Une ville flottante - 4
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forme le point central. Parmi eux, j'ai remarqué un petit homme
court, figure ronde, nez busqué, grosses lèvres, lunettes d'or,
qui doit être un juif allemand mâtiné de bordelais. Il se dit
docteur, en route pour Québec, mais je vous le donne pour un
farceur de bas étage et un admirateur du Drake.»
En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement d'un sujet à
un autre, me poussa le coude. Je regardai la porte du salon. Un
jeune homme de vingt-deux ans et une jeune fille de dix-sept ans
entraient en se donnant le bras.
«Deux nouveaux mariés? demandai-je.
-- Non, me répondit le docteur d'un ton à demi attendri, deux
vieux fiancés qui n'attendent que leur arrivée à New York pour se
marier. Ils viennent de faire leur tour d'Europe -- avec
l'autorisation de la famille, s'entend --, et ils savent
maintenant qu'ils sont faits l'un pour l'autre. Braves jeunes
gens! c'est plaisir de les regarder! Je les vois souvent penchés
sur l'écoutille de la machine, et là, ils comptent les tours de
roues, qui ne marchent pas assez vite à leur gré! Ah! monsieur, si
nos chaudières étaient chauffées à blanc comme ces deux jeunes
coeurs, voilà qui ferait monter la pression!»
XI
Ce jour-là, à midi et demi, à la porte du grand salon, un timonier
afficha la note suivante:
_Lat. 51° 15' N. Long. 18° 13' W. Dist.: Fastnet, 323 miles._
Ce qui signifiait qu'à midi nous étions à 323 milles du feu de
Fastnet, le dernier qui nous fût apparu sur la côte d'Irlande, et
par 51° 15' de latitude nord et 18° 13' de longitude à l'ouest du
méridien de Greenwich. C'était son point que le capitaine faisait
ainsi connaître et que chaque jour les passagers lurent à la même
place. Ainsi, en consultant cette note et en reportant ces
relèvements sur une carte, on pouvait suivre la route du _Great
Eastern_. Jusqu'ici, ce steamship n'avait fait que 323 milles en
trente-six heures. C'était insuffisant, et un paquebot qui se
respecte ne doit pas franchir en vingt-quatre heures moins de 300
milles.
Après avoir quitté le docteur, je passai le reste de la journée
avec Fabian. Nous nous étions réfugiés à l'arrière, ce que
Pitferge appelait «aller se promener dans les champs». Là, isolés
et appuyés sur le couronnement, nous regardions cette mer immense.
De pénétrantes senteurs, distillées dans l'embrun des lames,
s'élevaient jusqu'à nous. Les petits arcs-en-ciel, produits par
les rayons réfractés, se jouaient à travers l'écume. L'hélice
bouillonnait à quarante pieds sous nos yeux, et, quand elle
émergeait, ses branches battaient les flots avec plus de furie, en
faisant étinceler son cuivre. La mer semblait être une vaste
agglomération d'émeraudes liquéfiées. Le cotonneux sillage s'en
allait à perte de vue, confondant dans une même voie lactée les
bouillonnements de l'hélice et des aubes. Cette blancheur, sur
laquelle couraient des dessins plus accentués, m'apparaissait
comme une immense voilette au point d'Angleterre jetée sur un fond
bleu. Lorsque les mauves, aux ailes blanches festonnées de noir,
volaient au-dessus, leur plumage chatoyait et s'éclairait de
reflets rapides.
Fabian regardait toute cette magie de flots sans parler. Que
voyait-il dans ce liquide miroir qui se prête aux plus étranges
caprices de l'imagination? Passait-il, à ses yeux, quelque
fugitive image qui lui jetait un adieu suprême? Apercevait-il
quelque ombre noyée dans ces remous? Il me parut encore plus
triste que d'habitude, et je n'osai pas lui demander la cause de
sa tristesse Après cette longue séparation qui nous avait éloignés
l'un de l'autre, c'était à lui de se confier à moi, à moi
d'attendre ses confidences. Il m'avait dit de sa vie passée ce
qu'il voulait que j'en apprisse, son existence de garnison dans
les Indes, ses chasses, ses aventures; mais sur les émotions qui
lui gonflaient le coeur, sur la cause des soupirs qui soulevaient
sa poitrine, il se taisait. Sans doute, Fabian n'était pas de ceux
qui cherchent à soulager leurs douleurs en les racontant, et il ne
devait qu'en souffrir davantage.
Nous restions donc ainsi penchés sur la mer, et, lorsque je me
retournais, j'apercevais les grandes roues émergeant tour à tour
sous l'action du roulis.
À un certain moment, Fabian me dit:
«Ce sillage est vraiment magnifique, on croirait que les
ondulations se plaisent à y tracer des lettres! Voyez! des _l_,
des _e_! Est-ce que je me trompe? Non! ce sont bien ces lettres!
Toujours les mêmes!»
L'imagination surexcitée de Fabian voyait dans ce remous ce
qu'elle voulait y voir. Mais ces lettres, que pouvaient-elles
signifier? Quel souvenir évoquaient-elles dans le coeur de Fabian?
Celui-ci avait repris sa contemplation silencieuse. Puis,
brusquement, il me dit:
«Venez! venez! cet abîme m'attire!
-- Qu'avez-vous, Fabian? lui demandai-je en lui prenant les deux
mains, qu'avez-vous, mon ami?
-- J'ai là, dit-il en pressant sa poitrine, j'ai un mal qui me
tuera!
-- Un mal? lui dis-je, un mal sans espoir de guérison?
-- Sans espoir.»
Et sur ce mot Fabian descendit au salon et rentra dans sa cabine.
XII
Le lendemain samedi, 30 mars, le temps était beau. Brise faible,
mer calme. Les feux, activement poussés, avaient fait monter la
pression. L'hélice donnait trente-six tours à la minute. La
vitesse du _Great Eastern_ dépassait alors douze noeuds.
Le vent avait halé le sud. Le second fit établir les deux
misaines-goélettes et la misaine d'artimon. Le steamship, mieux
appuyé, n'éprouvait plus aucun roulis. Par ce beau ciel tout
ensoleillé, les roufles s'animèrent; les dames parurent en
toilettes fraîches; les unes se promenaient, les autres s'assirent
-- j'allais dire sur les pelouses à l'ombre des arbres --; les
enfants reprirent leurs jeux interrompus depuis deux jours, et de
fringants attelages de bébés circulèrent au grand galop. Avec
quelques troupiers en uniforme, les mains dans les poches et le
nez au vent, on se serait cru sur une promenade française.
À midi moins un quart, le capitaine Anderson et deux officiers
montèrent sur les passerelles. Le temps étant très favorable aux
observations, ils venaient prendre la hauteur du soleil. Chacun
d'eux tenait à la main un sextant à lunette, et, de temps en
temps, ils visaient l'horizon du sud, vers lequel les miroirs
inclinés de leur instrument devaient ramener l'astre du jour.
«Midi», dit bientôt le capitaine.
Aussitôt, un timonier piqua l'heure à la cloche de la passerelle,
et toutes les montres du bord se réglèrent sur ce soleil dont le
passage au méridien venait d'être relevé.
Une demi-heure après, on affichait l'observation suivante:
_Lat. 51° 10' N._
_Long. 24° 13' W._
_Course: 227 miles. Distance: 550._
Nous avions donc fait deux cent vingt-sept milles depuis la
veille, à midi. Il était en ce moment une heure quarante-neuf
minutes à Greenwich, et le _Great Eastern_ se trouvait à cinq cent
cinquante milles de Fastnet.
