Bouvard et Pécuchet - 03
s'épanouissait, montait, finit par être prodigieux, et absolument
incomestible. N'importe! Pécuchet fut content de posséder un monstre.
Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l'art: l'élève du
melon.
Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies de
terreau, qu'il enfouit dans sa couche. Puis, il dressa une autre couche;
et quand elle eut jeté son feu repiqua les plants les plus beaux, avec
des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant les préceptes
du bon jardinier, respecta les fleurs, laissa se nouer les fruits, en
choisit un sur chaque bras, supprima les autres; et dès qu'ils eurent la
grosseur d'une noix, il glissa sous leur écorce une planchette pour les
empêcher de pourrir au contact du crottin. Il les bassinait, les aérait,
enlevait avec son mouchoir la brume des cloches--et si des nuages
paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La nuit, il n'en
dormait pas. Plusieurs fois même, il se releva; et pieds nus dans ses
bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pour aller
mettre sur les bâches la couverture de son lit.
Les cantaloups mûrirent.
Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur, le
troisième non plus; Pécuchet trouvait pour chacun une excuse nouvelle,
jusqu'au dernier qu'il jeta par la fenêtre, déclarant n'y rien
comprendre.
En effet, comme il avait cultivé les unes près des autres des espèces
différentes, les sucrins s'étaient confondus avec les maraîchers, le
gros Portugal avec le grand Mogol--et le voisinage des pommes d'amour
complétant l'anarchie, il en était résulté d'abominables mulets qui
avaient le goût de citrouilles.
Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour
avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de
bruyère et se mit à l'oeuvre résolument.
Mais il planta des passiflores à l'ombre, des pensées au soleil, couvrit
de fumier les jacinthes, arrosa les lys après leur floraison, détruisit
les rhododendrons par des excès d'abattage, stimula les fuchsias avec de
la colle forte, et rôtit un grenadier, en l'exposant au feu dans la
cuisine.
Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de
papier fort enduits de chandelle; cela faisait comme des pains de sucre,
tenus en l'air par des bâtons. Les tuteurs des dahlias étaient
gigantesques;--et on apercevait, entre ces lignes droites les rameaux
tortueux d'un sophora-japonica qui demeurait immuable, sans dépérir, ni
sans pousser.
Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les jardins
de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles? et Pécuchet se
procura le lilas des Indes, la rose de Chine et l'Eucalyptus, alors dans
la primeur de sa réputation. Toutes les expériences ratèrent. Il était
chaque fois fort étonné.
Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient
mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne savaient
que résoudre devant la divergence des opinions.
Ainsi, pour la marne, Puvis la recommande; le manuel Roret la combat.
Quant au plâtre, malgré l'exemple de Franklin, Rieffel et M. Rigaud n'en
paraissent pas enthousiasmés.
Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant,
Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin cite
un Lyonnais qui pendant un demi-siècle a cultivé des céréales sur le
même champ; cela renverse la théorie des assolements. Tull exalte les
labours au préjudice des engrais; et voilà le major Beatson qui supprime
les engrais, avec les labours!
Pour se connaître aux signes du temps, ils étudièrent les nuages d'après
la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui s'allongent
comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux qu'on
prendrait pour des montagnes de neige--tâchant de distinguer les nimbus
des cirrus, les stratus des cumulus; les formes changeaient avant qu'ils
eussent trouvé les noms.
Le baromètre les trompa; le thermomètre n'apprenait rien; et ils
recoururent à l'expédient imaginé sous Louis XV, par un prêtre de
Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, se
tenir au fond par beau fixe, s'agiter aux menaces de la tempête. Mais
l'atmosphère presque toujours contredit la sangsue. Ils en mirent trois
autres, avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent différemment.
Après force méditations, Bouvard reconnut qu'il s'était trompé. Son
domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il aventura
ce qui lui restait de capitaux disponibles: trente mille francs.
Excité par Pécuchet, il eut le délire de l'engrais. Dans la fosse aux
composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des
plumes, tout ce qu'il pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le
lisier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons,
fit venir du guano, tâcha d'en fabriquer--et poussant jusqu'au bout ses
principes, ne tolérait pas qu'on perdit l'urine; il supprima les lieux
d'aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d'animaux, dont il
fumait ses terres. Leurs charognes dépecées parsemaient la campagne.
Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installée dans
un tombereau crachait du purin sur les récoltes. À ceux qui avaient
l'air dégoûté, il disait: Mais c'est de l'or! c'est de l'or.--Et il
regrettait de n'avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays où
l'on trouve des grottes naturelles pleines d'excréments d'oiseaux!
Le colza fut chétif, l'avoine médiocre; et le blé se vendit fort mal, à
cause de son odeur. Une chose étrange, c'est que la Butte enfin épierrée
donnait moins qu'autrefois.
Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur
Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et le grand araire
de Mathieu de Dombasle. Le charretier le dénigra.
--Apprends à t'en servir!
--Eh bien, montrez-moi!
Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient.
Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans
cesse, il criait derrière eux, courait d'un endroit à l'autre, notait
ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n'y pensait
plus--et sa tête bouillonnait d'idées industrielles. Il se promettait de
cultiver le pavot en vue de l'opium, et surtout l'astragale qu'il
vendrait sous le nom de café des familles.
Afin d'engraisser plus vite ses boeufs, il les saignait tous les quinze
jours.
Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d'avoine salée. Bientôt
la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient
les clôtures, mordaient le monde.
Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent à tourner, et
peu de temps après, crevèrent.
La même semaine, trois boeufs expiraient, conséquence des phlébotomies
de Bouvard.
Il imagina pour détruire les mans d'enfermer des poules dans une cage à
roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue--ce qui ne
manqua point de leur briser les pattes.
Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit chêne, et la donna
aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d'entrailles se
déclarèrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes
étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir; et Bouvard leur céda.
Cependant, pour les convaincre de l'innocuité de son breuvage, il en
absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gêné, mais cacha ses
douleurs, sous un air d'enjouement. Il fit même transporter la mixture
chez lui. Il en buvait le soir avec Pécuchet, et tous deux s'efforçaient
de la trouver bonne. D'ailleurs, il ne fallait pas qu'elle fût perdue.
Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le
docteur.
C'était un homme sérieux, à front convexe, et qui commença par effrayer
son malade. La cholérine de Monsieur devait tenir à cette bière dont on
parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition, et la blâma en
termes scientifiques, avec des haussements d'épaule. Pécuchet qui avait
fourni la recette fut mortifié.
En dépit des chaulages pernicieux, des binages épargnés et des
échardonnages intempestifs, Bouvard, l'année suivante, avait devant lui
une belle récolte de froment. Il imagina de le dessécher par la
fermentation, genre hollandais, système Clap-Mayer; c'est-à-dire qu'il
le fit abattre d'un seul coup, et tasser en meules, qui seraient
démolies dès que le gaz s'en échapperait, puis exposées au grand air;
après quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiétude.
Le lendemain, pendant qu'ils dînaient, ils entendirent sous la hêtrée le
battement d'un tambour. Germaine sortit pour voir ce qu'il y avait; mais
l'homme était déjà loin; presque aussitôt la cloche de l'église tinta
violemment.
Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se levèrent, et impatients
d'être renseignés, s'avancèrent tête nue, du côté de Chavignolles.
Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrêtèrent un petit
garçon qui répondit:--Je crois que c'est le feu? et le tambour
continuait à battre, la cloche tintait plus fort. Enfin, ils
atteignirent les premières maisons du village. L'épicier leur cria de
loin:--Le feu est chez vous!
Pécuchet prit le pas gymnastique; et il disait à Bouvard courant du même
train à son côté:--Une, deux; une, deux;--en mesure! comme les chasseurs
de Vincennes.
La route qu'ils suivaient montait toujours; le terrain en pente leur
cachait l'horizon. Ils arrivèrent en haut, près de la Butte;--et, d'un
seul coup d'oeil, le désastre leur apparut.
Toutes les meules, çà et là, flambaient comme des volcans--au milieu de
la plaine dénudée, dans le calme du soir.
Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes peut-être;
et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des
gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin de
préserver le reste.
Bouvard dans son empressement faillit renverser Mme Bordin qui se
trouvait là. Puis, apercevant un de ses valets, il l'accabla d'injures
pour ne l'avoir pas averti. Le valet au contraire, par excès de zèle
avait d'abord couru à la maison, à l'église, puis chez Monsieur, et
était revenu par l'autre route.
Bouvard perdait la tête. Ses domestiques l'entouraient parlant à la
fois;--et il défendait d'abattre les meules, suppliait qu'on le
secourût, exigeait de l'eau, réclamait des pompiers!
--Est-ce que nous en avons! s'écria le maire.
--C'est de votre faute! reprit Bouvard. Il s'emportait, proféra des
choses inconvenantes;--et tous admirèrent la patience de M. Foureau qui
était brutal cependant, comme l'indiquaient ses grosses lèvres et sa
mâchoire de bouledogue.
La chaleur des meules devint si forte qu'on ne pouvait plus en
approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des
crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des
grains de plomb. Puis, la meule s'écroulait par terre en un large
brasier, d'où s'envolaient des étincelles;--et des moires ondulaient sur
cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur, des
parties roses comme du vermillon, et d'autres brunes comme du sang
caillé. La nuit était venue; le vent soufflait; des tourbillons de fumée
enveloppaient la foule;--une flammèche, de temps à autre, passait sur le
ciel noir.
Bouvard contemplait l'incendie, en pleurant doucement. Ses yeux
disparaissaient sous leurs paupières gonflées;--et il avait tout le
visage comme élargi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les
franges de son châle vert l'appelait pauvre Monsieur, tâchait de le
consoler. Puisqu'on n'y pouvait rien, il devait se faire une raison.
Pécuchet ne pleurait pas. Très pâle ou plutôt livide, la bouche ouverte
et les cheveux collés par la sueur froide, il se tenait à l'écart, dans
ses réflexions.--Mais le curé, survenu tout à coup, murmura d'une voix
câline:--Ah! quel malheur, véritablement; c'est bien fâcheux! Soyez sûr
que je participe!...
Les autres n'affectaient aucune tristesse. Ils causaient en souriant, la
main étendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui
brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser. Un
polisson s'écria même que c'était bien amusant.
--Oui! il est beau, l'amusement! reprit Pécuchet qui venait de
l'entendre.
Le feu diminua. Les tas s'abaissèrent;--et une heure après, il ne
restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes
et noires. Alors on se retira.
Mme Bordin et l'abbé Jeufroy reconduisirent Messieurs Bouvard et
Pécuchet jusqu'à leur domicile.
Pendant la route, la veuve adressa à son voisin des reproches fort
aimables sur sa sauvagerie--et l'ecclésiastique exprima toute sa
surprise de n'avoir pu connaître jusqu'à présent un de ses paroissiens
aussi distingué.
Seul à seul, ils cherchèrent la cause de l'incendie--et au lieu de
reconnaître avec tout le monde que la paille humide s'était enflammée
spontanément, ils soupçonnèrent une vengeance. Elle venait, sans doute,
de maître Gouy, ou peut-être du taupier? Six mois auparavant Bouvard
avait refusé ses services, et même soutenu dans un cercle d'auditeurs
que son industrie étant funeste, le gouvernement la devait interdire.
L'homme, depuis ce temps-là, rôdait aux environs. Il portait sa barbe
entière, et leur semblait effrayant, surtout le soir quand il
apparaissait au bord des cours, en secouant sa longue perche, garnie de
taupes suspendues.
Le dommage était considérable, et pour se reconnaître dans leur
situation, Pécuchet pendant huit jours travailla les registres de
Bouvard qui lui parurent un véritable labyrinthe. Après avoir
collationné le journal, la correspondance et le grand livre couvert de
notes au crayon et de renvois, il découvrit la vérité: pas de
marchandises à vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse, zéro; le
capital se marquait par un déficit de trente-trois mille francs.
