Aldo le rimeur - 2

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été surprise de découvrir que je ne sais quel coin de son cerveau avait
retenu et commenté les chants de nos bardes! Quand cette voix grêle a su
faire entendre des mélodies sauvages qui ont ému les hommes blasés
des villes, et qui leur ont rappelé des idées perdues, des sentiments
oubliés depuis longtemps, vous avez embrassé votre fils sur le front,
sanctuaire d'un génie que vous aviez enfanté sans le savoir. Eh bien! ne
pouviez-vous attendre quelques jours encore? La richesse allait venir
peut-être. Votre vieillesse allait s'asseoir dans un palais, et vous
êtes partie pour un monde où je ne puis plus rien pour vous. Tâchez, si
vous allez en purgatoire, que les bras de mes frères vous délivrent et
vous ouvrent les portes du ciel.... Pour moi, je n'ai plus rien à faire,
ma tâche est finie. Toutes les herbes de la verte Innisfail peuvent
pousser dans mon cerveau maintenant, je le mets en friche.... Il est
temps que je me repose; j'ai assez souffert pour toi, vieille femme,
spectre blême, dont le souvenir sacré m'a fait accomplir de si rudes
travaux, apprendre tant de choses ardues, passer tant de nuits glacées
sans sommeil et sans manteau! Sans toi, sans l'amour que j'avais pour
toi, je n'aurais jamais été rien. Pourquoi m'abandonnes-tu au moment où
j'allais être quelque chose? Tu m'ôtes une récompense que je méritais; c
était de te voir heureuse, et tu meurs dans le plus odieux jour de notre
misère, dans la plus rude de mes fatigues! O mère ingrate, qu'ai-je fait
pour que tu m'ôtes déjà mon unique désir de gloire, ma seule espérance
dans la vie, l'honnête orgueil d'être un bon fils!... Vieux sein
desséché qui as allaité six hommes et demi, reçois ce baiser de
reproche, de douleur et d'amour.... ( _Il se jette sur elle en
sanglotant._)--Hélas! ma mère est morte!


SCÈNE III.
JANE, ALDO.

JANE.
Est-ce que votre mère est morte! Hélas! quelle douleur!
ALDO.
Ah! tu viens pleurer avec moi, ma douce Jane; sois la bienvenue! Mon âme
est brisée, je n'espère plus qu'en toi.

JANE.
Qu'est-ce que je puis faire pour vous, Aldo? Je ne puis pas rendre la
vie à votre mère.

ALDO.
Tu peux me rendre sa tendresse, sa mélancolique et silencieuse
compagnie, et surtout le besoin qu'elle avait de moi, le devoir qui
m'attachait à elle et à la vie. Hélas! il y a eu des jours où, dans mon
découragement, j'ai souhaité que la pauvre Meg arrivât au terme de ses
maux, afin de retrouver la liberté de me soustraire aux miens! Tout
à l'heure, dans mon délire, je me suis réjoui amèrement d'être enfin
délivré de mon pieux fardeau. Je me suis assis en blasphémant au bord du
chemin. Et j'ai dit: Je n'irai pas plus loin.--Mais je suis bien jeune
encore pour mourir, n'est-ce pas, Jane? Tout n'est peut-être pas fini
pour moi; l'avenir peut s'éveiller plus beau que le passé. Je veux
devenir riche et puissant; si je trouve une douce compagne, tendre et
bonne comme ma mère, et en même temps jeune et forte pour supporter les
mauvais jours, belle et caressante pour m'enivrer comme un doux breuvage
d'oubli au milieu de mes détresses, je puis encore voir la verte
espérance s'épanouir comme un bourgeon du printemps sur une branche
engourdie par l'hiver.

JANE.
J'aime beaucoup les choses que vous dites, ô mon bien-aimé! Quoique vos
paroles ne soient pas familières à mon oreille, vos compliments me font
toujours regretter de n'avoir pas un miroir devant moi, pour voir si je
suis belle autant que vous le dites.

