Bouvard et Pécuchet - 15
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enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient dans
sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est
enveloppée dans sa substance.
Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés
d'une course sans fin, vers un abîme sans fond,--et sans rien autour
d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'Éternel. C'était trop fort. Ils
y renoncèrent.
Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de
philosophie, à l'usage des classes, par monsieur Guesnier.
L'auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l'ontologique ou la
psychologique?
La première convenait à l'enfance des sociétés, quand l'homme portait
son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu'il la replie
sur lui-même nous croyons la seconde plus scientifique et Bouvard et
Pécuchet se décidèrent pour elle.
Le but de la psychologie est d'étudier les faits qui se passent au sein
du moi; on les découvre en observant.
--Observons! Et pendant quinze jours, après le déjeuner habituellement,
ils cherchaient dans leur conscience, au hasard--espérant y faire de
grandes découvertes, et n'en firent aucune--ce qui les étonna beaucoup.
Un phénomène occupe le moi, à savoir l'idée. De quelle nature est-elle?
On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau; et le cerveau
envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la connaissance.
Mais si l'idée est spirituelle, comment représenter la matière? De là
scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les
objets spirituels ne seraient pas représentés? De là scepticisme en fait
de notions internes. D'ailleurs qu'on y prenne garde! cette hypothèse
nous mènerait à l'athéisme! car une image étant une chose finie, il lui
est impossible de représenter l'infini.
--Cependant objecta Bouvard quand je songe à une forêt, à une personne,
à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien. Donc les
idées les représentent.
Et ils abordèrent l'origine des idées.
D'après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion--Condillac
réduit tout à la sensation.
Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d'un sujet,
d'un être sentant; et elle est impuissante à nous fournir les grandes
vérités fondamentales: Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le
beau, etc., notions qu'on nomme innées, c'est-à-dire antérieures à
l'Expérience et universelles.
--Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance.
--On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et
Descartes...
--Ton Descartes patauge! car il soutient que le foetus les possède et il
avoue dans un autre endroit que c'est d'une façon implicite.
Pécuchet fut étonné.
--Où cela se trouve-t-il?
--Dans Gérando! Et Bouvard lui donna une claque sur le ventre.
--Finis donc! dit Pécuchet. Puis venant à Condillac: Nos pensées ne sont
pas des métamorphoses de la sensation! Elle les occasionne, les met en
jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière de
soi-même ne peut produire le mouvement;--et j'ai trouvé cela dans ton
Voltaire! ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde.
Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments,--chacun méprisant l'opinion
de l'autre, sans le convaincre de la sienne.
Mais la Philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient
avec pitié leurs préoccupations d'Agriculture, de Littérature, de
Politique.
À présent le muséum les dégoûtait. Ils n'auraient pas mieux demandé que
d'en vendre les bibelots;--et ils passèrent au chapitre deuxième: des
facultés de l'âme.
On en compte trois, pas davantage! Celle de sentir, celle de connaître,
celle de vouloir.
Dans la faculté de sentir distinguons la sensibilité physique de la
sensibilité morale.
Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces,
étant amenées par les organes des sens.
Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au
corps.--Qu'y a-t-il de commun entre le plaisir d'Archimède trouvant les
lois de la pesanteur et la volupté immonde d'Apicius dévorant une hure
de sanglier!
Cette sensibilité morale a quatre genres;--et son deuxième genre désirs
moraux se divise en cinq espèces, et les phénomènes du quatrième genre
affections se subdivisent en deux autres espèces, parmi lesquelles
l'amour de soi penchant légitime, sans doute, mais qui devenu exagéré
prend le nom d'égoïsme.
Dans la faculté de connaître, se trouve l'aperception rationnelle, où
l'on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés.
L'Abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres.
La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec
l'avenir.
L'imagination est plutôt une faculté particulière, sui generis.
Tant d'embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de
l'auteur, la monotonie des tournures Nous sommes prêts à le
reconnaître--Loin de nous la pensée--Interrogeons notre conscience
l'éloge sempiternel de Dugalt-Stewart, enfin tout ce verbiage, les
écoeura tellement, que sautant par dessus la faculté de vouloir, ils
entrèrent dans la Logique.
Elle leur apprit ce qu'est l'Analyse, la Synthèse, l'Induction, la
Déduction et les causes principales de nos erreurs.
Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.
--Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l'hiver approche locutions
vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles quand il ne
s'agit que d'événements bien simples!--Je me souviens de tel objet, de
tel axiome, de telle vérité illusion! ce sont les idées, et pas du tout
les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige Je
me souviens de tel acte de mon esprit par lequel j'ai perçu cet objet,
par lequel j'ai déduit cet axiome, par lequel j'ai admis cette vérité.
Comme le terme qui désigne un accident ne l'embrasse pas dans tous ses
modes, ils tâchèrent de n'employer que des mots abstraits--si bien qu'au
lieu de dire: Faisons un tour,--il est temps de dîner,--j'ai la colique
ils émettaient ces phrases: Une promenade serait salutaire,--voici
l'heure d'absorber des aliments,--j'éprouve un besoin d'exonération.
Une fois maîtres de l'instrument logique, ils passèrent en revue les
différents critériums, d'abord celui du sens commun.
Si l'individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en
sauraient-ils davantage? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille ans,
par cela même qu'elle est vieille ne constitue pas la vérité. La Foule
invariablement suit la routine; c'est, au contraire, le petit nombre qui
mène le Progrès.
Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens? Ils trompent parfois, et
ne renseignent jamais que sur l'apparence. Le fond leur échappe.
La Raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle
--mais pour se manifester, il lui faut s'incarner. Alors, la Raison
devient ma raison. Une règle importe peu, si elle est fausse. Rien ne
prouve que celle-là soit juste.
