Bouvard et Pécuchet - 08

comme eux, à ces études intéressantes.--Mais la Politique, le conseil
général, l'Agriculture, un véritable tourbillon l'en détournait!
--Après vous, toutefois, on n'aurait que des glanes; car bientôt, vous
aurez pris toutes les curiosités du département.
--Sans amour-propre, nous le pensons dit Pécuchet.
Et cependant, on pouvait en découvrir encore à Chavignolles, par
exemple, il y avait contre le mur du cimetière dans la ruelle, un
bénitier, enfoui sous les herbes, depuis un temps immémorial.
Ils furent heureux du renseignement, puis échangèrent un regard
signifiant est-ce la peine? mais déjà le Comte ouvrait la porte.
Mélie, qui se trouvait derrière, s'enfuit brusquement.
Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju, en train de fumer sa
pipe, les bras croisés.
--Vous employez ce garçon! Hum! un jour d'émeute je ne m'y fierais pas.
Et M. de Faverges remonta dans son tilbury.
Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur?
Ils la questionnèrent; et elle conta qu'elle avait servi dans sa ferme.
C'était cette petite fille qui versait à boire aux moissonneuses quand
ils étaient venus. Deux ans plus tard, on l'avait prise comme aide, au
château--et renvoyée par suite de faux rapports.
Pour Gorju, que lui reprocher? Il était fort habile, et leur marquait
infiniment de considération.
Le lendemain, dès l'aube, ils se rendirent au cimetière.
Bouvard, avec sa canne, tâta à la place indiquée. Un corps dur sonna.
Ils arrachèrent quelques orties, et découvrirent une cuvette en grès, un
font baptismal où des plantes poussaient.
On n'a pas coutume cependant d'enfouir les fonts baptismaux hors des
églises.
Pécuchet en fit un dessin, Bouvard la description; et ils envoyèrent le
tout à Larsonneur.
Sa réponse fut immédiate.
--Victoire, mes chers confrères! Incontestablement, c'est une cuve
druidique!
Toutefois qu'ils y prissent garde! La hache était douteuse.--Et autant
pour lui que pour eux-mêmes il leur indiquait une série d'ouvrages à
consulter.
Larsonneur confessait en post-scriptum, son envie de connaître cette
cuve--ce qui aurait lieu, à quelque jour, quand il ferait le voyage de
la Bretagne.
Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l'archéologie celtique.
D'après cette science, les anciens Gaulois, nos aïeux, adoraient Kirk et
Kron, Taranis, Ésus, Nétalemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les
Eaux,--et, par-dessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturne des
Païens.--Car Saturne, quand il régnait en Phénicie épousa une nymphe
nommée Anobret, dont il eut un enfant appelé Jeüd--et Anobret a les
traits de Sara, Jeüd fut sacrifié (ou près de l'être) comme
Isaac;--donc, Saturne est Abraham, d'où il faut conclure que la religion
des Gaulois avait les mêmes principes que celle des Juifs.
Leur société était fort bien organisée. La première classe de personnes
comprenait le peuple, la noblesse et le roi, la deuxième les
jurisconsultes,--et dans la troisième, la plus haute, se rangeaient,
suivant Taillepied, les diverses manières de philosophes c'est-à-dire
les Druides ou Saronides, eux-mêmes divisés en Eubages, Bardes et Vates.
Les uns prophétisaient, les autres chantaient, d'autres enseignaient la
Botanique, la Médecine, l'Histoire et la Littérature, bref tous les arts
de leur époque. Pythagore et Platon furent leurs élèves. Ils apprirent
la métaphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans, l'aruspicine aux
Étrusques--et aux Romains, l'étamage du cuivre et le commerce des
jambons.
Mais de ce peuple, qui dominait l'ancien monde, il ne reste que des
pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposées en
galeries, ou formant des enceintes.
