Une ville flottante - 4

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  forme le point central. Parmi eux, j'ai remarqué un petit homme
  court, figure ronde, nez busqué, grosses lèvres, lunettes d'or,
  qui doit être un juif allemand mâtiné de bordelais. Il se dit
  docteur, en route pour Québec, mais je vous le donne pour un
  farceur de bas étage et un admirateur du Drake.»
  En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement d'un sujet à
  un autre, me poussa le coude. Je regardai la porte du salon. Un
  jeune homme de vingt-deux ans et une jeune fille de dix-sept ans
  entraient en se donnant le bras.
  «Deux nouveaux mariés? demandai-je.
  -- Non, me répondit le docteur d'un ton à demi attendri, deux
  vieux fiancés qui n'attendent que leur arrivée à New York pour se
  marier. Ils viennent de faire leur tour d'Europe -- avec
  l'autorisation de la famille, s'entend --, et ils savent
  maintenant qu'ils sont faits l'un pour l'autre. Braves jeunes
  gens! c'est plaisir de les regarder! Je les vois souvent penchés
  sur l'écoutille de la machine, et là, ils comptent les tours de
  roues, qui ne marchent pas assez vite à leur gré! Ah! monsieur, si
  nos chaudières étaient chauffées à blanc comme ces deux jeunes
  coeurs, voilà qui ferait monter la pression!»
  
  
  XI
  
  Ce jour-là, à midi et demi, à la porte du grand salon, un timonier
  afficha la note suivante:
  _Lat. 51° 15' N. Long. 18° 13' W. Dist.: Fastnet, 323 miles._
  Ce qui signifiait qu'à midi nous étions à 323 milles du feu de
  Fastnet, le dernier qui nous fût apparu sur la côte d'Irlande, et
  par 51° 15' de latitude nord et 18° 13' de longitude à l'ouest du
  méridien de Greenwich. C'était son point que le capitaine faisait
  ainsi connaître et que chaque jour les passagers lurent à la même
  place. Ainsi, en consultant cette note et en reportant ces
  relèvements sur une carte, on pouvait suivre la route du _Great
  Eastern_. Jusqu'ici, ce steamship n'avait fait que 323 milles en
  trente-six heures. C'était insuffisant, et un paquebot qui se
  respecte ne doit pas franchir en vingt-quatre heures moins de 300
  milles.
  Après avoir quitté le docteur, je passai le reste de la journée
  avec Fabian. Nous nous étions réfugiés à l'arrière, ce que
  Pitferge appelait «aller se promener dans les champs». Là, isolés
  et appuyés sur le couronnement, nous regardions cette mer immense.
  De pénétrantes senteurs, distillées dans l'embrun des lames,
  s'élevaient jusqu'à nous. Les petits arcs-en-ciel, produits par
  les rayons réfractés, se jouaient à travers l'écume. L'hélice
  bouillonnait à quarante pieds sous nos yeux, et, quand elle
  émergeait, ses branches battaient les flots avec plus de furie, en
  faisant étinceler son cuivre. La mer semblait être une vaste
  agglomération d'émeraudes liquéfiées. Le cotonneux sillage s'en
  allait à perte de vue, confondant dans une même voie lactée les
  bouillonnements de l'hélice et des aubes. Cette blancheur, sur
  laquelle couraient des dessins plus accentués, m'apparaissait
  comme une immense voilette au point d'Angleterre jetée sur un fond
  bleu. Lorsque les mauves, aux ailes blanches festonnées de noir,
  volaient au-dessus, leur plumage chatoyait et s'éclairait de
  reflets rapides.
