Bouvard et Pécuchet - 10
_Soyons heureux! buvons! car la coupe est remplie,_ _Car cette heure est
à nous, et le reste est folie._
--Comme vous êtes drôle!
Et elle riait d'un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait
ses dents.
_N'est-ce pas qu'il est doux_ _D'aimer, et de savoir qu'on vous aime à
genoux?_
Il s'agenouilla.
--Finissez donc!
_Oh! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,_ _Doña Sol! ma beauté! mon
amour!_
--Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange.
--Heureusement! car sans cela...! Et Mme Bordin sourit, au lieu de
terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva.
Il avait plu tout à l'heure--et le chemin par la hêtrée n'étant pas
facile, mieux valait s'en retourner par les champs. Bouvard l'accompagna
dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.
D'abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était
encore ému de sa déclamation;--et elle éprouvait au fond de l'âme comme
une surprise, un charme qui venait de la Littérature. L'Art, en de
certaines occasions, ébranle les esprits médiocres;--et des mondes
peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds.
Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches
lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits
cris sautillaient sur le tronc d'un vieux tilleul abattu. Une épine en
fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient.
--Ah! cela fait bien! dit Bouvard, en humant l'air à pleins poumons.
--Aussi, vous vous donnez un mal!
--Ce n'est pas que j'aie du talent, mais pour du feu, j'en possède.
--On voit reprit-elle--et mettant un espace entre les mots que vous
avez... aimé... autrefois.
--Autrefois, seulement--vous croyez!
Elle s'arrêta.
--Je n'en sais rien.
--Que veut-elle dire? Et Bouvard sentait battre son coeur.
Une flaque au milieu du sable obligeant à un détour, les fit monter sous
la charmille.
Alors ils causèrent de la représentation.
--Comment s'appelle votre dernier morceau?
--C'est tiré de _Hernani_, un drame.
--Ah! puis lentement, et se parlant à elle-même ce doit être bien
agréable, un monsieur qui vous dit des choses pareilles,--pour tout de
bon.
--Je suis à vos ordres répondit Bouvard.
--Vous?
--Oui! moi!
--Quelle plaisanterie!
--Pas le moins du monde!
Et ayant jeté un regard autour d'eux, il la prit à la ceinture, par
derrière, et la baisa sur la nuque, fortement.
Elle devint très pâle comme si elle allait s'évanouir--et s'appuya d'une
main contre un arbre; puis, ouvrit les paupières, et secoua la tête.
--C'est passé.
Il la regardait, avec ébahissement.
La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une
rigole coulait de l'autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe,
et se tenait au bord, indécise.
--Voulez-vous mon aide?
--Inutile!
--Pourquoi?
--Ah! vous êtes trop dangereux!
Et, dans le saut qu'elle fit, son bas blanc parut.
Bouvard se blâma d'avoir raté l'occasion. Bah! elle se retrouverait;--et
puis les femmes ne sont pas toutes les mêmes. Il faut brusquer les unes,
l'audace vous perd avec les autres. En somme, il était content de
lui;--et s'il ne confia pas son espoir à Pécuchet, ce fut dans la peur
des observations, et nullement par délicatesse.
À partir de ce jour-là, ils déclamèrent souvent devant Mélie et Gorju
tout en regrettant de n'avoir pas un théâtre de société.
La petite bonne s'amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage,
fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades
philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans
les mélodrames;--si bien que charmés de son goût ils pensèrent à lui
donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective
éblouissait l'ouvrier.
Le bruit de leurs travaux s'était répandu. Vaucorbeil leur en parla
d'une façon narquoise. Généralement on les méprisait.
Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet porta
des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde
et sa calvitie, que de se faire une tête à la Béranger!
Enfin, ils résolurent de composer une pièce.
Le difficile c'était le sujet.
Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur
indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite, ils
allaient dormir sur leur lit; après quoi, ils descendaient dans le
verger, s'y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors
l'inspiration, cheminaient côte à côte, et rentraient exténués.
Ou bien, ils s'enfermaient à double tour, Bouvard nettoyait la table,
mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au
plafond, pendant que Pécuchet dans le fauteuil, méditait les jambes
droites et la tête basse.
Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d'une idée; au moment
de la saisir, elle avait disparu.
Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un
titre, au hasard, et un fait en découle; on développe un proverbe, on
combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n'aboutit. Ils
feuilletèrent vainement des recueils d'anecdotes, plusieurs volumes des
causes célèbres, un tas d'histoires.
Et ils rêvaient d'être joués à l'Odéon, pensaient aux spectacles,
regrettaient Paris.
--J'étais fait pour être auteur, et ne pas m'enterrer à la campagne!
disait Bouvard.
--Moi de même, répondait Pécuchet.
Une illumination lui vint: s'ils avaient tant de mal, c'est qu'ils ne
savaient pas les règles.
Ils les étudièrent, dans _La Pratique du Théâtre_ par d'Aubignac, et
dans quelques ouvrages moins démodés.
On y débat des questions importantes: Si la comédie peut s'écrire en
vers,--si la tragédie n'excède point les bornes en tirant sa fable de
l'histoire moderne,--si les héros doivent être vertueux,--quel genre de
scélérats elle comporte,--jusqu'à quel point les horreurs y sont
permises? Que les détails concourent à un seul but, que l'intérêt
grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute!
«Inventez des ressorts qui puissent m'attacher», dit Boileau.
Par quel moyen inventer des ressorts?
«Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le coeur,
l'échauffe et le remue.»
Comment chauffer le coeur?
Donc les règles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le génie.
Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l'Académie française,
n'entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué
par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare.
La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle,
et firent venir les comptes rendus de pièces, dans les journaux.
Quel aplomb! Quel entêtement! Quelle improbité! Des outrages à des
chefs-d'oeuvre, des révérences faites à des platitudes--et les âneries
de ceux qui passent pour savants et la bêtise des autres que l'on
proclame spirituels!