Bouvard n'en voulut rien croire, et plus de vingt fois, ils
recommencèrent les calculs. Ils arrivaient toujours à la même
conclusion. Encore deux ans d'une agronomie pareille, leur fortune y
passait!
Le seul remède était de vendre.
Au moins fallait-il consulter un notaire. La démarche était trop
pénible; Pécuchet s'en chargea.
D'après l'opinion de M. Marescot, mieux valait ne point faire
d'affiches. Il parlerait de la ferme à des clients sérieux et laisserait
venir leurs propositions.
--Très bien! dit Bouvard on a du temps devant soi! Il allait prendre un
fermier; ensuite, on verrait. Nous ne serons pas plus malheureux
qu'autrefois! seulement nous voilà forcés à des économies!
Elles contrariaient Pécuchet à cause du jardinage, et quelques jours
après, il dit:
--Nous devrions nous livrer exclusivement à l'arboriculture, non pour le
plaisir, mais comme spéculation!--Une poire qui revient à trois sols est
quelquefois vendue dans la capitale jusqu'à des cinq et six francs! Des
jardiniers se font avec les abricots vingt-cinq mille livres de rentes!
À Saint Pétersbourg pendant l'hiver, on paie le raisin un napoléon la
grappe! C'est une belle industrie, tu en conviendras! Et qu'est-ce que
ça coûte? des soins, du fumier, et le repassage d'une serpette!
Il monta tellement l'imagination de Bouvard, que tout de suite, ils
cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter;--et
ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils
s'adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s'empressa de leur
fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement.
Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier
pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes des
arbres étaient d'avance dessinées. Des morceaux de latte sur le mur
figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des plates-bandes
guindaient horizontalement des fils de fer;--et dans le verger, des
cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes en cône celle
des pyramides--si bien qu'en arrivant chez eux, on croyait voir les
pièces de quelque machine inconnue, ou la carcasse d'un feu d'artifice.
Les trous étant creusés, ils coupèrent l'extrémité de toutes les
racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six
mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au
pépiniériste, et plantations nouvelles, dans des trous encore plus
profonds! Mais la pluie détrempant le sol, les greffes d'elles-mêmes
s'enterrèrent et les arbres s'affranchirent.
Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. Il
n'abattit pas les flèches, respecta les lambourdes;--et s'obstinant à
vouloir coucher d'équerre les duchesses qui devaient former les cordons
unilatéraux, il les cassait ou les arrachait, invariablement. Quant aux
pêchers, il s'embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères, et les
deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient toujours
où il n'en fallait pas;--et impossible d'obtenir sur l'espalier un
rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche,--non
compris les deux principales, le tout formant une belle arête de
poisson.
Bouvard tâcha de conduire les abricotiers. Ils se révoltèrent. Il
abattit leurs troncs à ras du sol; aucun ne repoussa. Les cerisiers,
auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme.
D'abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les yeux de la base,
puis trop court, ce qui amenait des gourmands: et souvent ils hésitaient
ne sachant pas distinguer les boutons à bois des boutons à fleurs. Ils
s'étaient réjouis d'avoir des fleurs: mais ayant reconnu leur faute, ils
en arrachaient les trois quarts, pour fortifier le reste.
Incessamment, ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du
cassage, de l'éborgnage. Ils avaient au milieu de leur salle à manger,
dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait
dans le jardin, sur un petit morceau de bois, au pied de l'arbre.
Levés dès l'aube, ils travaillaient jusqu'à la nuit, le porte-jonc à la
ceinture. Par les froides matinées de printemps Bouvard gardait sa veste
de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa
serpillière;--et les gens qui passaient le long de la claire-voie les
entendaient tousser dans le brouillard.
Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel; et il en étudiait un
paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du
jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le
flatta même beaucoup. Il en conçut plus d'estime pour l'auteur.
Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les
pyramides. Un jour, il fut pris d'un étourdissement--et n'osant plus
descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours.
Enfin des poires parurent; et le verger avait des prunes. Alors ils
employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais les
fragments de glace miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin à vent
les réveillait pendant la nuit--et les moineaux perchaient sur le
mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils
varièrent le costume, inutilement.
Cependant, ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d'en
remettre la note à Bouvard quand tout à coup le tonnerre retentit et la
pluie tomba,--une pluie lourde et violente. Le vent, par intervalles,
secouait toute la surface de l'espalier. Les tuteurs s'abattaient l'un
après l'autre--et les malheureuses quenouilles en se balançant
entrechoquaient leurs poires.
Pécuchet surpris par l'averse s'était réfugié dans la cahute. Bouvard se
tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux, des
éclats de bois, des branches, des ardoises;--et les femmes de marin qui
sur la côte, à dix lieues de là regardaient la mer, n'avaient pas l'oeil
plus tendu et le coeur plus serré. Puis tout à coup, les supports et les
barres des contre-espaliers avec le treillage, s'abattirent sur les
plates-bandes.
Quel tableau, quand ils firent leur inspection! Les cerises et les
prunes couvraient l'herbe entre les grêlons qui fondaient. Les
passe-colmar étaient perdus, comme le Bési-des-vétérans et les
Triomphes-de-Jodoigne. À peine, s'il restait parmi les pommes quelques
bons-papas. Et douze Tétons-de-Vénus, toute la récolte des pêches,
roulaient dans les flaques d'eau, au bord des buis déracinés.
Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur:
--Nous ferions bien de voir à la ferme, s'il n'est pas arrivé quelque
chose?
--Bah! pour découvrir encore des sujets de tristesse!
--Peut-être? car nous ne sommes guère favorisés!--et ils se plaignirent
de la Providence et de la Nature.
Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration--et,
comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles lui
revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau
genre de fromages.
Pécuchet respirait bruyamment;--et tout en se fourrant dans les narines
des prises de tabac, il songeait que si le sort l'avait voulu, il ferait
maintenant partie d'une société d'agriculture, brillerait aux
expositions, serait cité dans les journaux.
Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins.