  Fabian regardait toute cette magie de flots sans parler. Que
  voyait-il dans ce liquide miroir qui se prête aux plus étranges
  caprices de l'imagination? Passait-il, à ses yeux, quelque
  fugitive image qui lui jetait un adieu suprême? Apercevait-il
  quelque ombre noyée dans ces remous? Il me parut encore plus
  triste que d'habitude, et je n'osai pas lui demander la cause de
  sa tristesse Après cette longue séparation qui nous avait éloignés
  l'un de l'autre, c'était à lui de se confier à moi, à moi
  d'attendre ses confidences. Il m'avait dit de sa vie passée ce
  qu'il voulait que j'en apprisse, son existence de garnison dans
  les Indes, ses chasses, ses aventures; mais sur les émotions qui
  lui gonflaient le coeur, sur la cause des soupirs qui soulevaient
  sa poitrine, il se taisait. Sans doute, Fabian n'était pas de ceux
  qui cherchent à soulager leurs douleurs en les racontant, et il ne
  devait qu'en souffrir davantage.
  Nous restions donc ainsi penchés sur la mer, et, lorsque je me
  retournais, j'apercevais les grandes roues émergeant tour à tour
  sous l'action du roulis.
  À un certain moment, Fabian me dit:
  «Ce sillage est vraiment magnifique, on croirait que les
  ondulations se plaisent à y tracer des lettres! Voyez! des _l_,
  des _e_! Est-ce que je me trompe? Non! ce sont bien ces lettres!
  Toujours les mêmes!»
  L'imagination surexcitée de Fabian voyait dans ce remous ce
  qu'elle voulait y voir. Mais ces lettres, que pouvaient-elles
  signifier? Quel souvenir évoquaient-elles dans le coeur de Fabian?
  Celui-ci avait repris sa contemplation silencieuse. Puis,
  brusquement, il me dit:
  «Venez! venez! cet abîme m'attire!
  -- Qu'avez-vous, Fabian? lui demandai-je en lui prenant les deux
  mains, qu'avez-vous, mon ami?
  -- J'ai là, dit-il en pressant sa poitrine, j'ai un mal qui me
  tuera!
  -- Un mal? lui dis-je, un mal sans espoir de guérison?
  -- Sans espoir.»
  Et sur ce mot Fabian descendit au salon et rentra dans sa cabine.
  
  
  XII
  
  Le lendemain samedi, 30 mars, le temps était beau. Brise faible,
  mer calme. Les feux, activement poussés, avaient fait monter la
  pression. L'hélice donnait trente-six tours à la minute. La
  vitesse du _Great Eastern_ dépassait alors douze noeuds.
  Le vent avait halé le sud. Le second fit établir les deux
  misaines-goélettes et la misaine d'artimon. Le steamship, mieux
  appuyé, n'éprouvait plus aucun roulis. Par ce beau ciel tout
  ensoleillé, les roufles s'animèrent; les dames parurent en
  toilettes fraîches; les unes se promenaient, les autres s'assirent
  -- j'allais dire sur les pelouses à l'ombre des arbres --; les
  enfants reprirent leurs jeux interrompus depuis deux jours, et de
  fringants attelages de bébés circulèrent au grand galop. Avec
  quelques troupiers en uniforme, les mains dans les poches et le
  nez au vent, on se serait cru sur une promenade française.
  À midi moins un quart, le capitaine Anderson et deux officiers
  montèrent sur les passerelles. Le temps étant très favorable aux
  observations, ils venaient prendre la hauteur du soleil. Chacun
  d'eux tenait à la main un sextant à lunette, et, de temps en
  temps, ils visaient l'horizon du sud, vers lequel les miroirs
  inclinés de leur instrument devaient ramener l'astre du jour.
  «Midi», dit bientôt le capitaine.
  Aussitôt, un timonier piqua l'heure à la cloche de la passerelle,
  et toutes les montres du bord se réglèrent sur ce soleil dont le
  passage au méridien venait d'être relevé.
  Une demi-heure après, on affichait l'observation suivante:
  _Lat. 51° 10' N._
  _Long. 24° 13' W._
  _Course: 227 miles. Distance: 550._
  Nous avions donc fait deux cent vingt-sept milles depuis la
  veille, à midi. Il était en ce moment une heure quarante-neuf
  minutes à Greenwich, et le _Great Eastern_ se trouvait à cinq cent
  cinquante milles de Fastnet.