On recommande de la contrôler avec les sens; mais ils peuvent épaissir
leurs ténèbres. D'une sensation confuse, une loi défectueuse sera
induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.
Reste la morale. C'est faire descendre Dieu au niveau de l'utile, comme
si nos besoins étaient la mesure de l'Absolu!
Quant à l'Évidence, niée par l'un, affirmée par l'autre, elle est à
elle-même son critérium. M. Cousin l'a démontré.
--Je ne vois plus que la Révélation dit Bouvard. Mais pour y croire il
faut admettre deux connaissances préalables, celle du corps qui a senti,
celle de l'intelligence qui a perçu, admettre le Sens et la Raison,
témoignages humains, et par conséquent suspects.
Pécuchet réfléchit, se croisa les bras.--Mais nous allons tomber dans
l'abîme effrayant du scepticisme.
Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.
--Merci du compliment! répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits
indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite.
--Laquelle? Deux et deux font-ils quatre toujours? Le contenu est-il, en
quelque sorte, moindre que le contenant? Que veut dire un à-peu-près du
vrai, une fraction de Dieu, la partie d'une chose indivisible?
--Ah! tu n'es qu'un sophiste! Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois
jours.
Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard
souriait de temps à autre--et renouant la conversation:
--C'est qu'il est difficile de ne pas douter! Ainsi, pour Dieu, les
preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et
mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un
esprit, demeure inconcevable.
Je me sens à la fois matière et pensée tout en ignorant ce qu'est l'une
et l'autre. L'impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent
des mystères aussi bien que mon âme--à plus forte raison l'union de
l'âme et du corps.
Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche la
prémotion, Cudworth un médiateur, et Bonnet y voit un miracle perpétuel
qui est une bêtise, un miracle perpétuel ne serait plus un miracle.
--Effectivement! dit Pécuchet.
Et tous deux s'avouèrent qu'ils étaient las des philosophes. Tant de
systèmes vous embrouille. La métaphysique ne sert à rien. On peut vivre
sans elle.
D'ailleurs leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois barriques
de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois, cent vingt
francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense allait toujours;
et maître Gouy ne payait pas.
Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur trouvât de l'argent,
soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou
en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont ils
garderaient l'usufruit--moyen impraticable, dit Marescot, mais une
affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus.
Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit
l'émondage de la charmille. Pécuchet la taille de l'espalier--Marcel
devait fouir les plates-bandes.
Au bout d'un quart d'heure, ils s'arrêtaient, l'un fermait sa serpette,
l'autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se
promener,--Bouvard à l'ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en
avant, les bras nus, Pécuchet tout le long du mur, la tête basse, les
mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par
précaution; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir
Marcel, qui se reposant au bord de la cahute mangeait une chiffe de
pain.
Dans cette méditation, des pensées avaient surgi; ils s'abordaient,
craignant de les perdre; et la métaphysique revenait.
Elle revenait à propos de la pluie ou du soleil, d'un gravier dans leur
soulier, d'une fleur sur le gazon, à propos de tout.
En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière est
dans l'objet ou dans notre oeil. Puisque des étoiles peuvent avoir
disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, des
choses qui n'existent pas.
Ayant retrouvé au fond d'un gilet une cigarette Raspail, ils
l'émiettèrent sur de l'eau et le camphre tourna.
Voilà donc le mouvement dans la matière! un degré supérieur du mouvement
amènerait la vie.
Mais si la matière en mouvement suffisait à créer les êtres, ils ne
seraient pas si variés. Car il n'existait à l'origine, ni terres, ni
eaux, ni hommes, ni plantes. Qu'est donc cette matière primordiale,
qu'on n'a jamais vue, qui n'est rien des choses du monde, et qui les a
toutes produites?
Quelquefois ils avaient besoin d'un livre. Dumouchel, fatigué de les
servir, ne leur répondait plus, et ils s'acharnaient à la question,
principalement Pécuchet.
Son besoin de vérité devenait une soif ardente.
Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait
bientôt pour le quitter, et s'écriait la tête dans les mains: Oh! le
doute! le doute! j'aimerais mieux le néant!
Bouvard apercevait l'insuffisance du matérialisme, et tâchait de s'y
retenir, déclarant, du reste, qu'il en perdait la boule.
Ils commençaient des raisonnements sur une base solide. Elle
croulait;--et tout à coup plus d'idée,--comme une mouche s'envole, dès
qu'on veut la saisir.
Pendant les soirs d'hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du feu,
en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor faisait
trembler les carreaux, les masses noires des arbres se balançaient, et
la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs pensées.
Bouvard, de temps à autre, allait jusqu'au bout de l'appartement, puis
revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le
sol des ombres obliques; et le saint Pierre, vu de profil, étalait au
plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de
chasse.
On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard, n'y
prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa lippe
tombante et son air d'ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. Depuis
longtemps, ils voulaient s'en défaire; mais par négligence, remettaient
cela, de jour en jour.
Un soir au milieu d'une dispute sur la monade, Bouvard se frappa
l'orteil au pouce de saint Pierre--et tournant contre lui son
irritation:
--Il m'embête, ce coco-là, flanquons-le dehors!
C'était difficile par l'escalier. Ils ouvrirent la fenêtre, et
l'inclinèrent sur le bord doucement. Pécuchet à genoux tâcha de soulever
ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules. Le bonhomme de
pierre ne branlait pas; ils durent recourir à la hallebarde, comme
levier--et arrivèrent enfin à l'étendre tout droit. Alors, ayant
basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant--un bruit mat
retentit;--et le lendemain, ils le trouvèrent cassé en douze morceaux,
dans l'ancien trou aux composts.
Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle.
Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une
hypothèque sur leur ferme; et comme ils se réjouissaient: Pardon! elle y
met une clause! c'est que vous lui vendrez les Écalles pour quinze cents
francs. Le prêt sera soldé aujourd'hui même. L'argent est chez moi dans
mon étude.
