Aldo le rimeur - 1

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ALDO LE RIMEUR

PRÉFACE
Comme cette bluette a paru longtemps avant le roman et le drame de
_Chatterton_, personne ne pensera que j'aie eu la prétention d'imiter ce
modèle, bien qu'une scène d'_Aldo le rimeur _présente quelques rapports
de situation avec le beau et déchirant monologue que M. de Vigny a mis
dans la bouche de son poëte. Je ne me défendrais pas d'avoir été inspiré
par ce sujet, d'abord si le fait était vrai, ensuite si ma pensée eût
été la même. Mais elle était autre, et je ne songeais à peindre la
misère du poëte que comme un accident, un des malheurs passagers de
sa fantasque et douloureuse existence. Je voulais peindre le poëte
en général; une âme de poëte quelconque, mobile, généreuse, ardente,
susceptible, inquiète, fière et jalouse. Le second acte de ce petit
poème dialogué montre le même homme _non transformé_ qu'on a vu lutter
contre la faim et l'abandon au premier acte. De même qu'un nouvel amour
a été le dénoûment de cette première phase, l'amour de la science, ou
plutôt une soudaine et vague révélation de la science, arrache une
seconde fois l'âme curieuse et _ondoyante_ du poëte au dégoût de la
vie, à la lassitude du coeur, au suicide. Je comptais, lorsque je fis
paraître ce fragment dans une Revue, compléter la série d'expériences et
de déceptions par lesquelles, après avoir plusieurs fois rempli et vidé
la coupe des illusions, Aldo devait arriver à briser sa vie ou à
se réconcilier avec elle. De nouvelles préoccupations d'esprit
m'emportèrent ailleurs, et j'oubliai Aldo, comme Aldo oubliait la reine
Agandecca. Je n'ai jamais pensé que l'interruption de cette esquisse
fût offensante ou préjudiciable pour aucun lecteur; mais, avant de la
remettre sous les yeux du public, je devais l'avertir que ce n'est là
qu'un fragment. Le finira qui voudra dans sa pensée, et beaucoup mieux
sans doute que je ne l'ai commencé.


ALDO LE RIMEUR
Il n'y a personne qui ne fasse son petit Faust, son
petit Don Juan, son petit Manfred ou son petit Hamlet, le soir
auprès de son feu, les pieds dans de très-bonnes pantoufles.
_(Esprit des journaux.)_

PERSONNAGES.
ALDO LE RIMEUR
MEG, sa mère.
JANE, jeune montagnarde.
LA REINE AGANDECCA.
TICKLE, nain de la reine.
MAITRE ACROCÉRONIUS, astrologue de la reine.
La scène est à Ithona.

ACTE PREMIER.
Dans le galetas du rimeur; un escalier au fond rendait à une soupente;
au milieu, une mauvaise table, un escabeau, quelques livres. Il fait
nuit.

SCÈNE PREMIÈRE.
ALDO, TICKLE.
_(Aldo est assis le tête dans ses mains, les coudes sur la table. Un
frappe à la porte.)_

ALDO.
Qui frappe?

TICKLE, en dehors.
Votre très-humble serviteur.

ALDO.
Lequel?

TICKLE.
Votre ami.

ALDO.
Que le diable vous emporte! vous êtes un escroc.

TICKLE.
Non, je suis votre ami et votre serviteur.

ALDO.
Il est évident que vous venez me dépouiller; mais je ne crains rien de
ce côté-là. Entrez.

TICKLE.
Souffrez que je vous embrasse.

ALDO.
Permettez-moi de vous mettre sur la table.

TICKLE, _sur la table._
Et comment vous portez-vous, mon excellent seigneur, depuis que nous ne
nous sommes vus?

ALDO.
Mais.... tantôt bien, tantôt mal. Il s'est passé beaucoup de choses
depuis que je n'ai eu l'honneur de vous voir.

TICKLE.
En vérité, mon cher monsieur?