--Ma foi! j'ai envie de me débarrasser de tout cela, pour nous établir
autre part!
--Comme tu voudras dit Pécuchet;--et un moment après:
--Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sève,
par là, se trouve contrariée, et l'arbre forcément en souffre. Pour se
bien porter, il faudrait qu'il n'eût pas de fruits. Cependant, ceux
qu'on ne taille et qu'on ne fume jamais en produisent--de moins gros,
c'est vrai, mais de plus savoureux. J'exige qu'on m'en donne la
raison!--et, non seulement, chaque espèce réclame des soins
particuliers, mais encore chaque individu, suivant le climat, la
température, un tas de choses! où est la règle, alors? et quel espoir
avons-nous d'aucun succès ou bénéfice?
Bouvard lui répondit:
--Tu verras dans Gasparin que le bénéfice ne peut dépasser le dixième du
capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison de
banque; au bout de quinze ans, par l'accumulation des intérêts, on
aurait le double sans s'être foulé le tempérament.
Pécuchet baissa la tête.
--L'arboriculture pourrait bien être une blague?
--Comme l'agronomie! répliqua Bouvard.
Ensuite, ils s'accusèrent d'avoir été trop ambitieux--et ils résolurent
de ménager désormais leur peine et leur argent. Un émondage de temps à
autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits, et ils
ne remplaceraient pas les arbres morts--mais il allait se présenter des
intervalles fort vilains, à moins de détruire tous les autres qui
restaient debout. Comment s'y prendre?
Pécuchet fit plusieurs épures, en se servant de sa boîte de
mathématiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n'arrivaient à rien
de satisfaisant. Heureusement qu'ils trouvèrent dans leur bibliothèque
l'ouvrage de Boitard, intitulé _L'Architecte des Jardins_.
L'auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, d'abord, le genre
mélancolique et romantique, qui se signale par des immortelles, des
ruines, des tombeaux, et un ex-voto à la Vierge, indiquant la place où
un seigneur est tombé sous le fer d'un assassin; on compose le genre
terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des cabanes
incendiées, le genre exotique en plantant des cierges du Pérou pour
faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur. Le genre grave
doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les
obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux, de
la mousse et des grottes le genre mystérieux, un lac le genre rêveur. Il
y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen se voyait
naguère dans un jardin wurtembergeois--car, on y rencontrait
successivement, un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres, et une
barque se détachant d'elle-même du rivage, pour vous conduire dans un
boudoir, où des jets d'eau vous inondaient, quand on se posait sur le
sofa.
Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un
éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes. Le
temple à la philosophie serait encombrant. L'ex-voto à la madone
n'aurait pas de signification, vu le manque d'assassins, et, tant pis
pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient trop
cher. Mais les rocs étaient possibles comme les arbres fracassés, les
immortelles et la mousse;--et dans un enthousiasme progressif, après
beaucoup de tâtonnements, avec l'aide d'un seul valet, et pour une somme
minime, ils se fabriquèrent une résidence qui n'avait pas d'analogue
dans tout le département.
La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli
d'allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l'espalier,
ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la
perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en était
résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre.
Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau
étrusque c'est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds de
hauteur, et l'apparence d'une niche à chien. Quatre sapinettes aux
angles flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et
enrichi d'une inscription.
Dans l'autre partie du potager une espèce de Rialto enjambait un bassin,
offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La terre
buvait l'eau, n'importe! Il se formerait un fond de glaise, qui la
retiendrait.
La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres
de couleur. Au sommet du vigneau six arbres équarris supportaient un
chapeau de fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une
pagode chinoise.
Ils avaient été sur les rives de l'Orne, choisir des granits, les
avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette, puis
avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns
par-dessus les autres; et au milieu du gazon se dressait un rocher,
pareil à une gigantesque pomme de terre.
Quelque chose manquait au delà pour compléter l'harmonie. Ils abattirent
le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts mort, du reste)
et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle sorte qu'on
pouvait le croire apporté par un torrent, ou renversé par la foudre.
La besogne finie, Bouvard qui était sur le perron, cria de loin:
--Ici! on voit mieux!
--Voit mieux fut répété dans l'air.
Pécuchet répondit:
--J'y vais!
--Y vais!
--Tiens! un écho!
--Écho!
Le tilleul, jusqu'alors l'avait empêché de se produire;--et il était
favorisé par la pagode, faisant face à la grange, dont le pignon
surmontait la charmille.
Pour essayer l'écho, ils s'amusèrent à lancer des mots plaisants.
Bouvard en hurla d'obscènes.
Il avait été plusieurs fois à Falaise, sous prétexte d'argent à
recevoir--et il en revenait toujours avec de petits paquets qu'il
enfermait dans sa commode. Pécuchet partit un matin, pour se rendre à
Bretteville, et rentra fort tard, avec un panier qu'il cacha sous son
lit.
Le lendemain, à son réveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs
de la grand allée (qui la veille encore, étaient sphériques) avaient la
forme de paons--et un cornet avec deux boutons de porcelaine figuraient
le bec et les yeux. Pécuchet s'était levé dès l'aube; et tremblant
d'être découvert, il avait taillé les deux arbres à la mesure des
appendices expédiés par Dumouchel. Depuis six mois, les autres derrière
ceux-là imitaient, plus ou moins, des pyramides, des cubes, des
cylindres, des cerfs ou des fauteuils. Mais rien n'égalait les paons,
Bouvard le reconnut, avec de grands éloges.
Sous prétexte d'avoir oublié sa bêche, il entraîna son compagnon dans le
labyrinthe. Car il avait profité de l'absence de Pécuchet, pour faire,
lui aussi, quelque chose de sublime.
incomestible. N'importe! Pécuchet fut content de posséder un monstre.
Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l'art: l'élève du
melon.
Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies de
terreau, qu'il enfouit dans sa couche. Puis, il dressa une autre couche;
et quand elle eut jeté son feu repiqua les plants les plus beaux, avec
des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant les préceptes
du bon jardinier, respecta les fleurs, laissa se nouer les fruits, en
choisit un sur chaque bras, supprima les autres; et dès qu'ils eurent la
grosseur d'une noix, il glissa sous leur écorce une planchette pour les
empêcher de pourrir au contact du crottin. Il les bassinait, les aérait,
enlevait avec son mouchoir la brume des cloches--et si des nuages
paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La nuit, il n'en
dormait pas. Plusieurs fois même, il se releva; et pieds nus dans ses
bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pour aller
mettre sur les bâches la couverture de son lit.
Les cantaloups mûrirent.
Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur, le
troisième non plus; Pécuchet trouvait pour chacun une excuse nouvelle,
jusqu'au dernier qu'il jeta par la fenêtre, déclarant n'y rien
comprendre.
En effet, comme il avait cultivé les unes près des autres des espèces
différentes, les sucrins s'étaient confondus avec les maraîchers, le
gros Portugal avec le grand Mogol--et le voisinage des pommes d'amour
complétant l'anarchie, il en était résulté d'abominables mulets qui
avaient le goût de citrouilles.
Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour
avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de
bruyère et se mit à l'oeuvre résolument.
Mais il planta des passiflores à l'ombre, des pensées au soleil, couvrit
de fumier les jacinthes, arrosa les lys après leur floraison, détruisit
les rhododendrons par des excès d'abattage, stimula les fuchsias avec de
la colle forte, et rôtit un grenadier, en l'exposant au feu dans la
cuisine.
Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de
papier fort enduits de chandelle; cela faisait comme des pains de sucre,
tenus en l'air par des bâtons. Les tuteurs des dahlias étaient
gigantesques;--et on apercevait, entre ces lignes droites les rameaux
tortueux d'un sophora-japonica qui demeurait immuable, sans dépérir, ni
sans pousser.
Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les jardins
de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles? et Pécuchet se
procura le lilas des Indes, la rose de Chine et l'Eucalyptus, alors dans
la primeur de sa réputation. Toutes les expériences ratèrent. Il était
chaque fois fort étonné.
Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient
mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne savaient
que résoudre devant la divergence des opinions.
Ainsi, pour la marne, Puvis la recommande; le manuel Roret la combat.
Quant au plâtre, malgré l'exemple de Franklin, Rieffel et M. Rigaud n'en
paraissent pas enthousiasmés.
Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant,
Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin cite
un Lyonnais qui pendant un demi-siècle a cultivé des céréales sur le
même champ; cela renverse la théorie des assolements. Tull exalte les
labours au préjudice des engrais; et voilà le major Beatson qui supprime
les engrais, avec les labours!
Pour se connaître aux signes du temps, ils étudièrent les nuages d'après
la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui s'allongent
comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux qu'on
prendrait pour des montagnes de neige--tâchant de distinguer les nimbus
des cirrus, les stratus des cumulus; les formes changeaient avant qu'ils
eussent trouvé les noms.
Le baromètre les trompa; le thermomètre n'apprenait rien; et ils
recoururent à l'expédient imaginé sous Louis XV, par un prêtre de
Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, se
tenir au fond par beau fixe, s'agiter aux menaces de la tempête. Mais
l'atmosphère presque toujours contredit la sangsue. Ils en mirent trois
autres, avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent différemment.
Après force méditations, Bouvard reconnut qu'il s'était trompé. Son
domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il aventura
ce qui lui restait de capitaux disponibles: trente mille francs.
Excité par Pécuchet, il eut le délire de l'engrais. Dans la fosse aux
composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des
plumes, tout ce qu'il pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le
lisier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons,
fit venir du guano, tâcha d'en fabriquer--et poussant jusqu'au bout ses
principes, ne tolérait pas qu'on perdit l'urine; il supprima les lieux
d'aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d'animaux, dont il
fumait ses terres. Leurs charognes dépecées parsemaient la campagne.
Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installée dans
un tombereau crachait du purin sur les récoltes. À ceux qui avaient
l'air dégoûté, il disait: Mais c'est de l'or! c'est de l'or.--Et il
regrettait de n'avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays où
l'on trouve des grottes naturelles pleines d'excréments d'oiseaux!
Le colza fut chétif, l'avoine médiocre; et le blé se vendit fort mal, à
cause de son odeur. Une chose étrange, c'est que la Butte enfin épierrée
donnait moins qu'autrefois.
Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur
Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et le grand araire
de Mathieu de Dombasle. Le charretier le dénigra.
--Apprends à t'en servir!
--Eh bien, montrez-moi!
Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient.
Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans
cesse, il criait derrière eux, courait d'un endroit à l'autre, notait
ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n'y pensait
plus--et sa tête bouillonnait d'idées industrielles. Il se promettait de
cultiver le pavot en vue de l'opium, et surtout l'astragale qu'il
vendrait sous le nom de café des familles.
Afin d'engraisser plus vite ses boeufs, il les saignait tous les quinze
jours.
Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d'avoine salée. Bientôt
la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient
les clôtures, mordaient le monde.
Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent à tourner, et
peu de temps après, crevèrent.
La même semaine, trois boeufs expiraient, conséquence des phlébotomies
de Bouvard.
Il imagina pour détruire les mans d'enfermer des poules dans une cage à
roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue--ce qui ne
manqua point de leur briser les pattes.
Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit chêne, et la donna
aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d'entrailles se
déclarèrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes
étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir; et Bouvard leur céda.
Cependant, pour les convaincre de l'innocuité de son breuvage, il en
absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gêné, mais cacha ses
douleurs, sous un air d'enjouement. Il fit même transporter la mixture
chez lui. Il en buvait le soir avec Pécuchet, et tous deux s'efforçaient
de la trouver bonne. D'ailleurs, il ne fallait pas qu'elle fût perdue.
Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le
docteur.
C'était un homme sérieux, à front convexe, et qui commença par effrayer
son malade. La cholérine de Monsieur devait tenir à cette bière dont on
parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition, et la blâma en
termes scientifiques, avec des haussements d'épaule. Pécuchet qui avait
fourni la recette fut mortifié.