Ils avaient envie de céder l'un et l'autre. Bouvard finit par
répondre:--Mon Dieu... soit!
--Convenu! dit Marescot; et il leur apprit le nom de la personne, qui
était Mme Bordin.
--Je m'en doutais! s'écria Pécuchet.
Bouvard, humilié, se tut.
Elle ou un autre, qu'importait! le principal étant de sortir d'embarras.
L'argent touché (celui des Écalles le serait plus tard) ils payèrent
immédiatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile, quand au
détour des Halles, le père Gouy les arrêta.
Il allait chez eux, pour leur faire part d'un malheur. Le vent, la nuit
dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu la
bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste de
l'après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le
charpentier, le maçon, et le couvreur. Les réparations monteraient à
dix-huit cents francs, pour le moins.
Puis le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait conté
tout à l'heure la vente des Écalles. Une pièce d'un rendement
magnifique, à sa convenance, qui n'avait presque pas besoin de culture,
le meilleur morceau de toute la ferme!--et il demandait une diminution.
Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il
conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l'acre estimé deux mille
francs, lui faisait un tort annuel de soixante-dix francs;--et devant
les tribunaux il gagnerait certainement.
Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire? Comment vivre bientôt?
Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel
n'entendait rien à la cuisine; son dîner cette fois dépassa les autres.
La soupe ressemblait à de l'eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais,
les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses, et au dessert,
Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête.
--Soyons philosophes dit Pécuchet; un peu moins d'argent, les intrigues
d'une femme, la maladresse d'un domestique, qu'est-ce que tout cela? Tu
es trop plongé dans la matière!
--Mais quand elle me gêne, dit Bouvard.
--Moi, je ne l'admets pas! repartit Pécuchet.
Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley, et ajouta: Je nie
l'étendue, le temps, l'espace, voire la substance! car la vraie
substance c'est l'esprit percevant les qualités.
--Parfait dit Bouvard mais le monde supprimé, les preuves manqueront
pour l'existence de Dieu.
Pécuchet se récria, et longuement, bien qu'il eût un rhume de cerveau,
causé par l'iodure de potassium;--et une fièvre permanente contribuait à
son exaltation. Bouvard, s'en inquiétant, fit venir le médecin.
Vaucorbeil ordonna du sirop d'orange avec l'iodure, et pour plus tard
des bains de cinabre.
--À quoi bon? reprit Pécuchet. Un jour ou l'autre, la forme s'en ira.
L'essence ne périt pas!
--Sans doute dit le médecin la matière est indestructible! Cependant...
--Mais non! mais non! L'indestructible, c'est l'être. Ce corps qui est
là devant moi, le vôtre, docteur, m'empêche de connaître votre personne,
n'est pour ainsi dire qu'un vêtement, ou plutôt un masque.
Vaucorbeil le crut fou.--Bonsoir! Soignez votre masque!
Pécuchet n'enraya pas. Il se procura une introduction à la philosophie
hégélienne, et voulut l'expliquer à Bouvard.
--Tout ce qui est rationnel est réel. Il n'y a même de réel que l'idée.
Les lois de l'Esprit sont les lois de l'univers; la raison de l'homme
est identique à celle de Dieu.
Bouvard feignait de comprendre.
--Donc, l'Absolu c'est à la fois le sujet et l'objet, l'unité où
viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires
sont résolus. L'ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit
la température, l'organisme ne se maintient que par la destruction de
l'organisme; partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne.
Ils étaient sur le vigneau; et le curé passa le long de la claire-voie,
son bréviaire à la main.
Pécuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui l'exposition d'Hegel et
voir un peu ce qu'il en dirait.
L'homme à la soutane s'assit près d'eux;--et Pécuchet aborda le
christianisme.
--Aucune religion n'a établi aussi bien cette vérité: La Nature n'est
qu'un moment de l'idée!
--Un moment de l'idée? murmura le prêtre, stupéfait.
--Mais oui! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union
consubstantielle avec elle.
--Avec la Nature? oh! oh!
--Par son décès, il a rendu témoignage à l'essence de la mort; donc, la
mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu.
L'ecclésiastique se renfrogna. Pas de blasphèmes! c'était pour le salut
du genre humain qu'il a enduré les souffrances...
--Erreur! On considère la mort dans l'individu, où elle est un mal sans
doute, mais relativement aux choses, c'est différent. Ne séparez pas
l'esprit de la matière!
--Cependant, monsieur, avant la création...
--Il n'y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce
serait un être nouveau s'ajoutant à la pensée divine; ce qui est
absurde.
Le prêtre se leva; des affaires l'appelaient ailleurs.
Je me flatte de l'avoir crossé! dit Pécuchet. Encore un mot! Puisque
l'existence du monde n'est qu'un passage continuel de la vie à la mort,
et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n'est. Mais tout
devient; comprends-tu?
--Oui! je comprends, ou plutôt non! L'idéalisme à la fin exaspérait
Bouvard. Je n'en veux plus! le fameux cogito m'embête. On prend les
idées des choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu'on
entend fort peu, au moyen de mots qu'on n'entend pas du tout! Substance,
étendue, force, matière et âme, autant d'abstractions, d'imaginations.
Quant à Dieu, impossible de savoir comment il est, ni même s'il est!
Autrefois, il causait le vent, la foudre, les révolutions. À présent, il
diminue. D'ailleurs, je n'en vois pas l'utilité.
--Et la morale, dans tout cela?
--Ah! tant pis!
Elle manque de base, effectivement se dit Pécuchet.
Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des
prémisses qu'il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un
écrasement.
Bouvard ne croyait même plus à la matière.
La certitude que rien n'existe (si déplorable qu'elle soit) n'en est pas
moins une certitude. Peu de gens sont capables de l'avoir. Cette
transcendance leur inspira de l'orgueil; et ils auraient voulu l'étaler.
