Bouvard et Pécuchet - 04
La porte des champs était recouverte d'une couche de plâtre, sur
laquelle s'alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes,
représentant des Abd-el-Kader, des nègres, des turcos, des femmes nues,
des pieds de cheval, et des têtes de mort!
--Comprends-tu mon impatience!
--Je crois bien!
Et dans leur émotion, ils s'embrassèrent.
Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d'être applaudis--et
Bouvard songea à offrir un grand dîner.
--Prends garde! dit Pécuchet tu vas te lancer dans les réceptions. C'est
un gouffre!
La chose pourtant, fut décidée.
Depuis qu'ils habitaient le pays, ils se tenaient à l'écart.--Tout le
monde, par désir de les connaître, accepta leur invitation, sauf le
comte de Faverges, appelé dans la capitale pour affaires. Ils se
rabattirent sur M. Hurel, son factotum.
Beljambe l'aubergiste, ancien chef à Lisieux devait cuisiner certains
plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la fille de
basse-cour. Marianne la servante de Mme Bordin viendrait aussi. Dès
quatre heures la grille était grande ouverte, et les deux propriétaires,
pleins d'impatience, attendaient leurs convives.
Hurel s'arrêta sous la hêtrée pour remettre sa redingote. Puis, le curé
s'avança revêtu d'une soutane neuve, et un moment après M. Foureau, avec
un gilet de velours. Le Docteur donnait le bras à sa femme qui marchait
péniblement en s'abritant sous son ombrelle. Un flot de rubans roses
s'agita derrière eux; c'était le bonnet de Mme Bordin, habillée d'une
belle robe de soie gorge de pigeon. La chaîne d'or de sa montre lui
battait sur la poitrine, et les bagues brillaient à ses deux mains,
couvertes de mitaines noires.--Enfin parut le notaire, un panama sur la
tête, un lorgnon dans l'oeil; car l'officier ministériel n'étouffait pas
en lui l'homme du monde.
Le salon était ciré à ne pouvoir s'y tenir debout. Les huit fauteuils
d'Utrecht s'adossaient le long de la muraille, une table ronde dans le
milieu supportait la cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de la
cheminée le portrait du père Bouvard. Les embus reparaissant à
contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu de
moisissure aux pommettes ajoutait à l'illusion des favoris. Les invités
lui trouvèrent une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin ajouta, en
regardant Bouvard, qu'il avait dû être un fort bel homme.
Après une heure d'attente, Pécuchet annonça qu'on pouvait passer dans la
salle.
Les rideaux de calicot blanc à bordure rouge étaient, comme ceux du
salon, complètement tirés devant les fenêtres;--et le soleil, traversant
la toile, jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait pour tout
ornement, un baromètre.
Bouvard plaça les deux dames auprès de lui, Pécuchet le maire à sa
gauche, le curé à sa droite;--et l'on entama les huîtres. Elles
sentaient la vase. Bouvard fut désolé, prodigua les excuses; et Pécuchet
se leva pour aller dans la cuisine faire une scène à Beljambe.
Pendant tout le premier service, composé d'une barbue entre un
vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la
manière de fabriquer le cidre. Après quoi on en vint aux mets digestes
ou indigestes. Le Docteur, naturellement fut consulté. Il jugeait les
choses avec scepticisme, comme un homme qui a vu le fond de la science,
et cependant ne tolérait pas la moindre contradiction.
En même temps que l'aloyau, on servit du bourgogne. Il était trouble.
Bouvard attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit
goûter trois autres, sans plus de succès--puis versa du Saint-Julien,
trop jeune, évidemment; et tous les convives se turent. Hurel souriait
sans discontinuer; les pas lourds du garçon résonnaient sur les dalles.
Mme Vaucorbeil, courtaude et l'air bougon (elle était d'ailleurs vers la
fin de sa grossesse), avait gardé un mutisme absolu. Bouvard ne sachant
de quoi l'entretenir lui parla du théâtre de Caen.
--Ma femme ne va jamais au spectacle reprit le docteur.
M. Marescot, quand il habitait Paris, ne fréquentait que les Italiens.
--Moi dit Bouvard je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville,
pour entendre des farces!
Foureau demanda à Mme Bordin si elle aimait les farces?
--Ça dépend de quelle espèce répondit-elle.
Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle
indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de
ménagère étaient connus, et elle avait une petite ferme admirablement
soignée.
Foureau interpella Bouvard:--Est-ce que vous êtes dans l'intention de
vendre la vôtre?
--Mon Dieu, jusqu'à présent, je ne sais trop...
--Comment! pas même la pièce des Écalles? reprit le notaire ce serait à
votre convenance, madame Bordin.
La veuve répliqua, en minaudant:--Les prétentions de M. Bouvard seraient
trop fortes!
On pouvait, peut-être, l'attendrir.
--Je n'essaierai pas!
--Bah! si vous l'embrassiez?
--Essayons tout de même! dit Bouvard--et il la baisa sur les deux joues,
aux applaudissements de la société.
Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations
amenèrent un redoublement de joie. Pécuchet fit un signe. Les rideaux
s'ouvrirent, et le jardin apparut.
C'était dans le crépuscule, quelque chose d'effrayant. Le rocher comme
une montagne occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des
épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus les
haricots--et la cabane, au delà, une grande tache noire; car ils avaient
incendié son toit pour la rendre plus poétique. Les ifs en forme de
cerfs ou de fauteuils se suivaient, jusqu'à l'arbre foudroyé, qui
s'étendait transversalement de la charmille à la tonnelle, où des pommes
d'amour pendaient comme des stalactites. Un tournesol, çà et là, étalait
son disque jaune. La pagode chinoise peinte en rouge semblait un phare
sur le vigneau. Les becs des paons frappés par le soleil se renvoyaient
des feux, et derrière la claire-voie, débarrassée de ses planches, la
campagne toute plate terminait l'horizon.
Devant l'étonnement de leurs convives Bouvard et Pécuchet ressentirent
une véritable jouissance.
Mme Bordin surtout admira les paons. Mais le tombeau ne fut pas compris,
ni la cabane incendiée, ni le mur en ruines. Puis, chacun à tour de
rôle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard et Pécuchet
avaient charrié de l'eau pendant toute la matinée. Elle avait fui entre
les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les recouvrait.
Tout en se promenant on se permit des critiques:--À votre place j'aurais
fait cela.--Les petits pois sont en retard.--Ce coin franchement n'est
pas propre.--Avec une taille pareille, jamais vous n'obtiendrez de
fruits.
Bouvard fut obligé de répondre qu'il se moquait des fruits.