C'est peut-être au Public qu'il faut s'en rapporter?
Mais des oeuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et dans les
sifflées quelque chose leur agréait.
Ainsi, l'opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la
foule inconcevable.
Bouvard posa le dilemme à Barberou. Pécuchet, de son côté, écrivit à
Dumouchel.
L'ancien commis-voyageur s'étonna du ramollissement causé par la
province, son vieux Bouvard tournait à la bedolle, bref n'y était plus
du tout.
Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela rentre dans
l'article-Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien,
c'est ce qui amuse.
--Mais imbécile s'écria Pécuchet ce qui t'amuse n'est pas ce qui
m'amuse--et les autres et toi-même s'en fatigueront plus tard. Si les
pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il que
les meilleures soient toujours lues? Et il attendit la réponse de
Dumouchel.
Suivant le professeur, le sort immédiat d'une pièce ne prouvait rien. Le
Misanthrope et Athalie tombèrent. Zaïre n'est plus comprise. Qui parle
aujourd'hui de Ducange et de Picard?--Et il rappelait tous les grands
succès contemporains, depuis Fanchon la Vielleuse jusqu'à Gaspardo le
Pêcheur, déplorait la décadence de notre scène. Elle a pour cause le
mépris de la Littérature--ou plutôt du style.
Alors, ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style?--et
grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de
tous ses genres.
Comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf, les tournures qui
sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relève par dévorants.
Vomir ne s'emploie qu'au figuré. Fièvre s'applique aux passions.
Vaillance est beau en vers.
--Si nous faisions des vers? dit Pécuchet.
--Plus tard! Occupons-nous de la prose, d'abord.
On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur
lui mais tous ont leurs dangers--et non seulement ils ont péché par le
style--mais encore par la langue.
Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à
étudier la grammaire.
Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en
latin? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n'osèrent se
décider.
Le sujet s'accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le
sujet ne s'accorde pas.
Nulle distinction autrefois entre l'adjectif verbal et le participe
présent, mais l'Académie en pose une peu commode à saisir.
Ils furent bien aises d'apprendre que leur, pronom, s'emploie pour les
personnes mais aussi pour les choses, tandis que où et en s'emploient
pour les choses et quelquefois pour les personnes.
Doit-on dire cette femme a l'air bon ou l'air bonne?--une bûche de bois
sec ou de bois sèche--ne pas laisser de ou que de--une troupe de voleurs
survint, ou survinrent?
Autres difficultés: Autour et à l'entour dont Racine et Boileau ne
voyaient pas la différence--imposer ou en imposer synonymes chez
Massillon et chez Voltaire; croasser et coasser confondus par La
Fontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d'une grenouille.
Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord; ceux-ci voyant une
beauté, où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes
dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont
ils refusent les principes, s'appuient sur la tradition, rejettent les
maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage au lieu de lentilles
et cassonade préconise nentilles et castonade. Bouhours jérarchie et non
pas hiérarchie, et M. Chapsal les oeils de la soupe.
Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment? des z'annetons vaudrait
mieux que des hannetons, des z'aricots que des haricots--et sous Louis
XIV, on prononçait Roume et M. de Loune pour Rome et M. de Lionne!
Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n'y eut
d'orthographe positive, et qu'il ne saurait y en avoir.
Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une
illusion.
En ce temps-là, d'ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu'il faut
écrire comme on parle et que tout sera bien pourvu qu'on ait senti,
observé.
Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent
capables d'écrire. Une pièce est gênante par l'étroitesse du cadre; mais
le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent dans
leurs souvenirs.
Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur,
et il ambitionnait de s'en venger par un livre.
Bouvard avait connu à l'estaminet, un vieux maître d'écriture ivrogne et
misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage.
Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets, en un
seul--en demeuraient là, passèrent aux suivants:--une femme qui cause le
malheur d'une famille--une femme, son mari et son amant--une femme qui
serait vertueuse par défaut de conformation, un ambitieux, un mauvais
prêtre.
Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses
fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient. Pécuchet était
pour le sentiment et l'idée, Bouvard pour l'image et la couleur--et ils
commençaient à ne plus s'entendre, chacun s'étonnant que l'autre fût si
borné.
La science qu'on nomme esthétique, trancherait peut-être leurs
différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya
une liste d'ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part, et se
communiquaient leurs réflexions.
D'abord qu'est-ce que le Beau?
Pour Schelling c'est l'infini s'exprimant par le fini, pour Reid une
qualité occulte, pour Jouffroy un trait indécomposable, pour De Maistre
ce qui plaît à la vertu; pour le P. André, ce qui convient à la Raison.
Et il existe plusieurs sortes de Beau: un beau dans les sciences, la
géométrie est belle, un beau dans les moeurs, on ne peut nier que la
mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le règne animal. La Beauté
du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu
ses habitudes immondes; un serpent non plus, car il éveille en nous des
idées de bassesse. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être
beaux. Enfin la condition première du Beau, c'est l'unité dans la
variété, voilà le principe.
--Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux
yeux droits et produisent moins bon effet,--ordinairement.
Ils abordèrent la question du sublime.
Certains objets, sont d'eux-mêmes sublimes, le fracas d'un torrent, des
ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est beau
quand il triomphe, et sublime quand il lutte.
--Je comprends dit Bouvard le Beau est le Beau, et le Sublime le très
Beau.
Comment les distinguer?
--Au moyen du tact, répondit Pécuchet.
--Et le tact, d'où vient-il?
--Du goût!
--Qu'est-ce que le goût?
On le définit un discernement spécial, un jugement rapide, l'avantage de
distinguer certains rapports.
--Enfin le goût c'est le goût,--et tout cela ne dit pas la manière d'en
avoir.
Il faut observer les bienséances; mais les bienséances varient;--et si
parfaite que soit une oeuvre, elle ne sera pas toujours
irréprochable.--Il y a, pourtant, un Beau indestructible, et dont nous
ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse.