Bouvard et Pécuchet, pleins d'ardeur, étudièrent successivement la
Pierre-du-Post à Ussy, la Pierre-Couplée au Guest, la Pierre du Jarier,
près de Laigie--d'autres encore!
Tous ces blocs, d'une égale insignifiance, les ennuyèrent
promptement;--et un jour qu'ils venaient de voir le menhir du Passais,
ils allaient s'en retourner, quand leur guide les mena dans un bois de
hêtres, encombré par des masses de granit pareilles à des piédestaux, ou
à de monstrueuses tortues.
La plus considérable est creusée comme un bassin. Un des bords se
relève--et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu'à terre;
c'était pour l'écoulement du sang; impossible d'en douter! Le hasard ne
fait pas de ces choses.
Les racines des arbres s'entremêlaient à ces rocs abrupts. Un peu de
pluie tombait; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands
fantômes. Il était facile d'imaginer sous les feuillages, les prêtres en
tiare d'or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines les bras
attachés dans le dos--et sur le bord de la cuve la druidesse, observant
le ruisseau rouge, pendant qu'autour d'elle, la foule hurlait, au tapage
des cymbales et des buccins faits d'une corne d'auroch.
Tout de suite, leur plan fut arrêté.
Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière,
marchant comme des voleurs, dans l'ombre des maisons. Les persiennes
étaient closes, et les masures tranquilles; pas un chien n'aboya. Gorju
les accompagnait, ils se mirent à l'ouvrage. On n'entendait que le bruit
des cailloux heurtés par la bêche, qui creusait le gazon. Le voisinage
des morts leur était désagréable; l'horloge de l'église poussait un râle
continu, et la rosace de son tympan avait l'air d'un oeil épiant les
sacrilèges.
Enfin, ils emportèrent la cuve.
Le lendemain, ils revinrent au cimetière pour voir les traces de
l'opération.
L'abbé, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire
l'honneur d'une visite; et les ayant introduits dans sa petite salle, il
les regarda singulièrement.
Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupière
décorée de bouquets jaunes.
Pécuchet la vanta, ne sachant que dire.
--C'est un vieux Rouen reprit le curé, un meuble de famille. Les
amateurs le considèrent, M. Marescot, surtout. Pour lui, grâce à Dieu il
n'avait pas l'amour des curiosités;--et comme ils semblaient ne pas
comprendre, il déclara les avoir aperçus lui-même dérobant le font
baptismal.
Les deux archéologues furent très penauds, balbutièrent. L'objet en
question n'était plus d'usage.
N'importe! ils devaient le rendre.
Sans doute! Mais au moins qu'on leur permît de faire venir un peintre
pour le dessiner.
--Soit, messieurs.
--Entre nous, n'est-ce pas? dit Bouvard sous le sceau de la confession!
L'ecclésiastique, en souriant les rassura d'un geste.
Ce n'était pas lui, qu'ils craignaient, mais plutôt Larsonneur. Quand il
passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve--et ses
bavardages iraient jusqu'aux oreilles du gouvernement. Par prudence, ils
la cachèrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la cahute,
dans une armoire. Gorju était las de la trimbaler.
La possession d'un tel morceau les attachait au celticisme de la
Normandie.
Ses origines sont égyptiennes. Séez, dans le département de l'Orne
s'écrit parfois Saïs comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par
le taureau, importation du boeuf Apis. Le nom latin de Bellocastes qui
était celui des gens de Bayeux vient de Beli Casa, demeure, sanctuaire
de Bélus. Bélus et Osiris même divinité. Rien ne s'oppose dit Mangon de
la Lande à ce qu'il y ait eu, près de Bayeux, des monuments druidiques.
--Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays où les Égyptiens
bâtirent le temple de Jupiter-Ammon. Donc, il y avait un temple et qui
enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en renferment.
En 1715, relate dom Martin, un sieur Héribel exhuma aux environs de
Bayeux, plusieurs vases d'argile, pleins d'ossements--et conclut
(d'après la tradition et des autorités évanouies) que cet endroit, une
nécropole, était le mont Faunus, où l'on a enterré le Veau d'or.