Comme on longeait la charmille, il dit d'un air finaud:
--Ah! voilà une personne que nous dérangeons! mille excuses!
La plaisanterie ne fut pas relevée. Tout le monde connaissait la dame en
plâtre!
Après plusieurs détours dans le labyrinthe, on arriva devant la porte
aux pipes. Des regards de stupéfaction s'échangèrent. Bouvard observait
le visage de ses hôtes,--et impatient de connaître leur opinion:
--Qu'en dites-vous?
Mme Bordin éclata de rire: Tous firent comme elle. Le curé poussait une
sorte de gloussement, Hurel toussait, le Docteur en pleurait, sa femme
fut prise d'un spasme nerveux,--et Foureau, homme sans gêne, cassa un
Abd-el-Kader qu'il mit dans sa poche, comme souvenir.
Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard pour étonner son monde avec
l'écho, cria de toutes ses forces:
--Serviteur! Mesdames!
Rien! pas d'écho. Cela tenait à des réparations faites à la grange, le
pignon et la toiture étant démolis.
Le café fut servi sur le vigneau--et les Messieurs allaient commencer
une partie de boules, quand ils virent en face derrière la claire-voie
un homme qui les regardait.
Il était maigre et hâlé, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste
bleue sans chemise, la barbe noire taillée en brosse; et il articula
d'une voix rauque:
--Donnez-moi un verre de vin!
Le maire et l'abbé Jeufroy l'avaient tout de suite reconnu. C'était un
ancien menuisier de Chavignolles.
--Allons Gorju! éloignez-vous dit M. Foureau. On ne demande pas
l'aumône.
--Moi? l'aumône! s'écria l'homme exaspéré. J'ai fait sept ans la guerre
en Afrique. Je relève de l'hôpital. Pas d'ouvrage! Faut-il que
j'assassine? nom d'un nom!
Sa colère d'elle-même tomba--et les deux poings sur les hanches, il
considérait les bourgeois d'un air mélancolique et gouailleur. La
fatigue des bivouacs, l'absinthe et les fièvres, toute une existence de
misère et de crapule se révélait dans ses yeux troubles. Ses lèvres
pâles tremblaient en lui découvrant les gencives. Le grand ciel
empourpré l'enveloppait d'une lueur sanglante--et son obstination à
rester là causait une sorte d'effroi.
Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d'une bouteille. Le
vagabond l'absorba gloutonnement; puis disparut dans les avoines, en
gesticulant.
Ensuite on blâma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le
désordre. Mais Bouvard irrité par l'insuccès de son jardin prit la
défense du peuple;--tous parlèrent à la fois.
Foureau exaltait le gouvernement. Hurel ne voyait dans le monde que la
propriété foncière. L'abbé Jeufroy se plaignit de ce qu'on ne protégeait
pas la religion. Pécuchet attaqua les impôts. Mme Bordin criait par
intervalle:--Moi d'abord, je déteste la République et le docteur se
déclara pour le progrès. Car enfin, monsieur, nous avons besoin de
réformes.
--Possible! répondit Foureau; mais toutes ces idées-là nuisent aux
affaires.
--Je me fiche des affaires! s'écria Pécuchet.
Vaucorbeil poursuivit:--Au moins, donnez nous l'adjonction des
capacités. Bouvard n'allait pas jusque-là.
--C'est votre opinion? reprit le docteur. Vous êtes toisé! Bonsoir! et
je vous souhaite un déluge pour naviguer dans votre bassin!
--Moi aussi, je m'en vais dit un moment après M. Foureau; et désignant
sa poche où était l'Abd-el-Kader: Si j'ai besoin d'un autre, je
reviendrai.
Le curé, avant de partir confia timidement à Pécuchet qu'il ne trouvait
pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des légumes. Hurel, en
se retirant salua très bas la compagnie. M. Marescot avait disparu après
le dessert.
Mme Bordin recommença le détail de ses cornichons, promit une seconde
recette pour les prunes à l'eau-de-vie--et fit encore trois tours dans
la grande allée;--mais en passant près du tilleul le bas de sa robe
s'accrocha; et ils l'entendirent qui murmurait:--Mon Dieu! quelle bêtise
que cet arbre!
Jusqu'à minuit, les deux amphitryons, sous la tonnelle, exhalèrent leur
ressentiment.
Sans doute, on pouvait reprendre dans le dîner deux ou trois petites
choses par-ci, par-là; et cependant les convives s'étaient gorgés comme
des ogres, preuve qu'il n'était pas si mauvais. Mais pour le jardin,
tant de dénigrement provenait de la plus basse jalousie; et s'échauffant
tous les deux:
--Ah! l'eau manque dans le bassin! Patience, on y verra jusqu'à un cygne
et des poissons!
--À peine s'ils ont remarqué la pagode!
--Prétendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion
d'imbécile!
--Et le tombeau une inconvenance! Pourquoi inconvenance? Est-ce qu'on
n'a pas le droit d'en construire un dans son domaine? Je veux même m'y
faire enterrer!
--Ne parle pas de ça! dit Pécuchet.
Puis, ils passèrent en revue les convives.
--Le médecin m'a l'air d'un joli poseur!
--As-tu observé le ricanement de Marescot devant le portrait?
--Quel goujat que M. le maire! Quand on dîne dans une maison, que
diable! on respecte les curiosités.
--Mme Bordin dit Bouvard.
--Eh! c'est une intrigante! Laisse-moi tranquille.
Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plus voir personne, de vivre
exclusivement chez eux, pour eux seuls.
Et ils passaient des jours dans la cave à enlever le tartre des
bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquèrent les chambres.
Chaque soir, en regardant le bois brûler, ils dissertaient sur le
meilleur système de chauffage.
Ils tâchèrent par économie de fumer des jambons, de couler eux-mêmes la
lessive. Germaine qu'ils incommodaient haussait les épaules. À l'époque
des confitures, elle se fâcha, et ils s'établirent dans le fournil.
C'était une ancienne buanderie, où il y avait sous les fagots, une
grande cuve maçonnée excellente pour leurs projets, l'ambition leur
étant venue de fabriquer des conserves.
Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois; ils en
lutèrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquèrent
sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans l'eau
bouillante. Elle s'évaporait; ils en versèrent de la froide; la
différence de température fit éclater les bocaux. Trois seulement furent
sauvés.
Ensuite, ils se procurèrent de vieilles boîtes à sardines, y mirent des
côtelettes de veau et les enfoncèrent dans le bain-marie. Elles
sortirent rondes comme des ballons; le refroidissement les aplatirait.