Puisqu'une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons
reconnaître des limites entre les Arts, et dans chacun des Arts
plusieurs genres. Mais des combinaisons surgissent où le style de l'un
entrera dans l'autre sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai.
L'application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation
de la Beauté empêche le Vrai. Cependant, sans idéal pas de Vrai;--c'est
pourquoi les types sont d'une réalité plus continue que les portraits.
L'Art, d'ailleurs, ne traite que la vraisemblance--mais la vraisemblance
dépend de qui l'observe, est une chose relative, passagère.
Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en
moins, croyait à l'esthétique.
--Si elle n'est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des
exemples. Or, écoute. Et il lut une note, qui lui avait demandé bien des
recherches.
Bouhours accuse Tacite de n'avoir pas la simplicité que réclame
l'Histoire. M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange
du sérieux et du bouffon, Nisard, autre professeur, trouve qu'André
Chénier est comme poète au-dessous du XVIIe siècle, Blair, Anglais,
déplore dans Virgile le tableau des harpies. Marmontel gémit sur les
licences d'Homère. Lamotte n'admet point l'immoralité de ses héros, Vida
s'indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques,
de poétiques et d'esthétiques me paraissent des imbéciles!
--Tu exagères! dit Pécuchet.
Des doutes l'agitaient--car si les esprits médiocres (comme observe
Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maîtres,
et on devra les admirer? C'est trop fort! Cependant les maîtres sont les
maîtres! Il aurait voulu faire s'accorder les doctrines avec les
oeuvres, les critiques et les poètes, saisir l'essence du Beau;--et ces
questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y
gagna une jaunisse.
Elle était à son plus haut période, quand Marianne la cuisinière de Mme
Bordin vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse.
La veuve n'avait pas reparu depuis la séance dramatique. Était-ce une
avance? Mais pourquoi l'intermédiaire de Marianne?--Et pendant toute la
nuit, l'imagination de Bouvard s'égara.
Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor et
regardait de temps à autre par la fenêtre; un coup de sonnette retentit.
C'était le notaire.
Il traversa la cour, monta l'escalier, se mit dans le fauteuil--et les
premières politesses échangées, dit que las d'attendre Mme Bordin, il
avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles.
Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de
Pécuchet.
Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux;--M. Vaucorbeil devant
venir tout à l'heure.
Enfin, elle arriva. Son retard s'expliquait par l'importance de sa
toilette: un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied
aux occasions sérieuses.
Après beaucoup d'ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas
suffisants?
--Un acre! Mille écus? jamais!
Elle cligna ses paupières:--Ah! pour moi!
Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra.
Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de maroquin--et
en la posant sur la table:
--Ce sont des brochures! Elles ont trait à la Réforme--question
brûlante;--mais voici une chose qui vous appartient sans doute? Et il
tendit à Bouvard le second volume des Mémoires du Diable.
Mélie, tout à l'heure, le lisait dans la cuisine; et comme on doit
surveiller les moeurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en
confisquant le livre.
Bouvard l'avait prêté à sa servante. On causa des romans.
Mme Bordin les aimait, quand ils n'étaient pas lugubres.
--Les écrivains dit M. de Faverges nous peignent la vie sous des
couleurs flatteuses!
--Il faut peindre! objecta Bouvard.
--Alors, on n'a plus qu'à suivre l'exemple!...
--Il ne s'agit pas d'exemple!
--Au moins, conviendrez-vous qu'ils peuvent tomber entre les mains d'une
jeune fille. Moi, j'en ai une.
--Charmante! dit le notaire, en prenant la figure qu'il avait les jours
de contrat de mariage.
--Eh bien, à cause d'elle, ou plutôt des personnes qui l'entourent, je
les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher monsieur!...
--Qu'a-t-il fait, le Peuple? dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup sur
le seuil.
Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie.
--Je soutiens reprit le comte qu'il faut écarter de lui certaines
lectures.
Vaucorbeil répliqua:--Vous n'êtes donc pas pour l'instruction?
--Si fait! Permettez?
--Quand tous les jours dit Marescot on attaque le gouvernement!
--Où est le mal?
Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe,
rappelant l'affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté
de la presse.
--Et celle du théâtre! ajouta Pécuchet.
Marescot n'y tenait plus.--Il va trop loin, votre théâtre!
--Pour cela, je vous l'accorde! dit le comte; des pièces qui exaltent le
suicide!
--Le suicide est beau!--témoin Caton, objecta Pécuchet.
Sans répondre à l'argument, M. de Faverges stigmatisa ces oeuvres, où
l'on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le
mariage!
--Eh bien, et Molière? dit Bouvard.
Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus--et
d'ailleurs était un peu surfait.
--Enfin dit le comte Victor Hugo a été sans pitié--oui sans pitié, pour
Marie-Antoinette, en traînant sur la claie, le type de la Reine dans le
personnage de Marie Tudor!
--Comment! s'écria Bouvard moi--auteur--je n'ai pas le droit...
--Non, monsieur, vous n'avez pas le droit de nous montrer le crime sans
mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon.
Vaucorbeil trouvait aussi que l'Art devait avoir un but: viser à
l'amélioration des masses! Chantez-nous la science, nos découvertes, le
patriotisme et il admirait Casimir Delavigne.
Mme Bordin vanta le marquis de Foudras.
Le notaire reprit:--Mais la langue, y pensez-vous?
--La langue? comment?
--On vous parle du style! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien
écrits?
--Sans doute, fort intéressants!
Il leva les épaules--et elle rougit sous l'impertinence.
Plusieurs fois, Mme Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il
était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot.
Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager.
Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l'arrêta.
--Vous m'oubliez, Docteur!
Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches, et ses cheveux
noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché.
--Purgez-vous dit le médecin; et lui donnant deux petites claques comme
à un enfant: Trop de nerfs, trop artiste!
Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait;--et dès qu'ils
furent seuls:
--Tu crois que ce n'est pas sérieux?
--Non! bien sûr!
