Un amour de Swann - 15

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  c'était plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des
  Laumes, de M. d'Orsan, qu'il devait situer la région inconnue où cet
  acte ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n'avait jamais
  approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu'ils lui
  avaient dit impliquait qu'ils les réprouvaient, il ne vit pas plus de
  raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l'un que de
  l'autre. Celle de M. de Charlus était un peu d'un détraqué, mais
  foncièrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sèche,
  niais saine et droite. Quant à M. d'Orsan, Swann n'avait jamais
  rencontré personne qui dans les circonstances même les plus tristes
  vînt à lui avec une parole plus sentie, un geste plus direct et plus
  juste. C'était au point qu'il ne pouvait comprendre le rôle peu
  délicat qu'on prêtait à M. d'Orsan dans la liaison qu'il avait avec
  une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui, il était
  obligé de laisser de côté cette mauvaise réputation inconciliable
  avec tant de témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann
  sentit que son esprit s'obscurcissait, et il pensa à autre chose pour
  retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces
  réflexions. Mais alors, après n'avoir pu soupçonner personne, il lui
  fallut soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l'aimait,
  avait bon cœur. Mais c'était un névropathe, peut-être demain
  pleurerait-il de le savoir malade, et aujourd'hui par jalousie, par
  colère, sur quelque idée subite qui s'était emparée de lui, avait-il
  désiré lui faire du mal. Au fond, cette race d'hommes est la pire de
  toutes. Certes, le prince des Laumes était bien loin d'aimer Swann
  autant que M. de Charlus. Mais à cause de cela même, il n'avait pas
  avec lui les mêmes susceptibilités; et puis c'était une nature froide
  sans doute, mais aussi incapable de vilenies que de grandes actions;
  Swann se repentait de ne s'être pas attaché, dans la vie, qu'à de
  tels êtres. Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du
  mal à leur prochain, c'est la bonté, qu'il ne pouvait au fond
  répondre que de natures analogues à la sienne, comme était, à
  l'égard du cœur, celle de M. de Charlus. La seule pensée de faire
  cette peine à Swann eût révolté celui-ci. Mais avec un homme
  insensible, d'une autre humanité, comme était le prince des Laumes,
  comment prévoir à quels actes pouvaient le conduire des mobiles d'une
  essence différente. Avoir du cœur, c'est tout, et M. de Charlus en
  avait. M. d'Orsan n'en manquait pas non plus, et ses relations cordiales
  mais peu intimes avec Swann, nées de l'agrément que, pensant de même
  sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de plus de repos que
  l'affection exaltée de M. de Charlus, capable de se porter à des actes
  de passion, bons ou mauvais. S'il y avait quelqu'un par qui Swann
  s'était toujours senti compris et délicatement aimé, c'était par M.
  d'Orsan. Oui, mais cette vie peu honorable qu'il menait? Swann
  regrettait de n'en avoir pas tenu compte, d'avoir souvent avoué en
  plaisantant qu'il n'avait jamais éprouvé si vivement des sentiments de
  sympathie et d'estime que dans la société d'une canaille. "Ce n'est
  pas pour rien, se disait-il maintenant, que depuis que les hommes jugent
  leur prochain, c'est sur les actes. Il n'y a que cela qui signifie
  quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce que nous pensons.
  Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts, ce sont
  d'honnêtes gens. Orsan n'en a peut-être pas, mais ce n'est pas un
  honnête homme. Il a pu mal agir une fois de plus." Puis Swann
  soupçonna Rémi, qui, il est vrai, n'aurait pu qu'inspirer la lettre,
  mais cette piste lui parut un instant la bonne. D'abord Lorédan avait
  des raisons d'en vouloir à Odette. Et puis comment ne pas supposer que
  nos domestiques, vivant dans une situation inférieure à la nôtre,
  ajoutant à notre fortune et à nos défauts des richesses et des vices
  imaginaires pour lesquels ils nous envient et nous méprisent, se
  trouveront fatalement amenés à agir autrement que des gens de notre
  monde? Il soupçonna aussi mon grand-père. Chaque fois que Swann lui
  avait demandé un service, ne le lui avait-il pas toujours refusé? puis
  avec ses idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le bien de
  Swann. Celui-ci soupçonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin,
  admira une fois de plus au passage la sagesse des gens du monde de ne
  pas vouloir frayer avec ces milieux artistes où de telles choses sont
  possibles, peut-être même avouées sous le nom de bonnes farces; mais
  il se rappelait des traits de droiture de ces bohèmes, et les rapprocha
  de la vie d'expédients, presque d'escroqueries, où le manque d'argent,
  le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent
  l'aristocratie. Bref cette lettre anonyme prouvait qu'il connaissait un
  être capable de scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison
  pour que cette scélératesse fût cachée dans le tuf--inexploré
  d'autrui--du caractère de l'homme tendre que de l'homme froid, de
  l'artiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel
  critérium adopter pour juger les hommes? au fond il n'y avait pas une
  seule des personnes qu'il connaissait qui ne pût être capable d'une
  infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes? Son esprit se voila; il
  passa deux ou trois fois ses mains sur son front, essuya les verres de
  son lorgnon avec son mouchoir, et, songeant qu'après tout, des gens qui
  le valaient fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les
  autres, il se dit que cela signifiait, sinon qu'ils fussent incapables
  d'infamie, du moins que c'est une nécessité de la vie à laquelle
  chacun se soumet de fréquenter des gens qui n'en sont peut-être pas
  incapables. Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu'il
  avait soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu'ils avaient
  peut-être cherché à le désespérer. Quant au fond même de la
  lettre, il ne s'en inquiéta pas, car pas une des accusations formulées
  contre Odette n'avait l'ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de
  gens avait l'esprit paresseux et manquait d'invention. Il savait bien
  comme une vérité générale que la vie des êtres est pleine de
  contrastes, mais pour chaque être en particulier, il imaginait toute la
  partie de sa vie qu'il ne connaissait pas comme identique à la partie
  qu'il connaissait. Il imaginait ce qu'on lui taisait à l'aide de ce
  qu'on lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui,
  s'ils parlaient ensemble d'une action indélicate commise, ou d'un
  sentiment indélicat éprouve par un autre, elle les flétrissait en
  vertu des mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer
  par ses parents et auxquels il était resté fidèle; et puis elle
  arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s'inquiétait
  des travaux de Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la
  vie d'Odette, il répétait ces gestes quand il voulait se représenter
  les moments où elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte
  telle qu'elle était, ou plutôt qu'elle avait été si longtemps avec
  lui, mais auprès d'un autre homme, il eût souffert, car cette image
  lui eût paru vraisemblable. Mais qu'elle allât chez des maquerelles,
  se livrât à des orgies avec des femmes, qu'elle menât la vie
  crapuleuse de créatures abjectes, quelle divagation insensée à la
  réalisation de laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les
  thés successifs, les indignations vertueuses ne laissaient aucune
  place. Seulement de temps à autre, il laissait entendre à Odette que,
  par méchanceté, on lui racontait tout ce qu'elle faisait; et, se
  servant à propos d'un détail insignifiant mais vrai, qu'il avait
  appris par hasard, comme s'il était le seul petit bout qu'il laissât
  passer malgré lui, entre tant d'autres, d'une reconstitution complète
  de la vie d'Odette qu'il tenait cachée en lui, il l'amenait à supposer
  qu'il était renseigné sur des choses qu'en réalité il ne savait ni
  même ne soupçonnait, car si bien souvent il adjurait Odette de ne pas
  altérer la vérité, c'était seulement, qu'il s'en rendît compte ou
  non, pour qu'Odette lui dît tout ce qu'elle faisait. Sans doute, comme
  il le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l'aimait comme
  une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse.