ALDO.
Sur mon honneur! ce serait trop long à vous raconter. Il y a vingt ans
environ, car notre connaissance date de l'autre monde.

TICKLE.
Vraiment?

ALDO.
Sans doute, puisque je n'ai encore jamais eu l'honneur de vous
rencontrer dans celui-ci.

TICKLE.
Comment! vous ne me connaissez pas? Vous ne m'avez jamais vu?

ALDO.
Non, sur mon honneur, mon cher ami.

TICKLE.
Eh! mais, d'où sortez-vous? où vivez-vous?

ALDO.
Je vis dans une taupinière; mais vous, il est certain que, si j'en juge
par votre taille, vous sortez d'un trou de souris.

TICKLE
Et c'est pour cela que vous devriez connaître, ne fût-ce que de vue, le
célèbre nain John Bucentor Tickle, bouffon de la reine.
ALDO.
Je suis parfaitement heureux de faire votre connaissance; vous passez
pour un homme d'esprit.

TICKLE.
Je n'en manque pas, et vous pouvez déjà vous en apercevoir à ma
conversation.

ALDO.
Comment donc! j'en suis ébloui, stupéfait et renversé!

TICKLE.
Je vois que vous êtes un homme de goût pour un poëte.

ALDO.
Et vous un homme hardi pour un nain.

TICKLE.
Monsieur, je me conduis comme un nain avec les rustres: ceux-là ne
causent qu'avec les poings; et moi, ce n'est pas ma profession. Je porte
des manchettes de dentelle, c'est mon goût.

ALDO.
C'est un goût fort innocent.

TICKLE.
Et qui a le suffrage des dames, généralement. Avec les dames, Monsieur,
comme avec les gens d'esprit, j'ai six pieds de haut, parce que sur ce
terrain-là on se bat à armes égales.

ALDO.
Et les armes sont courtoises. Vous pouvez compter, je ne dis pas sur
mon esprit, mais sur ma courtoisie. Puis-je savoir ce qui me procure
l'honneur de votre visite?

TICKLE.
Me permettez-vous d'être assis?

ALDO.
De tout mon coeur si vous ne me demandez pas de siège; car cet escabeau
est le seul que je possède, et mon habitude n'est pas d'écouter debout
ce que l'on vient me prier d'entendre.

TICKLE.
Je resterai de grand coeur sur cette table; il ne m'en faut pas
davantage pour être absolument à votre hauteur.

ALDO.
J'en suis intimement persuadé. (_Il s'assied; le nain se met à
califourchon sur la table, vis-à-vis de lui.)_

TICKLE.
Mon cher monsieur, vous êtes poëte?

ALDO.
Pas le moins du monde, Monsieur.

TICKLE.
Ah! vraiment! Je vous demande pardon; je vous prenais pour un certain
Aldo... _le rimeur_, comme on dit dans la ville, et _le barde_, comme on
dit à la cour. Vous avez peut-être entendu parler de lui? C'est un jeune
homme qui n'est pas sans talent.

ALDO.
Je vous demande pardon, Monsieur; c'est un homme qui n'a pas plus de
talent que vous et moi.

TICKLE.
Réellement? Eh bien, j'en suis fâché pour lui. Je venais lui offrir mes
petits services.

ALDO.
Il vous offre les siens également; vous savez en quoi ils peuvent
consister, puisque vous connaissez sa profession. Veuillez lui faire
connaître la vôtre.

TICKLE.
Mais moi, vous voyez la mienne... je suis nain.

ALDO.
Et bouffon! Mais je ne vois pas jusqu'ici quels services Votre
Seigneurie peut daigner offrir à un misérable poëte.

TICKLE.
Monsieur, tout petit que je suis, j'ai de très-larges poches à mon
pourpoint; c'est une fantaisie que j'ai, et, par suite d'une fantaisie
analogue, les poches dont j'ai l'honneur de vous parler sont toujours
pleines d'or.