Une occasion s'offrit.
Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement devant
la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il était
question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le
conducteur l'avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes et
les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance.
Girbal et le capitaine restèrent sur la Place; puis, arriva le juge de
paix curieux d'avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de
velours et pantoufles de basane.
Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils seraient
là plus à leur aise; et malgré les chalands, et le bruit de la sonnette,
ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache.
--Mon Dieu dit Bouvard il avait de mauvais instincts, voilà tout!
--On en triomphe par la vertu répliqua le notaire.
--Mais si on n'a pas de vertu? Et Bouvard nia positivement le libre
arbitre.
--Cependant dit le capitaine je peux faire ce que je veux! je suis
libre, par exemple... de remuer la jambe.
--Non! monsieur, car vous avez un motif pour la remuer!
Le capitaine chercha une réponse, n'en trouva pas--mais Girbal décocha
ce trait:
--Un républicain qui parle contre la liberté! c'est drôle!
--Histoire de rire! dit Langlois.
Bouvard l'interpella:
--D'où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?
L'épicier, d'un regard inquiet, parcourut toute sa boutique.
--Tiens! pas si bête! je la garde pour moi!
--Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment,
puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc vous
n'êtes pas libre!
--C'est une chicane répondit en choeur l'assemblée.
Bouvard ne broncha pas;--et désignant la balance sur le comptoir:
--Elle se tiendra inerte, tant qu'un des plateaux sera vide. De même, la
volonté;--et l'oscillation de la balance entre deux poids qui semblent
égaux, figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les
motifs, jusqu'au moment où le plus fort l'emporte, le détermine.
--Tout cela dit Girbal ne fait rien pour Touache, et ne l'empêche pas
d'être un gaillard joliment vicieux.
Pécuchet prit la parole:
--Les vices sont des propriétés de la Nature, comme les inondations, les
tempêtes.
Le notaire l'arrêta; et se haussant à chaque mot sur la pointe des
orteils:
--Je trouve votre système d'une immoralité complète. Il donne carrière à
tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.
--Parfaitement dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est dans
son droit, comme l'honnête homme qui écoute la Raison.
--Ne défendez pas les monstres!
--Pourquoi monstres? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide,
cela nous paraît du désordre, comme si l'ordre nous était connu, comme
si la nature agissait pour une fin!
--Alors vous contestez la Providence?
--Oui! je la conteste!
--Voyez plutôt l'Histoire! s'écria Pécuchet rappelez-vous les
assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les
familles, le chagrin des particuliers.
--Et en même temps ajouta Bouvard, car ils s'excitaient l'un l'autre
cette Providence soigne les petits oiseaux, et fait repousser les pattes
des écrevisses. Ah! si vous entendez par Providence, une loi qui règle
tout, je veux bien, et encore!
--Cependant, monsieur dit le notaire il y a des principes!
--Qu'est-ce que vous me chantez! Une science, d'après Condillac, est
d'autant meilleure qu'elle n'en a pas besoin! Ils ne font que résumer
des connaissances acquises, et nous reportent vers ces notions, qui
précisément sont discutables.
--Avez-vous comme nous poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les arcanes
de la métaphysique?
--Il est vrai, messieurs, il est vrai!
Et la société se dispersa.
Mais Coulon les tirant à l'écart, leur dit d'un ton paterne, qu'il
n'était pas dévot certainement et même il détestait les jésuites.
Cependant il n'allait pas si loin qu'eux! Oh non! bien sûr;--et au coin
de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe en
grommelant: Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu!
Bouvard et Pécuchet proférèrent en d'autres occasions leurs abominables
paradoxes. Ils mettaient en doute, la probité des hommes, la chasteté
des femmes, l'intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin
sapaient les bases.
Foureau s'en émut, et les menaça de la prison, s'ils continuaient de
tels discours.
L'évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des
thèses immorales, ils devaient être immoraux; des calomnies furent
inventées.
Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir
la bêtise et de ne plus la tolérer.
Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux,
le profil d'un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.
En songeant à ce qu'on disait dans leur village, et qu'il y avait
jusqu'aux antipodes d'autres Coulon, d'autres Marescot, d'autres
Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la
terre.
Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.
Un après-midi, un dialogue s'éleva dans la cour, entre Marcel et un
monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires.
C'était l'académicien Larsonneur. Il ne fut pas sans observer un rideau
entrouvert, des portes qu'on fermait. Sa démarche était une tentative de
raccommodement et il s'en alla furieux, chargeant le domestique de dire
à ses maîtres qu'il les regardait comme des goujats.
Bouvard et Pécuchet ne s'en soucièrent. Le monde diminuait
d'importance--ils l'apercevaient comme dans un nuage, descendu de leur
cerveau sur leurs prunelles.
N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais rêve? Peut-être,
qu'en somme, les prospérités et les malheurs s'équilibrent? Mais le bien
de l'espèce ne console pas l'individu.
--Et que m'importent les autres! disait Pécuchet.
Son désespoir affligeait Bouvard. C'était lui qui l'avait poussé
jusque-là; et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par
des irritations quotidiennes.
Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient
des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un
découragement profond.
À la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, à gémir d'un
air lugubre--Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans sa
cuisine où il s'empiffrait solitairement.
Au milieu de l'été, ils reçurent un billet de faire-part annonçant le
mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet.
Que Dieu le bénisse! et ils se rappelèrent le temps où ils étaient
heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Où étaient les
jours qu'ils entraient dans les fermes cherchant partout des antiquités?
Rien maintenant n'occasionnerait ces heures si douces qu'emplissaient la
distillerie ou la Littérature. Un abîme les en séparait. Quelque chose
d'irrévocable était venu.
Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs,
allèrent très loin, se perdirent.--De petits nuages moutonnaient dans le
ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d'un pré un
sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est
enveloppée dans sa substance.
Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés
d'une course sans fin, vers un abîme sans fond,--et sans rien autour
d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'Éternel. C'était trop fort. Ils
y renoncèrent.
Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de
philosophie, à l'usage des classes, par monsieur Guesnier.
L'auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l'ontologique ou la
psychologique?
La première convenait à l'enfance des sociétés, quand l'homme portait
son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu'il la replie
sur lui-même nous croyons la seconde plus scientifique et Bouvard et
Pécuchet se décidèrent pour elle.
Le but de la psychologie est d'étudier les faits qui se passent au sein
du moi; on les découvre en observant.
--Observons! Et pendant quinze jours, après le déjeuner habituellement,
ils cherchaient dans leur conscience, au hasard--espérant y faire de
grandes découvertes, et n'en firent aucune--ce qui les étonna beaucoup.
Un phénomène occupe le moi, à savoir l'idée. De quelle nature est-elle?
On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau; et le cerveau
envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la connaissance.
Mais si l'idée est spirituelle, comment représenter la matière? De là
scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les
objets spirituels ne seraient pas représentés? De là scepticisme en fait
de notions internes. D'ailleurs qu'on y prenne garde! cette hypothèse
nous mènerait à l'athéisme! car une image étant une chose finie, il lui
est impossible de représenter l'infini.
--Cependant objecta Bouvard quand je songe à une forêt, à une personne,
à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien. Donc les
idées les représentent.
Et ils abordèrent l'origine des idées.
D'après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion--Condillac
réduit tout à la sensation.
Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d'un sujet,
d'un être sentant; et elle est impuissante à nous fournir les grandes
vérités fondamentales: Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le
beau, etc., notions qu'on nomme innées, c'est-à-dire antérieures à
l'Expérience et universelles.
--Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance.
--On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et
Descartes...
--Ton Descartes patauge! car il soutient que le foetus les possède et il
avoue dans un autre endroit que c'est d'une façon implicite.
Pécuchet fut étonné.
--Où cela se trouve-t-il?
--Dans Gérando! Et Bouvard lui donna une claque sur le ventre.
--Finis donc! dit Pécuchet. Puis venant à Condillac: Nos pensées ne sont
pas des métamorphoses de la sensation! Elle les occasionne, les met en
jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière de
soi-même ne peut produire le mouvement;--et j'ai trouvé cela dans ton
Voltaire! ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde.
Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments,--chacun méprisant l'opinion
de l'autre, sans le convaincre de la sienne.
Mais la Philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient
avec pitié leurs préoccupations d'Agriculture, de Littérature, de
Politique.
À présent le muséum les dégoûtait. Ils n'auraient pas mieux demandé que
d'en vendre les bibelots;--et ils passèrent au chapitre deuxième: des
facultés de l'âme.
On en compte trois, pas davantage! Celle de sentir, celle de connaître,
celle de vouloir.
Dans la faculté de sentir distinguons la sensibilité physique de la
sensibilité morale.
Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces,
étant amenées par les organes des sens.
Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au
corps.--Qu'y a-t-il de commun entre le plaisir d'Archimède trouvant les
lois de la pesanteur et la volupté immonde d'Apicius dévorant une hure
de sanglier!
Cette sensibilité morale a quatre genres;--et son deuxième genre désirs
moraux se divise en cinq espèces, et les phénomènes du quatrième genre
affections se subdivisent en deux autres espèces, parmi lesquelles
l'amour de soi penchant légitime, sans doute, mais qui devenu exagéré
prend le nom d'égoïsme.
Dans la faculté de connaître, se trouve l'aperception rationnelle, où
l'on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés.
L'Abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres.
La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec
l'avenir.
L'imagination est plutôt une faculté particulière, sui generis.
Tant d'embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de
l'auteur, la monotonie des tournures Nous sommes prêts à le
reconnaître--Loin de nous la pensée--Interrogeons notre conscience
l'éloge sempiternel de Dugalt-Stewart, enfin tout ce verbiage, les
écoeura tellement, que sautant par dessus la faculté de vouloir, ils
entrèrent dans la Logique.
Elle leur apprit ce qu'est l'Analyse, la Synthèse, l'Induction, la
Déduction et les causes principales de nos erreurs.
Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.
--Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l'hiver approche locutions
vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles quand il ne
s'agit que d'événements bien simples!--Je me souviens de tel objet, de
tel axiome, de telle vérité illusion! ce sont les idées, et pas du tout
les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige Je
me souviens de tel acte de mon esprit par lequel j'ai perçu cet objet,
par lequel j'ai déduit cet axiome, par lequel j'ai admis cette vérité.
Comme le terme qui désigne un accident ne l'embrasse pas dans tous ses
modes, ils tâchèrent de n'employer que des mots abstraits--si bien qu'au
lieu de dire: Faisons un tour,--il est temps de dîner,--j'ai la colique
ils émettaient ces phrases: Une promenade serait salutaire,--voici
l'heure d'absorber des aliments,--j'éprouve un besoin d'exonération.
Une fois maîtres de l'instrument logique, ils passèrent en revue les
différents critériums, d'abord celui du sens commun.
Si l'individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en
sauraient-ils davantage? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille ans,
par cela même qu'elle est vieille ne constitue pas la vérité. La Foule
invariablement suit la routine; c'est, au contraire, le petit nombre qui
mène le Progrès.
Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens? Ils trompent parfois, et
ne renseignent jamais que sur l'apparence. Le fond leur échappe.
La Raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle
--mais pour se manifester, il lui faut s'incarner. Alors, la Raison
devient ma raison. Une règle importe peu, si elle est fausse. Rien ne
prouve que celle-là soit juste.
On recommande de la contrôler avec les sens; mais ils peuvent épaissir
leurs ténèbres. D'une sensation confuse, une loi défectueuse sera
induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.
