Bouvard et Pécuchet - 13

Il admirait la tenue de sa maison, et quand il dînait chez elle, la
netteté du service, l'excellence de la table. Une suite de plats, d'une
saveur profonde, que coupait à intervalles égaux un vieux pommard, les
menait jusqu'au dessert où ils étaient fort longtemps à prendre le
café;--et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la soucoupe
sa lèvre charnue, ombrée légèrement d'un duvet noir.
Un jour, elle apparut décolletée. Ses épaules fascinèrent Bouvard. Comme
il était sur une petite chaise devant elle, il se mit à lui passer les
deux mains le long des bras. La veuve se fâcha. Il ne recommença plus
mais il se figurait des rondeurs d'une amplitude et d'une consistance
merveilleuses.
Un soir, que la cuisine de Mélie l'avait dégoûté, il eut une joie en
entrant dans le salon de Mme Bordin. C'est là qu'il aurait fallu vivre!
Le globe de la lampe, couvert d'un papier rose, épandait une lumière
tranquille. Elle était assise auprès du feu; et son pied passait le bord
de sa robe. Dès les premiers mots, l'entretien tomba.
Cependant, elle le regardait, les cils à demi fermés, d'une manière
langoureuse, avec obstination.
Bouvard n'y tint plus!--et s'agenouillant sur le parquet, il
bredouilla:--Je vous aime! Marions-nous!
Mme Bordin respira fortement; puis, d'un air ingénu, dit qu'il
plaisantait, sans doute, on allait se moquer, ce n'était pas
raisonnable. Cette déclaration l'étourdissait.
Bouvard objecta qu'ils n'avaient besoin du consentement de personne. Qui
vous arrête? est-ce le trousseau? Notre linge a une marque pareille, un
B! nous unirons nos majuscules.
L'argument lui plut. Mais une affaire majeure l'empêchait de se décider
avant la fin du mois. Et Bouvard gémit.
Elle eut la délicatesse de le reconduire,--escortée de Marianne, qui
portait un falot.
Les deux amis s'étaient caché leur passion.
Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard
s'y opposait il l'emmènerait vers d'autres lieux, fût-ce en Algérie, où
l'existence n'est pas chère! Mais rarement il formait de ces hypothèses,
plein de son amour, sans penser aux conséquences.
Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que
Pécuchet ne s'y refusât; alors il habiterait le domicile de son épouse.
Un après-midi de la semaine suivante,--c'était chez elle dans son
jardin; les bourgeons commençaient à s'ouvrir; et il y avait, entre les
nuées, de grands espaces bleus,--elle se baissa pour cueillir des
violettes, et dit, en les présentant:
--Saluez Mme Bouvard!
--Comment! Est-ce vrai?
--Parfaitement vrai.
Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa. Quel homme!--puis
devenue sérieuse, l'avertit que bientôt, elle lui demanderait une
faveur.
--Je vous l'accorde!
Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudi prochain.
Personne jusqu'au dernier moment n'en devait rien savoir.
--Convenu!
Et il sortit les yeux au ciel, léger comme un chevreuil.
Pécuchet le matin du même jour s'était promis de mourir, s'il n'obtenait
pas les faveurs de sa bonne--et il l'avait accompagnée dans la cave,
espérant que les ténèbres lui donneraient de l'audace.
Plusieurs fois, elle avait voulu s'en aller; mais il la retenait pour
compter les bouteilles, choisir des lattes, ou voir le fond des
tonneaux; cela durait depuis longtemps.
Elle se trouvait en face de lui, sous la lumière du soupirail, droite,
les paupières basses, le coin de la bouche un peu relevé.
--M'aimes-tu? dit brusquement Pécuchet.
--Oui! je vous aime.
--Eh bien, alors, prouve-le-moi!
Et l'enveloppant du bras gauche, il commença, de l'autre main, à
dégrafer son corset.
--Vous allez me faire du mal?
--Non! mon petit ange! N'aie pas peur!
--Si M. Bouvard...
--Je ne lui dirai rien! Sois tranquille!
Un tas de fagots se trouvait derrière. Elle s'y laissa tomber, les seins
hors de la chemise, la tête renversée;--puis se cacha la figure sous un
bras--et un autre eût compris qu'elle ne manquait pas d'expérience.
Bouvard, bientôt, arriva pour dîner.
Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir. Mélie les
servait impassible, comme d'habitude. Pécuchet tournait les yeux, pour
éviter les siens, tandis que Bouvard considérant les murs, songeait à
des améliorations.
Huit jours après, le jeudi, il rentra furieux.
--La sacrée garce!
--Qui donc?
--Mme Bordin.
Et il conta qu'il avait poussé la démence jusqu'à vouloir en faire sa
femme. Mais tout était fini, depuis un quart d'heure, chez Marescot.
Elle avait prétendu recevoir en dot les Écalles, dont il ne pouvait
disposer--l'ayant comme la ferme, soldée en partie avec l'argent d'un
autre.
--Effectivement! dit Pécuchet.
--Et moi! qui ai eu la bêtise de lui promettre une faveur, à son choix!
C'était celle-là! j'y ai mis de l'entêtement; si elle m'aimait, elle
m'eût cédé! La veuve, au contraire s'était emportée en injures, avait
dénigré son physique, sa bedaine. Ma bedaine! je te demande un peu.
Pécuchet cependant était sorti plusieurs fois, marchait les jambes
écartées.
--Tu souffres? dit Bouvard.
--Oh!--oui! je souffre!
Et ayant fermé la porte, Pécuchet après beaucoup d'hésitations, confessa
qu'il venait de se découvrir une maladie secrète.
--Toi?
--Moi-même!
--Ah! mon pauvre garçon! qui te l'a donnée?
Il devint encore plus rouge, et dit d'une voix encore plus basse:
--Ce ne peut être que Mélie!
Bouvard en demeura stupéfait.
La première chose était de renvoyer la jeune personne.
Elle protesta d'un air candide.
Le cas de Pécuchet était grave, pourtant; mais honteux de sa turpitude,
il n'osait voir le médecin.
Bouvard imagina de recourir à Barberou.
Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pour le montrer à un
docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zèle,
persuadé qu'elle concernait Bouvard, et l'appela vieux roquentin, tout
en le félicitant.
--À mon âge! disait Pécuchet n'est-ce pas lugubre! Mais pourquoi
m'a-t-elle fait ça!
--Tu lui plaisais.
--Elle aurait dû me prévenir.
--Est-ce que la passion raisonne! Et Bouvard se plaignait de Mme Bordin.
Souvent, il l'avait surprise arrêtée devant les Écalles, dans la
compagnie de Marescot, en conférence avec Germaine,--tant de manoeuvres
pour un peu de terre!
--Elle est avare! Voilà l'explication!
Ils ruminaient ainsi leur mécompte, dans la petite salle, au coin du
feu, Pécuchet, tout en avalant ses remèdes, Bouvard en fumant des
pipes--et ils dissertaient sur les femmes.
--Étrange besoin, est-ce un besoin?--Elles poussent au crime, à
l'héroïsme, et à l'abrutissement! L'enfer sous un jupon, le paradis dans
un baiser--ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de
chat;--perfidie de la mer, variété de la lune--ils dirent tous les
lieux communs qu'elles ont fait répandre.
C'était le désir d'en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords
les prit.--Plus de femmes, n'est-ce pas? Vivons sans elles!--Et ils
s'embrassèrent avec attendrissement.
Il fallait réagir!--et Bouvard, après la guérison de Pécuchet, estima
que l'hydrothérapie leur serait avantageuse.
Germaine, revenue dès le départ de l'autre, charriait tous les matins,
la baignoire dans le corridor.
Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands
seaux d'eau;--puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres.--On les
vit par la claire-voie;--et des personnes furent scandalisées.


CHAPITRE VIII

Satisfaits de leur régime, ils voulurent s'améliorer le tempérament par
de la gymnastique.
Et ayant pris le manuel d'Amoros, ils en parcoururent l'atlas.
Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les
jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux,
chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des
trapèzes, un tel déploiement de force et d'agilité excita leur envie.
Cependant, ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase,
décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un
vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin
pour la natation, ni une montagne de gloire, colline artificielle, ayant
trente-deux mètres de hauteur.
Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux,
ils y renoncèrent; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât
horizontal; et quand ils furent habiles à le parcourir d'un bout à
l'autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle des
contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu'en haut. Bouvard glissait,
retombait toujours, finalement, y renonça.