ALDO.
C'est une fantaisie comme une autre, et qui n'a rien de neuf.

TICKLE.
La vôtre me parait plus usée encore.

ALDO.
De quoi parlez-vous, Monsieur? de ma fantaisie ou de ma poche.

TICKLE.
Je parle de votre fantaisie, de votre poche, de votre bourse et de votre
crédit. Croyez-moi, c'est une habitude de mauvais genre que de n'avoir
pas le sou. Or donc, voulez-vous gagner de l'argent? vous en avez
besoin.

ALDO.
Pas le moindre besoin, Monsieur, je vous jure.

TICKLE.
Vous êtes trop modeste. Je connais votre position, le dénûment de
mistress Meg, votre mère, et son grand âge. Je connais votre activité,
votre dévouement, votre grandeur d'âme. Je vous offre un gain
légitime... Vous comprenez? Je ne viens pas faire ici le grand seigneur;
je viens vous proposer un échange, un marché qui ne peut qu'augmenter
votre gloire et vous mettra à même de secourir mistress Meg.

ALDO.
Voyons ce que c'est, Monsieur; voudriez-vous que je fisse monter une
de vos jambes en flageolet, et me vendre l'autre pour en faire un
porte-crayon?

TICKLE.
Je demande de vous quelque chose d'une moindre valeur que la plus
chétive de mes jambes, je vous demande un petit drame de votre façon.

ALDO.
Pour qui, Monsieur? pour le théâtre de la reine?

TICKLE.
Pour moi, Monsieur.

ALDO.
Pour vous! et qu'en ferez-vous? vous n'aurez jamais la force de
l'emporter!

TICKLE.
J'allégerai mes poches d'une partie de l'or qui les charge, et je
prendrai votre manuscrit à la place.

ALDO.
Très-bien; et puis?

TICKLE.
Et puis l'ouvrage m'appartiendra. Je le publierai, je le ferai jouer sur
le théâtre de la reine.

ALDO.
Sous quel nom, je vous prie?

TICKLE.
Sous le nom agréable de sir John Bucentor Tickle; c'est dans votre
intérêt que j'agirai ainsi et pour donner de la confiance au public. Si
l'autorité de mon nom ne suffisait pas à nous assurer sa bienveillance,
en cas de chute, nous réclamerions contre son injuste arrêt.

ALDO.
En lui livrant le nom du véritable auteur?

TICKLE.
C'est ainsi que cela se fait à la cour.

ALDO.
Et la cour fait bien! Monsieur, je vous prie maintenant de me laisser
travailler au drame que vous me faites l'honneur de me demander.

TICKLE.
Puis-je compter sur votre parole, Monsieur?

ALDO.
Je m'en flatte.

TICKLE.
Un mot de traité sera nécessaire.
ALDO.
De tout mon coeur, j'en sais la rédaction. (_Il écrit._) Voulez-vous
signer maintenant? moi, je signe.
TICKLE.
Permettez-moi d'en prendre connaissance. (_Il lit._) «Je m'engage, moi,
Aldo de Malmor, dit _le rimeur_ à la ville et _le barde_ à la cour, à
jeter par les fenêtres le très-illustre seigneur John Bucentor Tickle,
nain et bouffon de la reine, la première fois qu'il franchira le seuil
de ma maison. Fait double entre nous, etc.» Bravo! bravo! c'est la
première scène du drame!
ALDO.
Non, c'est un dénoûment tout prêt et que je vous offre gratis.
TICKLE.
J'en suis trop reconnaissant; je cours le porter à la reine, qui en sera
charmée. (_Il saute en bas de la table et s'enfuit._) Tu me le paieras!
ALDO.
Tu me le paieras aussi, canaille, si tu retombes sous ma main.


SCÈNE II.