  Je ne vis pas Fabian de toute cette journée. Plusieurs fois,
  inquiet de son absence, je m'approchai de sa cabine, et je
  m'assurai qu'il ne l'avait pas quittée.
  Cette foule qui encombrait le pont devait lui déplaire.
  Évidemment, il fuyait ce tumulte et recherchait l'isolement. Mais
  je rencontrai le capitaine Corsican, et, pendant une heure, nous
  nous promenâmes sur les dunettes. Il fut souvent question de
  Fabian. Je ne pus m'empêcher de raconter au capitaine ce qui
  s'était passé la veille entre le capitaine Mac Elwin et moi.
  «Oui, me répondit Corsican avec une émotion qu'il ne cherchait
  point à déguiser, voilà deux ans, Fabian avait le droit de se
  croire le plus heureux des hommes, et maintenant il en est le plus
  malheureux!»
  Archibald Corsican m'apprit, en quelques mots, que Fabian avait
  connu à Bombay une jeune fille charmante, miss Hodges. Il
  l'aimait, il en était aimé. Rien ne semblait s'opposer à ce qu'un
  mariage unît miss Hodges et le capitaine Mac Elwin, quand la jeune
  fille, du consentement de son père, fut recherchée par le fils
  d'un négociant de Calcutta. C'était une affaire, oui, «une
  affaire» arrêtée de longue date. Hodges, homme positif, dur, peu
  accessible aux sentiments, se trouvait alors dans une situation
  délicate vis-à-vis de son correspondant de Calcutta. Ce mariage
  pouvait arranger bien des choses, et il sacrifia le bonheur de sa
  fille aux intérêts de sa fortune. La pauvre enfant ne put
  résister. On mit sa main dans la main d'un homme qu'elle n'aimait
  pas, qu'elle ne pouvait pas aimer, et qui vraisemblablement ne
  l'aimait pas lui-même. Pure affaire, mauvaise affaire et
  déplorable action. Le mari emmena sa femme le lendemain du
  mariage, et depuis lors Fabian, fou de douleur, malade à en
  mourir, n'avait jamais revu celle qu'il aimait toujours. Ce récit
  achevé, je compris qu'en effet le mal dont souffrait Fabian était
  grave.
  «Comment se nommait cette jeune fille? demandai-je au capitaine
  Archibald.
  -- Ellen Hodges», me répondit-il. Ellen! Ce nom m'expliquait les
  lettres que Fabian avait cru voir hier dans le sillage du navire.
  «Et comment s'appelle le mari de cette pauvre femme? dis-je au
  capitaine.
  -- Harry Drake.
  -- Drake! m'écriai-je, mais cet homme est à bord!
  -- Lui! Ici! répéta Corsican, m'arrêtant de la main et me
  regardant en face.
  -- Oui, répétai-je, à bord.
  -- Fasse le ciel, dit gravement le capitaine, que Fabian et lui ne
  se rencontrent pas! Heureusement, ils ne se connaissent ni l'un ni
  l'autre, ou, du moins, Fabian ne connaît pas Harry Drake. Mais ce
  nom prononcé devant lui suffirait à provoquer une explosion!»
  Je racontai alors au capitaine Corsican ce que je savais sur le
  compte de Harry Drake, c'est-à-dire ce que m'en avait appris le
  docteur Dean Pitferge. Je lui dépeignis, tel qu'il était, cet
  aventurier, insolent et tapageur, déjà ruiné par le jeu et les
  débauches, et prêt à tout faire pour ressaisir la fortune. En ce
  moment, Harry Drake passa près de nous. Je le montrai au
  capitaine. Les yeux de Corsican s'animèrent soudain. Il eut un
  geste de colère que j'arrêtai.