Pour continuer l'expérience, ils enfermèrent dans d'autres boîtes, des
oeufs, de la chicorée, du homard, une matelote, un potage!--et ils
s'applaudissaient, comme M. Appert d'avoir fixé les saisons; de
pareilles découvertes, selon Pécuchet, l'emportaient sur les exploits
des conquérants.
Ils perfectionnèrent les achars de Mme Bordin, en épiçant le vinaigre
avec du poivre; et leurs prunes à l'eau-de-vie étaient bien supérieures!
Ils obtinrent par la macération des ratafias de framboise et d'absinthe.
Avec du miel et de l'angélique dans un tonneau de Bagnols, ils voulurent
faire du vin de Malaga; et ils entreprirent également la confection d'un
champagne! Les bouteilles de chablis, coupées de moût, éclatèrent
d'elles-mêmes. Alors, ils ne doutèrent plus de la réussite.
Leurs études se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes
dans toutes les denrées alimentaires.
Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se firent
un ennemi de l'épicier, en lui soutenant qu'il adultérait ses chocolats.
Ils se transportèrent à Falaise, pour demander du jujube;--et sous les
yeux même du pharmacien soumirent sa pâte à l'épreuve de l'eau. Elle
prit l'apparence d'une couenne de lard, ce qui dénotait de la gélatine.
Après ce triomphe, leur orgueil s'exalta. Ils achetèrent le matériel
d'un distillateur en faillite--et bientôt arrivèrent dans la maison, des
tamis, des barils, des entonnoirs, des écumoires, des chausses et des
balances, sans compter une sébile à boulet et un alambic tête-de-maure,
lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de cheminée.
Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les différentes sortes de
cuite: le grand et le petit perlé, le soufflé, le boulé, la morve et le
caramel. Mais il leur tardait d'employer l'alambic; et ils abordèrent
les liqueurs fines, en commençant par l'anisette. Le liquide presque
toujours entraînait avec lui les substances, ou bien elles se collaient
dans le fond; d'autres fois, ils s'étaient trompés sur le dosage. Autour
d'eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, les matras avançaient
leur bec pointu, les poêlons décoraient le mur. Souvent l'un triait des
herbes sur la table, tandis que l'autre faisait osciller le boulet de
canon dans la sébile suspendue. Ils mouvaient les cuillers; ils
dégustaient les mélanges.
Bouvard, toujours en sueur, n'avait pour vêtement que sa chemise et son
pantalon tiré jusqu'au creux de l'estomac par ses courtes bretelles;
mais étourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme de la cucurbite,
ou exagérait le feu. Pécuchet marmottait des calculs, immobile dans sa
longue blouse, une espèce de sarrau d'enfant avec des manches; et ils se
considéraient comme des gens très sérieux, occupés de choses utiles.
Enfin ils rêvèrent une crème, qui devait enfoncer toutes les autres. Ils
y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme dans
le marasquin, de l'hysope comme dans la chartreuse, de l'ambrette comme
dans le vespetro, du calamus aromaticus comme dans le krambambuli;--et
elle serait colorée en rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom
l'offrir au commerce? Car il fallait un nom facile à retenir, et
pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent qu'elle se
nommerait la Bouvarine!
Vers la fin de l'automne, des taches parurent dans les trois bocaux de
conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait
dépendre du bouchage? Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour
essayer les méthodes nouvelles ils manquaient d'argent. Leur ferme les
rongeait.
Plusieurs fois, des tenanciers s'étaient offerts. Bouvard n'en avait pas
voulu. Mais son premier garçon cultivait d'après ses ordres, avec une
épargne dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient, tout
périclitait; et ils causaient de leur embarras, quand maître Gouy entra
dans le laboratoire, escorté de sa femme qui se tenait en arrière,
timidement.
Grâce à toutes les façons qu'elles avaient reçues, les terres s'étaient
améliorées--et il venait pour reprendre la ferme. Il la déprécia. Malgré
tous leurs travaux les bénéfices étaient chanceux, bref s'il la désirait
c'était par amour du pays et regret d'aussi bons maîtres. On le congédia
d'une manière froide. Il revint le soir même.
Pécuchet avait sermonné Bouvard; ils allaient fléchir; Gouy demanda une
diminution de fermage; et comme les autres se récriaient, il se mit à
beugler plutôt qu'à parler, attestant le Bon Dieu, énumérant ses peines,
vantant ses mérites. Quand on le sommait de dire son prix, il baissait
la tête au lieu de répondre. Alors sa femme, assise près de la porte
avec un grand panier sur les genoux recommençait les mêmes
protestations, en piaillant d'une voix aiguë comme une poule blessée.
Enfin le bail fut arrêté aux conditions de trois mille francs par an, un
tiers de moins qu'autrefois.
Séance tenante, maître Gouy proposa d'acheter le matériel;--et les
dialogues recommencèrent.
L'estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s'en mourait de
fatigue. Il lâcha tout pour une somme tellement dérisoire que Gouy,
d'abord en écarquilla les yeux et s'écriant:--Convenu, lui frappa dans
la main.
Après quoi, les propriétaires suivant l'usage offrirent de casser une
croûte à la maison; et Pécuchet ouvrit une des bouteilles de son malaga,
moins par générosité que dans l'espoir d'en obtenir des éloges.
Mais le laboureur dit en rechignant:--C'est comme du sirop de réglisse,
et sa femme pour se faire passer le goût implora un verre d'eau-de-vie.
Une chose plus grave les occupait! Tous les éléments de la Bouvarine
étaient enfin rassemblés.
Ils les entassèrent dans la cucurbite, avec de l'alcool, allumèrent le
feu et attendirent. Cependant, Pécuchet tourmenté par la mésaventure du
malaga prit dans l'armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauter le
couvercle de la première, puis de la seconde, de la troisième. Il les
rejetait avec fureur, et appela Bouvard.
Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers les
conserves. La désillusion fut complète. Les tranches de veau
ressemblaient à des semelles bouillies; un liquide fangeux remplaçait le
homard; on ne reconnaissait plus la matelote. Des champignons avaient
poussé sur le potage--et une intolérable odeur empestait le laboratoire.
Tout à coup, avec un bruit d'obus, l'alambic éclata en vingt morceaux,
qui bondirent jusqu'au plafond, crevant les marmites, aplatissant les
écumoires, fracassant les verres; le charbon s'éparpilla, le fourneau
fut démoli--et le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la cour.
La force de la vapeur avait rompu l'instrument, d'autant que la
cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau.