En dépit des chaulages pernicieux, des binages épargnés et des
échardonnages intempestifs, Bouvard, l'année suivante, avait devant lui
une belle récolte de froment. Il imagina de le dessécher par la
fermentation, genre hollandais, système Clap-Mayer; c'est-à-dire qu'il
le fit abattre d'un seul coup, et tasser en meules, qui seraient
démolies dès que le gaz s'en échapperait, puis exposées au grand air;
après quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiétude.
Le lendemain, pendant qu'ils dînaient, ils entendirent sous la hêtrée le
battement d'un tambour. Germaine sortit pour voir ce qu'il y avait; mais
l'homme était déjà loin; presque aussitôt la cloche de l'église tinta
violemment.
Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se levèrent, et impatients
d'être renseignés, s'avancèrent tête nue, du côté de Chavignolles.
Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrêtèrent un petit
garçon qui répondit:--Je crois que c'est le feu? et le tambour
continuait à battre, la cloche tintait plus fort. Enfin, ils
atteignirent les premières maisons du village. L'épicier leur cria de
loin:--Le feu est chez vous!
Pécuchet prit le pas gymnastique; et il disait à Bouvard courant du même
train à son côté:--Une, deux; une, deux;--en mesure! comme les chasseurs
de Vincennes.
La route qu'ils suivaient montait toujours; le terrain en pente leur
cachait l'horizon. Ils arrivèrent en haut, près de la Butte;--et, d'un
seul coup d'oeil, le désastre leur apparut.
Toutes les meules, çà et là, flambaient comme des volcans--au milieu de
la plaine dénudée, dans le calme du soir.
Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes peut-être;
et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des
gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin de
préserver le reste.
Bouvard dans son empressement faillit renverser Mme Bordin qui se
trouvait là. Puis, apercevant un de ses valets, il l'accabla d'injures
pour ne l'avoir pas averti. Le valet au contraire, par excès de zèle
avait d'abord couru à la maison, à l'église, puis chez Monsieur, et
était revenu par l'autre route.
Bouvard perdait la tête. Ses domestiques l'entouraient parlant à la
fois;--et il défendait d'abattre les meules, suppliait qu'on le
secourût, exigeait de l'eau, réclamait des pompiers!
--Est-ce que nous en avons! s'écria le maire.
--C'est de votre faute! reprit Bouvard. Il s'emportait, proféra des
choses inconvenantes;--et tous admirèrent la patience de M. Foureau qui
était brutal cependant, comme l'indiquaient ses grosses lèvres et sa
mâchoire de bouledogue.
La chaleur des meules devint si forte qu'on ne pouvait plus en
approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des
crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des
grains de plomb. Puis, la meule s'écroulait par terre en un large
brasier, d'où s'envolaient des étincelles;--et des moires ondulaient sur
cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur, des
parties roses comme du vermillon, et d'autres brunes comme du sang
caillé. La nuit était venue; le vent soufflait; des tourbillons de fumée
enveloppaient la foule;--une flammèche, de temps à autre, passait sur le
ciel noir.
Bouvard contemplait l'incendie, en pleurant doucement. Ses yeux
disparaissaient sous leurs paupières gonflées;--et il avait tout le
visage comme élargi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les
franges de son châle vert l'appelait pauvre Monsieur, tâchait de le
consoler. Puisqu'on n'y pouvait rien, il devait se faire une raison.
Pécuchet ne pleurait pas. Très pâle ou plutôt livide, la bouche ouverte
et les cheveux collés par la sueur froide, il se tenait à l'écart, dans
ses réflexions.--Mais le curé, survenu tout à coup, murmura d'une voix
câline:--Ah! quel malheur, véritablement; c'est bien fâcheux! Soyez sûr
que je participe!...
Les autres n'affectaient aucune tristesse. Ils causaient en souriant, la
main étendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui
brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser. Un
polisson s'écria même que c'était bien amusant.
--Oui! il est beau, l'amusement! reprit Pécuchet qui venait de
l'entendre.
Le feu diminua. Les tas s'abaissèrent;--et une heure après, il ne
restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes
et noires. Alors on se retira.
Mme Bordin et l'abbé Jeufroy reconduisirent Messieurs Bouvard et
Pécuchet jusqu'à leur domicile.
Pendant la route, la veuve adressa à son voisin des reproches fort
aimables sur sa sauvagerie--et l'ecclésiastique exprima toute sa
surprise de n'avoir pu connaître jusqu'à présent un de ses paroissiens
aussi distingué.
Seul à seul, ils cherchèrent la cause de l'incendie--et au lieu de
reconnaître avec tout le monde que la paille humide s'était enflammée
spontanément, ils soupçonnèrent une vengeance. Elle venait, sans doute,
de maître Gouy, ou peut-être du taupier? Six mois auparavant Bouvard
avait refusé ses services, et même soutenu dans un cercle d'auditeurs
que son industrie étant funeste, le gouvernement la devait interdire.
L'homme, depuis ce temps-là, rôdait aux environs. Il portait sa barbe
entière, et leur semblait effrayant, surtout le soir quand il
apparaissait au bord des cours, en secouant sa longue perche, garnie de
taupes suspendues.
Le dommage était considérable, et pour se reconnaître dans leur
situation, Pécuchet pendant huit jours travailla les registres de
Bouvard qui lui parurent un véritable labyrinthe. Après avoir
collationné le journal, la correspondance et le grand livre couvert de
notes au crayon et de renvois, il découvrit la vérité: pas de
marchandises à vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse, zéro; le
capital se marquait par un déficit de trente-trois mille francs.
Bouvard n'en voulut rien croire, et plus de vingt fois, ils
recommencèrent les calculs. Ils arrivaient toujours à la même
conclusion. Encore deux ans d'une agronomie pareille, leur fortune y
passait!
Le seul remède était de vendre.
Au moins fallait-il consulter un notaire. La démarche était trop
pénible; Pécuchet s'en chargea.
D'après l'opinion de M. Marescot, mieux valait ne point faire
d'affiches. Il parlerait de la ferme à des clients sérieux et laisserait
venir leurs propositions.