Reste la morale. C'est faire descendre Dieu au niveau de l'utile, comme
si nos besoins étaient la mesure de l'Absolu!
Quant à l'Évidence, niée par l'un, affirmée par l'autre, elle est à
elle-même son critérium. M. Cousin l'a démontré.
--Je ne vois plus que la Révélation dit Bouvard. Mais pour y croire il
faut admettre deux connaissances préalables, celle du corps qui a senti,
celle de l'intelligence qui a perçu, admettre le Sens et la Raison,
témoignages humains, et par conséquent suspects.
Pécuchet réfléchit, se croisa les bras.--Mais nous allons tomber dans
l'abîme effrayant du scepticisme.
Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.
--Merci du compliment! répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits
indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite.
--Laquelle? Deux et deux font-ils quatre toujours? Le contenu est-il, en
quelque sorte, moindre que le contenant? Que veut dire un à-peu-près du
vrai, une fraction de Dieu, la partie d'une chose indivisible?
--Ah! tu n'es qu'un sophiste! Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois
jours.
Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard
souriait de temps à autre--et renouant la conversation:
--C'est qu'il est difficile de ne pas douter! Ainsi, pour Dieu, les
preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et
mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un
esprit, demeure inconcevable.
Je me sens à la fois matière et pensée tout en ignorant ce qu'est l'une
et l'autre. L'impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent
des mystères aussi bien que mon âme--à plus forte raison l'union de
l'âme et du corps.
Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche la
prémotion, Cudworth un médiateur, et Bonnet y voit un miracle perpétuel
qui est une bêtise, un miracle perpétuel ne serait plus un miracle.
--Effectivement! dit Pécuchet.
Et tous deux s'avouèrent qu'ils étaient las des philosophes. Tant de
systèmes vous embrouille. La métaphysique ne sert à rien. On peut vivre
sans elle.
D'ailleurs leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois barriques
de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois, cent vingt
francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense allait toujours;
et maître Gouy ne payait pas.
Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur trouvât de l'argent,
soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou
en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont ils
garderaient l'usufruit--moyen impraticable, dit Marescot, mais une
affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus.
Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit
l'émondage de la charmille. Pécuchet la taille de l'espalier--Marcel
devait fouir les plates-bandes.
Au bout d'un quart d'heure, ils s'arrêtaient, l'un fermait sa serpette,
l'autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se
promener,--Bouvard à l'ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en
avant, les bras nus, Pécuchet tout le long du mur, la tête basse, les
mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par
précaution; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir
Marcel, qui se reposant au bord de la cahute mangeait une chiffe de
pain.
Dans cette méditation, des pensées avaient surgi; ils s'abordaient,
craignant de les perdre; et la métaphysique revenait.
Elle revenait à propos de la pluie ou du soleil, d'un gravier dans leur
soulier, d'une fleur sur le gazon, à propos de tout.
En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière est
dans l'objet ou dans notre oeil. Puisque des étoiles peuvent avoir
disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, des
choses qui n'existent pas.
Ayant retrouvé au fond d'un gilet une cigarette Raspail, ils
l'émiettèrent sur de l'eau et le camphre tourna.
Voilà donc le mouvement dans la matière! un degré supérieur du mouvement
amènerait la vie.
Mais si la matière en mouvement suffisait à créer les êtres, ils ne
seraient pas si variés. Car il n'existait à l'origine, ni terres, ni
eaux, ni hommes, ni plantes. Qu'est donc cette matière primordiale,
qu'on n'a jamais vue, qui n'est rien des choses du monde, et qui les a
toutes produites?
Quelquefois ils avaient besoin d'un livre. Dumouchel, fatigué de les
servir, ne leur répondait plus, et ils s'acharnaient à la question,
principalement Pécuchet.
Son besoin de vérité devenait une soif ardente.
Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait
bientôt pour le quitter, et s'écriait la tête dans les mains: Oh! le
doute! le doute! j'aimerais mieux le néant!
Bouvard apercevait l'insuffisance du matérialisme, et tâchait de s'y
retenir, déclarant, du reste, qu'il en perdait la boule.
Ils commençaient des raisonnements sur une base solide. Elle
croulait;--et tout à coup plus d'idée,--comme une mouche s'envole, dès
qu'on veut la saisir.
Pendant les soirs d'hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du feu,
en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor faisait
trembler les carreaux, les masses noires des arbres se balançaient, et
la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs pensées.
Bouvard, de temps à autre, allait jusqu'au bout de l'appartement, puis
revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le
sol des ombres obliques; et le saint Pierre, vu de profil, étalait au
plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de
chasse.
On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard, n'y
prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa lippe
tombante et son air d'ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. Depuis
longtemps, ils voulaient s'en défaire; mais par négligence, remettaient
cela, de jour en jour.
Un soir au milieu d'une dispute sur la monade, Bouvard se frappa
l'orteil au pouce de saint Pierre--et tournant contre lui son
irritation:
--Il m'embête, ce coco-là, flanquons-le dehors!
C'était difficile par l'escalier. Ils ouvrirent la fenêtre, et
l'inclinèrent sur le bord doucement. Pécuchet à genoux tâcha de soulever
ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules. Le bonhomme de
pierre ne branlait pas; ils durent recourir à la hallebarde, comme
levier--et arrivèrent enfin à l'étendre tout droit. Alors, ayant
basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant--un bruit mat
retentit;--et le lendemain, ils le trouvèrent cassé en douze morceaux,
dans l'ancien trou aux composts.
Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle.
Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une
hypothèque sur leur ferme; et comme ils se réjouissaient: Pardon! elle y
met une clause! c'est que vous lui vendrez les Écalles pour quinze cents
francs. Le prêt sera soldé aujourd'hui même. L'argent est chez moi dans
mon étude.