ALDO.
Et que vous importe de l'être ou de ne l'être pas, pourvu que je vous
voie ainsi et que je vous aime telle que vous êtes à mes yeux et dans
mon coeur!

JANE.
Vous avez toujours à la bouche des paroles qui plaisent quand on les
écoute; mais quand on y songe après, on ne les comprend plus et on sent
de l'inquiétude.

ALDO.
En vérité, Jane, vous raisonnez plus que je ne croyais. Eh quoi! vous
gardez un compte exact de mes paroles et vous les commentez en mon
absence? Il faut prendre garde à ce que l'on vous dit!

JANE.
N'est-ce pas mon orgueil et ma joie de m'en souvenir?

ALDO.
Aimable et bonne fille! pardonne-moi. Je suis injuste; je suis amer:
j'ai été si malheureux! Mais tu me consoleras, toi, n'est-ce pas?

JANE.
Oui, mon beau rêveur, si vous consentez à être consolé.

ALDO.
Comment pourrais-je ne pas y consentir? Voilà une parole étrange dans
votre bouche!

JANE.
Vous vous étonnez de mon désir de vous consoler? C'est vous, Aldo, qui
me semblez étrange!

ALDO.
En effet, c'est peut-être moi! Passez-moi ces boutades, c'est malgré moi
qu'elles me viennent. Je ne veux pas m'y livrer. Donnez-moi votre main,
Jane, et donnez-moi aussi votre foi. Jurez avec moi sur le cadavre de ma
pauvre vieille amie, qui n'est plus, que vous vivrez pour moi, pour moi
seul. J'ai besoin à l'heure qu'il est de trouver un appui ou de mourir.
Vous êtes mon seul et dernier espoir; m'accueillerez-vous?

JANE.
Si je vous promets de vous aimer toujours, me promettez-vous de
m'épouser?

ALDO.
Vous en doutez?

JANE.
Non, je n'en doute pas.

ALDO.
Mais vous en avez douté..

JANE.
Pourquoi quittez-vous ma main? Pourquoi vous éloignez-vous de moi d'un
air sombre? Est-ce que je vous ai offensé?

ALDO.
Non.

JANE.
Vous ne vous voulez pas me regarder?

ALDO.
Je vous regarde; seulement ce n'est pas votre figure qui m'occupe, c'est
au fond de votre coeur que mon regard plonge.

JANE.
Voilà que vous me dites des choses que je n'entends plus; et, comme vous
froncez le sourcil en me les disant, je dois croire que ce sont
des choses dures et affligeantes pour moi. Vous avez un malheureux
caractère, Aldo, un sombre esprit, en vérité!

ALDO.
Vous trouvez?

JANE.
Oui, et j'en souffre.

ALDO.
Oh!... en ce cas je ne veux pas vous faire souffrir.

JANE.
Je vous pardonne.

ALDO, _avec amertume_.
Vous êtes bonne!

JANE.
C'est que je vous aime; tâchez de m'aimer autant, et nous serons
heureux.

ALDO.
J'y compte. En attendant, voulez-vous avoir la bonté d'appeler les
voisines pour qu'elles viennent ensevelir le corps de ma mère?

JANE.
J'y vais. Donnez-moi un baiser. (_Aldo la baise au front avec
froideur._)