Je ne vis pas Fabian de toute cette journée. Plusieurs fois,
inquiet de son absence, je m'approchai de sa cabine, et je
m'assurai qu'il ne l'avait pas quittée.
Cette foule qui encombrait le pont devait lui déplaire.
Évidemment, il fuyait ce tumulte et recherchait l'isolement. Mais
je rencontrai le capitaine Corsican, et, pendant une heure, nous
nous promenâmes sur les dunettes. Il fut souvent question de
Fabian. Je ne pus m'empêcher de raconter au capitaine ce qui
s'était passé la veille entre le capitaine Mac Elwin et moi.
«Oui, me répondit Corsican avec une émotion qu'il ne cherchait
point à déguiser, voilà deux ans, Fabian avait le droit de se
croire le plus heureux des hommes, et maintenant il en est le plus
malheureux!»
Archibald Corsican m'apprit, en quelques mots, que Fabian avait
connu à Bombay une jeune fille charmante, miss Hodges. Il
l'aimait, il en était aimé. Rien ne semblait s'opposer à ce qu'un
mariage unît miss Hodges et le capitaine Mac Elwin, quand la jeune
fille, du consentement de son père, fut recherchée par le fils
d'un négociant de Calcutta. C'était une affaire, oui, «une
affaire» arrêtée de longue date. Hodges, homme positif, dur, peu
accessible aux sentiments, se trouvait alors dans une situation
délicate vis-à-vis de son correspondant de Calcutta. Ce mariage
pouvait arranger bien des choses, et il sacrifia le bonheur de sa
fille aux intérêts de sa fortune. La pauvre enfant ne put
résister. On mit sa main dans la main d'un homme qu'elle n'aimait
pas, qu'elle ne pouvait pas aimer, et qui vraisemblablement ne
l'aimait pas lui-même. Pure affaire, mauvaise affaire et
déplorable action. Le mari emmena sa femme le lendemain du
mariage, et depuis lors Fabian, fou de douleur, malade à en
mourir, n'avait jamais revu celle qu'il aimait toujours. Ce récit
achevé, je compris qu'en effet le mal dont souffrait Fabian était
grave.
«Comment se nommait cette jeune fille? demandai-je au capitaine
Archibald.
-- Ellen Hodges», me répondit-il. Ellen! Ce nom m'expliquait les
lettres que Fabian avait cru voir hier dans le sillage du navire.
«Et comment s'appelle le mari de cette pauvre femme? dis-je au
capitaine.
-- Harry Drake.
-- Drake! m'écriai-je, mais cet homme est à bord!
-- Lui! Ici! répéta Corsican, m'arrêtant de la main et me
regardant en face.
-- Oui, répétai-je, à bord.
-- Fasse le ciel, dit gravement le capitaine, que Fabian et lui ne
se rencontrent pas! Heureusement, ils ne se connaissent ni l'un ni
l'autre, ou, du moins, Fabian ne connaît pas Harry Drake. Mais ce
nom prononcé devant lui suffirait à provoquer une explosion!»
Je racontai alors au capitaine Corsican ce que je savais sur le
compte de Harry Drake, c'est-à-dire ce que m'en avait appris le
docteur Dean Pitferge. Je lui dépeignis, tel qu'il était, cet
aventurier, insolent et tapageur, déjà ruiné par le jeu et les
débauches, et prêt à tout faire pour ressaisir la fortune. En ce
moment, Harry Drake passa près de nous. Je le montrai au
capitaine. Les yeux de Corsican s'animèrent soudain. Il eut un
geste de colère que j'arrêtai.
«Oui, me dit-il, c'est bien là une physionomie de coquin. Mais où
va-t-il?
-- En Amérique, dit-on, pour demander au hasard ce qu'il ne veut
pas demander au travail.
-- Pauvre Ellen! murmura le capitaine. Où est-elle en ce moment?
-- Peut-être ce misérable l'a-t-il abandonnée?
-- Pourquoi ne serait-elle pas à bord?» dit Corsican en me
regardant.
Cette idée traversa mon esprit pour la première fois, mais je la
repoussai. Non. Ellen n'était pas, ne pouvait pas être à bord.
Elle n'eût pas échappé au regard inquisiteur du docteur Pitferge.
Non! Elle n'accompagnait pas Drake pendant cette traversée!
«Puissiez-vous dire vrai, monsieur, me répondit le capitaine
Corsican, car la vue de cette pauvre victime, réduite à tant de
misère, porterait un coup terrible à Fabian. Je ne sais ce qui
arriverait. Fabian est homme à tuer Drake comme un chien. En tout
cas, puisque vous êtes l'ami de Fabian, comme je le suis moi-même,
je vous demanderai une preuve de cette amitié. Ne le perdons
jamais de vue, et, le cas échéant, que l'un de nous soit toujours
prêt à se jeter entre son rival et lui. Vous le comprenez, une
rencontre par les armes ne peut avoir lieu entre ces deux hommes.
Ici, hélas! ni même ailleurs, une femme ne peut épouser le
meurtrier de son mari, si indigne qu'ait été ce mari.»
Je compris le raisonnement du capitaine Corsican. Fabian ne
pouvait pas être son propre justicier. C'était prévoir de bien
loin les événements à venir! Et cependant, ce peut-être, ce
contingent des choses humaines, pourquoi n'en pas tenir compte?
Mais un pressentiment m'agitait. Serait-il possible que, dans
cette existence commune du bord, dans ce coudoiement de chaque
jour, la personnalité bruyante de Drake échappât à Fabian? Un
incident, un détail, un nom prononcé, un rien, ne les mettrait-il
pas fatalement l'un en présence de l'autre? Ah! que j'aurais voulu
hâter la marche de ce steamship qui les portait tous deux! Avant
de quitter le capitaine Corsican, je lui promis de veiller sur
notre ami et d'observer Drake, qu'il s'engagea de son côté à ne
pas perdre de vue. Puis, il me serra la main, et nous nous
séparâmes.
Vers le soir, le vent du sud-ouest condensa quelques brumes sur
l'océan. L'obscurité était grande. Les salons, brillamment
éclairés, contrastaient avec ces ténèbres profondes. On entendait
les valses et les romances retentir tour à tour. Des
applaudissements frénétiques les accueillaient invariablement, et
les hourras eux-mêmes ne manquèrent pas quand ce farceur de T...,
s'étant mis au piano, y «siffla» des chansons avec l'aplomb d'un
cabotin.
XIII
Le lendemain, 31 mars, était un dimanche. Comment se passerait ce
jour à bord? Serait-ce le dimanche anglais ou américain, qui ferme
les «taps» et les «bars» pendant l'heure des offices; qui retient
le couteau du boucher sur la tête de sa victime; qui arrête la
pelle du boulanger sur le seuil du four; qui suspend les affaires;
qui éteint le foyer des usines et condense la fumée des fabriques;
qui ferme les boutiques, ouvre les églises et enraye le mouvement
des trains sur les railroads, contrairement à ce qui se fait en
France? Oui, il en devait être ainsi, ou à peu près.