Ils avaient envie de céder l'un et l'autre. Bouvard finit par
répondre:--Mon Dieu... soit!
--Convenu! dit Marescot; et il leur apprit le nom de la personne, qui
était Mme Bordin.
--Je m'en doutais! s'écria Pécuchet.
Bouvard, humilié, se tut.
Elle ou un autre, qu'importait! le principal étant de sortir d'embarras.
L'argent touché (celui des Écalles le serait plus tard) ils payèrent
immédiatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile, quand au
détour des Halles, le père Gouy les arrêta.
Il allait chez eux, pour leur faire part d'un malheur. Le vent, la nuit
dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu la
bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste de
l'après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le
charpentier, le maçon, et le couvreur. Les réparations monteraient à
dix-huit cents francs, pour le moins.
Puis le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait conté
tout à l'heure la vente des Écalles. Une pièce d'un rendement
magnifique, à sa convenance, qui n'avait presque pas besoin de culture,
le meilleur morceau de toute la ferme!--et il demandait une diminution.
Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il
conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l'acre estimé deux mille
francs, lui faisait un tort annuel de soixante-dix francs;--et devant
les tribunaux il gagnerait certainement.
Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire? Comment vivre bientôt?
Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel
n'entendait rien à la cuisine; son dîner cette fois dépassa les autres.
La soupe ressemblait à de l'eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais,
les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses, et au dessert,
Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête.
--Soyons philosophes dit Pécuchet; un peu moins d'argent, les intrigues
d'une femme, la maladresse d'un domestique, qu'est-ce que tout cela? Tu
es trop plongé dans la matière!
--Mais quand elle me gêne, dit Bouvard.
--Moi, je ne l'admets pas! repartit Pécuchet.
Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley, et ajouta: Je nie
l'étendue, le temps, l'espace, voire la substance! car la vraie
substance c'est l'esprit percevant les qualités.
--Parfait dit Bouvard mais le monde supprimé, les preuves manqueront
pour l'existence de Dieu.
Pécuchet se récria, et longuement, bien qu'il eût un rhume de cerveau,
causé par l'iodure de potassium;--et une fièvre permanente contribuait à
son exaltation. Bouvard, s'en inquiétant, fit venir le médecin.
Vaucorbeil ordonna du sirop d'orange avec l'iodure, et pour plus tard
des bains de cinabre.
--À quoi bon? reprit Pécuchet. Un jour ou l'autre, la forme s'en ira.
L'essence ne périt pas!
--Sans doute dit le médecin la matière est indestructible! Cependant...
--Mais non! mais non! L'indestructible, c'est l'être. Ce corps qui est
là devant moi, le vôtre, docteur, m'empêche de connaître votre personne,
n'est pour ainsi dire qu'un vêtement, ou plutôt un masque.
Vaucorbeil le crut fou.--Bonsoir! Soignez votre masque!
Pécuchet n'enraya pas. Il se procura une introduction à la philosophie
hégélienne, et voulut l'expliquer à Bouvard.
--Tout ce qui est rationnel est réel. Il n'y a même de réel que l'idée.
Les lois de l'Esprit sont les lois de l'univers; la raison de l'homme
est identique à celle de Dieu.
Bouvard feignait de comprendre.
--Donc, l'Absolu c'est à la fois le sujet et l'objet, l'unité où
viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires
sont résolus. L'ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit
la température, l'organisme ne se maintient que par la destruction de
l'organisme; partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne.
Ils étaient sur le vigneau; et le curé passa le long de la claire-voie,
son bréviaire à la main.
Pécuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui l'exposition d'Hegel et
voir un peu ce qu'il en dirait.
L'homme à la soutane s'assit près d'eux;--et Pécuchet aborda le
christianisme.
--Aucune religion n'a établi aussi bien cette vérité: La Nature n'est
qu'un moment de l'idée!
--Un moment de l'idée? murmura le prêtre, stupéfait.
--Mais oui! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union
consubstantielle avec elle.
--Avec la Nature? oh! oh!
--Par son décès, il a rendu témoignage à l'essence de la mort; donc, la
mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu.
L'ecclésiastique se renfrogna. Pas de blasphèmes! c'était pour le salut
du genre humain qu'il a enduré les souffrances...
--Erreur! On considère la mort dans l'individu, où elle est un mal sans
doute, mais relativement aux choses, c'est différent. Ne séparez pas
l'esprit de la matière!
--Cependant, monsieur, avant la création...
--Il n'y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce
serait un être nouveau s'ajoutant à la pensée divine; ce qui est
absurde.
Le prêtre se leva; des affaires l'appelaient ailleurs.
Je me flatte de l'avoir crossé! dit Pécuchet. Encore un mot! Puisque
l'existence du monde n'est qu'un passage continuel de la vie à la mort,
et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n'est. Mais tout
devient; comprends-tu?
--Oui! je comprends, ou plutôt non! L'idéalisme à la fin exaspérait
Bouvard. Je n'en veux plus! le fameux cogito m'embête. On prend les
idées des choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu'on
entend fort peu, au moyen de mots qu'on n'entend pas du tout! Substance,
étendue, force, matière et âme, autant d'abstractions, d'imaginations.
Quant à Dieu, impossible de savoir comment il est, ni même s'il est!
Autrefois, il causait le vent, la foudre, les révolutions. À présent, il
diminue. D'ailleurs, je n'en vois pas l'utilité.
--Et la morale, dans tout cela?
--Ah! tant pis!
Elle manque de base, effectivement se dit Pécuchet.
Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des
prémisses qu'il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un
écrasement.
Bouvard ne croyait même plus à la matière.
La certitude que rien n'existe (si déplorable qu'elle soit) n'en est pas
moins une certitude. Peu de gens sont capables de l'avoir. Cette
transcendance leur inspira de l'orgueil; et ils auraient voulu l'étaler.