ALDO, _seul_.
Cette jeune fille est d'une merveilleuse stupidité! elle me blesse et me
choque sans s'en douter, elle m'accorde mon pardon quand c'est elle qui
m'offense, et elle reçoit mon baiser sans s'apercevoir au froid de mes
lèvres que c'est le dernier! Mais la femme est donc un être bien lâche
et bien borné! Je croyais celle-ci plus naïve, plus abandonnée à ce que
la nature leur inspire parfois de beau et de généreux! Mais il y a dans
le coeur un fonds d'égoïsme plus dur que le diamant, et aucun grand
sentiment n'y peut germer. Toi qui te prétends descendue des cieux pour
nous consoler, tu ne t'oublies pas toi-même dans le partage que tu veux
établir entre nos destinées et les tiennes! Tu promets ton dévouement,
tes caresses et ta fidélité, à la condition d'un échange semblable.
Celle-ci me demande sans pudeur un serment qui était sur mes lèvres,
et que j'aurais voulu offrir et non céder. C'est ainsi que tu nous
sauveras, ange équitable et prudent. Tu tiens une balance comme la
justice, mais tu as soulevé le bandeau de l'amour, et tu vois clairement
nos défauts pour nous les reprocher sans pitié. Rien pour rien, c'est ta
devise! Où est ta miséricorde, où est ton pardon, où donc tes ineffables
sacrifices? Femme! mensonge! tu n'es pas! tu n'es qu'un mot, une ombre,
un rêve. Les poëtes t'ont créée, ton fantôme est peut-être au ciel. Il
m'a semblé parfois te voir passer dans mes nuées. Insensé que j'étais,
pourquoi suis-je descendu sur la terre pour te chercher?
Maintenant je sais ce qu'il me reste à faire. Ma mère, je ne te pleure
plus, nous ne serons pas longtemps séparés. Je laisse à d'autres le soin
d'ensevelir ta dépouille, je vais rejoindre ton âme... J'ai bien assez
tardé, mon Dieu! il y a assez longtemps que j'hésite au bord du gouffre
sans fond de l'éternité! Pourquoi ai-je tremblé?... tremblé! Est-ce
que c'est la peur qui t'a retenu, Aldo?... Non, c'est le devoir.--Et
pourtant tout à l'heure que faisais-tu lorsque tu priais, à genoux,
cette jeune fille de conserver ta vie en te confiant la sienne? Tu ne
devais plus rien à personne, et tu voulais vivre pourtant! lâche enfant!
tu demandais l'espoir, tu demandais l'avenir, tu demandais l'amour avec
des larmes! Tu les demandais à une paysanne imbécile, quand c'est dans
un monde inconnu que tu dois les chercher! Qui t'arrête? est-ce
le doute? le doute ne vaut-il pas mieux que le désespoir? Là-haut
l'incertitude, ici la réalité. Le choix peut-il être douteux? Va donc,
Aldo! descends dans ces vagues profondeurs, ou monte dans ces espaces
insaisissables. Que Dieu te protège, si tu en vaux la peine; qu'il te
rende au néant, si ton âme n'est qu'un souffle sorti du néant!...
Adieu, grabat où j'ai si mal dormi! adieu, table dure et froide où j'ai
tracé des vers brûlants! adieu, front livide de ma mère, où j'ai tant
de fois interrogé avec anxiété les ravages de la souffrance et les
dernières luttes de la vie prête à s'éteindre! Adieu, espérances de
gloire; adieu, espérances d'amour, vous m'avez menti, je romps les
mailles du filet où vous m'avez tenu si longtemps captif et ridicule!
je vais me relever à mes propres yeux, je vais briser un joug dont je
rougis... Adieu. (_ Il ouvre la porte de sa maison qui donne sur
le fleuve et descend les degrés. Une barque pavoisée passe au même
moment._)

AGANDECCA, _sur la barque_.
Quel est ce jeune homme si pâle et si beau qui descend vers le fleuve et
semble vouloir s'y précipiter?

TICKLE, _sur la barque_.
C'est un homme de rien, un rêveur, un fou, un misérable.

AGANDECCA.
Je veux savoir son nom.

TICKLE.
C'est Aldo le rimeur.

AGANDECCA.
Aldo le barde! ses chants sont inspirés, sa voix est celle d'un poète
des anciens jours. La beauté de son génie ne le cède qu'à celle de son
visage. Je veux lui parler.