Et, d'abord, pour l'observance dominicale, bien que le temps fût
magnifique et le vent favorable, le capitaine ne fit point hisser
les voiles. On y aurait gagné quelques noeuds, mais c'eût été
«improper». Je m'estimai fort heureux que l'on permit aux roues et
à l'hélice d'opérer leurs révolutions quotidiennes. Et quand je
demandai la raison de cette tolérance à un farouche puritain du
bord:
«Monsieur, me répondit-il gravement, il faut respecter ce qui
vient directement de Dieu. Le vent est dans sa main, la vapeur est
dans la main des hommes!»
Je voulus bien me contenter de cette raison, et j'observai ce qui
se passait à bord.
Tout l'équipage était en grande tenue et vêtu avec une extrême
propreté. On ne m'eût pas étonné en me disant que les chauffeurs
travaillaient en habit noir. Les officiers et les ingénieurs
portaient leur plus bel uniforme à boutons d'or. Les souliers
reluisaient d'un éclat britannique et rivalisaient avec l'intense
irradiation des casquettes cirées. Tous ces braves gens semblaient
chaussés et coiffés d'étoiles. Le capitaine et son second
donnaient l'exemple, et gantés de frais, boutonnés militairement,
luisants et parfumés, ils se promenaient sur les passerelles en
attendant l'heure de l'office.
La mer était magnifique et resplendissait sous les premiers rayons
du printemps. Aucune voile en vue. Le _Great Eastern_ occupait
seul le centre mathématique de cet immense horizon. À dix heures,
la cloche du bord tinta lentement et à intervalles réguliers. Le
sonneur, un timonier en grande tenue, obtenait de cette cloche une
sorte de sonorité religieuse, et non plus ces éclats métalliques
dont elle accompagnait le sifflet des chaudières, quand le
steamship naviguait au milieu des brumes. On cherchait
involontairement du regard le clocher du village qui vous appelait
à la messe.
En ce moment, de nombreux groupes apparurent aux portes des capots
de l'avant et de l'arrière. Hommes, femmes, enfants s'étaient
soigneusement habillés pour la circonstance. Les boulevards furent
bientôt remplis. Les promeneurs échangeaient entre eux des saluts
discrets. Chacun tenait à la main son livre de prières, et tous
attendaient que les derniers tintements eussent annoncé le
commencement de l'office. En ce moment, je vis passer un monceau
de bibles, entassées sur le plateau qui servait ordinairement aux
sandwiches. Ces bibles furent distribuées sur les tables du
temple.
Le temple, c'était la grande salle à manger, formée par le roufle
de l'arrière, et qui, extérieurement, rappelait, par sa longueur
et sa régularité, l'hôtel du ministère des Finances, sur la rue de
Rivoli. J'entrai. Les fidèles «attablés» étaient déjà nombreux. Un
profond silence régnait dans l'assistance. Les officiers
occupaient le chevet du temple. Au milieu d'eux, le capitaine
Anderson trônait comme un pasteur. Mon ami Dean Pitferge s'était
placé près de moi. Ses petits yeux ardents couraient sur toute
cette assemblée. Il était là, j'ose le croire, plutôt en curieux
qu'en fidèle.
À dix heures et demie, le capitaine se leva et commença l'office.
Il lut en anglais un chapitre de l'Ancien Testament, le dixième de
l'Exode. Après chaque verset, les assistants murmuraient le verset
suivant. On entendait distinctement le soprano aigu des enfants et
le mezzo-soprano des femmes se détachant sur le baryton des
hommes. Ce dialogue biblique dura une demi-heure environ. Cette
cérémonie, très simple et très digne à la fois, s'accomplissait
avec une gravité toute puritaine, et le capitaine Anderson, le
«maître après Dieu», faisant les fonctions de ministre à bord, au
milieu de cet immense océan, et parlant à cette foule suspendue
sur un abîme, avait droit au respect même des plus indifférents.
Si l'office s'était borné à cette lecture, c'eût été bien; mais au
capitaine succéda un orateur, qui ne pouvait manquer d'apporter la
passion et la violence là où devaient régner la tolérance et le
recueillement.
C'était le révérend dont il a été question, ce petit homme
remuant, cet intrigant Yankee, un de ces ministres dont
l'influence est si grande dans les États de la Nouvelle-
Angleterre. Son sermon était tout préparé, et l'occasion étant
bonne, il voulait l'utiliser. L'aimable Yorick n'en eût-il pas
fait autant? Je regardai le docteur Pitferge. Le docteur Pitferge
ne sourcilla pas, et sembla disposé à essuyer le feu du
prédicateur.
Celui-ci boutonna gravement sa redingote noire, posa son chapeau
de soie sur la table, tira son mouchoir avec lequel il toucha
légèrement ses lèvres, et enveloppant l'assemblée d'un regard
circulaire:
«Au commencement, dit-il, Dieu créa l'Amérique en six jours et se
reposa le septième.»
Là-dessus, moi, je gagnai la porte.
XIV
Pendant le lunch, Dean Pitferge m'apprit que le révérend avait
admirablement développé son texte. Les monitors, les béliers de
guerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous ces
engins avaient manoeuvré dans son discours. Lui-même, il s'était
fait grand de toute la grandeur de l'Amérique. S'il plaît à
l'Amérique d'être prônée ainsi, je n'ai rien à dire.
En rentrant au grand salon, je lus la note suivante:
_Lat. 50° 8' N._
_Long. 30° 44' W._
_Course: 255 miles._
Toujours le même résultat. Nous n'avions encore fait que onze
cents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparent
Fastnet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute la
journée, officiers, matelots, passagers et passagères continuèrent
de se reposer «comme le Seigneur après la création de l'Amérique».
Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecs ne
quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon de
jeu demeura désert. J'eus l'occasion, ce jour-là, de présenter le
docteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa
beaucoup le capitaine en lui racontant la chronique secrète du
_Great Eastern_. Il tint à lui prouver que c'était un navire
condamné, ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La
légende du «mécanicien soudé» plut beaucoup à Corsican, qui, en sa
qualité d'Écossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne
put, cependant, retenir un sourire d'incrédulité.
«Je vois, répondit le docteur Pitferge, que le capitaine ne croit
pas beaucoup à mes légendes?
-- Beaucoup!... c'est beaucoup dire! répliqua Corsican.
-- Me croirez-vous davantage, capitaine, demanda le docteur d'un
ton plus sérieux, si je vous atteste que ce navire est hanté
pendant la nuit?
-- Hanté! s'écria le capitaine. Comment! Voici les revenants qui
s'en mêlent? Et vous y croyez.
-- Je crois, répondit Pitferge, je crois ce que racontent des
personnes dignes de foi. Or, je tiens des officiers de quart et de
quelques matelots, unanimes sur ce point, que pendant les nuits
profondes, une ombre, une forme vague, se promène sur le navire.
Comment y vient-elle? On ne sait. Comment disparaît-elle? On ne le
sait pas davantage.
-- Par saint Dunstan! s'écria le capitaine Corsican, nous la
guetterons ensemble.
-- Cette nuit? demanda le docteur.
-- Cette nuit, si vous voulez. Et vous, monsieur, ajouta le
capitaine, en se retournant vers moi, nous tiendrez-vous
compagnie?
-- Non, dis-je, je ne veux point troubler l'incognito de ce
fantôme. D'ailleurs, j'aime mieux penser que notre docteur
plaisante.
-- Je ne plaisante point, répondit l'entêté Pitferge.