Les bâtons orthosomatiques lui plurent davantage, c'est-à-dire deux
manches à balai reliés par deux cordes dont la première se passe sous
les aisselles, la seconde sur les poignets--et pendant des heures il
gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes
le long du corps.
À défaut d'haltères, le charron leur tourna quatre morceaux de frêne qui
ressemblaient à des pains de sucre, se terminant en goulot de bouteille.
On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, par derrière;
mais trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, au risque de leur
broyer les jambes. N'importe, ils s'acharnèrent aux mils persanes et
même craignant qu'elles n'éclatassent, tous les soirs, ils les
frottaient avec de la cire et un morceau de drap.
Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé un à
leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche,
s'élançaient du pied gauche, atteignaient l'autre bord, puis
recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin;--et
les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses
extraordinaires, bondissant à l'horizon.
L'automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre; elle les
ennuya. Que n'avaient-ils le trémoussoir ou fauteuil de poste imaginé
sous Louis XIV par l'abbé de Saint-Pierre! Comment était-ce construit?
où se renseigner? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre!
Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux
poulies vissées au plafond passait une corde, tenant une traverse à
chaque bout. Sitôt qu'ils l'avaient prise, l'un poussait la terre de ses
orteils, l'autre baissait les bras jusqu'au niveau du sol; le premier,
par sa pesanteur, attirait le second, qui lâchant un peu la cordelette,
montait à son tour; en moins de cinq minutes leurs membres
dégouttelaient de sueur.
Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tâchèrent de devenir
ambidextres, jusqu'à se priver de la main droite, temporairement. Ils
firent plus: Amoros indique les pièces de vers qu'il faut chanter dans
les manoeuvres--et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient l'hymne
nº 9:
Un roi, un roi juste est un bien sur la terre.
Quand ils se battaient les pectoraux: Amis, la couronne et la gloire,
etc. Au pas de course:
À nous l'animal timide!
Atteignons le cerf rapide!
Oui! nous vaincrons!
Courons! courons! courons!
Et plus haletants que des chiens, ils s'animaient au bruit de leurs
voix.
Un côté de la gymnastique les exaltait: son emploi comme moyen de
sauvetage.
Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans des
sacs;--et ils prièrent le maître d'école de leur en fournir
quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se
rabattirent sur les secours aux blessés. L'un feignait d'être évanoui;
et l'autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de
précautions.
Quant aux escalades militaires, l'auteur préconise l'échelle de
Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en
montant par la falaise.
D'après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble, et
l'attachèrent sous le hangar.
Dès qu'on a enfourché le premier bâton, et saisi le troisième, on jette
ses jambes en dehors, pour que le deuxième qui était tout à l'heure
contre la poitrine se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, on
empoigne le quatrième et l'on continue.--Malgré de prodigieux
déhanchements, il leur fut impossible d'atteindre le deuxième échelon.
Peut-être a-t-on moins de mal en s'accrochant aux pierres avec les
mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l'attaque du
Fort-Chambray?--et pour vous rendre capable d'une telle action, Amoros
possède une tour dans son établissement.
Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l'assaut.
Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d'un trou, eut peur et fut
pris d'étourdissement.
Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient négligé ce qui concerne les
phalanges--si bien qu'ils devaient se remettre aux principes.
Ses exhortations furent vaines;--et dans sa présomption, il aborda les
échasses.
La nature semblait l'y avoir destiné; car il employa tout de suite le
grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol;--et tranquille
là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque cigogne qui
se fût promenée.
Bouvard à la fenêtre le vit tituber--puis s'abattre d'un bloc sur les
haricots, dont les rames en se fracassant amortirent sa chute. On le
ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide--et il
croyait s'être donné un effort.
Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur âge;
ils l'abandonnèrent, n'osaient plus se mouvoir par crainte des
accidents, et restaient tout le long du jour assis dans le muséum, à
rêver d'autres occupations.
Ce changement d'habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint très
lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se faire
maigrir, mangea moins, et s'affaiblit.
Pécuchet également, se sentait miné, avait des démangeaisons à la peau
et des plaques dans la gorge. Ça ne va pas, disaient-ils, ça ne va pas.
Bouvard imagina d'aller choisir à l'auberge quelques bouteilles de vin
d'Espagne, afin de se remonter la machine.
Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient à
Beljambe une grande table de noyer; Monsieur l'en remerciait beaucoup.