TICKLE.
C'est un homme sans usage et sans courtoisie, qui répondra fort mal aux
bontés de Votre Grâce.

AGANDECCA.
N'importe, je veux voir ses traits et entendre sa voix. Faites aborder
la barque au bas de cet escalier. ( _Tickle donne des ordres en
grommelant. La barque vient aborder aux pieds d'Aldo._)

ALDO.
Qui êtes-vous, et que demandez-vous à la porte de cette pauvre maison?

AGANDECCA.
Je suis la reine, et je viens te voir.

ALDO.
Votre Grâce arrive une heure trop lard, la maison est déserte. Ma mère
est morte, et je ne repasserais pas le seuil que je viens de franchir,
fut-ce pour la reine Mab elle-même.

AGANDECCA.
Comme tu voudras. J'aime ton audace. Viens sur ma barque.

ALDO.
Madame, où me menez-vous?

AGANDECCA.
A la promenade.

ALDO. Votre promenade sera-t-elle longue?

LA REINE.
Que sais-je?


ACTE SECOND.
Dans une galerie du palais de la reine.


SCÈNE PREMIÈRE.
LA REINE, TICKLE.

LA REINE.
Nain, c'est assez, ce que vous me dites me fâche, et je ne veux pas
entendre de mal de lui.

TICKLE.
Comment Votre Grâce peut-elle me supposer une si coupable intention! Le
seigneur Aldo est un si grand poëte et un si noble cavalier!

LA REINE.
Oui, c'est le plus beau génie et le plus grand coeur! Je ne lui reproche
qu'une chose, son invincible orgueil.

TICKLE.
Sous une apparence d'humilité, je sais qu'il cache une épouvantable
ambition...

LA REINE.
Oh! mon Dieu, non! tu te trompes. Lui? il n'a que l'ambition d'être
aimé.

TICKLE.
C'est une belle et touchante ambition!

LA REINE.
Mais aussi la sienne est insatiable et parfois fatigante. Un mot
l'irrite, un regard l'effraie; il est jaloux d'une ombre; il n'y a pas
de calme possible dans son amour.

TICKLE.
Cet amour-là est une tyrannie, une guerre à mort, un combat éternel!

LA REINE.
Tu ne sais ce que tu dis; c'est le plus doux et le meilleur des hommes.
Je lui reproche, au contraire, de trop renfermer au dedans de lui les
chagrins que je lui cause. Au lieu de s'en plaindre franchement, il les
concentre, il les surmonte, et, avec toute cette résignation, tout ce
courage, toute cette douceur, il dévore sa vie, il use son coeur, il est
malheureux.

TICKLE.
Infortuné jeune homme! Votre Grâce devrait avoir plus de compassion, lui
épargner...

LA REINE.
Mais de quoi se plaint-il, après tout? Son coeur est injuste, son esprit
est plein de travers, d'inconséquences, de souffrances sans sujet et
sans remède. Que puis-je faire pour un cerveau malade? Je l'aime de
toute mon âme et lui épargne la douleur tant que je puis; mais le mal
est en lui, et parfois, en le voyant marcher, pâle et sombre, à mes
côtés, je l'ai pris pour l'ange de la douleur.

TICKLE.
Le spectacle d'un homme toujours mécontent doit être un grand supplice
pour une âme généreuse comme celle de Votre Grâce.

LA REINE.
Oui, cela non-seulement m'afflige, mais encore me blesse et m'irrite.
Quoi de plus décourageant que de vouloir consoler un inconsolable? C'est
se consumer jeune et pleine de santé auprès du lit d'un moribond qui ne
peut ni vivre ni mourir.

TICKLE.
Votre Grâce a fait pourtant bien des sacrifices pour lui. De quoi
pourrait-il se plaindre? n'a-t-elle pas disgracié pour lui le duc de
Suffolk, l'astre le plus brillant de la cour?