Pécuchet, tout de suite, s'était accroupi derrière la cuve, et Bouvard
comme écroulé sur un tabouret. Pendant dix minutes, ils demeurèrent dans
cette posture, n'osant se permettre un seul mouvement, pâles de terreur,
au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, ils se
demandèrent quelle était la cause de tant d'infortunes, de la dernière
surtout?--et ils n'y comprenaient rien, sinon qu'ils avaient manqué
périr. Pécuchet termina par ces mots:
--C'est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie!
CHAPITRE III
Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault--et
apprirent d'abord que les corps simples sont peut-être composés.
On les distingue en métalloïdes et en métaux,--différence qui n'a rien
d'absolu, dit l'auteur. De même pour les acides et les bases, un corps
pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, suivant les
circonstances.
La notation leur parut baroque.--Les Proportions multiples troublèrent
Pécuchet.
--Puisqu'une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs
parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant
de parties; mais si elle se divise, elle cesse d'être l'unité, la
molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas.
--Moi, non plus! disait Bouvard.
Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin--où
ils acquirent la certitude que dix litres d'air pèsent cent grammes,
qu'il n'entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n'est que du
carbone.
Ce qui les ébahit par-dessus tout, c'est que la terre comme élément
n'existe pas.
Ils saisirent la manoeuvre du chalumeau, l'or, l'argent, la lessive du
linge, l'étamage des casseroles; puis sans le moindre scrupule, Bouvard
et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique.
Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes
substances qui composent les minéraux. Néanmoins, ils éprouvaient une
sorte d'humiliation à l'idée que leur individu contenait du phosphore
comme les allumettes, de l'albumine comme les blancs d'oeufs, du gaz
hydrogène comme les réverbères.
Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation.
Elle les conduisit aux acides--et la loi des équivalents les embarrassa
encore une fois. Ils tâchèrent de l'élucider avec la théorie des atomes,
ce qui acheva de les perdre.
Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments.
La dépense était considérable; et ils en avaient trop fait.
Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer.
Ils se présentèrent au moment de ses consultations.
--Messieurs, je vous écoute! quel est votre mal?
Pécuchet répliqua qu'ils n'étaient pas malades, et ayant exposé le but
de leur visite:
--Nous désirons connaître premièrement l'atomicité supérieure.
Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la
chimie.
--Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs! mais actuellement, on la
fourre partout! Elle exerce sur la médecine une action déplorable. Et
l'autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses
environnantes.
Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boite
chirurgicale posait au milieu du bureau. Des sondes emplissaient une
cuvette dans un coin--et il y avait contre le mur, la représentation
d'un écorché.
Pécuchet en fit compliment au Docteur.
--Ce doit être une belle étude que l'Anatomie?
M. Vaucorbeil s'étendit sur le charme qu'il éprouvait autrefois dans les
dissections;--et Bouvard demanda quels sont les rapports entre
l'intérieur de la femme et celui de l'homme.
Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de
planches anatomiques.
--Emportez-les! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise!
Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de
ses yeux, la longueur effrayante de ses mains.--Un ouvrage explicatif
leur manquait; ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et grâce au manuel
d'Alexandre Lauth ils apprirent les divisions de la charpente, en
s'ébahissant de l'épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si
le Créateur l'eût fait droite.--Pourquoi seize fois, précisément?
Les métacarpiens désolèrent Bouvard;--Pécuchet acharné sur le crâne,
perdit courage devant le sphénoïde, bien qu'il ressemble à une selle
turque, ou turquesque.
Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient--et ils
attaquèrent les muscles.
Mais les insertions n'étaient pas commodes à découvrir--et parvenus aux
gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement.
Pécuchet dit, alors:
--Si nous reprenions la chimie?--ne serait ce que pour utiliser le
laboratoire!
Bouvard protesta; et il crut se rappeler que l'on fabriquait à l'usage
des pays chauds des cadavres postiches.
Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des
renseignements.--Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des
bonshommes de M. Auzoux--et la semaine suivante, le messager de Falaise
déposa devant leur grille une caisse oblongue.
Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d'émotion. Quand les
planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie
glissèrent, le mannequin apparut.
Il était couleur de brique, sans chevelure, sans peau, avec
d'innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne
ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou, fort
vilain, très propre et qui sentait le vernis.
Puis ils enlevèrent le thorax; et ils aperçurent les deux poumons
pareils à deux éponges, le coeur tel qu'un gros oeuf, un peu de côté par
derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles.
--À la besogne! dit Pécuchet.
La journée et le soir y passèrent.
Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les
amphithéâtres, et à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient
leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la
porte.--Ouvrez!
C'était M. Foureau, suivi du garde champêtre.
Les maîtres de Germaine s'étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle
avait couru de suite chez l'épicière, pour conter la chose; et tout le
village croyait maintenant qu'ils recelaient dans leur maison un
véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s'assurer
du fait. Des curieux se tenaient dans la cour.
Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc; et les muscles de
la face étant décrochés, l'oeil faisait une saillie monstrueuse, avait
quelque chose d'effrayant.
--Qui vous amène? dit Pécuchet.
Foureau balbutia:--Rien! rien du tout! et prenant une des pièces sur la
table:--Qu'est-ce que c'est?
--Le buccinateur! répondit Bouvard.
Foureau se tut--mais souriait d'une façon narquoise, jaloux de ce qu'ils
avaient un divertissement au-dessus de sa compétence.
Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les
gens qui s'ennuyaient sur le seuil avaient pénétré dans le fournil--et
comme on se poussait un peu, la table trembla.
--Ah! c'est trop fort! s'écria Pécuchet. Débarrassez-nous du public!
Le garde champêtre fit partir les curieux.
--Très bien! dit Bouvard! nous n'avons besoin de personne!
Foureau comprit l'allusion; et lui demanda s'ils avaient le droit,
n'étant pas médecins, de détenir un objet pareil? Il allait, du reste,
en écrire au Préfet.--Quel pays! on n'était pas plus inepte, sauvage et
rétrograde! La comparaison qu'ils firent d'eux-mêmes avec les autres les
consola.--Ils ambitionnaient de souffrir pour la science.
Le Docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop
éloigné de la nature; mais profita de la circonstance pour faire une
leçon.
Bouvard et Pécuchet furent charmés; et sur leur désir, M. Vaucorbeil
leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois
qu'ils n'iraient pas jusqu'au bout.
Ils prirent en note dans le Dictionnaire des Sciences médicales, les
exemples d'accouchement, de longévité, d'obésité et de constipation
laquelle s'alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes,
représentant des Abd-el-Kader, des nègres, des turcos, des femmes nues,
des pieds de cheval, et des têtes de mort!
--Comprends-tu mon impatience!
--Je crois bien!