  «Oui, me dit-il, c'est bien là une physionomie de coquin. Mais où
  va-t-il?
  -- En Amérique, dit-on, pour demander au hasard ce qu'il ne veut
  pas demander au travail.
  -- Pauvre Ellen! murmura le capitaine. Où est-elle en ce moment?
  -- Peut-être ce misérable l'a-t-il abandonnée?
  -- Pourquoi ne serait-elle pas à bord?» dit Corsican en me
  regardant.
  Cette idée traversa mon esprit pour la première fois, mais je la
  repoussai. Non. Ellen n'était pas, ne pouvait pas être à bord.
  Elle n'eût pas échappé au regard inquisiteur du docteur Pitferge.
  Non! Elle n'accompagnait pas Drake pendant cette traversée!
  «Puissiez-vous dire vrai, monsieur, me répondit le capitaine
  Corsican, car la vue de cette pauvre victime, réduite à tant de
  misère, porterait un coup terrible à Fabian. Je ne sais ce qui
  arriverait. Fabian est homme à tuer Drake comme un chien. En tout
  cas, puisque vous êtes l'ami de Fabian, comme je le suis moi-même,
  je vous demanderai une preuve de cette amitié. Ne le perdons
  jamais de vue, et, le cas échéant, que l'un de nous soit toujours
  prêt à se jeter entre son rival et lui. Vous le comprenez, une
  rencontre par les armes ne peut avoir lieu entre ces deux hommes.
  Ici, hélas! ni même ailleurs, une femme ne peut épouser le
  meurtrier de son mari, si indigne qu'ait été ce mari.»
  Je compris le raisonnement du capitaine Corsican. Fabian ne
  pouvait pas être son propre justicier. C'était prévoir de bien
  loin les événements à venir! Et cependant, ce peut-être, ce
  contingent des choses humaines, pourquoi n'en pas tenir compte?
  Mais un pressentiment m'agitait. Serait-il possible que, dans
  cette existence commune du bord, dans ce coudoiement de chaque
  jour, la personnalité bruyante de Drake échappât à Fabian? Un
  incident, un détail, un nom prononcé, un rien, ne les mettrait-il
  pas fatalement l'un en présence de l'autre? Ah! que j'aurais voulu
  hâter la marche de ce steamship qui les portait tous deux! Avant
  de quitter le capitaine Corsican, je lui promis de veiller sur
  notre ami et d'observer Drake, qu'il s'engagea de son côté à ne
  pas perdre de vue. Puis, il me serra la main, et nous nous
  séparâmes.
  Vers le soir, le vent du sud-ouest condensa quelques brumes sur
  l'océan. L'obscurité était grande. Les salons, brillamment
  éclairés, contrastaient avec ces ténèbres profondes. On entendait
  les valses et les romances retentir tour à tour. Des
  applaudissements frénétiques les accueillaient invariablement, et
  les hourras eux-mêmes ne manquèrent pas quand ce farceur de T...,
  s'étant mis au piano, y «siffla» des chansons avec l'aplomb d'un
  cabotin.
  
  
  XIII
  
  Le lendemain, 31 mars, était un dimanche. Comment se passerait ce
  jour à bord? Serait-ce le dimanche anglais ou américain, qui ferme
  les «taps» et les «bars» pendant l'heure des offices; qui retient
  le couteau du boucher sur la tête de sa victime; qui arrête la
  pelle du boulanger sur le seuil du four; qui suspend les affaires;
  qui éteint le foyer des usines et condense la fumée des fabriques;
  qui ferme les boutiques, ouvre les églises et enraye le mouvement
  des trains sur les railroads, contrairement à ce qui se fait en
  France? Oui, il en devait être ainsi, ou à peu près.
