant les habitués, causait familièrement avec la bonne.
Il émit des idées drôles sur l'instruction primaire. On aurait dû, en
sortant de l'école, pouvoir soigner les malades, comprendre les
découvertes scientifiques, s'intéresser aux Arts!--Les exigences de son
programme le fâchèrent avec Petit; et il blessa le Capitaine en
prétendant que les soldats au lieu de perdre leur temps à la manoeuvre
feraient mieux de cultiver des légumes.
Quand vint la question du libre échange, il ramena Pécuchet;--et pendant
tout l'hiver, il y eut dans le café, des regards furieux, des attitudes
méprisantes, des injures et des vociférations, avec des coups de poing
sur les tables qui faisaient sauter les canettes.
Langlois et les autres marchands, défendaient le commerce national;
Voisin filateur, Oudot gérant d'un laminoir et Mathieu orfèvre
l'industrie nationale, les propriétaires et les fermiers l'agriculture
nationale, chacun réclamant pour soi des privilèges, au détriment du
plus grand nombre.--Les discours de Bouvard et de Pécuchet alarmaient.
Comme on les accusait de méconnaître la Pratique, de tendre au
nivellement et à l'immoralité, ils développèrent ces trois conceptions.
Remplacer le nom de famille par un numéro matricule.
Hiérarchiser les Français,--et pour conserver son grade, il faudrait de
temps à autre, subir un examen.
Plus de châtiments, plus de récompenses, mais dans tous les villages une
chronique individuelle qui passerait à la Postérité.
On dédaigna leur système.
Ils en firent un article pour le journal de Bayeux, une note au Préfet,
une pétition aux Chambres, un mémoire à l'Empereur.
Le journal n'inséra pas leur article; le Préfet ne daigna répondre; les
Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli du Château.
De quoi s'occupait l'Empereur? de femmes sans doute!
Foureau leur conseilla plus de réserve de la part du sous-préfet.
Ils se moquaient du sous-préfet, du Préfet, et des Conseils de
Préfecture, voire du Conseil d'État, la Justice administrative étant une
monstruosité, car l'administration par des faveurs et des menaces
gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref ils devenaient
incommodes;--et les notables enjoignirent à Beljambe de ne plus recevoir
ces deux particuliers.
Alors Bouvard et Pécuchet voulurent se signaler par une oeuvre qui
forçant les respects, éblouirait leurs concitoyens--et ils ne trouvèrent
pas autre chose que des projets d'embellissement pour Chavignolles.
Les trois quarts des maisons seraient démolies; on ferait au milieu du
bourg une place monumentale, un hospice du côté de Falaise, des
abattoirs sur la route de Caen et au pas de la Vaque, une église romane
et polychrome.
Pécuchet composa un lavis à l'encre de Chine, n'oubliant pas de teinter
les bois en jaune, les prés en vert, les bâtiments en rouge; les
tableaux d'un Chavignolles idéal, le poursuivaient dans ses rêves! Il se
retournait sur son matelas. Bouvard, une nuit, en fut réveillé!
--Souffres-tu?
Pécuchet balbutia:--Haussmann m'empêche de dormir.
Vers cette époque, il reçut une lettre de Dumouchel pour savoir le prix
des bains de mer de la côte normande.
--Qu'il aille se promener avec ses bains! Est-ce que nous avons le temps
d'écrire? Et quand ils se furent procuré une chaîne d'arpenteur, un
graphomètre, un niveau d'eau et une boussole, d'autres études
commencèrent.
Ils envahissaient les demeures; souvent les bourgeois étaient surpris
d'y voir ces deux hommes plantant des jalons dans les cours. Bouvard et
Pécuchet annonçaient d'un air tranquille ce qui en adviendrait. Le
Public s'inquiéta car enfin, l'autorité se rangerait peut-être à leur
avis?
Quelquefois, on les renvoyait brutalement. Victor escaladait les murs et
montait dans les combles pour y appendre un signal, témoignait de la
bonne volonté et même une certaine ardeur.
Ils étaient aussi plus contents de Victorine.
Quand elle repassait le linge elle poussait son fer sur la planche, en
chantonnant d'une voix douce, s'intéressait au ménage, fit une calotte
pour Bouvard, et ses points de piqué lui valurent les compliments de
Romiche.
C'était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes, raccommoder les
habits. On l'eut quinze jours à la maison.
Bossu, avec des yeux rouges, il rachetait ses défauts corporels par une
humeur bouffonne. Pendant que les maîtres étaient dehors il amusait
Marcel et Victorine, en leur contant des farces, tirait sa langue
jusqu'au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et le soir
s'épargnant les frais d'auberge, allait coucher dans le fournil.
Or un matin, de très bonne heure, Bouvard sentant une envie de travail
vint y prendre des copeaux, pour allumer son feu.
Un spectacle le pétrifia.
Derrière les débris du bahut, sur une paillasse Romiche et Victorine
dormaient ensemble.