ALDO, _seul._
Un ennemi de plus! et c'est ainsi que je vis! Chaque jour m'amène un
assassin ou un voleur. Misérables! vous me réduisez à l'aumône, mais
vous n'aurez pas bon marché de ma fierté. Allons! ce fat m'a fait perdre
une demi-heure, remettons-nous à l'ouvrage. La nuit s'avance; je ne
serai plus dérangé. Tout est silencieux dans la ville et autour de moi.
Dévorons cette nouvelle insulte; quand le brodequin est bon, le pied ne
craint pas de se souiller en traversant la boue. Écrivons.
[Illustration: Mon cher Monsieur, vous êtes poëte?... (Page 54 )]
Travailler!... chanter! faire des vers! amuser le public! lui donner mon
cerveau pour livre, mon coeur pour clavier, afin qu'il en joue à son
aise, et qu'il le jette après l'avoir épuisé en disant: Voici un mauvais
livre, voici un mauvais instrument. Écrire! écrire!... penser pour les
autres... sentir pour les autres... abominable prostitution de
l'âme! Oh! métier, métier, gagne-pain, servilité, humiliation!--Que
faire?--Écrire? sur quoi?--Je n'ai rien dans le cerveau, tout est dans
mon coeur!... et il faut que je te donne mon coeur à manger pour un
morceau de pain, public grossier, bête féroce, amateur de tortures,
buveur d'encre et de larmes!--Je n'ai dans l'âme que ma douleur; il faut
que je te repaisse de ma douleur. Et tu en riras peut-être! Si mon luth
mouillé et détendu par mes pleurs rend quelque son faible, tu diras que
toutes mes cordes sont fausses, que je n'ai rien de vrai, que je ne sens
pas mon mal... quand je sens la faim dévorer mes entrailles! la faim, la
souffrance des loups! Et moi, homme d'intelligence et de réflexion, je
n'ai même pas la gloire d'une plus noble souffrance!... Il faut que
toutes les voix de l'âme se taisent devant le cri de l'estomac qui
faiblit et qui brûle!--Si elles s'éveillent dans le délire de mes nuits
déplorables, ces souffrances plus poignantes, mais plus grandes, ces
souffrances dont je ne rougirais pas si je pouvais les garder pour moi
seul, il faut que je les recueille sur un album comme des curiosités qui
se peuvent mettre dans le commerce, et qu'un amateur peut acheter pour
son cabinet. Il y a des boutiques où l'on vend des singes, des tortues,
des squelettes d'homme et des peaux de serpent. L'âme d'un poète est une
boutique où le public vient marchander toutes les formes du désespoir:
celui-ci estime l'ambition déçue sous la forme d'une ode au dieu des
vers; celui-là s'affectionne pour l'amour trompé, rimé en élégie; cet
autre rit aux éclats d'une épigramme qui partit d'un sein rongé par la
colère, d'une bouche amère de fiel. Pauvre poète! chacun prend une pièce
de ton vêtement, une fibre de ton corps, une goutte de ton sang; et
quand chacun a essayé ton vêtement à sa taille, éprouvé la force de tes
nerfs, analysé la qualité de ton sang, il te jette à terre avec quelques
pièces de monnaie pour dédommagement de ses insultes, et il s'en va,
se préférant à toi dans la sincérité de ses pensées insolentes et
stupides.--O gloire du poète, laurier, immortalité promise, sympathie
flatteuse, haillons de royauté, jouets d'enfants! que vous cachez mal
la nudité d'un mendiant couvert de plaies! Oh! méprisables! méprisables
entre tous les hommes, ceux qui, pouvant vivre d'un autre travail que
celui-là, se font poètes pour le public! Misérables comédiens qui
pourriez jouer le rôle d'hommes, et qui montez sur un tréteau pour faire
rire et pleurer les désoeuvrés! n'avez-vous pas la force de vivre en