Ils résumèrent ce qu'ils venaient d'entendre. La moralité de l'Art se
renferme pour chacun dans le côté qui flatte ses intérêts. On n'aime pas
la Littérature.
Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du Comte. Tous réclamaient le
suffrage universel.
--Il me semble dit Pécuchet que nous aurons bientôt du grabuge? Car il
voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse.
CHAPITRE VI
Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un
individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades--et le
lendemain, la proclamation de la République fut affichée sur la mairie.
Ce grand événement stupéfia les bourgeois.
Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d'appel, la Cour des
Comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l'Ordre des
avocats, le Conseil d'État, l'Université, les généraux et M. de la
Rochejacquelein lui-même donnaient leur adhésion au Gouvernement
Provisoire, les poitrines se desserrèrent;--et comme à Paris on plantait
des arbres de la liberté, le Conseil municipal décida qu'il en fallait à
Chavignolles.
Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du
Peuple--quant à Pécuchet, la chute de la Royauté confirmait trop ses
prévisions pour qu'il ne fût pas content.
Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui bordaient
la prairie au-dessous de la Butte, et le transporta jusqu'au Pas de la
Vaque, à l'entrée du bourg, endroit désigné.
Avant l'heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège.
Un tambour retentit, une croix d'argent se montra; ensuite, parurent
deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l'étole, le
surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de choeur
l'escortaient, un cinquième portait le seau pour l'eau bénite, et le
sacristain le suivait.
Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni de
bandelettes tricolores. On voyait en face le maire et ses deux adjoints
Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, Vaucorbeil,
Coulon le juge de paix, bonhomme à figure somnolente; Heurtaux s'était
coiffé d'un bonnet de police--et Alexandre Petit le nouvel instituteur,
avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle des dimanches.
Les pompiers, que commandait Girbal sabre au poing, formaient un seul
rang; de l'autre côté brillaient les plaques blanches de quelques vieux
shakos du temps de La Fayette--cinq ou six, pas plus, la garde nationale
étant tombée en désuétude à Chavignolles. Des paysans et leurs femmes,
des ouvriers des fabriques voisines, des gamins, se tassaient par
derrière;--et Placquevent, le garde champêtre, haut de cinq pieds huit
pouces, les contenait du regard, en se promenant les bras croisés.
L'allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même
circonstance. Après avoir tonné contre les Rois, il glorifia la
République. Ne dit-on pas la République des Lettres, la République
chrétienne? Quoi de plus innocent que l'une, de plus beau que l'autre?
Jésus-Christ formula notre sublime devise; l'arbre du peuple c'était
l'arbre de la Croix. Pour que la Religion donne ses fruits, elle a
besoin de la charité--et au nom de la charité, l'ecclésiastique conjura
ses frères de ne commettre aucun désordre, de rentrer chez eux,
paisiblement.
Puis, il aspergea l'arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu. Qu'il
se développe et qu'il nous rappelle l'affranchissement de toute
servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l'ombrage de ses
rameaux!--Amen!
Des voix répétèrent Amen--et après un battement de tambour, le clergé,
poussant un Te Deum, reprit le chemin de l'église.
Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y
voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un
hommage rendu à leurs principes.
Bouvard et Pécuchet trouvaient qu'on aurait dû les remercier pour leur
cadeau, y faire une allusion, tout au moins;--et ils s'en ouvrirent à
Faverges et au docteur.
Qu'importaient de pareilles misères! Vaucorbeil était charmé de la
Révolution, le Comte aussi. Il exécrait les d'Orléans. On ne les
reverrait plus; bon voyage! Tout pour le peuple, désormais!--et suivi de
Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé.
Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l'aubergiste, vexé
par la cérémonie, ayant peur d'une émeute;--et instinctivement il se
retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le Capitaine,
l'insuffisance de Girbal, et la mauvaise tenue de ses hommes.
Des ouvriers passèrent sur la route, en chantant la Marseillaise. Gorju,
au milieu d'eux, brandissait une canne; Petit les escortait, l'oeil
animé.
--Je n'aime pas cela! dit Marescot, on vocifère, on s'exalte!
--Eh bon Dieu! reprit Coulon, il faut que jeunesse s'amuse!
Foureau soupira. Drôle d'amusement! et puis la guillotine, au bout! Il
avait des visions d'échafaud, s'attendait à des horreurs.
Chavignolles reçut le contrecoup des agitations de Paris. Les bourgeois
s'abonnèrent à des journaux. Le matin, on s'encombrait au bureau de la
poste, et la directrice ne s'en fût pas tirée sans le Capitaine, qui
l'aidait, quelquefois. Ensuite, on restait sur la Place, à causer.
La première discussion violente eut pour objet la Pologne.
Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la délivrât.
M. de Faverges pensait autrement.
--De quel droit irions-nous là-bas? C'était déchaîner l'Europe contre
nous. Pas d'imprudence! Et tout le monde l'approuvant, les deux Polonais
se turent.
Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin.
Foureau riposta par les 45 centimes.
Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l'esclavage.
--Qu'est-ce que ça me fait, l'esclavage!
--Eh bien, et l'abolition de la peine de mort, en matière politique?
--Parbleu! reprit Foureau; on voudrait tout abolir. Cependant qui sait?
Les locataires déjà, se montrent d'une exigence!
--Tant mieux! les propriétaires selon Pécuchet étaient favorisés. Celui
qui possède un immeuble...
Foureau et Marescot l'interrompirent, criant qu'il était un communiste.
--Moi? communiste!
Et tous parlaient à la fois, quand Pécuchet proposa de fonder un club!
Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n'en verrait à
Chavignolles.
Ensuite, Gorju réclama des fusils pour la garde nationale--l'opinion
l'ayant désigné comme instructeur.
à nous, et le reste est folie._
--Comme vous êtes drôle!
Et elle riait d'un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait
ses dents.
_N'est-ce pas qu'il est doux_ _D'aimer, et de savoir qu'on vous aime à
genoux?_
Il s'agenouilla.