LA REINE.
Oh! le grand sacrifice! je ne l'aimais plus!

TICKLE.
Il n'avait jamais d'ailleurs été bien aimable.

LA REINE.
Il ne faut pas dire cela; c'était un homme d'esprit et plein de nobles
qualités.
TICKLE.
Oh! oui, généreux, brave, désintéressé!...

LA REINE.
Ceci est faux; il était plus épris de mon rang que de ma personne.

TICKLE.
C'est le malheur des rois.

LA REINE.
Et c'est ce qui me fait chérir l'amour de mon poëte: lui du moins m'aime
pour moi seule. Il sait à peine si je suis reine. Il n'en est point
ébloui; même il en souffre, et je crois qu'il me le pardonne.

TICKLE.
Votre Grâce est-elle bien sûre que dans son orgueil de poëte il ne
préfère point sa condition à celle d un roi?

LA REINE.
S'il le fait, il fait bien. Le laurier du poëte est la plus belle des
couronnes, la plume d'un grand écrivain est un sceptre plus puissant que
les nôtres. Moi, j'aime qu'un esprit supérieur sache ce qu'il est et ce
qu'il peut être; c'est ainsi qu'on arrive aux grandes actions.

TICKLE.
Aussi je crois que le poëte Aldo est réservé à de hautes destinées. Il
est digne de commander aux hommes, et un mot de Voire Grâce pourrait
l'élever au véritable rang qu'il est né pour occuper....

LA REINE.
Si je ne te savais profondément hypocrite, ô mon cher Tickle, je le
dirais que tu es parfaitement imbécile. Qui? lui! être mon époux!
régner! D'abord le sceptre jusqu'ici ne m'a pas semblé trop lourd à
porter; ensuite Aldo est le dernier homme du monde que je pourrais
supposer capable de me seconder. Personne ne connaît moins les
autres hommes, personne n'a d'idées plus creuses, de sentiments plus
exceptionnels, de rêves plus inexécutables. Vraiment! mon peuple serait
un peuple bien gouverné! il pourrait chanter beaucoup et manger fort
peu, ce qui ne laisserait pas que d'être fort agréable, le jour où
le poëte-roi aurait découvert le moyen de placer l'estomac dans les
oreilles. Laisse-moi, Tickle; tu n'as pas le sens commun aujourd'hui.

TICKLE, _sortant_.
Fort bien, j'ai réussi à la fâcher; j'étais bien sur qu'en disant comme
elle, je l'amènerais à dire comme moi.

SCÈNE II.

LA REINE, seule.
Ce Tickle est un fâcheux personnage; il a une manière d'entrer dans mes
idées qui m'en dégoûte sur-le-champ. Ces prétendus bouffons, que nous
ayons autour de nous, sont comme nos mauvais génies, laids et méchants;
ils tiennent du diable. Ils ont l'art de nous dire la vérité qui nous
blesse,. et de nous taire celle qui nous serait utile. Quand ils ne
mentent pas, c'est que leur mensonge pourrait nous épargner une douleur
ou nous sauver d'un péril; c'est alors seulement qu'ils se refusent
Je plaisir de nous tromper. Il faut que je voie mon poëte, je me sens
attristée et prête à douter de tout. L'homme aux illusions me consolera
peut-être. (_Elle siffle dans un sifflet d'argent suspendu à son cou_.)
(_Tickle rentre_.) Nain, envoyez Aldo près de moi, je l'attends ici.

TICKLE.
J'y cours avec joie.