-- Voyons, docteur, dis-je. Est-ce que vous croyez sérieusement
aux morts qui reviennent sur le pont des navires?
-- Je crois bien aux morts qui ressuscitent, répondit le docteur,
et cela est d'autant plus étonnant que je suis médecin.
-- Médecin! fit le capitaine Corsican, en se reculant comme si ce
mot l'eût inquiété.
-- Rassurez-vous, capitaine, répondit le docteur, souriant d'un
air aimable, je n'exerce pas en voyage!»
XV
Le lendemain, premier jour d'avril, l'océan avait un aspect
printanier. Il verdissait comme une prairie sous les premiers
rayons du soleil. Ce lever d'avril sur l'Atlantique fut superbe.
Les lames se déroulaient voluptueusement, et quelques marsouins
bondissaient comme des clowns dans le laiteux sillage du navire.
Lorsque je rencontrai le capitaine Corsican, il m'apprit que le
revenant annoncé par le docteur n'avait point jugé à propos
d'apparaître. La nuit, sans doute, n'avait pas été assez sombre
pour lui. L'idée me vint alors que c'était une mystification de
Pitferge, autorisée par ce premier jour d'avril, car en Amérique
et en Angleterre comme en France, cette coutume est fort suivie.
Mystificateurs et mystifiés ne manquèrent pas. Les uns riaient,
les autres se fâchaient. Je crois même que quelques coups de poing
furent échangés, mais, entre Saxons, ces coups de poing ne
finissent jamais par des coups d'épée. On sait, en effet, qu'en
Angleterre le duel entraîne des peines très sévères. Officiers et
soldats n'ont pas même la permission de se battre, sous quelque
prétexte que ce soit. Le meurtrier est condamné aux peines
afflictives et infamantes les plus graves, et je me rappelle que
le docteur me cita le nom d'un officier qui est au bagne depuis
dix ans pour avoir blessé mortellement son adversaire dans une
rencontre très loyale, cependant. On comprend donc qu'en présence
de cette loi excessive, le duel ait complètement disparu des
moeurs britanniques.
Par ce beau soleil, l'observation de midi fut très bonne. Elle
donna en latitude 48° 47', en longitude 36° 48', et comme parcours
deux cent cinquante milles seulement. Le moins rapide des
transatlantiques aurait eu le droit de nous offrir une remorque.
Cela contrariait fort le capitaine Anderson. L'ingénieur
attribuait le manque de pression à l'insuffisante ventilation des
nouveaux foyers. Moi, je pensais que ce défaut de marche provenait
surtout des roues dont le diamètre avait été imprudemment diminué.
Cependant, ce jour-là, vers deux heures, une amélioration se
produisit dans la vitesse du steamship. Ce fut l'attitude des deux
jeunes fiancés qui me révéla ce changement. Appuyés près des
bastingages de tribord, ils murmuraient quelques joyeuses paroles
et battaient des mains. Ils regardaient en souriant les tuyaux
d'échappement qui s'élevaient le long des cheminées du _Great
Eastern_, et dont l'orifice se couronnait d'une légère vapeur
blanche. La pression avait monté dans les chaudières de l'hélice,
et le puissant agent forçait ses soupapes qu'un poids de vingt et
une livres par pouce carré ne pouvait plus maintenir. Ce n'était
encore qu'une faible expiration, une vague haleine, un souffle,
mais nos jeunes gens la buvaient du regard. Non! Denis Papin ne
fut pas plus heureux quand il vit la vapeur soulever à demi le
couvercle de sa célèbre marmite!
«Elles fument! Elles fument! s'écria la jeune miss, tandis qu'une
légère vapeur s'échappait aussi de ses lèvres entrouvertes.
-- Allons voir la machine!» répondit le jeune homme en pressant
sous son bras le bras de sa fiancée.
Dean Pitferge m'avait rejoint. Nous suivîmes l'amoureux couple
jusque sur le grand roufle.
«Que c'est beau! la jeunesse, me répétait-il.
-- Oui, disais-je, la jeunesse à deux!» Bientôt, nous aussi nous
étions penchés sur l'écoutille de la machine à hélice. Là, au fond
de ce vaste puits, à soixante pieds sous nos yeux, nous
apercevions les quatre longs pistons horizontaux qui se
précipitaient l'un vers l'autre, en s'humectant à chaque mouvement
d'une goutte d'huile lubrifiante. Cependant, le jeune homme avait
tiré sa montre, et la jeune fille, penchée sur son épaule, suivait
la trotteuse qui mesurait les secondes. Tandis qu'elle la
regardait, son fiancé comptait les tours d'hélice. «Une minute!
dit-elle.
-- Trente-sept tours! répondit le jeune homme.
-- Trente-sept tours et demi, fit observer le docteur, qui avait
contrôlé l'opération.
-- Et demi! s'écria la jeune miss. Vous l'entendez, Edward! Merci,
monsieur», ajouta-t-elle en adressant au digne Pitferge son plus
aimable sourire.
XVI
En rentrant dans le grand salon, je vis ce programme affiché à la
porte:
THIS NIGHT
FIRST PART
_Ocean Time_ _Mr Mac Alpine_
_Song: _Beautiful isle of the sea Mr Ewing
_Reading _Mr Affleet
_Piano solo: _Chant du berger. Mrs Alloway
Scotch song _Doctor T_
Intermission of ten minutes
PART SECOND
Piano solo _Mr Paul V_
Burlesque: _Lady of Lyon Doctor T_
Entertainment _Sir James Anderson_
_Song: Happy moment Mr Norville
Song: You remember Mr Ewing_
FINALE
_God save the Queen_
C'était, on le voit, un concert complet, avec première partie,
entracte, seconde partie et finale. Cependant, paraît-il, quelque
chose manquait à ce programme, car j'entendis murmurer derrière
moi:
«Bon! Pas de Mendelssohn!»
Je me retournai. C'était un simple steward qui protestait ainsi
contre l'omission de sa musique favorite.
Je remontai sur le pont, et je me mis à la recherche de Mac Elwin.
Corsican venait de m'apprendre que Fabian avait quitté sa cabine,
et je voulais, sans l'importuner toutefois, le tirer de son
isolement. Je le rencontrai sur l'avant du steamship. Nous
causâmes pendant quelque temps, mais il ne fit aucune allusion à
sa vie passée. À de certains moments, il restait muet et pensif,
absorbé en lui-même, ne m'entendant plus, et pressant sa poitrine
comme pour y comprimer un spasme douloureux. Pendant que nous nous
promenions ensemble, Harry Drake nous croisa à plusieurs reprises.
Toujours le même homme, bruyant et gesticulant, gênant comme
serait un moulin en mouvement dans une salle de danse! Me trompai-
je? Je ne saurais le dire, car mon esprit était prévenu, mais il
me sembla que Harry Drake observait Fabian avec une certaine
insistance. Fabian dut s'en apercevoir, car il me dit:
«Quel est cet homme?
-- Je ne sais, répondis-je.
-- Il me déplaît!» ajouta Fabian. Mettez deux navires en pleine
mer, sans vent, sans courant, et ils finiront par s'accoster:
Jetez deux planètes immobiles dans l'espace, et elles tomberont
l'une sur l'autre. Placez deux ennemis au milieu d'une foule, et
ils se rencontreront inévitablement. C'est fatal. Une question de
temps, voilà tout.