Et dans leur émotion, ils s'embrassèrent.
Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d'être applaudis--et
Bouvard songea à offrir un grand dîner.
--Prends garde! dit Pécuchet tu vas te lancer dans les réceptions. C'est
un gouffre!
La chose pourtant, fut décidée.
Depuis qu'ils habitaient le pays, ils se tenaient à l'écart.--Tout le
monde, par désir de les connaître, accepta leur invitation, sauf le
comte de Faverges, appelé dans la capitale pour affaires. Ils se
rabattirent sur M. Hurel, son factotum.
Beljambe l'aubergiste, ancien chef à Lisieux devait cuisiner certains
plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la fille de
basse-cour. Marianne la servante de Mme Bordin viendrait aussi. Dès
quatre heures la grille était grande ouverte, et les deux propriétaires,
pleins d'impatience, attendaient leurs convives.
Hurel s'arrêta sous la hêtrée pour remettre sa redingote. Puis, le curé
s'avança revêtu d'une soutane neuve, et un moment après M. Foureau, avec
un gilet de velours. Le Docteur donnait le bras à sa femme qui marchait
péniblement en s'abritant sous son ombrelle. Un flot de rubans roses
s'agita derrière eux; c'était le bonnet de Mme Bordin, habillée d'une
belle robe de soie gorge de pigeon. La chaîne d'or de sa montre lui
battait sur la poitrine, et les bagues brillaient à ses deux mains,
couvertes de mitaines noires.--Enfin parut le notaire, un panama sur la
tête, un lorgnon dans l'oeil; car l'officier ministériel n'étouffait pas
en lui l'homme du monde.
Le salon était ciré à ne pouvoir s'y tenir debout. Les huit fauteuils
d'Utrecht s'adossaient le long de la muraille, une table ronde dans le
milieu supportait la cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de la
cheminée le portrait du père Bouvard. Les embus reparaissant à
contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu de
moisissure aux pommettes ajoutait à l'illusion des favoris. Les invités
lui trouvèrent une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin ajouta, en
regardant Bouvard, qu'il avait dû être un fort bel homme.
Après une heure d'attente, Pécuchet annonça qu'on pouvait passer dans la
salle.
Les rideaux de calicot blanc à bordure rouge étaient, comme ceux du
salon, complètement tirés devant les fenêtres;--et le soleil, traversant
la toile, jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait pour tout
ornement, un baromètre.
Bouvard plaça les deux dames auprès de lui, Pécuchet le maire à sa
gauche, le curé à sa droite;--et l'on entama les huîtres. Elles
sentaient la vase. Bouvard fut désolé, prodigua les excuses; et Pécuchet
se leva pour aller dans la cuisine faire une scène à Beljambe.
Pendant tout le premier service, composé d'une barbue entre un
vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la
manière de fabriquer le cidre. Après quoi on en vint aux mets digestes
ou indigestes. Le Docteur, naturellement fut consulté. Il jugeait les
choses avec scepticisme, comme un homme qui a vu le fond de la science,
et cependant ne tolérait pas la moindre contradiction.
En même temps que l'aloyau, on servit du bourgogne. Il était trouble.
Bouvard attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit
goûter trois autres, sans plus de succès--puis versa du Saint-Julien,
trop jeune, évidemment; et tous les convives se turent. Hurel souriait
sans discontinuer; les pas lourds du garçon résonnaient sur les dalles.
Mme Vaucorbeil, courtaude et l'air bougon (elle était d'ailleurs vers la
fin de sa grossesse), avait gardé un mutisme absolu. Bouvard ne sachant
de quoi l'entretenir lui parla du théâtre de Caen.
--Ma femme ne va jamais au spectacle reprit le docteur.
M. Marescot, quand il habitait Paris, ne fréquentait que les Italiens.
--Moi dit Bouvard je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville,
pour entendre des farces!
Foureau demanda à Mme Bordin si elle aimait les farces?
--Ça dépend de quelle espèce répondit-elle.
Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle
indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de
ménagère étaient connus, et elle avait une petite ferme admirablement
soignée.
Foureau interpella Bouvard:--Est-ce que vous êtes dans l'intention de
vendre la vôtre?
--Mon Dieu, jusqu'à présent, je ne sais trop...
--Comment! pas même la pièce des Écalles? reprit le notaire ce serait à
votre convenance, madame Bordin.
La veuve répliqua, en minaudant:--Les prétentions de M. Bouvard seraient
trop fortes!
On pouvait, peut-être, l'attendrir.
--Je n'essaierai pas!
--Bah! si vous l'embrassiez?
--Essayons tout de même! dit Bouvard--et il la baisa sur les deux joues,
aux applaudissements de la société.
Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations
amenèrent un redoublement de joie. Pécuchet fit un signe. Les rideaux
s'ouvrirent, et le jardin apparut.
C'était dans le crépuscule, quelque chose d'effrayant. Le rocher comme
une montagne occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des
épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus les
haricots--et la cabane, au delà, une grande tache noire; car ils avaient
incendié son toit pour la rendre plus poétique. Les ifs en forme de
cerfs ou de fauteuils se suivaient, jusqu'à l'arbre foudroyé, qui
s'étendait transversalement de la charmille à la tonnelle, où des pommes
d'amour pendaient comme des stalactites. Un tournesol, çà et là, étalait
son disque jaune. La pagode chinoise peinte en rouge semblait un phare
sur le vigneau. Les becs des paons frappés par le soleil se renvoyaient
des feux, et derrière la claire-voie, débarrassée de ses planches, la
campagne toute plate terminait l'horizon.
Devant l'étonnement de leurs convives Bouvard et Pécuchet ressentirent
une véritable jouissance.
Mme Bordin surtout admira les paons. Mais le tombeau ne fut pas compris,
ni la cabane incendiée, ni le mur en ruines. Puis, chacun à tour de
rôle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard et Pécuchet
avaient charrié de l'eau pendant toute la matinée. Elle avait fui entre
les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les recouvrait.
Tout en se promenant on se permit des critiques:--À votre place j'aurais
fait cela.--Les petits pois sont en retard.--Ce coin franchement n'est
pas propre.--Avec une taille pareille, jamais vous n'obtiendrez de
fruits.
Bouvard fut obligé de répondre qu'il se moquait des fruits.
Comme on longeait la charmille, il dit d'un air finaud:
--Ah! voilà une personne que nous dérangeons! mille excuses!
La plaisanterie ne fut pas relevée. Tout le monde connaissait la dame en
plâtre!