--Très bien! dit Bouvard on a du temps devant soi! Il allait prendre un
fermier; ensuite, on verrait. Nous ne serons pas plus malheureux
qu'autrefois! seulement nous voilà forcés à des économies!
Elles contrariaient Pécuchet à cause du jardinage, et quelques jours
après, il dit:
--Nous devrions nous livrer exclusivement à l'arboriculture, non pour le
plaisir, mais comme spéculation!--Une poire qui revient à trois sols est
quelquefois vendue dans la capitale jusqu'à des cinq et six francs! Des
jardiniers se font avec les abricots vingt-cinq mille livres de rentes!
À Saint Pétersbourg pendant l'hiver, on paie le raisin un napoléon la
grappe! C'est une belle industrie, tu en conviendras! Et qu'est-ce que
ça coûte? des soins, du fumier, et le repassage d'une serpette!
Il monta tellement l'imagination de Bouvard, que tout de suite, ils
cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter;--et
ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils
s'adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s'empressa de leur
fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement.
Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier
pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes des
arbres étaient d'avance dessinées. Des morceaux de latte sur le mur
figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des plates-bandes
guindaient horizontalement des fils de fer;--et dans le verger, des
cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes en cône celle
des pyramides--si bien qu'en arrivant chez eux, on croyait voir les
pièces de quelque machine inconnue, ou la carcasse d'un feu d'artifice.
Les trous étant creusés, ils coupèrent l'extrémité de toutes les
racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six
mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au
pépiniériste, et plantations nouvelles, dans des trous encore plus
profonds! Mais la pluie détrempant le sol, les greffes d'elles-mêmes
s'enterrèrent et les arbres s'affranchirent.
Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. Il
n'abattit pas les flèches, respecta les lambourdes;--et s'obstinant à
vouloir coucher d'équerre les duchesses qui devaient former les cordons
unilatéraux, il les cassait ou les arrachait, invariablement. Quant aux
pêchers, il s'embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères, et les
deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient toujours
où il n'en fallait pas;--et impossible d'obtenir sur l'espalier un
rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche,--non
compris les deux principales, le tout formant une belle arête de
poisson.
Bouvard tâcha de conduire les abricotiers. Ils se révoltèrent. Il
abattit leurs troncs à ras du sol; aucun ne repoussa. Les cerisiers,
auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme.
D'abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les yeux de la base,
puis trop court, ce qui amenait des gourmands: et souvent ils hésitaient
ne sachant pas distinguer les boutons à bois des boutons à fleurs. Ils
s'étaient réjouis d'avoir des fleurs: mais ayant reconnu leur faute, ils
en arrachaient les trois quarts, pour fortifier le reste.
Incessamment, ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du
cassage, de l'éborgnage. Ils avaient au milieu de leur salle à manger,
dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait
dans le jardin, sur un petit morceau de bois, au pied de l'arbre.
Levés dès l'aube, ils travaillaient jusqu'à la nuit, le porte-jonc à la
ceinture. Par les froides matinées de printemps Bouvard gardait sa veste
de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa
serpillière;--et les gens qui passaient le long de la claire-voie les
entendaient tousser dans le brouillard.
Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel; et il en étudiait un
paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du
jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le
flatta même beaucoup. Il en conçut plus d'estime pour l'auteur.
Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les
pyramides. Un jour, il fut pris d'un étourdissement--et n'osant plus
descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours.
Enfin des poires parurent; et le verger avait des prunes. Alors ils
employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais les
fragments de glace miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin à vent
les réveillait pendant la nuit--et les moineaux perchaient sur le
mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils
varièrent le costume, inutilement.
Cependant, ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d'en
remettre la note à Bouvard quand tout à coup le tonnerre retentit et la
pluie tomba,--une pluie lourde et violente. Le vent, par intervalles,
secouait toute la surface de l'espalier. Les tuteurs s'abattaient l'un
après l'autre--et les malheureuses quenouilles en se balançant
entrechoquaient leurs poires.
Pécuchet surpris par l'averse s'était réfugié dans la cahute. Bouvard se
tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux, des
éclats de bois, des branches, des ardoises;--et les femmes de marin qui
sur la côte, à dix lieues de là regardaient la mer, n'avaient pas l'oeil
plus tendu et le coeur plus serré. Puis tout à coup, les supports et les
barres des contre-espaliers avec le treillage, s'abattirent sur les
plates-bandes.
Quel tableau, quand ils firent leur inspection! Les cerises et les
prunes couvraient l'herbe entre les grêlons qui fondaient. Les
passe-colmar étaient perdus, comme le Bési-des-vétérans et les
Triomphes-de-Jodoigne. À peine, s'il restait parmi les pommes quelques
bons-papas. Et douze Tétons-de-Vénus, toute la récolte des pêches,
roulaient dans les flaques d'eau, au bord des buis déracinés.
Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur:
--Nous ferions bien de voir à la ferme, s'il n'est pas arrivé quelque
chose?
--Bah! pour découvrir encore des sujets de tristesse!
--Peut-être? car nous ne sommes guère favorisés!--et ils se plaignirent
de la Providence et de la Nature.
Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration--et,
comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles lui
revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau
genre de fromages.
Pécuchet respirait bruyamment;--et tout en se fourrant dans les narines
des prises de tabac, il songeait que si le sort l'avait voulu, il ferait
maintenant partie d'une société d'agriculture, brillerait aux
expositions, serait cité dans les journaux.
Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins.
--Ma foi! j'ai envie de me débarrasser de tout cela, pour nous établir
autre part!
--Comme tu voudras dit Pécuchet;--et un moment après:
--Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sève,
par là, se trouve contrariée, et l'arbre forcément en souffre. Pour se
bien porter, il faudrait qu'il n'eût pas de fruits. Cependant, ceux
qu'on ne taille et qu'on ne fume jamais en produisent--de moins gros,
c'est vrai, mais de plus savoureux. J'exige qu'on m'en donne la
raison!--et, non seulement, chaque espèce réclame des soins
particuliers, mais encore chaque individu, suivant le climat, la
température, un tas de choses! où est la règle, alors? et quel espoir
avons-nous d'aucun succès ou bénéfice?