LA REINE.
Après tout, Tickle a souvent raison, quand il me dit que cet amour nuit
à ma gloire. Le duc de Suffolk m'était moins cher, je l'estimais moins,
j'étais moins touchée de son amour; mais son esprit, moins élevé, était
plus positif; c'était un ambitieux, mais un ambitieux qui secondait
toutes mes vues. J ai aimé autrefois le brave Athol. Celui-là était un
beau soldat, un bon serviteur, un véritable ami; du reste, un montagnard
stupide; mais il était l'appui de ma royauté, il la rendait redoutable
au dehors, paisible au dedans; c'était comme une bonne arme bien trempée
et bien brillante dans ma main. Ce poëte est dans mon palais comme un
objet de luxe, comme un vain trophée qu'on admire et qui ne sert à rien.
Un vêtement d'or vaut-il une cuirasse d'acier? On aime à respirer les
roses de la vallée, mais on est à l'abri sous les sapins de la montagne.
Et pourtant que le parfum d'un pur amour est suave! Qu'il est doux de
se reposer des soucis de la vie active sur un coeur sincère et fidèle!
Qu'ils sont rares, ceux qui savent, ceux qui peuvent aimer! holocaustes
toujours embrasés, ils se consument en montant vers le ciel. Nous
pouvons à toute heure chercher sur leur autel la chaleur qui manque à
notre âme épuisée, nous la trouvons toujours vive et brillante. Leur
sein est un mystérieux sanctuaire où le feu sacré ne s'éteint jamais;
s'il s'éteignait, le temple s'écroulerait comme un monde sans soleil.
L'amour est en eux le principe de la vie. Ils pâlissent, ils souffrent,
ils meurent, si on froisse leur tendresse délicate et timide. Dites un
mot, accordez un regard, ils renaissent, leur sein palpite de joie,
leur bouche a de douces paroles de reconnaissance pour bénir, et leurs
caresses sont ineffables. Aldo, il n'y a que toi qui saches aimer, et
pourtant il est des jours où tu m'ennuies mortellement.

SCÈNE III.
LA REINE, ALDO.

ALDO.
Que veux-tu de moi, ma bien-aimée?

LA REINE.
Je voulais te voir et être avec toi.

ALDO.
Êtes-vous triste, êtes-vous fatiguée? Voulez-vous que je chante? Que
puis-je faire pour vous?

LA REINE.
Êtes-vous heureux?

ALDO.
Je le suis, parce que vous m'aimez.

LA REINE.
Cela ne vous ennuie jamais? Eh bien! vous ne me répondez pas? Déjà votre
visage est changé, des larmes roulent dans vos yeux, ma question vous a
offensé?

ALDO.
Offensé?--Non.

LA REINE.
Affligé?

ALDO.
Oui.

LA REINE.
Si vous êtes triste, vous allez me rendre triste.

ALDO.
J'essaierai de ne pas l'être; mais, quand vous avez besoin de
distraction et de gaieté, pourquoi me faites-vous appeler? Ce n'est pas
ma société qui vous convient dans ces moments-là. Votre nain Tickle a
plus d'esprit et de bons mots que moi.

LA REINE.
Mais il est méchant et laid. J'aime la gaieté, mais c'est un banquet où
je ne voudrais m'asseoir qu'avec des convives dignes de moi. Pourquoi
méprisez-vous le rire? Vous croyez-vous trop céleste pour vous amuser
comme les autres hommes?

ALDO.
Je me sens trop faible pour professer le caractère jovial. Quand je
semble gai, je suis navré ou malade; le bonheur est sérieux, la douleur
est silencieuse. Je ne suis capable que de joie ou de tristesse. La
gaieté est un état intermédiaire dont je n'ai pas la faculté, j'y arrive
par une excitation factice. Si vous m'ordonnez de rire, commandez le
souper, faites danser sir John Tickle sur la table; en voyant ses
grimaces, en buvant du vin d'Espagne, il pourra m'arriver de tomber en
convulsion. Mais ici, près de vous, de quoi puis-je me divertir? Je vous
regarde et vous trouve belle; je suis recueilli. Vous me regardez avec
bonté, je suis heureux; vous me raillez, et je suis triste.
LA REINE.
Mais quoi? n'y a-t-il au monde que vous et moi? peut-on toujours vivre
replié sur soi-même? L'amour est-il la seule passion digne de vous?