Le soir arrivé, le concert eut lieu selon le programme. Le grand
salon, rempli d'auditeurs, était brillamment éclairé.
court, figure ronde, nez busqué, grosses lèvres, lunettes d'or,
qui doit être un juif allemand mâtiné de bordelais. Il se dit
docteur, en route pour Québec, mais je vous le donne pour un
farceur de bas étage et un admirateur du Drake.»
En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement d'un sujet à
un autre, me poussa le coude. Je regardai la porte du salon. Un
jeune homme de vingt-deux ans et une jeune fille de dix-sept ans
entraient en se donnant le bras.
«Deux nouveaux mariés? demandai-je.
-- Non, me répondit le docteur d'un ton à demi attendri, deux
vieux fiancés qui n'attendent que leur arrivée à New York pour se
marier. Ils viennent de faire leur tour d'Europe -- avec
l'autorisation de la famille, s'entend --, et ils savent
maintenant qu'ils sont faits l'un pour l'autre. Braves jeunes
gens! c'est plaisir de les regarder! Je les vois souvent penchés
sur l'écoutille de la machine, et là, ils comptent les tours de
roues, qui ne marchent pas assez vite à leur gré! Ah! monsieur, si
nos chaudières étaient chauffées à blanc comme ces deux jeunes
coeurs, voilà qui ferait monter la pression!»
XI
Ce jour-là, à midi et demi, à la porte du grand salon, un timonier
afficha la note suivante:
_Lat. 51° 15' N. Long. 18° 13' W. Dist.: Fastnet, 323 miles._
Ce qui signifiait qu'à midi nous étions à 323 milles du feu de
Fastnet, le dernier qui nous fût apparu sur la côte d'Irlande, et
par 51° 15' de latitude nord et 18° 13' de longitude à l'ouest du
méridien de Greenwich. C'était son point que le capitaine faisait
ainsi connaître et que chaque jour les passagers lurent à la même
place. Ainsi, en consultant cette note et en reportant ces
relèvements sur une carte, on pouvait suivre la route du _Great
Eastern_. Jusqu'ici, ce steamship n'avait fait que 323 milles en
trente-six heures. C'était insuffisant, et un paquebot qui se
respecte ne doit pas franchir en vingt-quatre heures moins de 300
milles.
Après avoir quitté le docteur, je passai le reste de la journée
avec Fabian. Nous nous étions réfugiés à l'arrière, ce que
Pitferge appelait «aller se promener dans les champs». Là, isolés
et appuyés sur le couronnement, nous regardions cette mer immense.
De pénétrantes senteurs, distillées dans l'embrun des lames,
s'élevaient jusqu'à nous. Les petits arcs-en-ciel, produits par
les rayons réfractés, se jouaient à travers l'écume. L'hélice
bouillonnait à quarante pieds sous nos yeux, et, quand elle
émergeait, ses branches battaient les flots avec plus de furie, en
faisant étinceler son cuivre. La mer semblait être une vaste
agglomération d'émeraudes liquéfiées. Le cotonneux sillage s'en
allait à perte de vue, confondant dans une même voie lactée les
bouillonnements de l'hélice et des aubes. Cette blancheur, sur
laquelle couraient des dessins plus accentués, m'apparaissait
comme une immense voilette au point d'Angleterre jetée sur un fond
bleu. Lorsque les mauves, aux ailes blanches festonnées de noir,
volaient au-dessus, leur plumage chatoyait et s'éclairait de
reflets rapides.
Fabian regardait toute cette magie de flots sans parler. Que
voyait-il dans ce liquide miroir qui se prête aux plus étranges
caprices de l'imagination? Passait-il, à ses yeux, quelque
fugitive image qui lui jetait un adieu suprême? Apercevait-il
quelque ombre noyée dans ces remous? Il me parut encore plus
triste que d'habitude, et je n'osai pas lui demander la cause de
sa tristesse Après cette longue séparation qui nous avait éloignés
l'un de l'autre, c'était à lui de se confier à moi, à moi
d'attendre ses confidences. Il m'avait dit de sa vie passée ce
qu'il voulait que j'en apprisse, son existence de garnison dans
les Indes, ses chasses, ses aventures; mais sur les émotions qui
lui gonflaient le coeur, sur la cause des soupirs qui soulevaient
sa poitrine, il se taisait. Sans doute, Fabian n'était pas de ceux
qui cherchent à soulager leurs douleurs en les racontant, et il ne
devait qu'en souffrir davantage.
Nous restions donc ainsi penchés sur la mer, et, lorsque je me
retournais, j'apercevais les grandes roues émergeant tour à tour
sous l'action du roulis.
À un certain moment, Fabian me dit:
«Ce sillage est vraiment magnifique, on croirait que les
ondulations se plaisent à y tracer des lettres! Voyez! des _l_,
des _e_! Est-ce que je me trompe? Non! ce sont bien ces lettres!
Toujours les mêmes!»
L'imagination surexcitée de Fabian voyait dans ce remous ce
qu'elle voulait y voir. Mais ces lettres, que pouvaient-elles
signifier? Quel souvenir évoquaient-elles dans le coeur de Fabian?
Celui-ci avait repris sa contemplation silencieuse. Puis,
brusquement, il me dit:
«Venez! venez! cet abîme m'attire!
-- Qu'avez-vous, Fabian? lui demandai-je en lui prenant les deux
mains, qu'avez-vous, mon ami?
-- J'ai là, dit-il en pressant sa poitrine, j'ai un mal qui me
tuera!
-- Un mal? lui dis-je, un mal sans espoir de guérison?
-- Sans espoir.»
Et sur ce mot Fabian descendit au salon et rentra dans sa cabine.
XII
Le lendemain samedi, 30 mars, le temps était beau. Brise faible,
mer calme. Les feux, activement poussés, avaient fait monter la
pression. L'hélice donnait trente-six tours à la minute. La
vitesse du _Great Eastern_ dépassait alors douze noeuds.
Le vent avait halé le sud. Le second fit établir les deux
misaines-goélettes et la misaine d'artimon. Le steamship, mieux
appuyé, n'éprouvait plus aucun roulis. Par ce beau ciel tout
ensoleillé, les roufles s'animèrent; les dames parurent en
toilettes fraîches; les unes se promenaient, les autres s'assirent
-- j'allais dire sur les pelouses à l'ombre des arbres --; les
enfants reprirent leurs jeux interrompus depuis deux jours, et de
fringants attelages de bébés circulèrent au grand galop. Avec
quelques troupiers en uniforme, les mains dans les poches et le
nez au vent, on se serait cru sur une promenade française.
À midi moins un quart, le capitaine Anderson et deux officiers
montèrent sur les passerelles. Le temps étant très favorable aux
observations, ils venaient prendre la hauteur du soleil. Chacun
d'eux tenait à la main un sextant à lunette, et, de temps en
temps, ils visaient l'horizon du sud, vers lequel les miroirs
inclinés de leur instrument devaient ramener l'astre du jour.
«Midi», dit bientôt le capitaine.
Aussitôt, un timonier piqua l'heure à la cloche de la passerelle,
et toutes les montres du bord se réglèrent sur ce soleil dont le
passage au méridien venait d'être relevé.
Une demi-heure après, on affichait l'observation suivante:
_Lat. 51° 10' N._
_Long. 24° 13' W._
_Course: 227 miles. Distance: 550._
Nous avions donc fait deux cent vingt-sept milles depuis la
veille, à midi. Il était en ce moment une heure quarante-neuf
minutes à Greenwich, et le _Great Eastern_ se trouvait à cinq cent
cinquante milles de Fastnet.