--Finissez donc!
_Oh! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,_ _Doña Sol! ma beauté! mon
amour!_
--Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange.
--Heureusement! car sans cela...! Et Mme Bordin sourit, au lieu de
terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva.
Il avait plu tout à l'heure--et le chemin par la hêtrée n'étant pas
facile, mieux valait s'en retourner par les champs. Bouvard l'accompagna
dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.
D'abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était
encore ému de sa déclamation;--et elle éprouvait au fond de l'âme comme
une surprise, un charme qui venait de la Littérature. L'Art, en de
certaines occasions, ébranle les esprits médiocres;--et des mondes
peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds.
Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches
lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits
cris sautillaient sur le tronc d'un vieux tilleul abattu. Une épine en
fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient.
--Ah! cela fait bien! dit Bouvard, en humant l'air à pleins poumons.
--Aussi, vous vous donnez un mal!
--Ce n'est pas que j'aie du talent, mais pour du feu, j'en possède.
--On voit reprit-elle--et mettant un espace entre les mots que vous
avez... aimé... autrefois.
--Autrefois, seulement--vous croyez!
Elle s'arrêta.
--Je n'en sais rien.
--Que veut-elle dire? Et Bouvard sentait battre son coeur.
Une flaque au milieu du sable obligeant à un détour, les fit monter sous
la charmille.
Alors ils causèrent de la représentation.
--Comment s'appelle votre dernier morceau?
--C'est tiré de _Hernani_, un drame.
--Ah! puis lentement, et se parlant à elle-même ce doit être bien
agréable, un monsieur qui vous dit des choses pareilles,--pour tout de
bon.
--Je suis à vos ordres répondit Bouvard.
--Vous?
--Oui! moi!
--Quelle plaisanterie!
--Pas le moins du monde!
Et ayant jeté un regard autour d'eux, il la prit à la ceinture, par
derrière, et la baisa sur la nuque, fortement.
Elle devint très pâle comme si elle allait s'évanouir--et s'appuya d'une
main contre un arbre; puis, ouvrit les paupières, et secoua la tête.
--C'est passé.
Il la regardait, avec ébahissement.
La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une
rigole coulait de l'autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe,
et se tenait au bord, indécise.
--Voulez-vous mon aide?
--Inutile!
--Pourquoi?
--Ah! vous êtes trop dangereux!
Et, dans le saut qu'elle fit, son bas blanc parut.
Bouvard se blâma d'avoir raté l'occasion. Bah! elle se retrouverait;--et
puis les femmes ne sont pas toutes les mêmes. Il faut brusquer les unes,
l'audace vous perd avec les autres. En somme, il était content de
lui;--et s'il ne confia pas son espoir à Pécuchet, ce fut dans la peur
des observations, et nullement par délicatesse.
À partir de ce jour-là, ils déclamèrent souvent devant Mélie et Gorju
tout en regrettant de n'avoir pas un théâtre de société.
La petite bonne s'amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage,
fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades
philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans
les mélodrames;--si bien que charmés de son goût ils pensèrent à lui
donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective
éblouissait l'ouvrier.
Le bruit de leurs travaux s'était répandu. Vaucorbeil leur en parla
d'une façon narquoise. Généralement on les méprisait.
Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet porta
des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde
et sa calvitie, que de se faire une tête à la Béranger!
Enfin, ils résolurent de composer une pièce.
Le difficile c'était le sujet.
Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur
indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite, ils
allaient dormir sur leur lit; après quoi, ils descendaient dans le
verger, s'y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors
l'inspiration, cheminaient côte à côte, et rentraient exténués.
Ou bien, ils s'enfermaient à double tour, Bouvard nettoyait la table,
mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au
plafond, pendant que Pécuchet dans le fauteuil, méditait les jambes
droites et la tête basse.
Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d'une idée; au moment
de la saisir, elle avait disparu.
Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un
titre, au hasard, et un fait en découle; on développe un proverbe, on
combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n'aboutit. Ils
feuilletèrent vainement des recueils d'anecdotes, plusieurs volumes des
causes célèbres, un tas d'histoires.
Et ils rêvaient d'être joués à l'Odéon, pensaient aux spectacles,
regrettaient Paris.
--J'étais fait pour être auteur, et ne pas m'enterrer à la campagne!
disait Bouvard.
--Moi de même, répondait Pécuchet.
Une illumination lui vint: s'ils avaient tant de mal, c'est qu'ils ne
savaient pas les règles.
Ils les étudièrent, dans _La Pratique du Théâtre_ par d'Aubignac, et
dans quelques ouvrages moins démodés.
On y débat des questions importantes: Si la comédie peut s'écrire en
vers,--si la tragédie n'excède point les bornes en tirant sa fable de
l'histoire moderne,--si les héros doivent être vertueux,--quel genre de
scélérats elle comporte,--jusqu'à quel point les horreurs y sont
permises? Que les détails concourent à un seul but, que l'intérêt
grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute!
«Inventez des ressorts qui puissent m'attacher», dit Boileau.
Par quel moyen inventer des ressorts?
«Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le coeur,
l'échauffe et le remue.»
Comment chauffer le coeur?
Donc les règles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le génie.
Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l'Académie française,
n'entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué
par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare.
La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle,
et firent venir les comptes rendus de pièces, dans les journaux.
Quel aplomb! Quel entêtement! Quelle improbité! Des outrages à des
chefs-d'oeuvre, des révérences faites à des platitudes--et les âneries
de ceux qui passent pour savants et la bêtise des autres que l'on
proclame spirituels!
C'est peut-être au Public qu'il faut s'en rapporter?
Mais des oeuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et dans les
sifflées quelque chose leur agréait.
Ainsi, l'opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la
foule inconcevable.
Bouvard posa le dilemme à Barberou. Pécuchet, de son côté, écrivit à
Dumouchel.