Cependant le Veau d'or fut brûlé et avalé!--à moins que la Bible ne se
trompe?
Premièrement, où est le mont Faunus? Les auteurs ne l'indiquent pas. Les
indigènes n'en savent rien. Il aurait fallu se livrer à des
fouilles;--et dans ce but, ils envoyèrent à M. le préfet, une pétition,
qui n'eut pas de réponse.
Peut-être que le mont Faunus a disparu, et que ce n'était pas une
colline mais un tumulus? Que signifiaient les tumulus?
Plusieurs contiennent des squelettes, ayant la position du foetus dans
le sein de sa mère. Cela veut dire que le tombeau était pour eux comme
une seconde gestation les préparant à une autre vie. Donc, le tumulus
symbolise l'organe femelle, comme la pierre levée est l'organe mâle.
En effet, où il y a des menhirs, un culte obscène a persisté. Témoin ce
qui se faisait à Guérande, à Chichebouche, au Croisic, à Livarot.
Anciennement, les bornes des routes et même les arbres avaient la
signification de phallus--et pour Bouvard et Pécuchet tout devint
phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture, des jambes de
fauteuil, des verrous de cave, des pilons de pharmacien. Quand on venait
les voir, ils demandaient: À qui trouvez-vous que cela ressemble? puis,
confiaient le mystère--et si l'on se récriait, ils levaient, de pitié,
les épaules.
Un soir, qu'ils rêvaient aux dogmes des druides, l'abbé se présenta,
discrètement.
Tout de suite, ils montrèrent le musée, en commençant par le vitrail,
mais il leur tardait d'arriver à un compartiment nouveau, celui des
Phallus. L'ecclésiastique les arrêta, jugeant l'exhibition indécente. Il
venait réclamer son font baptismal.
Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze jours encore, le temps d'en
prendre un moulage.
--Le plus tôt sera le mieux dit l'abbé. Puis il causa de choses
indifférentes.
Pécuchet qui s'était absenté une minute, lui glissa dans la main un
napoléon.
Le prêtre fit un mouvement en arrière.
--Ah! pour vos pauvres!
Et M. Jeufroy, en rougissant fourra la pièce d'or dans sa soutane.
Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices? Jamais de la vie! Ils voulaient
même apprendre l'hébreu, qui est la langue mère du celtique, à moins
qu'elle n'en dérive?--et ils allaient faire le voyage de la
Bretagne,--en commençant par Rennes où ils avaient un rendez-vous avec
Larsonneur, pour étudier cette urne mentionnée dans les mémoires de
l'Académie celtique et qui paraît avoir contenu les cendres de la reine
Artémise--quand le maire entra, le chapeau sur la tête, sans façon, en
homme grossier qu'il était.
--Ce n'est pas tout ça, mes petits pères! Il faut le rendre!
--Quoi donc?
--Farceurs! je sais bien que vous le cachez!
On les avait trahis.
Ils répliquèrent qu'ils le détenaient avec la permission de monsieur le
curé.
--Nous allons voir.
Et Foureau s'éloigna.
Il revint, une heure après.
--Le curé dit que non! Venez vous expliquer.
Ils s'obstinèrent.
D'abord on n'avait pas besoin de ce bénitier,--qui n'était pas un
bénitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques.
Puis, ils offrirent de reconnaître, dans leur testament, qu'il
appartenait à la commune.
Ils proposèrent même de l'acheter.
--Et d'ailleurs, c'est mon bien! répétait Pécuchet. Les vingt francs,
acceptés par M. Jeufroy, étaient une preuve du contrat--et s'il fallait
comparaître devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux serment!
Pendant ces débats, il avait revu la soupière, plusieurs fois; et dans
son âme s'était développé le désir, la soif, le prurit de cette faïence.
Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non.
Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la céda.
Elle fut mise dans leur collection, près du bonnet de Cauchoise. La cuve
décora le porche de l'église; et ils se consolèrent de ne plus l'avoir
par cette idée que les gens de Chavignolles en ignoraient la valeur.
Mais la soupière leur inspira le goût des faïences--nouveau sujet
d'études et d'explorations dans la campagne.
C'était l'époque où les gens distingués recherchaient les vieux plats de
Rouen. Le notaire en possédait quelques-uns, et tirait de là comme une
réputation d'artiste, préjudiciable à son métier, mais qu'il rachetait
par des côtés sérieux.
Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient acquis la soupière, il vint
leur proposer un échange.
Pécuchet s'y refusa.
--N'en parlons plus! et Marescot examina leur céramique.
Toutes les pièces accrochées le long des murs étaient bleues sur un fond
d'une blancheur malpropre;--et quelques-unes étalaient leur corne
d'abondance aux tons verts et rougeâtres, plats à barbe, assiettes et
soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportés sur le coeur, dans
le sinus de la redingote.
Marescot en fit l'éloge, parla des autres faïences, de l'hispano-arabe,
de la hollandaise, de l'anglaise, de l'italienne;--et les ayant éblouis
par son érudition:--Si je revoyais votre soupière?
Il la fit sonner d'un coup de doigt, puis contempla les deux S peints
sous le couvercle.
--La marque de Rouen! dit Pécuchet.
--Oh! oh! Rouen, à proprement parler, n'avait pas de marque. Quand on
ignorait Moustiers toutes les faïences françaises étaient de Nevers. De
même pour Rouen, aujourd'hui! D'ailleurs on l'imite dans la perfection à
Elbeuf!
--Pas possible!
--On imite bien les majoliques! Votre pièce n'a aucune valeur--et
j'allais faire, moi, une belle sottise!
Quand le notaire eut disparu, Pécuchet s'affaissa dans le fauteuil,
prostré!
--Il ne fallait pas rendre la cuve dit Bouvard mais tu t'exaltes! tu
t'emportes toujours.
--Oui! je m'emporte et Pécuchet empoignant la soupière, la jeta loin de
lui, contre le sarcophage.
Bouvard plus calme, ramassa les morceaux, un à un;--et, quelque temps
après, eut cette idée:
--Marescot par jalousie, pourrait bien s'être moqué de nous?
--Comment?
--Rien ne m'assure que la soupière ne soit pas authentique? tandis que
les autres pièces, qu'il a fait semblant d'admirer, sont fausses
peut-être?
Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets.
Ce n'était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils
comptaient même emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles.
Depuis quelque temps, il couchait à la maison, afin de terminer plus
vite le raccommodage du meuble. La perspective d'un déplacement le
contraria et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu'ils
comptaient voir:
--Je connais mieux leur dit-il; en Algérie, dans le Sud, près des
sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantités. Il fit même la
description d'un tombeau, ouvert devant lui, par hasard;--et qui
contenait un squelette, accroupi comme un singe, les deux bras autour
des jambes.
Larsonneur, qu'ils instruisirent du fait, n'en voulut rien croire.
Bouvard approfondit la matière, et le relança.
--Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes,
tandis que ces mêmes Gaulois étaient civilisés au temps de Jules César?
Sans doute, ils proviennent d'un peuple plus ancien?
--Une telle hypothèse, selon Larsonneur, manquait de patriotisme.
--N'importe! rien ne dit que ces monuments soient l'oeuvre des
Gaulois.--Montrez-nous un texte!
L'académicien se fâcha, ne répondit plus;--et ils en furent bien aises,
tant les Druides les ennuyaient.
S'ils ne savaient à quoi s'en tenir sur la céramique et sur le
celticisme c'est qu'ils ignoraient l'histoire, particulièrement
l'histoire de France.