vous-mêmes, de souffrir sans qu'on vous plaigne, de prier sans qu'on
vous regarde? Il vous faut un auditoire pour admirer vos puériles
grandeurs, pour compatir à vos douleurs vulgaires! Celui qui est né
fils de roi, d'histrion ou de bourreau suit forcément la vocation
héréditaire; il accomplit sa triste et honteuse destinée. S'il en
triomphe, s'il s'élève seulement au niveau des hommes ordinaires, qu'il
soit loué et encouragé! Mais vous, grands seigneurs, hommes instruits,
hommes robustes, vous avez la fortune pour vous rendre libres, la
science pour vous occuper, des bras pour creuser la terre en cas de
ruine; et vous vous faites écrivains! et vous nous livrez les facultés
débauchées de votre intelligence, vous cherchez la puissance morale dans
l'épanchement ignoble de la publicité! vous appelez la populace autour
de vous, et vous vous mettez nus devant elle pour qu'elle vous juge,
pour qu'elle vous examine et vous sache par coeur! Oh! lâche! si vous
êtes difforme, et si, pour obtenir la compassion, vous vous livrez au
mépris! lâche encore plus si vous êtes beau et si vous cherchez dans la
foule l'approbation que vous ne devriez demander qu'à Dieu et à votre
maîtresse.... C'est ce que je disais l'autre jour au duc de Buckingham
qui me consultait sur ses vers.--Et il a tellement goûté mon avis qu'il
m'a mis à la porte de chez lui, et m'a fait retirer la faible pension
que m'accordait la reine en mémoire des services de mon père dans
l'armée.... Aussi, maintenant plus que jamais, il faut rimer, pleurer,
chanter ... vendre mi pensée, mon amour, ma haine, ma religion, ma
bravoure et jusqu'à ma faim! Tout cela peut servir de matière au vers
alexandrin et de sujet au poème et au drame. Venez, venez, corbeaux
avides de mon sang! venez, vautours carnassiers! voici Aldo qui se meurt
de fatigue, d'ennui, de besoin et de honte. Venez fouiller dans ses
entrailles et savoir ce que l'homme peut souffrir: je vais vous
l'apprendre, afin que vous me donniez de quoi dîner demain.... O misère!
c'est-à-dire infamie!--(_Il s'assied devant une table._) Ah! voici des
stances à ma maîtresse!.... J'ai vendu trois guinées une romance sur la
reine Titania; ceci vaut mieux, le public ne s'en apercevra guère...
mais je puis le vendre trois guinées!... Le duc d'York m'a promis sa
chaîne d'or si je lui faisais des vers pour sa maîtresse.... Oui, lady
Mathilde est brune, mince: ces vers-là pourraient avoir été faits pour
elle; elle a dix-huit ans, juste l'âge de Jane... Jane! je vais vendre
ton portrait, ton portrait écrit de ma main; je vais trahir les mystères
de ta beauté, révélés à moi seul, confiée à ma loyauté, à mon respect;
je vais raconter les voluptés dont tu m'as enivré et vendre le beau
vêtement d'amour et de poésie que je t'avais fait, pour qu'il aille
couvrir le sein d'une autre! Ces éloges donnés à la sainte pureté de
ton âme monteront comme une vaine fumée sur l'autel d'une divinité
étrangère; et cette femme à qui j'aurai donné la rougeur de tes joues,
la blancheur de tes mains, cette vaine idole que j'aurai parée de ta
brune chevelure et d'un diadème d'or ciselé par mon génie, cette femme
qui lira sans pudeur à ses amants et à ses confidentes les stances qui
furent écrites pour toi, c'est une effrontée, c'est la femelle d'un
courtisan, c'est ce qu'on devrait appeler une courtisane!--Non, je ne
vendrai pas tes attraits et ta parure, ô ma Jane! simple fille qui
m'aimas pour mon amour, et qui ne sais pas même ce que c'est qu'on