Je ne vis pas Fabian de toute cette journée. Plusieurs fois,
inquiet de son absence, je m'approchai de sa cabine, et je
m'assurai qu'il ne l'avait pas quittée.
Cette foule qui encombrait le pont devait lui déplaire.
Évidemment, il fuyait ce tumulte et recherchait l'isolement. Mais
je rencontrai le capitaine Corsican, et, pendant une heure, nous
nous promenâmes sur les dunettes. Il fut souvent question de
Fabian. Je ne pus m'empêcher de raconter au capitaine ce qui
s'était passé la veille entre le capitaine Mac Elwin et moi.
«Oui, me répondit Corsican avec une émotion qu'il ne cherchait
point à déguiser, voilà deux ans, Fabian avait le droit de se
croire le plus heureux des hommes, et maintenant il en est le plus
malheureux!»
Archibald Corsican m'apprit, en quelques mots, que Fabian avait
connu à Bombay une jeune fille charmante, miss Hodges. Il
l'aimait, il en était aimé. Rien ne semblait s'opposer à ce qu'un
mariage unît miss Hodges et le capitaine Mac Elwin, quand la jeune
fille, du consentement de son père, fut recherchée par le fils
d'un négociant de Calcutta. C'était une affaire, oui, «une
affaire» arrêtée de longue date. Hodges, homme positif, dur, peu
accessible aux sentiments, se trouvait alors dans une situation
délicate vis-à-vis de son correspondant de Calcutta. Ce mariage
pouvait arranger bien des choses, et il sacrifia le bonheur de sa
fille aux intérêts de sa fortune. La pauvre enfant ne put
résister. On mit sa main dans la main d'un homme qu'elle n'aimait
pas, qu'elle ne pouvait pas aimer, et qui vraisemblablement ne
l'aimait pas lui-même. Pure affaire, mauvaise affaire et
déplorable action. Le mari emmena sa femme le lendemain du
mariage, et depuis lors Fabian, fou de douleur, malade à en
mourir, n'avait jamais revu celle qu'il aimait toujours. Ce récit
achevé, je compris qu'en effet le mal dont souffrait Fabian était
grave.
«Comment se nommait cette jeune fille? demandai-je au capitaine
Archibald.
-- Ellen Hodges», me répondit-il. Ellen! Ce nom m'expliquait les
lettres que Fabian avait cru voir hier dans le sillage du navire.
«Et comment s'appelle le mari de cette pauvre femme? dis-je au
capitaine.
-- Harry Drake.
-- Drake! m'écriai-je, mais cet homme est à bord!
-- Lui! Ici! répéta Corsican, m'arrêtant de la main et me
regardant en face.
-- Oui, répétai-je, à bord.
-- Fasse le ciel, dit gravement le capitaine, que Fabian et lui ne
se rencontrent pas! Heureusement, ils ne se connaissent ni l'un ni
l'autre, ou, du moins, Fabian ne connaît pas Harry Drake. Mais ce
nom prononcé devant lui suffirait à provoquer une explosion!»
Je racontai alors au capitaine Corsican ce que je savais sur le
compte de Harry Drake, c'est-à-dire ce que m'en avait appris le
docteur Dean Pitferge. Je lui dépeignis, tel qu'il était, cet
aventurier, insolent et tapageur, déjà ruiné par le jeu et les
débauches, et prêt à tout faire pour ressaisir la fortune. En ce
moment, Harry Drake passa près de nous. Je le montrai au
capitaine. Les yeux de Corsican s'animèrent soudain. Il eut un
geste de colère que j'arrêtai.
«Oui, me dit-il, c'est bien là une physionomie de coquin. Mais où
va-t-il?
-- En Amérique, dit-on, pour demander au hasard ce qu'il ne veut
pas demander au travail.
-- Pauvre Ellen! murmura le capitaine. Où est-elle en ce moment?
-- Peut-être ce misérable l'a-t-il abandonnée?
-- Pourquoi ne serait-elle pas à bord?» dit Corsican en me
regardant.
Cette idée traversa mon esprit pour la première fois, mais je la
repoussai. Non. Ellen n'était pas, ne pouvait pas être à bord.
Elle n'eût pas échappé au regard inquisiteur du docteur Pitferge.
Non! Elle n'accompagnait pas Drake pendant cette traversée!
«Puissiez-vous dire vrai, monsieur, me répondit le capitaine
Corsican, car la vue de cette pauvre victime, réduite à tant de
misère, porterait un coup terrible à Fabian. Je ne sais ce qui
arriverait. Fabian est homme à tuer Drake comme un chien. En tout
cas, puisque vous êtes l'ami de Fabian, comme je le suis moi-même,
je vous demanderai une preuve de cette amitié. Ne le perdons
jamais de vue, et, le cas échéant, que l'un de nous soit toujours
prêt à se jeter entre son rival et lui. Vous le comprenez, une
rencontre par les armes ne peut avoir lieu entre ces deux hommes.
Ici, hélas! ni même ailleurs, une femme ne peut épouser le
meurtrier de son mari, si indigne qu'ait été ce mari.»
Je compris le raisonnement du capitaine Corsican. Fabian ne
pouvait pas être son propre justicier. C'était prévoir de bien
loin les événements à venir! Et cependant, ce peut-être, ce
contingent des choses humaines, pourquoi n'en pas tenir compte?
Mais un pressentiment m'agitait. Serait-il possible que, dans
cette existence commune du bord, dans ce coudoiement de chaque
jour, la personnalité bruyante de Drake échappât à Fabian? Un
incident, un détail, un nom prononcé, un rien, ne les mettrait-il
pas fatalement l'un en présence de l'autre? Ah! que j'aurais voulu
hâter la marche de ce steamship qui les portait tous deux! Avant
de quitter le capitaine Corsican, je lui promis de veiller sur
notre ami et d'observer Drake, qu'il s'engagea de son côté à ne
pas perdre de vue. Puis, il me serra la main, et nous nous
séparâmes.
Vers le soir, le vent du sud-ouest condensa quelques brumes sur
l'océan. L'obscurité était grande. Les salons, brillamment
éclairés, contrastaient avec ces ténèbres profondes. On entendait
les valses et les romances retentir tour à tour. Des
applaudissements frénétiques les accueillaient invariablement, et
les hourras eux-mêmes ne manquèrent pas quand ce farceur de T...,
s'étant mis au piano, y «siffla» des chansons avec l'aplomb d'un
cabotin.
XIII
Le lendemain, 31 mars, était un dimanche. Comment se passerait ce
jour à bord? Serait-ce le dimanche anglais ou américain, qui ferme
les «taps» et les «bars» pendant l'heure des offices; qui retient
le couteau du boucher sur la tête de sa victime; qui arrête la
pelle du boulanger sur le seuil du four; qui suspend les affaires;
qui éteint le foyer des usines et condense la fumée des fabriques;
qui ferme les boutiques, ouvre les églises et enraye le mouvement
des trains sur les railroads, contrairement à ce qui se fait en
France? Oui, il en devait être ainsi, ou à peu près.