L'ouvrage d'Anquetil se trouvait dans leur bibliothèque; mais la suite
des rois fainéants les amusa fort peu, la scélératesse des maires du
Palais ne les indigna point;--et ils lâchèrent Anquetil, rebutés par
l'ineptie de ses réflexions.
Alors ils demandèrent à Dumouchel quelle est la meilleure histoire de
France.
Dumouchel prit en leur nom, un abonnement à un cabinet de lecture et
leur expédia les lettres d'Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de
Genoude.
D'après cet écrivain, la royauté, la religion, et les assemblées
nationales, voilà les principes de la nation française, lesquels
remontent aux Mérovingiens. Les Carlovingiens y ont dérogé. Les
Capétiens, d'accord avec le peuple s'efforcèrent de les maintenir. Sous
Louis XIII, le pouvoir absolu fut établi, pour vaincre le
Protestantisme, dernier effort de la Féodalité--et 89 est un retour vers
la constitution de nos aïeux.
Pécuchet admira ces idées.
Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d'abord.
--Qu'est-ce que tu me chantes, avec ta nation française! puisqu'il
n'existait pas de France, ni d'assemblées nationales! et les
Carlovingiens n'ont rien usurpé, du tout! et les Rois n'ont pas
affranchi les communes! Lis, toi-même!
Pécuchet se soumit à l'évidence, et bientôt le dépassa en rigueur
scientifique! Il se serait cru déshonoré s'il avait dit: Charlemagne et
non Karl le Grand, Clovis au lieu de Clodowig.
Néanmoins, il était séduit par Genoude, trouvant habile de faire se
rejoindre les deux bouts de l'histoire de France, si bien que le milieu
est du remplissage;--et pour en avoir le coeur net, ils prirent la
collection de Buchez et Roux.
Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de socialisme et de
catholicisme les écoeura; les détails trop nombreux empêchaient de voir
l'ensemble.
Ils recoururent à M. Thiers.
C'était pendant l'été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle.
Pécuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix
caverneuse, sans fatigue, ne s'arrêtant que pour plonger les doigts dans
sa tabatière. Bouvard l'écoutait la pipe à la bouche, les jambes
ouvertes, le haut du pantalon déboutonné.
Des vieillards leur avaient parlé de 93;--et des souvenirs presque
personnels animaient les plates descriptions de l'auteur. Dans ce
temps-là, les grandes routes étaient couvertes de soldats qui chantaient
la Marseillaise. Sur le seuil des portes, des femmes assises cousaient
de la toile, pour faire des tentes. Quelquefois, arrivait un flot
d'hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d'une pique une tête
décolorée, dont les cheveux pendaient. La haute tribune de la Convention
dominait un nuage de poussière, où des visages furieux hurlaient des
cris de mort. Quand on passait au milieu du jour près du bassin des
Tuileries, on entendait le heurt de la guillotine, pareil à des coups de
mouton.
Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mûres se
balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards
autour d'eux, ils savouraient cette tranquillité.
Quel dommage que dès le commencement, on n'ait pu s'entendre--car si les
royalistes avaient pensé comme les patriotes, si la Cour y avait mis
plus de franchise, et ses adversaires moins de violence, bien des
malheurs ne seraient pas arrivés.
À force de bavarder là-dessus, ils se passionnèrent. Bouvard, esprit
libéral et coeur sensible, fut constitutionnel, girondin, thermidorien.
Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se déclara sans-culotte
et même robespierriste.
Il approuvait la condamnation du roi, les décrets les plus violents, le
culte de l'Être Suprême. Bouvard préférait celui de la nature. Il aurait
salué avec plaisir l'image d'une grosse femme, versant de ses mamelles à
ses adorateurs, non pas de l'eau, mais du chambertin.
Pour avoir plus de faits à l'appui de leurs arguments, ils se
procurèrent d'autres ouvrages, Montgaillard, Prudhomme, Gallois,
Lacretelle, etc.; et les contradictions de ces livres ne les
embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa
cause.