Il lui avait passé le bras sous la taille--et son autre main, longue
comme celle d'un singe, la tenait par un genou, les paupières
entre-closes, le visage encore convulsé dans un spasme de plaisir. Elle
souriait, étendue sur le dos. Le bâillement de sa camisole laissait à
découvert sa gorge enfantine marbrée de plaques rouges par les caresses
du bossu. Ses cheveux blonds traînaient, et la clarté de l'aube jetait
sur tous les deux une lumière blafarde.
Bouvard, au premier moment avait ressenti comme un heurt en pleine
poitrine. Puis une pudeur l'empêcha de faire un pas, un geste. Des
réflexions douloureuses l'assaillaient.
--Si jeune! perdue! perdue!
Ensuite il alla réveiller Pécuchet, d'un mot lui apprit tout.
--Ah! le misérable!
--Nous n'y pouvons rien! Calme-toi!
Et ils furent longtemps à soupirer l'un devant l'autre. Bouvard, sans
redingote les bras croisés, Pécuchet au bord de sa couche, pieds nus, et
en bonnet de coton.
Romiche devait partir ce jour-là, ayant terminé son ouvrage. Ils le
payèrent d'une façon hautaine, silencieusement.
Mais la Providence leur en voulait.
Marcel les conduisit à pas de loup dans la chambre de Victor;--et leur
montra au fond de sa commode une pièce de vingt francs. Le gamin l'avait
prié de lui en fournir la monnaie.
D'où provenait-elle? d'un vol, bien sûr! et commis durant leurs tournées
d'ingénieurs.
Si on la réclamait ils auraient l'air complices.
Enfin ayant appelé Victor ils lui commandèrent d'ouvrir son tiroir; la
pièce n'y était plus.
Tantôt, pourtant, ils l'avaient maniée et Marcel était incapable de
mentir. Cette histoire le révolutionnait tellement que depuis le matin,
il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard.
Monsieur,
Craignant que M. Pécuchet ne soit malade, j'ai recours a votre
obligeance. De qui donc la signature? Olympe Dumouchel, née Charpeau.
Elle et son époux demandaient dans quelle localité balnéaire,
Courseulles, Langrune ou Ouistreham, se trouvait la compagnie la moins
bruyante? tous les moyens de transport, le prix du blanchissage, mille
choses.
Cette importunité les mit en colère contre Dumouchel, puis la fatigue
les plongea dans un découragement plus lourd.
Ils récapitulèrent tout le mal qu'ils s'étaient donné, tant de leçons,
de précautions, de tourments.
--Et songer disaient-ils que nous voulions autrefois, faire d'elle une
sous-maîtresse! et de lui dernièrement un piqueur de travaux!
--Si elle est vicieuse ce n'est pas la faute de ses lectures.
--Moi, pour le rendre honnête, je lui avais appris la biographie de
Cartouche.
--Peut-être ont-ils manqué d'une famille, des soins d'une mère.
--J'en étais une! objecta Bouvard.
--Hélas reprit Pécuchet. Mais il y a des natures dénuées de sens
moral;--et l'éducation n'y peut rien.
--Ah! oui! c'est beau, l'éducation.
Comme les orphelins ne savaient aucun métier, on leur chercherait deux
places de domestiques,--et puis à la grâce de Dieu! ils ne s'en
mêleraient plus!--Et désormais Mon oncle et Bon ami les firent manger à
la cuisine.
Mais bientôt ils s'ennuyèrent, leur esprit ayant besoin d'un travail,
leur existence d'un but!
D'ailleurs que prouve un insuccès? Ce qui avait échoué sur des enfants,
pouvait être moins difficile avec des hommes? Et ils imaginèrent
d'établir un cours d'adultes.
Il aurait fallu une conférence pour exposer leurs idées. La grande salle
de l'auberge conviendrait à cela, parfaitement.
Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d'abord,
puis changea d'opinion, le fit dire par la servante. Bouvard dans
l'excès de sa joie, la baisa sur les deux joues.
Le maire était absent, l'autre adjoint Marescot pris tout entier par son
étude, ainsi la conférence aurait lieu et le tambour l'annonça, pour le
dimanche suivant à trois heures.
La veille seulement, ils pensèrent à leur costume.
Pécuchet, grâce au ciel, avait conservé un vieil habit de cérémonie a
collet de velours, deux cravates blanches, et des gants noirs. Bouvard
mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor, et
ils étaient fort émus en traversant le village.
_Ici s'arrête le manuscrit de Gustave Flaubert_
- Parts
- Bouvard et Pécuchet - 01
- Bouvard et Pécuchet - 02
- Bouvard et Pécuchet - 03
- Bouvard et Pécuchet - 04
- Bouvard et Pécuchet - 05
- Bouvard et Pécuchet - 06
- Bouvard et Pécuchet - 07
- Bouvard et Pécuchet - 08
- Bouvard et Pécuchet - 09
- Bouvard et Pécuchet - 10
- Bouvard et Pécuchet - 11
- Bouvard et Pécuchet - 12
- Bouvard et Pécuchet - 13
- Bouvard et Pécuchet - 14
- Bouvard et Pécuchet - 15
- Bouvard et Pécuchet - 16
- Bouvard et Pécuchet - 17
- Bouvard et Pécuchet - 18
- Bouvard et Pécuchet - 19
- Bouvard et Pécuchet - 20