Après plusieurs détours dans le labyrinthe, on arriva devant la porte
aux pipes. Des regards de stupéfaction s'échangèrent. Bouvard observait
le visage de ses hôtes,--et impatient de connaître leur opinion:
--Qu'en dites-vous?
Mme Bordin éclata de rire: Tous firent comme elle. Le curé poussait une
sorte de gloussement, Hurel toussait, le Docteur en pleurait, sa femme
fut prise d'un spasme nerveux,--et Foureau, homme sans gêne, cassa un
Abd-el-Kader qu'il mit dans sa poche, comme souvenir.
Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard pour étonner son monde avec
l'écho, cria de toutes ses forces:
--Serviteur! Mesdames!
Rien! pas d'écho. Cela tenait à des réparations faites à la grange, le
pignon et la toiture étant démolis.
Le café fut servi sur le vigneau--et les Messieurs allaient commencer
une partie de boules, quand ils virent en face derrière la claire-voie
un homme qui les regardait.
Il était maigre et hâlé, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste
bleue sans chemise, la barbe noire taillée en brosse; et il articula
d'une voix rauque:
--Donnez-moi un verre de vin!
Le maire et l'abbé Jeufroy l'avaient tout de suite reconnu. C'était un
ancien menuisier de Chavignolles.
--Allons Gorju! éloignez-vous dit M. Foureau. On ne demande pas
l'aumône.
--Moi? l'aumône! s'écria l'homme exaspéré. J'ai fait sept ans la guerre
en Afrique. Je relève de l'hôpital. Pas d'ouvrage! Faut-il que
j'assassine? nom d'un nom!
Sa colère d'elle-même tomba--et les deux poings sur les hanches, il
considérait les bourgeois d'un air mélancolique et gouailleur. La
fatigue des bivouacs, l'absinthe et les fièvres, toute une existence de
misère et de crapule se révélait dans ses yeux troubles. Ses lèvres
pâles tremblaient en lui découvrant les gencives. Le grand ciel
empourpré l'enveloppait d'une lueur sanglante--et son obstination à
rester là causait une sorte d'effroi.
Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d'une bouteille. Le
vagabond l'absorba gloutonnement; puis disparut dans les avoines, en
gesticulant.
Ensuite on blâma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le
désordre. Mais Bouvard irrité par l'insuccès de son jardin prit la
défense du peuple;--tous parlèrent à la fois.
Foureau exaltait le gouvernement. Hurel ne voyait dans le monde que la
propriété foncière. L'abbé Jeufroy se plaignit de ce qu'on ne protégeait
pas la religion. Pécuchet attaqua les impôts. Mme Bordin criait par
intervalle:--Moi d'abord, je déteste la République et le docteur se
déclara pour le progrès. Car enfin, monsieur, nous avons besoin de
réformes.
--Possible! répondit Foureau; mais toutes ces idées-là nuisent aux
affaires.
--Je me fiche des affaires! s'écria Pécuchet.
Vaucorbeil poursuivit:--Au moins, donnez nous l'adjonction des
capacités. Bouvard n'allait pas jusque-là.
--C'est votre opinion? reprit le docteur. Vous êtes toisé! Bonsoir! et
je vous souhaite un déluge pour naviguer dans votre bassin!
--Moi aussi, je m'en vais dit un moment après M. Foureau; et désignant
sa poche où était l'Abd-el-Kader: Si j'ai besoin d'un autre, je
reviendrai.
Le curé, avant de partir confia timidement à Pécuchet qu'il ne trouvait
pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des légumes. Hurel, en
se retirant salua très bas la compagnie. M. Marescot avait disparu après
le dessert.
Mme Bordin recommença le détail de ses cornichons, promit une seconde
recette pour les prunes à l'eau-de-vie--et fit encore trois tours dans
la grande allée;--mais en passant près du tilleul le bas de sa robe
s'accrocha; et ils l'entendirent qui murmurait:--Mon Dieu! quelle bêtise
que cet arbre!
Jusqu'à minuit, les deux amphitryons, sous la tonnelle, exhalèrent leur
ressentiment.
Sans doute, on pouvait reprendre dans le dîner deux ou trois petites
choses par-ci, par-là; et cependant les convives s'étaient gorgés comme
des ogres, preuve qu'il n'était pas si mauvais. Mais pour le jardin,
tant de dénigrement provenait de la plus basse jalousie; et s'échauffant
tous les deux:
--Ah! l'eau manque dans le bassin! Patience, on y verra jusqu'à un cygne
et des poissons!
--À peine s'ils ont remarqué la pagode!
--Prétendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion
d'imbécile!
--Et le tombeau une inconvenance! Pourquoi inconvenance? Est-ce qu'on
n'a pas le droit d'en construire un dans son domaine? Je veux même m'y
faire enterrer!
--Ne parle pas de ça! dit Pécuchet.
Puis, ils passèrent en revue les convives.
--Le médecin m'a l'air d'un joli poseur!
--As-tu observé le ricanement de Marescot devant le portrait?
--Quel goujat que M. le maire! Quand on dîne dans une maison, que
diable! on respecte les curiosités.
--Mme Bordin dit Bouvard.
--Eh! c'est une intrigante! Laisse-moi tranquille.
Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plus voir personne, de vivre
exclusivement chez eux, pour eux seuls.
Et ils passaient des jours dans la cave à enlever le tartre des
bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquèrent les chambres.
Chaque soir, en regardant le bois brûler, ils dissertaient sur le
meilleur système de chauffage.
Ils tâchèrent par économie de fumer des jambons, de couler eux-mêmes la
lessive. Germaine qu'ils incommodaient haussait les épaules. À l'époque
des confitures, elle se fâcha, et ils s'établirent dans le fournil.
C'était une ancienne buanderie, où il y avait sous les fagots, une
grande cuve maçonnée excellente pour leurs projets, l'ambition leur
étant venue de fabriquer des conserves.
Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois; ils en
lutèrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquèrent
sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans l'eau
bouillante. Elle s'évaporait; ils en versèrent de la froide; la
différence de température fit éclater les bocaux. Trois seulement furent
sauvés.
Ensuite, ils se procurèrent de vieilles boîtes à sardines, y mirent des
côtelettes de veau et les enfoncèrent dans le bain-marie. Elles
sortirent rondes comme des ballons; le refroidissement les aplatirait.
Pour continuer l'expérience, ils enfermèrent dans d'autres boîtes, des
oeufs, de la chicorée, du homard, une matelote, un potage!--et ils
s'applaudissaient, comme M. Appert d'avoir fixé les saisons; de
pareilles découvertes, selon Pécuchet, l'emportaient sur les exploits
des conquérants.