Et, d'abord, pour l'observance dominicale, bien que le temps fût
magnifique et le vent favorable, le capitaine ne fit point hisser
les voiles. On y aurait gagné quelques noeuds, mais c'eût été
«improper». Je m'estimai fort heureux que l'on permit aux roues et
à l'hélice d'opérer leurs révolutions quotidiennes. Et quand je
demandai la raison de cette tolérance à un farouche puritain du
bord:
«Monsieur, me répondit-il gravement, il faut respecter ce qui
vient directement de Dieu. Le vent est dans sa main, la vapeur est
dans la main des hommes!»
Je voulus bien me contenter de cette raison, et j'observai ce qui
se passait à bord.
Tout l'équipage était en grande tenue et vêtu avec une extrême
propreté. On ne m'eût pas étonné en me disant que les chauffeurs
travaillaient en habit noir. Les officiers et les ingénieurs
portaient leur plus bel uniforme à boutons d'or. Les souliers
reluisaient d'un éclat britannique et rivalisaient avec l'intense
irradiation des casquettes cirées. Tous ces braves gens semblaient
chaussés et coiffés d'étoiles. Le capitaine et son second
donnaient l'exemple, et gantés de frais, boutonnés militairement,
luisants et parfumés, ils se promenaient sur les passerelles en
attendant l'heure de l'office.
La mer était magnifique et resplendissait sous les premiers rayons
du printemps. Aucune voile en vue. Le _Great Eastern_ occupait
seul le centre mathématique de cet immense horizon. À dix heures,
la cloche du bord tinta lentement et à intervalles réguliers. Le
sonneur, un timonier en grande tenue, obtenait de cette cloche une
sorte de sonorité religieuse, et non plus ces éclats métalliques
dont elle accompagnait le sifflet des chaudières, quand le
steamship naviguait au milieu des brumes. On cherchait
involontairement du regard le clocher du village qui vous appelait
à la messe.
En ce moment, de nombreux groupes apparurent aux portes des capots
de l'avant et de l'arrière. Hommes, femmes, enfants s'étaient
soigneusement habillés pour la circonstance. Les boulevards furent
bientôt remplis. Les promeneurs échangeaient entre eux des saluts
discrets. Chacun tenait à la main son livre de prières, et tous
attendaient que les derniers tintements eussent annoncé le
commencement de l'office. En ce moment, je vis passer un monceau
de bibles, entassées sur le plateau qui servait ordinairement aux
sandwiches. Ces bibles furent distribuées sur les tables du
temple.
Le temple, c'était la grande salle à manger, formée par le roufle
de l'arrière, et qui, extérieurement, rappelait, par sa longueur
et sa régularité, l'hôtel du ministère des Finances, sur la rue de
Rivoli. J'entrai. Les fidèles «attablés» étaient déjà nombreux. Un
profond silence régnait dans l'assistance. Les officiers
occupaient le chevet du temple. Au milieu d'eux, le capitaine
Anderson trônait comme un pasteur. Mon ami Dean Pitferge s'était
placé près de moi. Ses petits yeux ardents couraient sur toute
cette assemblée. Il était là, j'ose le croire, plutôt en curieux
qu'en fidèle.
À dix heures et demie, le capitaine se leva et commença l'office.
Il lut en anglais un chapitre de l'Ancien Testament, le dixième de
l'Exode. Après chaque verset, les assistants murmuraient le verset
suivant. On entendait distinctement le soprano aigu des enfants et
le mezzo-soprano des femmes se détachant sur le baryton des
hommes. Ce dialogue biblique dura une demi-heure environ. Cette
cérémonie, très simple et très digne à la fois, s'accomplissait
avec une gravité toute puritaine, et le capitaine Anderson, le
«maître après Dieu», faisant les fonctions de ministre à bord, au
milieu de cet immense océan, et parlant à cette foule suspendue
sur un abîme, avait droit au respect même des plus indifférents.
Si l'office s'était borné à cette lecture, c'eût été bien; mais au
capitaine succéda un orateur, qui ne pouvait manquer d'apporter la
passion et la violence là où devaient régner la tolérance et le
recueillement.
C'était le révérend dont il a été question, ce petit homme
remuant, cet intrigant Yankee, un de ces ministres dont
l'influence est si grande dans les États de la Nouvelle-
Angleterre. Son sermon était tout préparé, et l'occasion étant
bonne, il voulait l'utiliser. L'aimable Yorick n'en eût-il pas
fait autant? Je regardai le docteur Pitferge. Le docteur Pitferge
ne sourcilla pas, et sembla disposé à essuyer le feu du
prédicateur.
Celui-ci boutonna gravement sa redingote noire, posa son chapeau
de soie sur la table, tira son mouchoir avec lequel il toucha
légèrement ses lèvres, et enveloppant l'assemblée d'un regard
circulaire:
«Au commencement, dit-il, Dieu créa l'Amérique en six jours et se
reposa le septième.»
Là-dessus, moi, je gagnai la porte.
XIV
Pendant le lunch, Dean Pitferge m'apprit que le révérend avait
admirablement développé son texte. Les monitors, les béliers de
guerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous ces
engins avaient manoeuvré dans son discours. Lui-même, il s'était
fait grand de toute la grandeur de l'Amérique. S'il plaît à
l'Amérique d'être prônée ainsi, je n'ai rien à dire.
En rentrant au grand salon, je lus la note suivante:
_Lat. 50° 8' N._
_Long. 30° 44' W._
_Course: 255 miles._
Toujours le même résultat. Nous n'avions encore fait que onze
cents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparent
Fastnet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute la
journée, officiers, matelots, passagers et passagères continuèrent
de se reposer «comme le Seigneur après la création de l'Amérique».
Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecs ne
quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon de
jeu demeura désert. J'eus l'occasion, ce jour-là, de présenter le
docteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa
beaucoup le capitaine en lui racontant la chronique secrète du
_Great Eastern_. Il tint à lui prouver que c'était un navire
condamné, ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La
légende du «mécanicien soudé» plut beaucoup à Corsican, qui, en sa
qualité d'Écossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne
put, cependant, retenir un sourire d'incrédulité.
«Je vois, répondit le docteur Pitferge, que le capitaine ne croit
pas beaucoup à mes légendes?
-- Beaucoup!... c'est beaucoup dire! répliqua Corsican.
-- Me croirez-vous davantage, capitaine, demanda le docteur d'un
ton plus sérieux, si je vous atteste que ce navire est hanté
pendant la nuit?
-- Hanté! s'écria le capitaine. Comment! Voici les revenants qui
s'en mêlent? Et vous y croyez.
-- Je crois, répondit Pitferge, je crois ce que racontent des
personnes dignes de foi. Or, je tiens des officiers de quart et de
quelques matelots, unanimes sur ce point, que pendant les nuits
profondes, une ombre, une forme vague, se promène sur le navire.
Comment y vient-elle? On ne sait. Comment disparaît-elle? On ne le
sait pas davantage.
-- Par saint Dunstan! s'écria le capitaine Corsican, nous la
guetterons ensemble.
-- Cette nuit? demanda le docteur.
-- Cette nuit, si vous voulez. Et vous, monsieur, ajouta le
capitaine, en se retournant vers moi, nous tiendrez-vous
compagnie?
-- Non, dis-je, je ne veux point troubler l'incognito de ce
fantôme. D'ailleurs, j'aime mieux penser que notre docteur
plaisante.
-- Je ne plaisante point, répondit l'entêté Pitferge.
-- Voyons, docteur, dis-je. Est-ce que vous croyez sérieusement
aux morts qui reviennent sur le pont des navires?