Ainsi Bouvard ne doutait pas que Danton eût accepté cent mille écus pour
faire des motions qui perdraient la République;--et selon Pécuchet
Vergniaud aurait demandé six mille francs par mois.
--Jamais de la vie! Explique-moi plutôt, pourquoi la soeur de
Robespierre avait une pension de Louis XVIII?
--Pas du tout! c'était de Bonaparte; et puisque tu le prends comme ça,
quel est le personnage qui peu de temps avant la mort d'Égalité eut avec
lui une conférence secrète? Je veux qu'on réimprime dans les mémoires de
la Campan les paragraphes supprimés! Le décès du Dauphin me paraît
louche. La poudrière de Grenelle en sautant tua deux mille personnes!
Cause inconnue, dit-on, quelle bêtise! car Pécuchet n'était pas loin de
la connaître, et rejetait tous les crimes sur les manoeuvres des
aristocrates, l'or de l'étranger.
Dans l'esprit de Bouvard, montez-au-ciel-fils-de-saint-Louis, les
vierges de Verdun et les culottes en peau humaine étaient indiscutables.
Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de victimes tout juste.
Mais la Loire rouge de sang depuis Saumur jusqu'à Nantes, dans une
longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pécuchet également conçut
des doutes, et ils prirent en méfiance les historiens.
La Révolution est pour les uns, un événement satanique. D'autres la
proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque côté,
naturellement sont des martyrs.
Thierry démontre, à propos des Barbares, combien il est sot de
rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre
cette méthode dans l'examen des époques plus récentes? Mais l'Histoire
doit venger la morale; on est reconnaissant à Tacite d'avoir déchiré
Tibère. Après tout, que la Reine ait eu des amants, que Dumouriez dès
Valmy se proposât de trahir, en prairial que ce soit la Montagne ou la
Gironde qui ait commencé, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine,
qu'importe au développement de la Révolution, dont les origines sont
profondes et les résultats incalculables! Donc, elle devait s'accomplir,
être ce qu'elle fut; mais supposez la fuite du Roi sans entrave,
Robespierre s'échappant ou Bonaparte assassiné--hasards qui dépendaient
d'un aubergiste moins scrupuleux, d'une porte ouverte, d'une sentinelle
endormie, et le train du monde changeait.
Ils n'avaient plus sur les hommes et les faits de cette époque, une
seule idée d'aplomb.
Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les histoires,
tous les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces manuscrites,
car de la moindre omission une erreur peut dépendre qui en amènera
d'autres à l'infini. Ils y renoncèrent.
Mais le goût de l'Histoire leur était venu, le besoin de la vérité pour
elle-même.
Peut-être, est-elle plus facile à découvrir dans les époques anciennes?
Les auteurs, étant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et
ils commencèrent le bon Rollin.
--Quel tas de balivernes! s'écria Bouvard, dès le premier chapitre.
--Attends un peu dit Pécuchet, en fouillant dans le bas de leur
bibliothèque, où s'entassaient les livres du dernier propriétaire, un
vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit;--et ayant déplacé beaucoup
de romans et de pièces de théâtre, avec un Montesquieu et des
traductions d'Horace, il atteignit ce qu'il cherchait: l'ouvrage de
Beaufort sur l'Histoire romaine.
Tite-Live attribue la fondation de Rome à Romulus. Salluste en fait
honneur aux Troyens d'Énée. Coriolan mourut en exil selon Fabius Pictor,
par les stratagèmes d'Attius Tullus, si l'on en croit Denys; Sénèque
affirme qu'Horatius Coclès s'en retourna victorieux, Dion qu'il fut
blessé à la jambe. Et La Mothe le Vayer émet des doutes pareils,
relativement aux autres peuples.