Ils perfectionnèrent les achars de Mme Bordin, en épiçant le vinaigre
avec du poivre; et leurs prunes à l'eau-de-vie étaient bien supérieures!
Ils obtinrent par la macération des ratafias de framboise et d'absinthe.
Avec du miel et de l'angélique dans un tonneau de Bagnols, ils voulurent
faire du vin de Malaga; et ils entreprirent également la confection d'un
champagne! Les bouteilles de chablis, coupées de moût, éclatèrent
d'elles-mêmes. Alors, ils ne doutèrent plus de la réussite.
Leurs études se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes
dans toutes les denrées alimentaires.
Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se firent
un ennemi de l'épicier, en lui soutenant qu'il adultérait ses chocolats.
Ils se transportèrent à Falaise, pour demander du jujube;--et sous les
yeux même du pharmacien soumirent sa pâte à l'épreuve de l'eau. Elle
prit l'apparence d'une couenne de lard, ce qui dénotait de la gélatine.
Après ce triomphe, leur orgueil s'exalta. Ils achetèrent le matériel
d'un distillateur en faillite--et bientôt arrivèrent dans la maison, des
tamis, des barils, des entonnoirs, des écumoires, des chausses et des
balances, sans compter une sébile à boulet et un alambic tête-de-maure,
lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de cheminée.
Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les différentes sortes de
cuite: le grand et le petit perlé, le soufflé, le boulé, la morve et le
caramel. Mais il leur tardait d'employer l'alambic; et ils abordèrent
les liqueurs fines, en commençant par l'anisette. Le liquide presque
toujours entraînait avec lui les substances, ou bien elles se collaient
dans le fond; d'autres fois, ils s'étaient trompés sur le dosage. Autour
d'eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, les matras avançaient
leur bec pointu, les poêlons décoraient le mur. Souvent l'un triait des
herbes sur la table, tandis que l'autre faisait osciller le boulet de
canon dans la sébile suspendue. Ils mouvaient les cuillers; ils
dégustaient les mélanges.
Bouvard, toujours en sueur, n'avait pour vêtement que sa chemise et son
pantalon tiré jusqu'au creux de l'estomac par ses courtes bretelles;
mais étourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme de la cucurbite,
ou exagérait le feu. Pécuchet marmottait des calculs, immobile dans sa
longue blouse, une espèce de sarrau d'enfant avec des manches; et ils se
considéraient comme des gens très sérieux, occupés de choses utiles.
Enfin ils rêvèrent une crème, qui devait enfoncer toutes les autres. Ils
y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme dans
le marasquin, de l'hysope comme dans la chartreuse, de l'ambrette comme
dans le vespetro, du calamus aromaticus comme dans le krambambuli;--et
elle serait colorée en rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom
l'offrir au commerce? Car il fallait un nom facile à retenir, et
pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent qu'elle se
nommerait la Bouvarine!
Vers la fin de l'automne, des taches parurent dans les trois bocaux de
conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait
dépendre du bouchage? Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour
essayer les méthodes nouvelles ils manquaient d'argent. Leur ferme les
rongeait.
Plusieurs fois, des tenanciers s'étaient offerts. Bouvard n'en avait pas
voulu. Mais son premier garçon cultivait d'après ses ordres, avec une
épargne dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient, tout
périclitait; et ils causaient de leur embarras, quand maître Gouy entra
dans le laboratoire, escorté de sa femme qui se tenait en arrière,
timidement.
Grâce à toutes les façons qu'elles avaient reçues, les terres s'étaient
améliorées--et il venait pour reprendre la ferme. Il la déprécia. Malgré
tous leurs travaux les bénéfices étaient chanceux, bref s'il la désirait
c'était par amour du pays et regret d'aussi bons maîtres. On le congédia
d'une manière froide. Il revint le soir même.
Pécuchet avait sermonné Bouvard; ils allaient fléchir; Gouy demanda une
diminution de fermage; et comme les autres se récriaient, il se mit à
beugler plutôt qu'à parler, attestant le Bon Dieu, énumérant ses peines,
vantant ses mérites. Quand on le sommait de dire son prix, il baissait
la tête au lieu de répondre. Alors sa femme, assise près de la porte
avec un grand panier sur les genoux recommençait les mêmes
protestations, en piaillant d'une voix aiguë comme une poule blessée.
Enfin le bail fut arrêté aux conditions de trois mille francs par an, un
tiers de moins qu'autrefois.
Séance tenante, maître Gouy proposa d'acheter le matériel;--et les
dialogues recommencèrent.
L'estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s'en mourait de
fatigue. Il lâcha tout pour une somme tellement dérisoire que Gouy,
d'abord en écarquilla les yeux et s'écriant:--Convenu, lui frappa dans
la main.
Après quoi, les propriétaires suivant l'usage offrirent de casser une
croûte à la maison; et Pécuchet ouvrit une des bouteilles de son malaga,
moins par générosité que dans l'espoir d'en obtenir des éloges.
Mais le laboureur dit en rechignant:--C'est comme du sirop de réglisse,
et sa femme pour se faire passer le goût implora un verre d'eau-de-vie.
Une chose plus grave les occupait! Tous les éléments de la Bouvarine
étaient enfin rassemblés.
Ils les entassèrent dans la cucurbite, avec de l'alcool, allumèrent le
feu et attendirent. Cependant, Pécuchet tourmenté par la mésaventure du
malaga prit dans l'armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauter le
couvercle de la première, puis de la seconde, de la troisième. Il les
rejetait avec fureur, et appela Bouvard.
Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers les
conserves. La désillusion fut complète. Les tranches de veau
ressemblaient à des semelles bouillies; un liquide fangeux remplaçait le
homard; on ne reconnaissait plus la matelote. Des champignons avaient
poussé sur le potage--et une intolérable odeur empestait le laboratoire.
Tout à coup, avec un bruit d'obus, l'alambic éclata en vingt morceaux,
qui bondirent jusqu'au plafond, crevant les marmites, aplatissant les
écumoires, fracassant les verres; le charbon s'éparpilla, le fourneau
fut démoli--et le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la cour.
La force de la vapeur avait rompu l'instrument, d'autant que la
cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau.
Pécuchet, tout de suite, s'était accroupi derrière la cuve, et Bouvard
comme écroulé sur un tabouret. Pendant dix minutes, ils demeurèrent dans
cette posture, n'osant se permettre un seul mouvement, pâles de terreur,
au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, ils se
demandèrent quelle était la cause de tant d'infortunes, de la dernière
surtout?--et ils n'y comprenaient rien, sinon qu'ils avaient manqué
périr. Pécuchet termina par ces mots:
--C'est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie!