ALDO.
C'est, du moins, la seule passion dont je sois capable.

LA REINE, _impatientée_
Alors vous êtes un pauvre sire; moi, je ne peux pas toujours parler
d'Apollo et de Cupido. J'ai d'autres sujets de joie ou de tristesse que
le nuage qui passe dans le ciel ou sur le front de mon amant; j'ai de
grands intérêts dans la vie: je suis reine, je fais la guerre; je fais
des lois, je récompense la valeur, je punis le crime; j'inspire la
crainte, le respect, l'amour, la haine peut-être; tout cela m'occupe; je
vais d'une chose à une autre, je parcours tous les tons de cette belle
musique dont aucune note ne reste silencieuse sous mon archet; mais
votre lyre n'a qu'une corde et ne rend qu'un son. Vous êtes beau et
monotone comme la lune à minuit, mon pauvre poëte.

ALDO.
La lune est mélancolique. Il vous est bien facile de fermer les fenêtres
et d'allumer les flambeaux quand sa lueur blafarde vous importune.
Pourquoi allez-vous rêver dans les bosquets la nuit! Restez au bal; la
brume et le froid rayon des étoiles n'iront pas vous attrister dans vos
salles pleines de bruit et de lumière.

LA REINE.
J'entends: je puis m'étourdir dans de frivoles amusements et vous
laisser avec votre muse. C'est une société plus digne de vous que celle
d'une femme capricieuse et puérile. Restez donc avec votre génie, mon
cher poëte. Les étoiles s'allument au ciel, et la brise du soir erre
doucement parmi les fleurs: rêvez, chantez, soupires. La façade de mon
palais s'illumine, et le son des instruments m'annonce le repas du soir.
J'y vais porter votre santé à mes convives dans une coupe d'or,
et parler de vous avec des hommes qui vous admirent. Restez ici,
penchez-vous sur cette balustrade, et entretenez-vous avec les sylphes.
S'ils ne me trouvent pas indigne d'un souvenir, parlez-leur de moi; et
si, malgré cette nourriture céleste, il vous arrive de ressentir la
vulgaire nécessité de la faim, venez trouver votre reine et vos amis. Au
revoir.--Mais qu'est-ce donc? Vous avez baisé bien tristement ma main,
et vous y avez laissé tomber une larme! Quoi! vous êtes triste encore?
je vous ai encore blessé? Oh! mais cela est insupportable. Allons, mon
cher amant, remettez-vous et soyez plus sage; je vous aime tendrement,
je vous préfère aux plus grands rois de la terre. Faut-il vous le
répéter à toute heure? ne le savez-vous pas? Venez, que je baise votre
beau front. Séchez vos larmes et venez me rejoindre bientôt.

SCÈNE IV.