  Et, d'abord, pour l'observance dominicale, bien que le temps fût
  magnifique et le vent favorable, le capitaine ne fit point hisser
  les voiles. On y aurait gagné quelques noeuds, mais c'eût été
  «improper». Je m'estimai fort heureux que l'on permit aux roues et
  à l'hélice d'opérer leurs révolutions quotidiennes. Et quand je
  demandai la raison de cette tolérance à un farouche puritain du
  bord:
  «Monsieur, me répondit-il gravement, il faut respecter ce qui
  vient directement de Dieu. Le vent est dans sa main, la vapeur est
  dans la main des hommes!»
  Je voulus bien me contenter de cette raison, et j'observai ce qui
  se passait à bord.
  Tout l'équipage était en grande tenue et vêtu avec une extrême
  propreté. On ne m'eût pas étonné en me disant que les chauffeurs
  travaillaient en habit noir. Les officiers et les ingénieurs
  portaient leur plus bel uniforme à boutons d'or. Les souliers
  reluisaient d'un éclat britannique et rivalisaient avec l'intense
  irradiation des casquettes cirées. Tous ces braves gens semblaient
  chaussés et coiffés d'étoiles. Le capitaine et son second
  donnaient l'exemple, et gantés de frais, boutonnés militairement,
  luisants et parfumés, ils se promenaient sur les passerelles en
  attendant l'heure de l'office.
  La mer était magnifique et resplendissait sous les premiers rayons
  du printemps. Aucune voile en vue. Le _Great Eastern_ occupait
  seul le centre mathématique de cet immense horizon. À dix heures,
  la cloche du bord tinta lentement et à intervalles réguliers. Le
  sonneur, un timonier en grande tenue, obtenait de cette cloche une
  sorte de sonorité religieuse, et non plus ces éclats métalliques
  dont elle accompagnait le sifflet des chaudières, quand le
  steamship naviguait au milieu des brumes. On cherchait
  involontairement du regard le clocher du village qui vous appelait
  à la messe.
  En ce moment, de nombreux groupes apparurent aux portes des capots
  de l'avant et de l'arrière. Hommes, femmes, enfants s'étaient
  soigneusement habillés pour la circonstance. Les boulevards furent
  bientôt remplis. Les promeneurs échangeaient entre eux des saluts
  discrets. Chacun tenait à la main son livre de prières, et tous
  attendaient que les derniers tintements eussent annoncé le
  commencement de l'office. En ce moment, je vis passer un monceau
  de bibles, entassées sur le plateau qui servait ordinairement aux
  sandwiches. Ces bibles furent distribuées sur les tables du
  temple.
  Le temple, c'était la grande salle à manger, formée par le roufle
  de l'arrière, et qui, extérieurement, rappelait, par sa longueur
  et sa régularité, l'hôtel du ministère des Finances, sur la rue de
  Rivoli. J'entrai. Les fidèles «attablés» étaient déjà nombreux. Un
  profond silence régnait dans l'assistance. Les officiers
  occupaient le chevet du temple. Au milieu d'eux, le capitaine
  Anderson trônait comme un pasteur. Mon ami Dean Pitferge s'était
  placé près de moi. Ses petits yeux ardents couraient sur toute
  cette assemblée. Il était là, j'ose le croire, plutôt en curieux
  qu'en fidèle.
  À dix heures et demie, le capitaine se leva et commença l'office.
  Il lut en anglais un chapitre de l'Ancien Testament, le dixième de
  l'Exode. Après chaque verset, les assistants murmuraient le verset
  suivant. On entendait distinctement le soprano aigu des enfants et
  le mezzo-soprano des femmes se détachant sur le baryton des
  hommes. Ce dialogue biblique dura une demi-heure environ. Cette
  cérémonie, très simple et très digne à la fois, s'accomplissait
  avec une gravité toute puritaine, et le capitaine Anderson, le
  «maître après Dieu», faisant les fonctions de ministre à bord, au
  milieu de cet immense océan, et parlant à cette foule suspendue
  sur un abîme, avait droit au respect même des plus indifférents.