L'ancien commis-voyageur s'étonna du ramollissement causé par la
province, son vieux Bouvard tournait à la bedolle, bref n'y était plus
du tout.
Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela rentre dans
l'article-Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien,
c'est ce qui amuse.
--Mais imbécile s'écria Pécuchet ce qui t'amuse n'est pas ce qui
m'amuse--et les autres et toi-même s'en fatigueront plus tard. Si les
pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il que
les meilleures soient toujours lues? Et il attendit la réponse de
Dumouchel.
Suivant le professeur, le sort immédiat d'une pièce ne prouvait rien. Le
Misanthrope et Athalie tombèrent. Zaïre n'est plus comprise. Qui parle
aujourd'hui de Ducange et de Picard?--Et il rappelait tous les grands
succès contemporains, depuis Fanchon la Vielleuse jusqu'à Gaspardo le
Pêcheur, déplorait la décadence de notre scène. Elle a pour cause le
mépris de la Littérature--ou plutôt du style.
Alors, ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style?--et
grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de
tous ses genres.
Comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf, les tournures qui
sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relève par dévorants.
Vomir ne s'emploie qu'au figuré. Fièvre s'applique aux passions.
Vaillance est beau en vers.
--Si nous faisions des vers? dit Pécuchet.
--Plus tard! Occupons-nous de la prose, d'abord.
On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur
lui mais tous ont leurs dangers--et non seulement ils ont péché par le
style--mais encore par la langue.
Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à
étudier la grammaire.
Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en
latin? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n'osèrent se
décider.
Le sujet s'accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le
sujet ne s'accorde pas.
Nulle distinction autrefois entre l'adjectif verbal et le participe
présent, mais l'Académie en pose une peu commode à saisir.
Ils furent bien aises d'apprendre que leur, pronom, s'emploie pour les
personnes mais aussi pour les choses, tandis que où et en s'emploient
pour les choses et quelquefois pour les personnes.
Doit-on dire cette femme a l'air bon ou l'air bonne?--une bûche de bois
sec ou de bois sèche--ne pas laisser de ou que de--une troupe de voleurs
survint, ou survinrent?
Autres difficultés: Autour et à l'entour dont Racine et Boileau ne
voyaient pas la différence--imposer ou en imposer synonymes chez
Massillon et chez Voltaire; croasser et coasser confondus par La
Fontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d'une grenouille.
Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord; ceux-ci voyant une
beauté, où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes
dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont
ils refusent les principes, s'appuient sur la tradition, rejettent les
maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage au lieu de lentilles
et cassonade préconise nentilles et castonade. Bouhours jérarchie et non
pas hiérarchie, et M. Chapsal les oeils de la soupe.
Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment? des z'annetons vaudrait
mieux que des hannetons, des z'aricots que des haricots--et sous Louis
XIV, on prononçait Roume et M. de Loune pour Rome et M. de Lionne!
Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n'y eut
d'orthographe positive, et qu'il ne saurait y en avoir.
Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une
illusion.
En ce temps-là, d'ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu'il faut
écrire comme on parle et que tout sera bien pourvu qu'on ait senti,
observé.
Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent
capables d'écrire. Une pièce est gênante par l'étroitesse du cadre; mais
le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent dans
leurs souvenirs.
Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur,
et il ambitionnait de s'en venger par un livre.
Bouvard avait connu à l'estaminet, un vieux maître d'écriture ivrogne et
misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage.
Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets, en un
seul--en demeuraient là, passèrent aux suivants:--une femme qui cause le
malheur d'une famille--une femme, son mari et son amant--une femme qui
serait vertueuse par défaut de conformation, un ambitieux, un mauvais
prêtre.
Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses
fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient. Pécuchet était
pour le sentiment et l'idée, Bouvard pour l'image et la couleur--et ils
commençaient à ne plus s'entendre, chacun s'étonnant que l'autre fût si
borné.
La science qu'on nomme esthétique, trancherait peut-être leurs
différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya
une liste d'ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part, et se
communiquaient leurs réflexions.
D'abord qu'est-ce que le Beau?
Pour Schelling c'est l'infini s'exprimant par le fini, pour Reid une
qualité occulte, pour Jouffroy un trait indécomposable, pour De Maistre
ce qui plaît à la vertu; pour le P. André, ce qui convient à la Raison.
Et il existe plusieurs sortes de Beau: un beau dans les sciences, la
géométrie est belle, un beau dans les moeurs, on ne peut nier que la
mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le règne animal. La Beauté
du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu
ses habitudes immondes; un serpent non plus, car il éveille en nous des
idées de bassesse. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être
beaux. Enfin la condition première du Beau, c'est l'unité dans la
variété, voilà le principe.
--Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux
yeux droits et produisent moins bon effet,--ordinairement.
Ils abordèrent la question du sublime.
Certains objets, sont d'eux-mêmes sublimes, le fracas d'un torrent, des
ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est beau
quand il triomphe, et sublime quand il lutte.
--Je comprends dit Bouvard le Beau est le Beau, et le Sublime le très
Beau.
Comment les distinguer?
--Au moyen du tact, répondit Pécuchet.
--Et le tact, d'où vient-il?
--Du goût!
--Qu'est-ce que le goût?
On le définit un discernement spécial, un jugement rapide, l'avantage de
distinguer certains rapports.
--Enfin le goût c'est le goût,--et tout cela ne dit pas la manière d'en
avoir.
Il faut observer les bienséances; mais les bienséances varient;--et si
parfaite que soit une oeuvre, elle ne sera pas toujours
irréprochable.--Il y a, pourtant, un Beau indestructible, et dont nous
ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse.
Puisqu'une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons
reconnaître des limites entre les Arts, et dans chacun des Arts
plusieurs genres. Mais des combinaisons surgissent où le style de l'un
entrera dans l'autre sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai.
L'application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation
de la Beauté empêche le Vrai. Cependant, sans idéal pas de Vrai;--c'est
pourquoi les types sont d'une réalité plus continue que les portraits.