poète. Tu me t'es pas enorgueillie de mes louanges, tu n'as pas compris
mes vers; eh bien, je te les garderai. Un jour peut-être... dans le
ciel, tu parleras ta langue des dieux!... et tu me répondras... ma
pauvre Jane!... (_L'horloge sonne minuit._) Déjà minuit!... et je n'ai
rien fait encore, la fatigue m'accable déjà! Cette nuit sera-t-elle
perdue comme les autres?.... non, il ne le faut pas... Je ne puis
différer davantage.... Il ne me reste pas une guinée, et ma mère aura
faim et froid demain si je dors cette nuit... J'ai faim moi-même...
et le froid me gagne... Ah! je sens à peine ma plume entre mes doigts
glacés... ma tête s'appesantit... Qu'ai-je donc?--Je n'ai rien fait
et je suis éreinté!... mes yeux sont troublés... Est-ce que j aurais
pleuré?... ma barbe est humide... Oui, voici des larmes sur les stances,
à Jane... J'ai pleuré tout à l'heure en songeant à elle... Je ne m'en
étais pas aperçu. Ah! tu as pleuré, misérable lâche? tu t'es énervé à te
raconter ta douleur, quand tu pouvais l'écrire et gagner le pain de ta
mère; et maintenant te voici épuisé comme une lampe vers le matin, te
voici pâle comme la lune à son coucher... C'est la troisième nuit que tu
emploies à marcher dans ta chambre, à tailler ta plume et à te frapper
le front sur ces murs impitoyables! O rage! impuissance, agonie! (_Se
levant._) Mon courage, m'abandonnes-tu aussi, toi? Mes amis m'ont tourné
le dos, mon génie s'est couché paresseux et insensible à l'aiguillon de
la volonté, ma vie elle-même a semblé me quitter, mon sang s'est arrêté
dans mes veines, et la souffrance de mes nerfs contractés m'a arraché
des cris. Tout cela est arrivé souvent, trop souvent! Mais toi, ô
courage! ô orgueil! fils de Dieu, père du génie, tu ne m'as jamais
manqué encore. Tu as levé d'aussi lourds fardeaux, tu as traversé
d'aussi horribles nuits, tu m'as retiré d'aussi noirs abîmes... Tu sais
manier un fouet qui trouve encore du sang à faire couler de mes membres
desséchés; prends ton arme et fustige mes os paresseux, enfonce ton
éperon dans mon flanc appauvri...
J'ai entendu gémir là-haut! sur ma tête!... c'est ma mère!... Elle
souffre, elle a froid peut-être. J'ai mis mon manteau sur elle pour
la réchauffer. Il ne me reste plus rien... Ah! mon pourpoint pour
envelopper ses pieds. (_Il monte dans la soupente et revient en chemise
et en grelottant._)
Froid maudit! ciel de glace!
Cela se passe, je m'engourdis... si je pouvais composer quelque
chose!.... Une bonne moquerie sur l'hiver et les frileux. (_Sa voix
s'affaiblit._) Une satire sur les nez rouges... (_Une pause._) Une
épigramme sur le nez de l'archevêque qui est toujours violet après
souper... (_Une pause._) Unes chanson, cela me réveillera; si je viens à
bout de rire, je suis sauvé... Ah! le damné manteau de glace que minuit
me colle sur les épaules!... rimons... charmante bise de décembre qui
souffles sur mes tempes, inspire-moi... Monseigneur...Monseigneur de Cantorbery...
(_Une pause_.)
Est toujours vermeil après boire.,.
Vermeil ne me plaît pas...
Est toujours charmant...
Charmant... hum!
Est toujours superbe..
Est toujours superbe après boire...
(_Il s'endort et parle en dormant d'une voix confuse_.)
Monseigneur de Cantorbery...
(_Il s'endort tout à, fait_.)
[Illustration: Vous le voyez, mon cher ami, je me tue.., (Page 63.)]
(_Meg entre dans la chambre en tremblotant; elle est enveloppée à demi
dans les couvertures de son lit, et se traîne le long des murs._)