  Si l'office s'était borné à cette lecture, c'eût été bien; mais au
  capitaine succéda un orateur, qui ne pouvait manquer d'apporter la
  passion et la violence là où devaient régner la tolérance et le
  recueillement.
  C'était le révérend dont il a été question, ce petit homme
  remuant, cet intrigant Yankee, un de ces ministres dont
  l'influence est si grande dans les États de la Nouvelle-
  Angleterre. Son sermon était tout préparé, et l'occasion étant
  bonne, il voulait l'utiliser. L'aimable Yorick n'en eût-il pas
  fait autant? Je regardai le docteur Pitferge. Le docteur Pitferge
  ne sourcilla pas, et sembla disposé à essuyer le feu du
  prédicateur.
  Celui-ci boutonna gravement sa redingote noire, posa son chapeau
  de soie sur la table, tira son mouchoir avec lequel il toucha
  légèrement ses lèvres, et enveloppant l'assemblée d'un regard
  circulaire:
  «Au commencement, dit-il, Dieu créa l'Amérique en six jours et se
  reposa le septième.»
  Là-dessus, moi, je gagnai la porte.
  
  
  XIV
  
  Pendant le lunch, Dean Pitferge m'apprit que le révérend avait
  admirablement développé son texte. Les monitors, les béliers de
  guerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous ces
  engins avaient manoeuvré dans son discours. Lui-même, il s'était
  fait grand de toute la grandeur de l'Amérique. S'il plaît à
  l'Amérique d'être prônée ainsi, je n'ai rien à dire.
  En rentrant au grand salon, je lus la note suivante:
  _Lat. 50° 8' N._
  _Long. 30° 44' W._
  _Course: 255 miles._
  Toujours le même résultat. Nous n'avions encore fait que onze
  cents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparent
  Fastnet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute la
  journée, officiers, matelots, passagers et passagères continuèrent
  de se reposer «comme le Seigneur après la création de l'Amérique».
  Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecs ne
  quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon de
  jeu demeura désert. J'eus l'occasion, ce jour-là, de présenter le
  docteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa
  beaucoup le capitaine en lui racontant la chronique secrète du
  _Great Eastern_. Il tint à lui prouver que c'était un navire
  condamné, ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La
  légende du «mécanicien soudé» plut beaucoup à Corsican, qui, en sa
  qualité d'Écossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne
  put, cependant, retenir un sourire d'incrédulité.
  «Je vois, répondit le docteur Pitferge, que le capitaine ne croit
  pas beaucoup à mes légendes?
  -- Beaucoup!... c'est beaucoup dire! répliqua Corsican.
  -- Me croirez-vous davantage, capitaine, demanda le docteur d'un
  ton plus sérieux, si je vous atteste que ce navire est hanté
  pendant la nuit?
  -- Hanté! s'écria le capitaine. Comment! Voici les revenants qui
  s'en mêlent? Et vous y croyez.
  -- Je crois, répondit Pitferge, je crois ce que racontent des
  personnes dignes de foi. Or, je tiens des officiers de quart et de
  quelques matelots, unanimes sur ce point, que pendant les nuits
  profondes, une ombre, une forme vague, se promène sur le navire.
  Comment y vient-elle? On ne sait. Comment disparaît-elle? On ne le
  sait pas davantage.
  -- Par saint Dunstan! s'écria le capitaine Corsican, nous la
  guetterons ensemble.
  -- Cette nuit? demanda le docteur.
  -- Cette nuit, si vous voulez. Et vous, monsieur, ajouta le
  capitaine, en se retournant vers moi, nous tiendrez-vous
  compagnie?
  -- Non, dis-je, je ne veux point troubler l'incognito de ce
  fantôme. D'ailleurs, j'aime mieux penser que notre docteur
  plaisante.
  -- Je ne plaisante point, répondit l'entêté Pitferge.
  -- Voyons, docteur, dis-je. Est-ce que vous croyez sérieusement
  aux morts qui reviennent sur le pont des navires?