CHAPITRE III
Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault--et
apprirent d'abord que les corps simples sont peut-être composés.
On les distingue en métalloïdes et en métaux,--différence qui n'a rien
d'absolu, dit l'auteur. De même pour les acides et les bases, un corps
pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, suivant les
circonstances.
La notation leur parut baroque.--Les Proportions multiples troublèrent
Pécuchet.
--Puisqu'une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs
parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant
de parties; mais si elle se divise, elle cesse d'être l'unité, la
molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas.
--Moi, non plus! disait Bouvard.
Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin--où
ils acquirent la certitude que dix litres d'air pèsent cent grammes,
qu'il n'entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n'est que du
carbone.
Ce qui les ébahit par-dessus tout, c'est que la terre comme élément
n'existe pas.
Ils saisirent la manoeuvre du chalumeau, l'or, l'argent, la lessive du
linge, l'étamage des casseroles; puis sans le moindre scrupule, Bouvard
et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique.
Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes
substances qui composent les minéraux. Néanmoins, ils éprouvaient une
sorte d'humiliation à l'idée que leur individu contenait du phosphore
comme les allumettes, de l'albumine comme les blancs d'oeufs, du gaz
hydrogène comme les réverbères.
Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation.
Elle les conduisit aux acides--et la loi des équivalents les embarrassa
encore une fois. Ils tâchèrent de l'élucider avec la théorie des atomes,
ce qui acheva de les perdre.
Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments.
La dépense était considérable; et ils en avaient trop fait.
Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer.
Ils se présentèrent au moment de ses consultations.
--Messieurs, je vous écoute! quel est votre mal?
Pécuchet répliqua qu'ils n'étaient pas malades, et ayant exposé le but
de leur visite:
--Nous désirons connaître premièrement l'atomicité supérieure.
Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la
chimie.
--Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs! mais actuellement, on la
fourre partout! Elle exerce sur la médecine une action déplorable. Et
l'autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses
environnantes.
Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boite
chirurgicale posait au milieu du bureau. Des sondes emplissaient une
cuvette dans un coin--et il y avait contre le mur, la représentation
d'un écorché.
Pécuchet en fit compliment au Docteur.
--Ce doit être une belle étude que l'Anatomie?
M. Vaucorbeil s'étendit sur le charme qu'il éprouvait autrefois dans les
dissections;--et Bouvard demanda quels sont les rapports entre
l'intérieur de la femme et celui de l'homme.
Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de
planches anatomiques.
--Emportez-les! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise!
Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de
ses yeux, la longueur effrayante de ses mains.--Un ouvrage explicatif
leur manquait; ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et grâce au manuel
d'Alexandre Lauth ils apprirent les divisions de la charpente, en
s'ébahissant de l'épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si
le Créateur l'eût fait droite.--Pourquoi seize fois, précisément?
Les métacarpiens désolèrent Bouvard;--Pécuchet acharné sur le crâne,
perdit courage devant le sphénoïde, bien qu'il ressemble à une selle
turque, ou turquesque.
Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient--et ils
attaquèrent les muscles.
Mais les insertions n'étaient pas commodes à découvrir--et parvenus aux
gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement.
Pécuchet dit, alors:
--Si nous reprenions la chimie?--ne serait ce que pour utiliser le
laboratoire!
Bouvard protesta; et il crut se rappeler que l'on fabriquait à l'usage
des pays chauds des cadavres postiches.
Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des
renseignements.--Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des
bonshommes de M. Auzoux--et la semaine suivante, le messager de Falaise
déposa devant leur grille une caisse oblongue.
Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d'émotion. Quand les
planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie
glissèrent, le mannequin apparut.
Il était couleur de brique, sans chevelure, sans peau, avec
d'innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne
ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou, fort
vilain, très propre et qui sentait le vernis.
Puis ils enlevèrent le thorax; et ils aperçurent les deux poumons
pareils à deux éponges, le coeur tel qu'un gros oeuf, un peu de côté par
derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles.
--À la besogne! dit Pécuchet.
La journée et le soir y passèrent.
Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les
amphithéâtres, et à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient
leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la
porte.--Ouvrez!
C'était M. Foureau, suivi du garde champêtre.
Les maîtres de Germaine s'étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle
avait couru de suite chez l'épicière, pour conter la chose; et tout le
village croyait maintenant qu'ils recelaient dans leur maison un
véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s'assurer
du fait. Des curieux se tenaient dans la cour.
Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc; et les muscles de
la face étant décrochés, l'oeil faisait une saillie monstrueuse, avait
quelque chose d'effrayant.
--Qui vous amène? dit Pécuchet.
Foureau balbutia:--Rien! rien du tout! et prenant une des pièces sur la
table:--Qu'est-ce que c'est?
--Le buccinateur! répondit Bouvard.
Foureau se tut--mais souriait d'une façon narquoise, jaloux de ce qu'ils
avaient un divertissement au-dessus de sa compétence.
Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les
gens qui s'ennuyaient sur le seuil avaient pénétré dans le fournil--et
comme on se poussait un peu, la table trembla.
--Ah! c'est trop fort! s'écria Pécuchet. Débarrassez-nous du public!
Le garde champêtre fit partir les curieux.
--Très bien! dit Bouvard! nous n'avons besoin de personne!
Foureau comprit l'allusion; et lui demanda s'ils avaient le droit,
n'étant pas médecins, de détenir un objet pareil? Il allait, du reste,
en écrire au Préfet.--Quel pays! on n'était pas plus inepte, sauvage et
rétrograde! La comparaison qu'ils firent d'eux-mêmes avec les autres les
consola.--Ils ambitionnaient de souffrir pour la science.
Le Docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop
éloigné de la nature; mais profita de la circonstance pour faire une
leçon.
Bouvard et Pécuchet furent charmés; et sur leur désir, M. Vaucorbeil
leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois
qu'ils n'iraient pas jusqu'au bout.
Ils prirent en note dans le Dictionnaire des Sciences médicales, les
exemples d'accouchement, de longévité, d'obésité et de constipation
- Parts
- Bouvard et Pécuchet - 01
- Bouvard et Pécuchet - 02
- Bouvard et Pécuchet - 03
- Bouvard et Pécuchet - 04
- Bouvard et Pécuchet - 05
- Bouvard et Pécuchet - 06
- Bouvard et Pécuchet - 07
- Bouvard et Pécuchet - 08
- Bouvard et Pécuchet - 09
- Bouvard et Pécuchet - 10
- Bouvard et Pécuchet - 11
- Bouvard et Pécuchet - 12
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