MEG.
Je crois qu'il y a enfin de la lumière ici... Je vois une lueur
faible... (_Elle se heurte contre la table._)

ALDO.
Qui va là?... vous ne répondez pas?... bonsoir... Si vous êtes un
voleur, l'ami, passez votre chemin, vous perdez votre temps ici... (_Il
se rendort._)

MEG.
Je crois que j'ai entendu quelque chose, mais je suis encore plus sourde
aujourd'hui qu'à l'ordinaire... et je ne sais pas si le temps était plus
sombre, mais il m'a semblé que je ne voyais pas bien... Mon fils n'est
pas rentré, à ce qu'il paraît!... (_Elle-se heurte encore._)

ALDO.
Encore! Ami voleur, mon cher frère en diable, vous ne vous en rapportez
pas à moi?... Cherchez à votre aise... si vous pouviez trouver ma rime
dans un coin de la chambre, vous me feriez plaisir en me la rapportant.
Elle ne vaut pas la peine que vous vous en empariez...
Monseigneur de Cantorbery
Est, ma foi! superbe....
(Il se rendort.)

MEG, _qui s'est égarée, à tâtons dans la chambre._
Je ne sais plus ou je suis.... J'ai encore plus froid ici que dans mon
lit.... Dieu de bonté, j'espérais trouver le poêle ... mais y a-t-il
du bois seulement? Si mon pauvre enfant était là, du moins il me
consolerait.... Mais il est allé me chercher quelque chose sans
doute.... Je ne vois plus du tout. Je n'entends rien nulle part....
Froid, nuit, silence, solitude, vieillesse, que vous êtes tristes! Je ne
me soutiens plus, une étrange défaillance me saisit....
(_Aldo rêvant._)
Oui! oui! Monsieur de Cantorbery!...

MEG.
Mes genoux vont se casser si je marche encore: où m'asseoir dans ces
ténèbres?... (_Elle se laisse tomber._)

ALDO.
Trust! mon pauvre chien, est-ce toi qui reviens? Je t'avais donné à
Oscar, mais il parait que tu veux jeûner avec ton maître ... où es-tu, ô
le meilleur des hommes, je veux dire des caniches?...

MEG.
Ce carreau est froid ... je ... je.... Dieu tout-puissant, sainte Vierge
... je meurs catholique ... mon enfant! mon enf.... Aldo! (Elle meurt.)