  -- Je crois bien aux morts qui ressuscitent, répondit le docteur,
  et cela est d'autant plus étonnant que je suis médecin.
  -- Médecin! fit le capitaine Corsican, en se reculant comme si ce
  mot l'eût inquiété.
  -- Rassurez-vous, capitaine, répondit le docteur, souriant d'un
  air aimable, je n'exerce pas en voyage!»
  
  
  XV
  
  Le lendemain, premier jour d'avril, l'océan avait un aspect
  printanier. Il verdissait comme une prairie sous les premiers
  rayons du soleil. Ce lever d'avril sur l'Atlantique fut superbe.
  Les lames se déroulaient voluptueusement, et quelques marsouins
  bondissaient comme des clowns dans le laiteux sillage du navire.
  Lorsque je rencontrai le capitaine Corsican, il m'apprit que le
  revenant annoncé par le docteur n'avait point jugé à propos
  d'apparaître. La nuit, sans doute, n'avait pas été assez sombre
  pour lui. L'idée me vint alors que c'était une mystification de
  Pitferge, autorisée par ce premier jour d'avril, car en Amérique
  et en Angleterre comme en France, cette coutume est fort suivie.
  Mystificateurs et mystifiés ne manquèrent pas. Les uns riaient,
  les autres se fâchaient. Je crois même que quelques coups de poing
  furent échangés, mais, entre Saxons, ces coups de poing ne
  finissent jamais par des coups d'épée. On sait, en effet, qu'en
  Angleterre le duel entraîne des peines très sévères. Officiers et
  soldats n'ont pas même la permission de se battre, sous quelque
  prétexte que ce soit. Le meurtrier est condamné aux peines
  afflictives et infamantes les plus graves, et je me rappelle que
  le docteur me cita le nom d'un officier qui est au bagne depuis
  dix ans pour avoir blessé mortellement son adversaire dans une
  rencontre très loyale, cependant. On comprend donc qu'en présence
  de cette loi excessive, le duel ait complètement disparu des
  moeurs britanniques.
  Par ce beau soleil, l'observation de midi fut très bonne. Elle
  donna en latitude 48° 47', en longitude 36° 48', et comme parcours
  deux cent cinquante milles seulement. Le moins rapide des
  transatlantiques aurait eu le droit de nous offrir une remorque.
  Cela contrariait fort le capitaine Anderson. L'ingénieur
  attribuait le manque de pression à l'insuffisante ventilation des
  nouveaux foyers. Moi, je pensais que ce défaut de marche provenait
  surtout des roues dont le diamètre avait été imprudemment diminué.
  Cependant, ce jour-là, vers deux heures, une amélioration se
  produisit dans la vitesse du steamship. Ce fut l'attitude des deux
  jeunes fiancés qui me révéla ce changement. Appuyés près des
  bastingages de tribord, ils murmuraient quelques joyeuses paroles
  et battaient des mains. Ils regardaient en souriant les tuyaux
  d'échappement qui s'élevaient le long des cheminées du _Great
  Eastern_, et dont l'orifice se couronnait d'une légère vapeur
  blanche. La pression avait monté dans les chaudières de l'hélice,
  et le puissant agent forçait ses soupapes qu'un poids de vingt et
  une livres par pouce carré ne pouvait plus maintenir. Ce n'était
  encore qu'une faible expiration, une vague haleine, un souffle,
  mais nos jeunes gens la buvaient du regard. Non! Denis Papin ne
  fut pas plus heureux quand il vit la vapeur soulever à demi le
  couvercle de sa célèbre marmite!
  «Elles fument! Elles fument! s'écria la jeune miss, tandis qu'une
  légère vapeur s'échappait aussi de ses lèvres entrouvertes.
  -- Allons voir la machine!» répondit le jeune homme en pressant
  sous son bras le bras de sa fiancée.