-- Je crois bien aux morts qui ressuscitent, répondit le docteur,
et cela est d'autant plus étonnant que je suis médecin.
-- Médecin! fit le capitaine Corsican, en se reculant comme si ce
mot l'eût inquiété.
-- Rassurez-vous, capitaine, répondit le docteur, souriant d'un
air aimable, je n'exerce pas en voyage!»
XV
Le lendemain, premier jour d'avril, l'océan avait un aspect
printanier. Il verdissait comme une prairie sous les premiers
rayons du soleil. Ce lever d'avril sur l'Atlantique fut superbe.
Les lames se déroulaient voluptueusement, et quelques marsouins
bondissaient comme des clowns dans le laiteux sillage du navire.
Lorsque je rencontrai le capitaine Corsican, il m'apprit que le
revenant annoncé par le docteur n'avait point jugé à propos
d'apparaître. La nuit, sans doute, n'avait pas été assez sombre
pour lui. L'idée me vint alors que c'était une mystification de
Pitferge, autorisée par ce premier jour d'avril, car en Amérique
et en Angleterre comme en France, cette coutume est fort suivie.
Mystificateurs et mystifiés ne manquèrent pas. Les uns riaient,
les autres se fâchaient. Je crois même que quelques coups de poing
furent échangés, mais, entre Saxons, ces coups de poing ne
finissent jamais par des coups d'épée. On sait, en effet, qu'en
Angleterre le duel entraîne des peines très sévères. Officiers et
soldats n'ont pas même la permission de se battre, sous quelque
prétexte que ce soit. Le meurtrier est condamné aux peines
afflictives et infamantes les plus graves, et je me rappelle que
le docteur me cita le nom d'un officier qui est au bagne depuis
dix ans pour avoir blessé mortellement son adversaire dans une
rencontre très loyale, cependant. On comprend donc qu'en présence
de cette loi excessive, le duel ait complètement disparu des
moeurs britanniques.
Par ce beau soleil, l'observation de midi fut très bonne. Elle
donna en latitude 48° 47', en longitude 36° 48', et comme parcours
deux cent cinquante milles seulement. Le moins rapide des
transatlantiques aurait eu le droit de nous offrir une remorque.
Cela contrariait fort le capitaine Anderson. L'ingénieur
attribuait le manque de pression à l'insuffisante ventilation des
nouveaux foyers. Moi, je pensais que ce défaut de marche provenait
surtout des roues dont le diamètre avait été imprudemment diminué.
Cependant, ce jour-là, vers deux heures, une amélioration se
produisit dans la vitesse du steamship. Ce fut l'attitude des deux
jeunes fiancés qui me révéla ce changement. Appuyés près des
bastingages de tribord, ils murmuraient quelques joyeuses paroles
et battaient des mains. Ils regardaient en souriant les tuyaux
d'échappement qui s'élevaient le long des cheminées du _Great
Eastern_, et dont l'orifice se couronnait d'une légère vapeur
blanche. La pression avait monté dans les chaudières de l'hélice,
et le puissant agent forçait ses soupapes qu'un poids de vingt et
une livres par pouce carré ne pouvait plus maintenir. Ce n'était
encore qu'une faible expiration, une vague haleine, un souffle,
mais nos jeunes gens la buvaient du regard. Non! Denis Papin ne
fut pas plus heureux quand il vit la vapeur soulever à demi le
couvercle de sa célèbre marmite!
«Elles fument! Elles fument! s'écria la jeune miss, tandis qu'une
légère vapeur s'échappait aussi de ses lèvres entrouvertes.
-- Allons voir la machine!» répondit le jeune homme en pressant
sous son bras le bras de sa fiancée.
Dean Pitferge m'avait rejoint. Nous suivîmes l'amoureux couple
jusque sur le grand roufle.
«Que c'est beau! la jeunesse, me répétait-il.
-- Oui, disais-je, la jeunesse à deux!» Bientôt, nous aussi nous
étions penchés sur l'écoutille de la machine à hélice. Là, au fond
de ce vaste puits, à soixante pieds sous nos yeux, nous
apercevions les quatre longs pistons horizontaux qui se
précipitaient l'un vers l'autre, en s'humectant à chaque mouvement
d'une goutte d'huile lubrifiante. Cependant, le jeune homme avait
tiré sa montre, et la jeune fille, penchée sur son épaule, suivait
la trotteuse qui mesurait les secondes. Tandis qu'elle la
regardait, son fiancé comptait les tours d'hélice. «Une minute!
dit-elle.
-- Trente-sept tours! répondit le jeune homme.
-- Trente-sept tours et demi, fit observer le docteur, qui avait
contrôlé l'opération.
-- Et demi! s'écria la jeune miss. Vous l'entendez, Edward! Merci,
monsieur», ajouta-t-elle en adressant au digne Pitferge son plus
aimable sourire.
XVI
En rentrant dans le grand salon, je vis ce programme affiché à la
porte:
THIS NIGHT
FIRST PART
_Ocean Time_ _Mr Mac Alpine_
_Song: _Beautiful isle of the sea Mr Ewing
_Reading _Mr Affleet
_Piano solo: _Chant du berger. Mrs Alloway
Scotch song _Doctor T_
Intermission of ten minutes
PART SECOND
Piano solo _Mr Paul V_
Burlesque: _Lady of Lyon Doctor T_
Entertainment _Sir James Anderson_
_Song: Happy moment Mr Norville
Song: You remember Mr Ewing_
FINALE
_God save the Queen_
C'était, on le voit, un concert complet, avec première partie,
entracte, seconde partie et finale. Cependant, paraît-il, quelque
chose manquait à ce programme, car j'entendis murmurer derrière
moi:
«Bon! Pas de Mendelssohn!»
Je me retournai. C'était un simple steward qui protestait ainsi
contre l'omission de sa musique favorite.
Je remontai sur le pont, et je me mis à la recherche de Mac Elwin.
Corsican venait de m'apprendre que Fabian avait quitté sa cabine,
et je voulais, sans l'importuner toutefois, le tirer de son
isolement. Je le rencontrai sur l'avant du steamship. Nous
causâmes pendant quelque temps, mais il ne fit aucune allusion à
sa vie passée. À de certains moments, il restait muet et pensif,
absorbé en lui-même, ne m'entendant plus, et pressant sa poitrine
comme pour y comprimer un spasme douloureux. Pendant que nous nous
promenions ensemble, Harry Drake nous croisa à plusieurs reprises.
Toujours le même homme, bruyant et gesticulant, gênant comme
serait un moulin en mouvement dans une salle de danse! Me trompai-
je? Je ne saurais le dire, car mon esprit était prévenu, mais il
me sembla que Harry Drake observait Fabian avec une certaine
insistance. Fabian dut s'en apercevoir, car il me dit:
«Quel est cet homme?
-- Je ne sais, répondis-je.
-- Il me déplaît!» ajouta Fabian. Mettez deux navires en pleine
mer, sans vent, sans courant, et ils finiront par s'accoster:
Jetez deux planètes immobiles dans l'espace, et elles tomberont
l'une sur l'autre. Placez deux ennemis au milieu d'une foule, et
ils se rencontreront inévitablement. C'est fatal. Une question de
temps, voilà tout.
Le soir arrivé, le concert eut lieu selon le programme. Le grand
salon, rempli d'auditeurs, était brillamment éclairé.
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