On n'est pas d'accord sur l'antiquité des Chaldéens, le siècle d'Homère,
l'existence de Zoroastre, les deux empires d'Assyrie. Quinte-Curce a
fait des contes. Plutarque dément Hérodote. Nous aurions de César une
autre idée, si le Vercingétorix avait écrit ses commentaires.
L'Histoire ancienne est obscure par le défaut de documents. Ils abondent
dans la moderne;--et Bouvard et Pécuchet revinrent à la France,
entamèrent Sismondi.
La succession de tant d'hommes leur donnait envie de les connaître plus
profondément, de s'y mêler. Ils voulaient parcourir les originaux,
Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms étaient
bizarres ou agréables.
Mais les événements s'embrouillèrent faute de savoir les dates.
Heureusement qu'ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12
cartonné avec cette épigraphe: Instruire en amusant.
Elle combinait les trois systèmes d'Allévy, de Pâris, et de Feinaigle.
Allévy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s'exprimant par
une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. Pâris
frappe l'imagination au moyen de rébus; un fauteuil garni de clous à vis
donnera: Clou, vis = Clovis; et comme le bruit de la friture fait ric,
ric des merles dans une poêle rappelleront Chilpéric. Feinaigle divise
l'univers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre
parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un emblème. Donc, le
premier roi de la première dynastie occupera dans la première chambre le
premier panneau. Un phare sur un mont dira comment il s'appelait Phar à
mond système Pâris--et d'après le conseil d'Allévy, en plaçant au-dessus
un miroir qui signifie 4, un oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra
420, date de l'avènement de ce prince.
Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre
maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait
distinct;--et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n'avait
plus d'autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la
campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres
généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole.
Ils cherchaient sur les murs, des quantités de choses absentes,
finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu'elles
représentaient.
D'ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent
dans un manuel pour les collèges, que la naissance de Jésus doit être
reportée cinq ans plus tôt qu'on ne la met ordinairement, qu'il y avait
chez les Grecs trois manières de compter les Olympiades, et huit chez
les Latins de faire commencer l'année.--Autant d'occasions pour les
méprises, outre celles qui résultent des zodiaques, des ères, et des
calendriers différents.
Et de l'insouciance des dates, ils passèrent au dédain des faits.
Ce qu'il y a d'important, c'est la philosophie de l'Histoire!
Bouvard ne put achever le célèbre discours de Bossuet.
--L'aigle de Meaux est un farceur! Il oublie la Chine, les Indes et
l'Amérique! mais a soin de nous apprendre que Théodose était la joie de
l'univers, qu'Abraham traitait d'égal avec les rois et que la
philosophie des Grecs descend des Hébreux. Sa préoccupation des Hébreux
m'agace!
Pécuchet partagea cette opinion, et voulut lui faire lire Vico.
--Comment admettre objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies
que les vérités des historiens?
Pécuchet tâcha d'expliquer les mythes, se perdait dans la _Scienza
Nuova_.
--Nieras-tu le plan de la Providence?
--Je ne le connais pas! dit Bouvard.
Et ils décidèrent de s'en rapporter à Dumouchel.
Le Professeur avoua qu'il était maintenant dérouté en fait d'histoire.
--Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les
voyages de Pythagore! On attaque Bélisaire, Guillaume Tell, et jusqu'au
Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. C'est à
souhaiter qu'on ne fasse plus de découvertes, et même l'Institut devrait
établir une sorte de canon, prescrivant ce qu'il faut croire!
Il envoyait en post-scriptum des règles de critique, prises dans le
cours de Daunou:
--Citer comme preuve le témoignage des foules, mauvaise preuve; elles ne
sont pas là pour répondre.
--Rejetez les choses impossibles. On fit voir à Pausanias la pierre
avalée par Saturne.
--L'architecture peut mentir, exemple: l'Arc du Forum, où Titus est
appelé le premier vainqueur de Jérusalem, conquise avant lui par Pompée.
--Les médailles trompent, quelquefois. Sous Charles IX, on battit des
monnaies avec le coin de Henri II.