ALDO, _se relevant à demi._
Pour le coup, on a parlé.... Mon nom est parti de ce coin.... Je n'ai
pas rêvé peut-être.... Voleur ou chien! qui que tu sois.... C'était la
voix de ma mère.... Ma mère, allons donc! elle dort là-haut.... Je n'ai
pas la force d'y aller voir.... J'ai peur!... par le diable, j'ai peur!
Misère, tu m'as vaincu! J'ai cru voir un spectre passer près de moi dans
mon sommeil. J'ai entendu une voix qui semblait sortir de la tombe.
Fantômes évoqués par la faim, terreurs imbéciles, laissez-moi!...
Murailles imprudentes qui m'entendez, gardez-moi bien le secret, car
s'il est en vous un écho bavard qui répète les paroles de ma peur, je
vous démolirai pierre à pierre jusqu'à ce que je l'aie arraché de vos
entrailles, fût-il caché dans le ciment et scellé dans le granit....
Ma mère, m'avez-vous appelé? (_Il se lève tout à fait et se frotte
les yeux._) Meg, ma mère! Pardon! pardon! je me suis endormi!... Je
divague.... J'ai dormi une heure!... L'horloge moqueuse semble me
demander ce que j'ai fait du temps! Tu as dormi, bête stupide!... Tu
n'as pu lutter une heure ... comme les disciples du Christ, tu as mal
gardé le jardin des Oliviers.--Jésus! tu bois en vain l'éternel calice
des douleurs humaines; ton père est sourd, ton frère l'esprit saint a
perdu ses ailes de feu. Le cerveau du poëte est aride comme la terre, et
le coeur des riches est insensible comme le ciel.... Voyons si ce canif
aura plus de vertu que ta parole pour conjurer le sommeil. (_Il se fait
une incision à la poitrine; étouffe un cri et jette le canif._) Votre
leçon est incisive, mon bon ami, elle creusera en moi.... Passez-moi le
calembour, mon esprit ne coupe pas comme votre acier, ma belle petite
lame!... Ah! me voici bien éveillé, Dieu merci! cette charmante plaie
me cuit passablement Je puis travailler maintenant.... Mais qui donc a
ainsi bouleversé ma table?... Quelqu'un est entré ici.... Est-ce que
j'aurais encore peur?... Imbécile! tu es poltron, et pour te guérir,
tu répands deux onces de ton sang comme si tu en avais de reste! et tu
gâtes ta chemise comme si tu en avais une autre! Faquin! perdras-tu tes
habitudes de grand seigneur?... Je souffre ... le froid entre dans
cette plaie comme un fer rouge. N'importe, je crois que je vais pouvoir
travailler. (_Mettant ses deux bras sur se tête._) Mon courage, mon
Dieu! ma mère!... Il faut que j'aille embrasser ma mère sans la
réveiller, cela me portera bonheur. (_Il prend sa lumière et sort._)
(_Il redescend de la soupente d'un air effaré._) Mais où est donc la
vieille femme? Ma mère! ma mère! Qu'est-ce qui a pu me voler ma mère?
Je n'avais qu'elle au monde pour causer mon désespoir et conserver mon
héroïsme. (_Il trouvera sa mère sous l'escalier._) Ah!... ma mère est
morte! Dieu me permet donc de mourir aussi, à la fin!--Comment! vous
êtes morte, ma mère? (_Il la retire de dessous l'escalier et la
regarde._) Oui, bien morte! Froide comme la pierre et raide comme
une épée. Ah! ma mère est morte!... (_Il rit aux éclats et tombe en
convulsion._) (_Après un silence._)
Mais pourquoi êtes-vous déjà morte? Vous étiez bien pressée d'en finir
avec la misère! Est-ce que je ne vous soignais pas bien? Étiez-vous
mécontente de moi? Trouviez-vous que j'épargnais ma peine et que je
ménageais mon cerveau? Trouviez-vous mes vers mauvais par hasard, et les
critiques de mes envieux vous faisaient-elles rougir d'être la mère
d'un si méchant rimeur? Vous étiez un _bas-bleu_ autrefois dans votre
village!... Aujourd'hui vous n'êtes plus qu'un pauvre squelette aux
jambes nues. Pauvres jambes, vieux os! Je vous avais enveloppés encore
ce soir avec mon pourpoint!... Est-ce ma faute si la doublure était usée
et l'étoffe mince? C'est comme l'étoffe dont vous m'avez fait, ô
vieille Meg! J'étais votre septième fils; tous étaient beaux et grands,
musculeux et pleins d'ardeur, excepté moi le dernier venu. C'étaient de
vigoureux montagnards, de hardis chasseurs de biches aux flancs bruns;
et pourtant, depuis Dougal le Noir jusqu'à Ryno le Roux, tous sont
partis sans songer à vous conduire au cimetière. Il ne vous est resté
que le pauvre Aldo, le pâle enfant de votre vieillesse, le fruit débile
de vos dernières amours. Et que pouvait-il faire pour vous de plus qu'il
n'a fait? que ne lui donniez-vous comme à vos autres fils une large
poitrine et de mâles épaules! Cette petite main de femme que voici
pouvait-elle manier les armes du bandit ou la carabine du braconnier?
Pouvait-elle soulever la rame du pêcheur et boxer avec l'esturgeon? Vous
n'aviez rien espéré de moi, et, me voyant si chétif, vous n'aviez même
pus daigné me faire apprendre à lire!--Et quand tous vous ont manqué,
quand vous vous êtes trouvée seule avec votre avorton, n'avez-vous pas
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