  Aussi son amour de la sincérité, n'étant pas désintéressé, ne
  l'avait pas rendu meilleur. La vérité qu'il chérissait c'était celle
  que lui dirait Odette; mais lui-même, pour obtenir cette vérité, ne
  craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge qu'il ne cessait de
  peindre à Odette comme conduisant à la dégradation toute créature
  humaine. En somme il mentait autant qu'Odette parce que, plus malheureux
  qu'elle, il n'était pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui
  raconter ainsi à elle-même des choses qu'elle avait faites, le
  regardait d'un air méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas
  avoir l'air de s'humilier et de rougir de ses actes.
  Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu'il eût
  encore pu traverser sans être repris d'accès de jalousie, il avait
  accepté d'aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes.
  Ayant ouvert le journal, pour chercher ce qu'on jouait, la vue du titre:
  _Les Filles de Marbre_ de Théodore Barrière le frappa si cruellement
  qu'il eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme
  par la lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce
  mot de "marbre" qu'il avait perdu la faculté de distinguer tant il
  avait l'habitude de l'avoir souvent sous les yeux, lui était soudain
  redevenu visible et l'avait aussitôt fait souvenir de cette histoire
  qu'Odette lui avait racontée autrefois, d'une visite qu'elle avait
  faite au Salon du Palais de l'Industrie avec Mme Verdurin et où
  celle-ci lui avait dit: "Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu
  n'es pas de marbre." Odette lui avait affirmé que ce n'était qu'une
  plaisanterie, et il n'y avait attaché aucune importance. Mais il avait
  alors plus de confiance en elle qu'aujourd'hui. Et justement la lettre
  anonyme parlait d'amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le
  journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot:
  "Les Filles de Marbre" et commença à lire machinalement les nouvelles
  des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on
  signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il
  fit un nouveau mouvement en arrière.
  Le nom de Beuzeval l'avait fait penser à celui d'une autre localité de
  cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait
  d'union un autre nom, celui de Bréauté, qu'il avait vu souvent sur les
  cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c'était le
  même que celui de son ami M. de Bréauté, dont la lettre anonyme
  disait qu'il avait été l'amant d'Odette. Après tout, pour M. de
  Bréauté, l'accusation n'était pas invraisemblable; mais en ce qui
  concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu'Odette
  mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu'elle ne disait jamais la
  vérité et, dans ces propos qu'elle avait échangés avec Mme Verdurin
  et qu'elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces
  plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie
  et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent
  l'innocence, et qui--comme par exemple Odette--sont plus éloignées
  qu'aucune d'éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme.
  Tandis qu'au contraire, l'indignation avec laquelle elle avait repoussé
  les soupçons qu'elle avait involontairement fait naître un instant en
  lui par son récit, cadrait avec tout ce qu'il savait des goûts, du
  tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de ces
  inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou au
  savant, qui n'a encore qu'une rime ou qu'une observation, l'idée ou la
  loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la
  première fois une phrase qu'Odette lui avait dite, il y avait déjà
  deux ans: "Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n'y en a que pour moi, je
  suis un amour, elle m'embrasse, elle veut que je fasse des courses avec
  elle, elle veut que je la tutoie." Loin de voir alors dans cette phrase
  un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à simuler le
  vice, que lui avait racontés Odette, il l'avait accueillie comme la
  preuve d'une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le souvenir de
  cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement rejoindre le
  souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne pouvait plus les
  séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi dans la réalité,
  la tendresse donnant quelque chose de sérieux et d'important à ces
  plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence. Il
  alla chez Odette. Il s'assit loin d'elle. Il n'osait l'embrasser, ne
  sachant si en elle, si en lui, c'était l'affection ou la colère qu'un
  baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour.
  Tout à coup il prit une résolution.
  --Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais
  il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l'idée que
  j'avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c'était
  vrai, avec elle ou avec une autre.
  Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé
  par les gens pour répondre qu'ils n'iront pas, que cela les ennuie, à
  quelqu'un qui leur a demandé: "Viendrez-vous voir passer la cavalcade,
  assisterez-vous à la Revue?" Mais ce hochement de tête affecté ainsi
  d'habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque
  incertitude la dénégation d'un événement passé. De plus il
  n'évoque que des raisons de convenance personnelle plutôt que la
  réprobation, qu'une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire
  ainsi le signe que c'était faux, Swann comprit que c'était peut-être
  vrai.
  --Je te l'ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d'un air irrité
  et malheureux.
  --Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: "Tu le sais
  bien", dis-moi: "Je n'ai jamais fait ce genre de choses avec
  aucune femme."
  Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique, et comme si
  elle voulait se débarrasser de lui:
  --Je n'ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
  --Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?
  Swann savait qu'Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.
  --Oh! que tu me rends malheureuse, s'écria-t-elle en se dérobant par
  un sursaut à l'étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini?
  Qu'est-ce que tu as aujourd'hui? Tu as donc décidé qu'il fallait que
  je te détecte, que je t'exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi
  le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement!
  Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du
  spasme qui interrompt son intervention, mais ne l'y fait pas renoncer:
  --Tu as bien tort de te figurer que je t'en voudrais le moins du monde,
  Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te
  parle jamais que de ce que je sais, et j'en sais toujours bien plus long
  que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait
  te haïr tant que cela ne m'a été dénoncé que par d'autres. Ma
  colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout
  puisque je t'aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te
  fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu
  que je puisse continuer à t'aimer, quand je te vois me soutenir, me
  jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet instant
  qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux, ce sera fini dans une
  seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta médaille, si
  oui ou non, tu as jamais fait ces choses.
  --Mais je n'en sais rien, moi, s'écria-t-elle avec colère,
  peut-être il y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que
  je faisais, peut-être deux ou trois fois.
  Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc
  quelque chose qui n'a aucun rapport avec les possibilités, pas plus
  qu'un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des
  nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: "deux ou trois fois"
  marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que
  ces mots "deux ou trois fois", rien que des mots, des mots prononcés
  dans l'air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s'ils
  le touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison
  qu'on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu'il avait
  entendu chez Mme de Saint-Euverte: "C'est ce que j'ai vu de plus fort
  depuis les tables tournantes." Cette souffrance qu'il ressentait ne
  ressemblait à rien de ce qu'il avait cru. Non pas seulement parce que
  dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si
  loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose,
  elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière
  qui s'était échappée des mots "peut-être deux ou trois fois",
  dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce
  qu'il avait connu qu'une maladie dont on cet atteint pour la première
  fois. Et pourtant cette Odette d'où lui venait tout ce niai, ne lui
  était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au
  fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même
  temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme
  possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie
  qu'on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse
  qu'elle lui avait dit avoir faite "deux ou trois fois" ne pût pas se
  renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent
  qu'en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne réussit
  qu'à le rapprocher d'elle parce qu'il ne leur ajoute pas foi, mais
  combien davantage s'il leur ajoute foil "Mais, se disait Swann, comment
  réussir à la protéger?" Il pouvait peut-être la préserver d'une
  certaine femme, mais il y en avait des centaines d'autres, et il comprit
  quelle folie avait passé sur lui quand il avait, le soir où il n'avait
  pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la
  possession, toujours impossible, d'un autre être. Heureusement pour
  Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d'entrer dans son
  âme comme des hordes d'envahisseurs, il existait un fond de nature plus
  ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les cellules d'un
  organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de refaire les tissus
  lésés, comme les muscles d'un membre paralysé qui tendent à
  reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus autochtones habitants
  de son âme, employèrent un instant toutes les forces de Swann à ce
  travail obscurément réparateur qui donne l'illusion du repos à un
  convalescent, à un opéré. Cette fois-ci, ce fut moins comme
  d'habitude dans le cerveau de Swann que se produisit cette détente par
  épuisement, ce fut plutôt dans son cœur. Mais toutes les choses de la
  vie qui ont existé une fois tendent à se recréer, et comme un animal
  expirant qu'agite de nouveau le sursaut d'une convulsion qui semblait
  finie, sur le cœur, un instant épargné, de Swann, d'elle-même la
  même souffrance vint retracer la même croix. Il se rappela ces soirs
  de clair de lune, où allongé dans sa victoria qui le menait rue La
  Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les émotions de l'homme
  amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu'elles produiraient
  nécessairement. Mais foutes ces pensées ne durèrent que l'espace
  d'une seconde, le temps qu'il portât la main à son cœur, reprît sa
  respiration et parvînt à sourire pour dissimuler sa torture. Déjà il
  recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait pris une
  peine qu'un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire
  assener ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur la
  plus cruelle qu'il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait
  pas qu'il eût assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une
  blessure plus profonde encore. Telle, comme une divinité méchante, sa
  jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. Ce ne fut pas sa
  faute, mais celle d'Odette seulement si d'abord son supplice ne
  s'aggrava pas.
  --Ma chérie, lui dit-il, c'est fini, était-ce avec une personne
  que je connais?
  --Mais non je te jure, d'ailleurs je crois que j'ai exagéré, que
  je n'at pas été jusque-là.
  Il sourit et reprit:
  --Que veux-tu? cela ne fait rien, mais c'est malheureux que tu ne
  puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne, cela
  m'empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je
  ne t'ennuierais plus. C'est si calmant de se représenter les choses! Ce
  qui est affreux, c'est ce qu'on ne peut pas imaginer. Mais tu as déjà
  été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout
  mon cœur de tout le bien que tu m'as fait. C'est fini. Seulement ce
  mot: "Il y a combien de temps?"
  --Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues! c'est tout ce qu'il y
  a de plus ancien. Je n'y avais jamais repensé, on dirait que tu veux
  absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle,
  avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue.
  --Oh! je voulais seulement savoir si c'est depuis que je te connais.
  Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici? tu ne peux pas
  me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce
  soir-là; tu comprends bien qu'il n'est pas possible que tu ne te
  rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.
  --Mais je ne sais pas, moi, je crois que c'était au Bois un soir où tu
  es venu nous retrouver dans l'île. Tu avais dîné chez la princesse
  des Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui
  attestait sa véracité. À une table voisine il y avait une femme que
  je n'avais pas vue depuis très longtemps. Elle m'a dit: "Venez donc
  derrière le petit rocher voir l'effet du clair de lune sur l'eau."
  D'abord j'ai bâillé et j'ai répondu: "Non, je suis fatiguée et je
  suis bien ici." Elle a assuré qu'il n'y avait jamais eu un clair de
  lune pareil. Je lui ai dit: "Cette blague! je savais bien où elle
  voulait en venir."
  Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout
  naturel, ou parce qu'elle croyait en atténuer ainsi l'importance, ou
  pour ne pas avoir l'air humilie. En voyant le visage de Swann, elle
  changea de ton:
  --Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire
  faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.
  Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier.
  Jamais il n'avait supposé que ce fût une chose aussi récente; cachée
  à ses yeux qui n'avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu'il
  n'avait pas connu, mais dans des soirs qu'il se rappelait si bien, qu'il
  avait vécus avec Odette, qu'il avait crus connus si bien par lui et qui
  maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et
  d'atroce; au milieu d'eux tout d'un coup se creusait cette ouverture
  béante, ce moment dans l'île du Bois. Odette sans être intelligente
  avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait mimé
  cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant voyait
  tout: le bâillement d'Odette, le petit rocher. Il l'entendait
  répondre--gaiement, hélas!: "Cette blague!" Il sentait qu'elle ne
  dirait rien de plus ce soir, qu'il n'y avait aucune révélation
  nouvelle à attendre en ce moment; elle se taisait; il lui dit:
  --Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de
  la peine, c'est fini, je n'y pense plus.
  Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu'il ne
  savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa
  mémoire parce qu'il était vague, et que déchirait maintenant comme
  une blessure cette minute dans l'île du Bois, au clair de lune, après
  le dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris
  l'habitude de trouver la vie intéressante--d'admirer les curieuses
  découvertes qu'on peut y faire--que tout en soufflant au point de
  croire qu'il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur,
  il se disait: "La vie est vraiment étonnante et réserve de belles
  surprises; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu'on ne
  croit. Voilà une femme en qui j'avais confiance, qui a l'air si simple,
  si honnête, en tout cas, si même elle était légère, qui semblait
  bien normale et saine dans ses goûts: sur une dénonciation
  invraisemblable, je l'interroge et le peu qu'elle m'avoue révèle bien
  plus que ce qu'on eût pu soupçonner." Mais il ne pouvait pas se borner
  à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier
  exactement la valeur de ce qu'elle lui avait raconté, afin de savoir
  s'il devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent,
  qu'elles se renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu'elle avait
  dits: "Je voyais bien où elle voulait en venir. Deux ou trois fois",
  "Cette blague!", mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la
  mémoire de Swann, chacun d'eux tenait son couteau et lui en portait un
  nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut
  s'empêcher d'essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est
  douloureux, il se redisait ces mots: "Je suis bien ici", "Cette
  blague!", mais la souffrance était si forte qu'il était obligé de
  s'arrêter. Il s'émerveillait que des actes que toujours il avait
  jugés si légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui
  graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des
  femmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment
  espérer qu'elles se placeraient au même point de vue que lui et ne
  resteraient pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait
  toujours guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant:
  "Vilain jaloux qui veut priver les autres d'un plaisir." Par quelle
  trappe soudainement abaissée (lui qui n'avait eu autrefois de son amour
  pour Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement
  précipité dans ce nouveau cercle de l'enfer d'où il n'apercevait pas
  comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait
  pas. Elle n'était qu'à demi coupable. Ne disait-on pas que c'était
  par sa propre mère qu'elle avait été livrée, presque enfant, à
  Nice, à un riche Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenaient
  pour lui ces lignes du _Journal d'un Poète_ d'Alfred de Vigny qu'il
  avait lues avec indifférence autrefois: "Quand on se sent pris d'amour
  pour une femme, on devrait se dire: Comment est-elle entourée? Quelle a
  été sa vie? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus." Swann
  s'étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme
  "Cette blague!", "Je voyais bien où elle voulait en venir" pussent lui
  faire si mal. Mais il comprenait que ce qu'il croyait de simples phrases
  n'était que les pièces de l'armature entre lesquelles tenait, pouvait
  lui être rendue, la souffrance qu'il avait éprouvée pendant le récit
  d'Odette. Car c'était bien cette souffrance-là qu'il éprouvait de
  nouveau. Il avait beau savoir maintenant--même, il eut beau, le temps
  passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné--au moment où il se
  redisait ces mots, la souffrance ancienne le refaisait tel qu'il était
  avant qu'Odette ne parlât: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie le
  replaçait pour le faire frapper par l'aveu d'Odette dans la position de
  quelqu'un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette
  vieille histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il
  admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n'est que
  de l'affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité diminue
  avec l'âge qu'il pouvait espérer un apaisement à sa torture, biais
  quand paraissait un peu épuisé le pouvoir qu'avait de le faire
  souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de ceux sur
  lesquels l'esprit de Swann s'était moins arrêté jusque-là, un mot
  presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une
  vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait diné chez la
  princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n'était que le
  centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à l'entour dans tous
  les jours avoisinants. Et à quelque point d'elle qu'il voulût toucher
  
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