Une occasion s'offrit.
Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement devant
la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il était
question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le
conducteur l'avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes et
les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance.
Girbal et le capitaine restèrent sur la Place; puis, arriva le juge de
paix curieux d'avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de
velours et pantoufles de basane.
Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils seraient
là plus à leur aise; et malgré les chalands, et le bruit de la sonnette,
ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache.
--Mon Dieu dit Bouvard il avait de mauvais instincts, voilà tout!
--On en triomphe par la vertu répliqua le notaire.
--Mais si on n'a pas de vertu? Et Bouvard nia positivement le libre
arbitre.
--Cependant dit le capitaine je peux faire ce que je veux! je suis
libre, par exemple... de remuer la jambe.
--Non! monsieur, car vous avez un motif pour la remuer!
Le capitaine chercha une réponse, n'en trouva pas--mais Girbal décocha
ce trait:
--Un républicain qui parle contre la liberté! c'est drôle!
--Histoire de rire! dit Langlois.
Bouvard l'interpella:
--D'où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?
L'épicier, d'un regard inquiet, parcourut toute sa boutique.
--Tiens! pas si bête! je la garde pour moi!
--Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment,
puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc vous
n'êtes pas libre!
--C'est une chicane répondit en choeur l'assemblée.
Bouvard ne broncha pas;--et désignant la balance sur le comptoir:
--Elle se tiendra inerte, tant qu'un des plateaux sera vide. De même, la
volonté;--et l'oscillation de la balance entre deux poids qui semblent
égaux, figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les
motifs, jusqu'au moment où le plus fort l'emporte, le détermine.
--Tout cela dit Girbal ne fait rien pour Touache, et ne l'empêche pas
d'être un gaillard joliment vicieux.
Pécuchet prit la parole:
--Les vices sont des propriétés de la Nature, comme les inondations, les
tempêtes.
Le notaire l'arrêta; et se haussant à chaque mot sur la pointe des
orteils:
--Je trouve votre système d'une immoralité complète. Il donne carrière à
tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.
--Parfaitement dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est dans
son droit, comme l'honnête homme qui écoute la Raison.
--Ne défendez pas les monstres!
--Pourquoi monstres? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide,
cela nous paraît du désordre, comme si l'ordre nous était connu, comme
si la nature agissait pour une fin!
--Alors vous contestez la Providence?
--Oui! je la conteste!
--Voyez plutôt l'Histoire! s'écria Pécuchet rappelez-vous les
assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les
familles, le chagrin des particuliers.
--Et en même temps ajouta Bouvard, car ils s'excitaient l'un l'autre
cette Providence soigne les petits oiseaux, et fait repousser les pattes
des écrevisses. Ah! si vous entendez par Providence, une loi qui règle
tout, je veux bien, et encore!
--Cependant, monsieur dit le notaire il y a des principes!
--Qu'est-ce que vous me chantez! Une science, d'après Condillac, est
d'autant meilleure qu'elle n'en a pas besoin! Ils ne font que résumer
des connaissances acquises, et nous reportent vers ces notions, qui
précisément sont discutables.
--Avez-vous comme nous poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les arcanes
de la métaphysique?
--Il est vrai, messieurs, il est vrai!
Et la société se dispersa.
Mais Coulon les tirant à l'écart, leur dit d'un ton paterne, qu'il
n'était pas dévot certainement et même il détestait les jésuites.
Cependant il n'allait pas si loin qu'eux! Oh non! bien sûr;--et au coin
de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe en
grommelant: Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu!
Bouvard et Pécuchet proférèrent en d'autres occasions leurs abominables
paradoxes. Ils mettaient en doute, la probité des hommes, la chasteté
des femmes, l'intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin
sapaient les bases.
Foureau s'en émut, et les menaça de la prison, s'ils continuaient de
tels discours.
L'évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des
thèses immorales, ils devaient être immoraux; des calomnies furent
inventées.
Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir
la bêtise et de ne plus la tolérer.
Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux,
le profil d'un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.
En songeant à ce qu'on disait dans leur village, et qu'il y avait
jusqu'aux antipodes d'autres Coulon, d'autres Marescot, d'autres
Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la
terre.
Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.
Un après-midi, un dialogue s'éleva dans la cour, entre Marcel et un
monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires.
C'était l'académicien Larsonneur. Il ne fut pas sans observer un rideau
entrouvert, des portes qu'on fermait. Sa démarche était une tentative de
raccommodement et il s'en alla furieux, chargeant le domestique de dire
à ses maîtres qu'il les regardait comme des goujats.
Bouvard et Pécuchet ne s'en soucièrent. Le monde diminuait
d'importance--ils l'apercevaient comme dans un nuage, descendu de leur
cerveau sur leurs prunelles.
N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais rêve? Peut-être,
qu'en somme, les prospérités et les malheurs s'équilibrent? Mais le bien
de l'espèce ne console pas l'individu.
--Et que m'importent les autres! disait Pécuchet.
Son désespoir affligeait Bouvard. C'était lui qui l'avait poussé
jusque-là; et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par
des irritations quotidiennes.
Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient
des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un
découragement profond.
À la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, à gémir d'un
air lugubre--Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans sa
cuisine où il s'empiffrait solitairement.
Au milieu de l'été, ils reçurent un billet de faire-part annonçant le
mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet.
Que Dieu le bénisse! et ils se rappelèrent le temps où ils étaient
heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Où étaient les
jours qu'ils entraient dans les fermes cherchant partout des antiquités?
Rien maintenant n'occasionnerait ces heures si douces qu'emplissaient la
distillerie ou la Littérature. Un abîme les en séparait. Quelque chose
d'irrévocable était venu.
Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs,
allèrent très loin, se perdirent.--De petits nuages moutonnaient dans le
ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d'un pré un
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