ALDO, _seul_.
Elle a raison, cette femme! elle a raison devant Dieu et devant les
hommes! Moi, je n'ai raison que devant ma conscience. Je ne puis avoir
d'autre juge que moi-même, et ne puis me plaindre qu'à moi-même.--Car,
enfin, il ne dépend pas de moi d'être autrement. Tout m'accuse
d'affectation; mais on n'est pas affecté, on n'est pas menteur avec
soi-même. Je sais bien, moi, que je suis ce que je suis. Les autres sont
autres, et ne me comprenant pas, ils me nient; ils sont injustes, car
moi je ne nie pas leur sincérité; ils me disent qu'ils sont courageux,
je pourrais leur répondre qu'ils sont insensibles. Mais j'accepte ce
qu'ils me disent, je consens à les reconnaître courageux. Mais s'ils le
sont, pourquoi me reprochent-ils impitoyablement de ne l'être pas? Si
j'étais Hercule, au lieu de mépriser et de railler les faibles enfants
que je trouverais haletants et pleurants sur la route, je les prendrais
sur mes épaules, je les porterais, une partie du chemin, dans ma peau de
lion. Que serait pour moi ce léger fardeau, si j'étais Hercule?--Voua
ne l'êtes pas, vous qui vous indignez de la faiblesse d'autrui. Elle ne
vous révolte pas, elle vous effraie. Vous craignez d'être forcés de la
secourir, et, comme vous ne le pouvez pas, vous l'humiliez pour lui
apprendre à se passer de vous.
Eh bien, oui, je suis faible: faible de coeur, faible de corps, faible
d'esprit. Quand j'aime, je ne vis plus en moi; je préfère ce que j'aime
à moi-même.--Quand je veux suivre la chasse, j'en suis vite dégoûté,
parce que je suis vite fatigué.--Quand on me raille, ou me blâme, je
suis effrayé, parce que je crains de perdre les affections dont je ne
puis me passer, parce que je sens que je suis méconnu, et que j'ai
trop de candeur pour me réhabiliter en me vantant. Avec les hommes,
il faudrait être insolent et menteur. Je ne puis pas. Je connais mes
faiblesses et n'en rougis pas, car je connais aussi les faiblesses des
autres et n'en suis pas révolté. Je les supporte tels qu'ils sont. Je ne
repousse pas les plus méprisables, je les plains, et, tout faible que
je suis, j'essaie de soutenir et de relever ceux qui sont plus faibles
encore. Pourquoi ceux qui se disent forts ne me rendent-ils pas la
pareille?
--Dieu! je ne t'invoque pas! car tu es sourd. Je ne te nie pas;
peut-être te manifesteras-tu à moi dans une autre vie. J'espère en la
mort.
Mais ici tu ne te révèles pas. Tu nous laisses souffrir et crier en
vain. Tu ne prends pas le parti de l'opprimé, tu ne punis pas le
méchant. J'accepte tout, mon Dieu! et je dis que c'est bien, puisque
c'est ainsi. Suis-je impie, dis-moi?
Mais je t'interroge, toi, mon coeur; toi, divine partie de moi-même.
Conscience, voix du ciel cachée en moi, comme le son mélodieux dans les
entrailles de la harpe, je te prends à témoin, je te somme de me rendre
justice. Ai-je été lâche? ai-je lutté contre le malheur? ai-je supporté
la misère, la faim, le froid? ai-je abandonné ma mère lorsque tout
m'abandonnait, même la force du corps? ai-je résisté à l'épuisement et à
la maladie? ai-je résisté à la tentation de me tuer?--Où est le mendiant
que j'aie repoussé? où est le malheureux que j'aie refusé de secourir?
où est l'humilié que je n'aie pas exhorté à la résignation, rappelé à
l'espérance? J'ai été nu et affamé. J'ai partagé mon dernier vêtement
avec ma mère aveugle et sourde, mon dernier morceau de pain avec mon
chien efflanqué. J'ai toujours pris en sus de ma part de souffrances
une part des souffrances d'autrui; et ils disent que je suis lâche, ils
rient de la sensibilité niaise du poëte! et ils ont raison, car ils sont
tous d'accord, ils sont tous semblables. Ils sont forts les uns par les
autres.
Je suis seul, moi! et j'ai vécu seul jusqu'ici. Suis-je lâche? J'ai eu
besoin d'amitié, et, ne l'ayant point trouvée, j'ai su me passer d'elle.
J'ai eu besoin d'amour, et, n'en pouvant inspirer beaucoup, voilà que
j'accepte le peu qu'on m'accorde. Je me soumets, et l'on me raille. Je
pleure tout bas, et l'on me méprise.
C'est donc une lâcheté que de souffrir? C'est comme si vous m'accusiez
d'être lâche parce qu'il y a du sang dans mes veines et qu'il coule à la
moindre blessure. C'est une lâcheté aussi que de mourir quand on vous
tue! Mais que m'importait cela? N'avais-je pas bien pris mon parti sur
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