Elle s'était parfaitement conduite.
Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en
plaisanta le clerc.
Cependant par toute l'Europe, en Amérique, en Australie et dans les
Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des
tables;--et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, de
donner des concerts sans instruments, de correspondre aux moyens des
escargots. La Presse offrant avec sérieux ces bourdes au public, le
renforçait dans sa crédulité.
Les Esprits-frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là
s'étaient répandus dans le village--et le notaire principalement, les
questionnait.
Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée
de tables tournantes.
Était-ce un piège? Mme Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s'y
rendit.
Il y avait, comme assistants, le maire, le percepteur, le capitaine,
d'autres bourgeois et leurs épouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin
effectivement, de plus, une ancienne sous-maîtresse de Mme Marescot,
Mlle Laverrière, personne un peu louche avec des cheveux gris tombant en
spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un fauteuil se tenait
un cousin de Paris, costumé d'un habit bleu et l'air impertinent.
Les deux lampes de bronze, l'étagère de curiosités, des romances à
vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres
exorbitants faisaient toujours l'étonnement de Chavignolles. Mais ce
soir-là les yeux se portaient vers la table d'acajou. On l'éprouverait
tout à l'heure, et elle avait l'importance des choses qui contiennent un
mystère.
Douze invités prirent place autour d'elle, les mains étendues, les
petits doigts se touchant. On n'entendait que le battement de la
pendule. Les visages dénotaient une attention profonde.
Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans
les bras. Pécuchet était incommodé.
--Vous poussez! dit le capitaine à Foureau.
--Pas du tout!
--Si fait!
--Ah! monsieur!
Le notaire les calma.
À force de tendre l'oreille, on crut distinguer des craquements de
bois.--Illusion!--Rien ne bougeait.
L'autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de
Lisieux et qu'on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait
si bien marché! Mais celle-là aujourd'hui montrait un entêtement!...
Pourquoi?
Le tapis sans doute la contrariait;--et on passa dans la salle à manger.
Le meuble choisi fut un large guéridon, où s'installèrent Pécuchet,
Girbal, Mme Marescot et son cousin M. Alfred.
Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite; les
opérateurs sans déranger leurs doigts suivirent son mouvement, et de
lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait.
Alors M. Alfred articula d'une voix haute:
--Esprit, comment trouves-tu ma cousine?
Le guéridon en oscillant avec lenteur frappa neuf coups. D'après une
pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des lettres, cela
signifiait--charmante. Des bravos éclatèrent.
Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l'esprit de déclarer l'âge
exact qu'elle avait.
Le pied du guéridon retomba cinq fois.
--Comment? cinq ans! s'écria Girbal.
--Les dizaines ne comptent pas reprit Foureau.
La veuve sourit, intérieurement vexée.
Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l'alphabet était
compliqué. Mieux valait la Planchette, moyen expéditif et dont Mlle
Laverrière s'était servie pour noter sur un album les communications
directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau,
etc. Ces mécaniques se vendaient rue d'Aumale; M. Alfred en promit une,
puis s'adressant à la sous-maîtresse:
--Mais pour le quart d'heure, un peu de piano, n'est-ce pas? une
mazurka!
Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille, disparut
avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la robe qui frôlait
les portes en passant. Elle se renversait la tête, il arrondissait son
bras. On admirait la grâce de l'une, l'air fringant de l'autre; et sans
attendre les petits fours, Pécuchet se retira, ébahi de la soirée.
Il eut beau répéter:--Mais j'ai vu! Bouvard niait les faits et néanmoins
consentit à expérimenter, lui-même.
Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi en face l'un de
l'autre les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille,
sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles.
Le phénomène des tables tournantes n'en est pas moins certain. Le
vulgaire l'attribue à des Esprits, Faraday au prolongement de l'action
nerveuse, Chevreul à l'inconscience des efforts, ou peut-être, comme
admet Ségouin, se dégage-t-il de l'assemblage des personnes une
impulsion, un courant magnétique?
Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le
Guide du magnétiseur par Montacabère, le relut attentivement, et initia
Bouvard à la théorie.
Tous les corps animés reçoivent et communiquent l'influence des astres,
propriété analogue à la vertu de l'aimant. En dirigeant cette force on
peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer,
s'est développée;--mais il importe toujours de verser le fluide et de
faire des passes qui, premièrement, doivent endormir.