  Dean Pitferge m'avait rejoint. Nous suivîmes l'amoureux couple
  jusque sur le grand roufle.
  «Que c'est beau! la jeunesse, me répétait-il.
  -- Oui, disais-je, la jeunesse à deux!» Bientôt, nous aussi nous
  étions penchés sur l'écoutille de la machine à hélice. Là, au fond
  de ce vaste puits, à soixante pieds sous nos yeux, nous
  apercevions les quatre longs pistons horizontaux qui se
  précipitaient l'un vers l'autre, en s'humectant à chaque mouvement
  d'une goutte d'huile lubrifiante. Cependant, le jeune homme avait
  tiré sa montre, et la jeune fille, penchée sur son épaule, suivait
  la trotteuse qui mesurait les secondes. Tandis qu'elle la
  regardait, son fiancé comptait les tours d'hélice. «Une minute!
  dit-elle.
  -- Trente-sept tours! répondit le jeune homme.
  -- Trente-sept tours et demi, fit observer le docteur, qui avait
  contrôlé l'opération.
  -- Et demi! s'écria la jeune miss. Vous l'entendez, Edward! Merci,
  monsieur», ajouta-t-elle en adressant au digne Pitferge son plus
  aimable sourire.
  
  
  XVI
  
  En rentrant dans le grand salon, je vis ce programme affiché à la
  porte:
  THIS NIGHT
  FIRST PART
  _Ocean Time_ _Mr Mac Alpine_
  _Song: _Beautiful isle of the sea Mr Ewing
  _Reading _Mr Affleet
  _Piano solo: _Chant du berger. Mrs Alloway
  Scotch song _Doctor T_
  Intermission of ten minutes
  PART SECOND
  Piano solo _Mr Paul V_
  Burlesque: _Lady of Lyon Doctor T_
  Entertainment _Sir James Anderson_
  _Song: Happy moment Mr Norville
  Song: You remember Mr Ewing_
  FINALE
  _God save the Queen_
  C'était, on le voit, un concert complet, avec première partie,
  entracte, seconde partie et finale. Cependant, paraît-il, quelque
  chose manquait à ce programme, car j'entendis murmurer derrière
  moi:
  «Bon! Pas de Mendelssohn!»
  Je me retournai. C'était un simple steward qui protestait ainsi
  contre l'omission de sa musique favorite.
  Je remontai sur le pont, et je me mis à la recherche de Mac Elwin.
  Corsican venait de m'apprendre que Fabian avait quitté sa cabine,
  et je voulais, sans l'importuner toutefois, le tirer de son
  isolement. Je le rencontrai sur l'avant du steamship. Nous
  causâmes pendant quelque temps, mais il ne fit aucune allusion à
  sa vie passée. À de certains moments, il restait muet et pensif,
  absorbé en lui-même, ne m'entendant plus, et pressant sa poitrine
  comme pour y comprimer un spasme douloureux. Pendant que nous nous
  promenions ensemble, Harry Drake nous croisa à plusieurs reprises.
  Toujours le même homme, bruyant et gesticulant, gênant comme
  serait un moulin en mouvement dans une salle de danse! Me trompai-
  je? Je ne saurais le dire, car mon esprit était prévenu, mais il
  me sembla que Harry Drake observait Fabian avec une certaine
  insistance. Fabian dut s'en apercevoir, car il me dit:
  «Quel est cet homme?
  -- Je ne sais, répondis-je.
  -- Il me déplaît!» ajouta Fabian. Mettez deux navires en pleine
  mer, sans vent, sans courant, et ils finiront par s'accoster:
  Jetez deux planètes immobiles dans l'espace, et elles tomberont
  l'une sur l'autre. Placez deux ennemis au milieu d'une foule, et
  ils se rencontreront inévitablement. C'est fatal. Une question de
  temps, voilà tout.
  Le soir arrivé, le concert eut lieu selon le programme. Le grand
  salon, rempli d'auditeurs, était brillamment éclairé.
  
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