L'Art, d'ailleurs, ne traite que la vraisemblance--mais la vraisemblance
dépend de qui l'observe, est une chose relative, passagère.
Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en
moins, croyait à l'esthétique.
--Si elle n'est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des
exemples. Or, écoute. Et il lut une note, qui lui avait demandé bien des
recherches.
Bouhours accuse Tacite de n'avoir pas la simplicité que réclame
l'Histoire. M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange
du sérieux et du bouffon, Nisard, autre professeur, trouve qu'André
Chénier est comme poète au-dessous du XVIIe siècle, Blair, Anglais,
déplore dans Virgile le tableau des harpies. Marmontel gémit sur les
licences d'Homère. Lamotte n'admet point l'immoralité de ses héros, Vida
s'indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques,
de poétiques et d'esthétiques me paraissent des imbéciles!
--Tu exagères! dit Pécuchet.
Des doutes l'agitaient--car si les esprits médiocres (comme observe
Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maîtres,
et on devra les admirer? C'est trop fort! Cependant les maîtres sont les
maîtres! Il aurait voulu faire s'accorder les doctrines avec les
oeuvres, les critiques et les poètes, saisir l'essence du Beau;--et ces
questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y
gagna une jaunisse.
Elle était à son plus haut période, quand Marianne la cuisinière de Mme
Bordin vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse.
La veuve n'avait pas reparu depuis la séance dramatique. Était-ce une
avance? Mais pourquoi l'intermédiaire de Marianne?--Et pendant toute la
nuit, l'imagination de Bouvard s'égara.
Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor et
regardait de temps à autre par la fenêtre; un coup de sonnette retentit.
C'était le notaire.
Il traversa la cour, monta l'escalier, se mit dans le fauteuil--et les
premières politesses échangées, dit que las d'attendre Mme Bordin, il
avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles.
Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de
Pécuchet.
Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux;--M. Vaucorbeil devant
venir tout à l'heure.
Enfin, elle arriva. Son retard s'expliquait par l'importance de sa
toilette: un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied
aux occasions sérieuses.
Après beaucoup d'ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas
suffisants?
--Un acre! Mille écus? jamais!
Elle cligna ses paupières:--Ah! pour moi!
Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra.
Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de maroquin--et
en la posant sur la table:
--Ce sont des brochures! Elles ont trait à la Réforme--question
brûlante;--mais voici une chose qui vous appartient sans doute? Et il
tendit à Bouvard le second volume des Mémoires du Diable.
Mélie, tout à l'heure, le lisait dans la cuisine; et comme on doit
surveiller les moeurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en
confisquant le livre.
Bouvard l'avait prêté à sa servante. On causa des romans.
Mme Bordin les aimait, quand ils n'étaient pas lugubres.
--Les écrivains dit M. de Faverges nous peignent la vie sous des
couleurs flatteuses!
--Il faut peindre! objecta Bouvard.
--Alors, on n'a plus qu'à suivre l'exemple!...
--Il ne s'agit pas d'exemple!
--Au moins, conviendrez-vous qu'ils peuvent tomber entre les mains d'une
jeune fille. Moi, j'en ai une.
--Charmante! dit le notaire, en prenant la figure qu'il avait les jours
de contrat de mariage.
--Eh bien, à cause d'elle, ou plutôt des personnes qui l'entourent, je
les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher monsieur!...
--Qu'a-t-il fait, le Peuple? dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup sur
le seuil.
Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie.
--Je soutiens reprit le comte qu'il faut écarter de lui certaines
lectures.
Vaucorbeil répliqua:--Vous n'êtes donc pas pour l'instruction?
--Si fait! Permettez?
--Quand tous les jours dit Marescot on attaque le gouvernement!
--Où est le mal?
Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe,
rappelant l'affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté
de la presse.
--Et celle du théâtre! ajouta Pécuchet.
Marescot n'y tenait plus.--Il va trop loin, votre théâtre!
--Pour cela, je vous l'accorde! dit le comte; des pièces qui exaltent le
suicide!
--Le suicide est beau!--témoin Caton, objecta Pécuchet.
Sans répondre à l'argument, M. de Faverges stigmatisa ces oeuvres, où
l'on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le
mariage!
--Eh bien, et Molière? dit Bouvard.
Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus--et
d'ailleurs était un peu surfait.
--Enfin dit le comte Victor Hugo a été sans pitié--oui sans pitié, pour
Marie-Antoinette, en traînant sur la claie, le type de la Reine dans le
personnage de Marie Tudor!
--Comment! s'écria Bouvard moi--auteur--je n'ai pas le droit...
--Non, monsieur, vous n'avez pas le droit de nous montrer le crime sans
mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon.
Vaucorbeil trouvait aussi que l'Art devait avoir un but: viser à
l'amélioration des masses! Chantez-nous la science, nos découvertes, le
patriotisme et il admirait Casimir Delavigne.
Mme Bordin vanta le marquis de Foudras.
Le notaire reprit:--Mais la langue, y pensez-vous?
--La langue? comment?
--On vous parle du style! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien
écrits?
--Sans doute, fort intéressants!
Il leva les épaules--et elle rougit sous l'impertinence.
Plusieurs fois, Mme Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il
était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot.
Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager.
Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l'arrêta.
--Vous m'oubliez, Docteur!
Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches, et ses cheveux
noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché.
--Purgez-vous dit le médecin; et lui donnant deux petites claques comme
à un enfant: Trop de nerfs, trop artiste!
Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait;--et dès qu'ils
furent seuls:
--Tu crois que ce n'est pas sérieux?
--Non! bien sûr!
Ils résumèrent ce qu'ils venaient d'entendre. La moralité de l'Art se
renferme pour chacun dans le côté qui flatte ses intérêts. On n'aime pas
la Littérature.
Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du Comte. Tous réclamaient le
suffrage universel.
--Il me semble dit Pécuchet que nous aurons bientôt du grabuge? Car il
voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse.