--Eh bien, endors-moi dit Bouvard.
--Impossible répliqua Pécuchet pour subir l'action magnétique et pour la
transmettre la foi est indispensable. Puis considérant Bouvard:--Ah!
quel dommage!
--Comment?
--Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n'y aurait pas de
magnétiseur comme toi!
Car il possédait tout ce qu'il faut: l'abord prévenant, une constitution
robuste--et un moral solide.
Cette faculté qu'on venait de lui découvrir flatta Bouvard. Il se
plongea sournoisement dans Montacabère.
Puis comme Germaine avait des bourdonnements d'oreilles, qui
l'assourdissaient, il dit un soir d'un ton négligé: Si on essayait du
magnétisme? Elle ne s'y refusa pas. Il s'assit devant elle, lui prit les
deux pouces dans ses mains,--et la regarda fixement, comme s'il n'eût
fait autre chose de toute sa vie.
La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par fléchir
le cou; ses yeux se fermèrent, et tout doucement, elle se mit à ronfler.
Au bout d'une heure qu'ils la contemplaient Pécuchet dit à voix basse:
Que sentez-vous?
Elle se réveilla.
Plus tard sans doute la lucidité viendrait.
Ce succès les enhardit;--et reprenant avec aplomb l'exercice de la
médecine ils soignèrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs
intercostales, Migraine, le maçon, affecté d'une névrose de l'estomac,
la mère Varin, dont l'encéphaloïde sous la clavicule exigeait pour se
nourrir des emplâtres de viande, un goutteux, le père Lemoine, qui se
traînait au bord des cabarets, un phtisique, un hémiplégique, bien
d'autres. Ils traitèrent aussi des coryzas et des engelures.
Après l'exploration de la maladie, ils s'interrogeaient du regard pour
savoir quelles passes employer, si elles devaient être à grands ou à
petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales,
transversales, biditiges, triditiges ou même quinditiges. Quand l'un en
avait trop, l'autre le remplaçait. Puis revenus chez eux, ils notaient
les observations, sur le journal du traitement.
Leurs manières onctueuses captèrent le monde. Cependant on préférait
Bouvard; et sa réputation parvint jusqu'à Falaise quand il eut guéri la
Barbée, la fille du père Barbey, un ancien capitaine au long cours.
Elle sentait comme un clou à l'occiput, parlait d'une voix rauque,
restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dévorait du plâtre ou
du charbon. Ses crises nerveuses débutant par des sanglots se
terminaient dans un flux de larmes; et on avait pratiqué tous les
remèdes, depuis les tisanes jusqu'aux moxas--si bien que par lassitude,
elle accepta les offres de Bouvard.
Quand il eut congédié la servante et poussé les verrous, il se mit à
frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires--un
bien-être se manifesta par des soupirs et des bâillements. Il lui posa
un doigt entre les sourcils au haut du nez--tout à coup elle devint
inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient; sa tête garda les
attitudes qu'il voulut--et les paupières à demi closes, en vibrant d'un
mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui
roulaient avec lenteur; ils se fixèrent dans les angles, convulsés.
Bouvard lui demanda si elle souffrait; elle répondit que non; ce qu'elle
éprouvait maintenant? elle distinguait l'intérieur de son corps.
--Qu'y voyez-vous?
--Un ver!
--Que faut-il pour le tuer?
Son front se plissa:--Je cherche,--je ne peux pas; je ne peux pas.
À la deuxième séance, elle se prescrivit un bouillon d'orties, à la
troisième de l'herbe au chat. Les crises s'atténuèrent, disparurent.
C'était vraiment comme un miracle.
L'addigitation nasale ne réussit point avec les autres; et pour amener
le somnambulisme ils projetèrent de construire un baquet
mesmérien.--Déjà même Pécuchet avait recueilli de la limaille et nettoyé
une vingtaine de bouteilles, quand un scrupule l'arrêta. Parmi les
malades, il viendrait des personnes du sexe.--Et que ferons-nous s'il
leur prend des accès d'érotisme furieux?
Cela n'eût pas arrêté Bouvard; mais à cause des potins et du chantage
peut-être, mieux valait s'abstenir. Ils se contentèrent d'un harmonica
et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui réjouissait les
enfants.