Bouvard lui répondit:
--Tu verras dans Gasparin que le bénéfice ne peut dépasser le dixième du
capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison de
banque; au bout de quinze ans, par l'accumulation des intérêts, on
aurait le double sans s'être foulé le tempérament.
Pécuchet baissa la tête.
--L'arboriculture pourrait bien être une blague?
--Comme l'agronomie! répliqua Bouvard.
Ensuite, ils s'accusèrent d'avoir été trop ambitieux--et ils résolurent
de ménager désormais leur peine et leur argent. Un émondage de temps à
autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits, et ils
ne remplaceraient pas les arbres morts--mais il allait se présenter des
intervalles fort vilains, à moins de détruire tous les autres qui
restaient debout. Comment s'y prendre?
Pécuchet fit plusieurs épures, en se servant de sa boîte de
mathématiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n'arrivaient à rien
de satisfaisant. Heureusement qu'ils trouvèrent dans leur bibliothèque
l'ouvrage de Boitard, intitulé _L'Architecte des Jardins_.
L'auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, d'abord, le genre
mélancolique et romantique, qui se signale par des immortelles, des
ruines, des tombeaux, et un ex-voto à la Vierge, indiquant la place où
un seigneur est tombé sous le fer d'un assassin; on compose le genre
terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des cabanes
incendiées, le genre exotique en plantant des cierges du Pérou pour
faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur. Le genre grave
doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les
obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux, de
la mousse et des grottes le genre mystérieux, un lac le genre rêveur. Il
y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen se voyait
naguère dans un jardin wurtembergeois--car, on y rencontrait
successivement, un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres, et une
barque se détachant d'elle-même du rivage, pour vous conduire dans un
boudoir, où des jets d'eau vous inondaient, quand on se posait sur le
sofa.
Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un
éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes. Le
temple à la philosophie serait encombrant. L'ex-voto à la madone
n'aurait pas de signification, vu le manque d'assassins, et, tant pis
pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient trop
cher. Mais les rocs étaient possibles comme les arbres fracassés, les
immortelles et la mousse;--et dans un enthousiasme progressif, après
beaucoup de tâtonnements, avec l'aide d'un seul valet, et pour une somme
minime, ils se fabriquèrent une résidence qui n'avait pas d'analogue
dans tout le département.
La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli
d'allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l'espalier,
ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la
perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en était
résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre.
Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau
étrusque c'est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds de
hauteur, et l'apparence d'une niche à chien. Quatre sapinettes aux
angles flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et
enrichi d'une inscription.
Dans l'autre partie du potager une espèce de Rialto enjambait un bassin,
offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La terre
buvait l'eau, n'importe! Il se formerait un fond de glaise, qui la
retiendrait.
La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres
de couleur. Au sommet du vigneau six arbres équarris supportaient un
chapeau de fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une
pagode chinoise.
Ils avaient été sur les rives de l'Orne, choisir des granits, les
avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette, puis
avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns
par-dessus les autres; et au milieu du gazon se dressait un rocher,
pareil à une gigantesque pomme de terre.
Quelque chose manquait au delà pour compléter l'harmonie. Ils abattirent
le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts mort, du reste)
et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle sorte qu'on
pouvait le croire apporté par un torrent, ou renversé par la foudre.
La besogne finie, Bouvard qui était sur le perron, cria de loin:
--Ici! on voit mieux!
--Voit mieux fut répété dans l'air.
Pécuchet répondit:
--J'y vais!
--Y vais!
--Tiens! un écho!
--Écho!
Le tilleul, jusqu'alors l'avait empêché de se produire;--et il était
favorisé par la pagode, faisant face à la grange, dont le pignon
surmontait la charmille.
Pour essayer l'écho, ils s'amusèrent à lancer des mots plaisants.
Bouvard en hurla d'obscènes.
Il avait été plusieurs fois à Falaise, sous prétexte d'argent à
recevoir--et il en revenait toujours avec de petits paquets qu'il
enfermait dans sa commode. Pécuchet partit un matin, pour se rendre à
Bretteville, et rentra fort tard, avec un panier qu'il cacha sous son
lit.
Le lendemain, à son réveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs
de la grand allée (qui la veille encore, étaient sphériques) avaient la
forme de paons--et un cornet avec deux boutons de porcelaine figuraient
le bec et les yeux. Pécuchet s'était levé dès l'aube; et tremblant
d'être découvert, il avait taillé les deux arbres à la mesure des
appendices expédiés par Dumouchel. Depuis six mois, les autres derrière
ceux-là imitaient, plus ou moins, des pyramides, des cubes, des
cylindres, des cerfs ou des fauteuils. Mais rien n'égalait les paons,
Bouvard le reconnut, avec de grands éloges.
Sous prétexte d'avoir oublié sa bêche, il entraîna son compagnon dans le
labyrinthe. Car il avait profité de l'absence de Pécuchet, pour faire,
lui aussi, quelque chose de sublime.
- Parts
- Bouvard et Pécuchet - 01
- Bouvard et Pécuchet - 02
- Bouvard et Pécuchet - 03
- Bouvard et Pécuchet - 04
- Bouvard et Pécuchet - 05
- Bouvard et Pécuchet - 06
- Bouvard et Pécuchet - 07
- Bouvard et Pécuchet - 08
- Bouvard et Pécuchet - 09
- Bouvard et Pécuchet - 10
- Bouvard et Pécuchet - 11
- Bouvard et Pécuchet - 12
- Bouvard et Pécuchet - 13
- Bouvard et Pécuchet - 14
- Bouvard et Pécuchet - 15
- Bouvard et Pécuchet - 16
- Bouvard et Pécuchet - 17
- Bouvard et Pécuchet - 18
- Bouvard et Pécuchet - 19
- Bouvard et Pécuchet - 20