CHAPITRE VI
Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un
individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades--et le
lendemain, la proclamation de la République fut affichée sur la mairie.
Ce grand événement stupéfia les bourgeois.
Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d'appel, la Cour des
Comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l'Ordre des
avocats, le Conseil d'État, l'Université, les généraux et M. de la
Rochejacquelein lui-même donnaient leur adhésion au Gouvernement
Provisoire, les poitrines se desserrèrent;--et comme à Paris on plantait
des arbres de la liberté, le Conseil municipal décida qu'il en fallait à
Chavignolles.
Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du
Peuple--quant à Pécuchet, la chute de la Royauté confirmait trop ses
prévisions pour qu'il ne fût pas content.
Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui bordaient
la prairie au-dessous de la Butte, et le transporta jusqu'au Pas de la
Vaque, à l'entrée du bourg, endroit désigné.
Avant l'heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège.
Un tambour retentit, une croix d'argent se montra; ensuite, parurent
deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l'étole, le
surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de choeur
l'escortaient, un cinquième portait le seau pour l'eau bénite, et le
sacristain le suivait.
Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni de
bandelettes tricolores. On voyait en face le maire et ses deux adjoints
Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, Vaucorbeil,
Coulon le juge de paix, bonhomme à figure somnolente; Heurtaux s'était
coiffé d'un bonnet de police--et Alexandre Petit le nouvel instituteur,
avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle des dimanches.
Les pompiers, que commandait Girbal sabre au poing, formaient un seul
rang; de l'autre côté brillaient les plaques blanches de quelques vieux
shakos du temps de La Fayette--cinq ou six, pas plus, la garde nationale
étant tombée en désuétude à Chavignolles. Des paysans et leurs femmes,
des ouvriers des fabriques voisines, des gamins, se tassaient par
derrière;--et Placquevent, le garde champêtre, haut de cinq pieds huit
pouces, les contenait du regard, en se promenant les bras croisés.
L'allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même
circonstance. Après avoir tonné contre les Rois, il glorifia la
République. Ne dit-on pas la République des Lettres, la République
chrétienne? Quoi de plus innocent que l'une, de plus beau que l'autre?
Jésus-Christ formula notre sublime devise; l'arbre du peuple c'était
l'arbre de la Croix. Pour que la Religion donne ses fruits, elle a
besoin de la charité--et au nom de la charité, l'ecclésiastique conjura
ses frères de ne commettre aucun désordre, de rentrer chez eux,
paisiblement.
Puis, il aspergea l'arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu. Qu'il
se développe et qu'il nous rappelle l'affranchissement de toute
servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l'ombrage de ses
rameaux!--Amen!
Des voix répétèrent Amen--et après un battement de tambour, le clergé,
poussant un Te Deum, reprit le chemin de l'église.
Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y
voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un
hommage rendu à leurs principes.
Bouvard et Pécuchet trouvaient qu'on aurait dû les remercier pour leur
cadeau, y faire une allusion, tout au moins;--et ils s'en ouvrirent à
Faverges et au docteur.
Qu'importaient de pareilles misères! Vaucorbeil était charmé de la
Révolution, le Comte aussi. Il exécrait les d'Orléans. On ne les
reverrait plus; bon voyage! Tout pour le peuple, désormais!--et suivi de
Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé.
Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l'aubergiste, vexé
par la cérémonie, ayant peur d'une émeute;--et instinctivement il se
retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le Capitaine,
l'insuffisance de Girbal, et la mauvaise tenue de ses hommes.
Des ouvriers passèrent sur la route, en chantant la Marseillaise. Gorju,
au milieu d'eux, brandissait une canne; Petit les escortait, l'oeil
animé.
--Je n'aime pas cela! dit Marescot, on vocifère, on s'exalte!
--Eh bon Dieu! reprit Coulon, il faut que jeunesse s'amuse!
Foureau soupira. Drôle d'amusement! et puis la guillotine, au bout! Il
avait des visions d'échafaud, s'attendait à des horreurs.
Chavignolles reçut le contrecoup des agitations de Paris. Les bourgeois
s'abonnèrent à des journaux. Le matin, on s'encombrait au bureau de la
poste, et la directrice ne s'en fût pas tirée sans le Capitaine, qui
l'aidait, quelquefois. Ensuite, on restait sur la Place, à causer.
La première discussion violente eut pour objet la Pologne.
Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la délivrât.
M. de Faverges pensait autrement.
--De quel droit irions-nous là-bas? C'était déchaîner l'Europe contre
nous. Pas d'imprudence! Et tout le monde l'approuvant, les deux Polonais
se turent.
Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin.
Foureau riposta par les 45 centimes.
Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l'esclavage.
--Qu'est-ce que ça me fait, l'esclavage!
--Eh bien, et l'abolition de la peine de mort, en matière politique?
--Parbleu! reprit Foureau; on voudrait tout abolir. Cependant qui sait?
Les locataires déjà, se montrent d'une exigence!
--Tant mieux! les propriétaires selon Pécuchet étaient favorisés. Celui
qui possède un immeuble...
Foureau et Marescot l'interrompirent, criant qu'il était un communiste.
--Moi? communiste!
Et tous parlaient à la fois, quand Pécuchet proposa de fonder un club!
Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n'en verrait à
Chavignolles.
Ensuite, Gorju réclama des fusils pour la garde nationale--l'opinion
l'ayant désigné comme instructeur.
- Parts
- Bouvard et Pécuchet - 01
- Bouvard et Pécuchet - 02
- Bouvard et Pécuchet - 03
- Bouvard et Pécuchet - 04
- Bouvard et Pécuchet - 05
- Bouvard et Pécuchet - 06
- Bouvard et Pécuchet - 07
- Bouvard et Pécuchet - 08
- Bouvard et Pécuchet - 09
- Bouvard et Pécuchet - 10
- Bouvard et Pécuchet - 11
- Bouvard et Pécuchet - 12
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