Un jour, que Migraine était plus mal, ils y recoururent. Les sons
cristallins l'exaspérèrent; mais Deleuze ordonne de ne pas s'effrayer
des plaintes, la musique continua. Assez! assez! criait-il.--Un peu de
patience répétait Bouvard. Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de
verre, et l'instrument vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le
médecin parut attiré par le vacarme.
--Comment! encore vous! s'écria-t-il, furieux de les retrouver toujours
chez ses clients. Ils expliquèrent leur moyen magnétique. Alors il tonna
contre le magnétisme, un tas de jongleries, et dont les effets
proviennent de l'imagination.
Cependant on magnétise des animaux. Montacabère l'affirme et M.
Lafontaine est parvenu à magnétiser une lionne. Ils n'avaient pas de
lionne. Le hasard leur offrit une autre bête.
Car le lendemain à six heures un valet de charrue vint leur dire qu'on
les réclamait à la ferme, pour une vache désespérée.
Ils y coururent.
Les pommiers étaient en fleurs, et l'herbe dans la cour fumait sous le
soleil levant. Au bord de la mare, à demi couverte d'un drap, une vache
beuglait, grelottante des seaux d'eau qu'on lui jetait sur le corps;--et
démesurément gonflée, elle ressemblait à un hippopotame.
Sans doute, elle avait pris du venin en pâturant dans les trèfles. Le
père et la mère Gouy se désolaient--car le vétérinaire ne pouvait venir,
et un charron qui savait des mots contre l'enflure ne voulait pas se
déranger, mais ces messieurs dont la bibliothèque était célèbre devaient
connaître un secret.
Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent, l'un devant les cornes,
l'autre à la croupe--et avec de grands efforts intérieurs et une
gesticulation frénétique ils écartaient les doigts, pour épandre sur
l'animal des ruisseaux de fluide tandis que le fermier, son épouse, leur
garçon et des voisins les regardaient presque effrayés.
Les gargouillements que l'on entendait dans le ventre de la vache
provoquèrent des borborygmes au fond de leurs entrailles. Elle émit un
vent. Pécuchet dit alors:
--C'est une porte ouverte à l'espérance! un débouché, peut-être?
Le débouché s'opéra; l'espérance jaillit dans un paquet de matières
jaunes éclatant avec la force d'un obus. Les coeurs se desserrèrent, la
vache dégonfla. Une heure après, il n'y paraissait plus.
Ce n'était pas l'effet de l'imagination, certainement. Donc, le fluide
contient une vertu particulière. Elle se laisse enfermer dans des
objets, où on ira la prendre sans qu'elle se trouve affaiblie. Un tel
moyen épargne les déplacements. Ils l'adoptèrent;--et ils envoyaient à
leurs pratiques, des jetons magnétisés, des mouchoirs magnétisés, de
l'eau magnétisée, du pain magnétisé.
Puis continuant leurs études, ils abandonnèrent les passes pour le
système de Puységur, qui remplace le magnétiseur par un vieil arbre, au
tronc duquel une corde s'enroule.
Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprès. Ils le
préparèrent en l'embrassant fortement à plusieurs reprises. Un banc fut
établi en dessous. Leurs habitués s'y rangeaient; et ils obtinrent des
résultats si merveilleux que pour enfoncer Vaucorbeil ils le convièrent
à une séance, avec les notables du pays.
Pas un n'y manqua.
Germaine les reçut dans la petite salle, en priant de faire excuse, ses
maîtres allaient venir.
De temps à autre, on entendait un coup de sonnette. C'était les malades
qu'elle introduisait ailleurs. Les invités se montraient du coude les
fenêtres poussiéreuses, les taches sur les lambris, la peinture
s'éraillant;--et le jardin était lamentable! Du bois mort partout!--Deux
bâtons, devant la brèche du mur, barraient le verger.
Pécuchet se présenta.--À vos ordres, messieurs! et l'on vit au fond sous
le poirier d'Édouïn, plusieurs personnes assises.
Chamberlan, sans barbe, comme un prêtre, et en soutanelle de lasting
avec une calotte de cuir, s'abandonnait à des frissons occasionnés par
sa douleur intercostale; Migraine, souffrant toujours de l'estomac,
grimaçait près de lui. La mère Varin, pour cacher sa tumeur portait un
châle à plusieurs tours. Le père Lemoine, pieds nus dans des savates,