L'Argent - 09

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  pièces monnayées, d'où il partait en lingots, pour revenir en pièces et
  repartir en lingots, indéfiniment, dans l'unique but de laisser aux
  mains du trafiquant quelques parcelles d'or.
  Dès que Kolb, un homme petit, très brun, dont le nez en bec d'aigle,
  sortant d'une grande barbe, décelait l'origine juive, eut compris
  l'offre de Saccard, que l'or courrait d'un bruit de grêle, il accepta.
  «Parfait! cria-t-il. Très heureux d'en être, si Daigremont en est! Et
  merci de ce que vous vous êtes dérangé!»
  Mais ils s'entendaient à peine, ils se turent, restèrent là un instant
  encore, étourdis, béats dans cette sonnerie si claire et exaspérée, dont
  leur chair frémissait toute, comme d'une note trop haute tenue sans fin
  sur les violons, jusqu'au spasme.
  Dehors, malgré le beau temps revenu, une limpide soirée de mai, Saccard,
  brisé de fatigue, reprit un fiacre pour rentrer. Une rude journée, mais
  bien remplie!
  
  
  IV
  
  Des difficultés surgirent, l'affaire traîna, cinq mois s'écoulèrent sans
  que rien pût se conclure. On était déjà aux derniers jours de septembre,
  et Saccard enrageait de voir que, malgré son zèle, de continuels
  obstacles renaissaient, toute une série de questions secondaires, qu'il
  fallait résoudre d'abord, si l'on voulait fonder quelque chose de
  sérieux et de solide. Son impatience devint telle, qu'il fut un moment
  sur le point d'envoyer promener le syndicat, hanté et séduit par la
  brusque idée de faire l'affaire avec la princesse d'Orviedo, toute
  seule. Elle avait les millions nécessaires au premier lancement,
  pourquoi ne les mettrait-elle pas dans cette opération superbe, quitte à
  laisser venir la petite clientèle, lors des futures augmentations du
  capital, qu'il projetait déjà? Il était d'une bonne foi absolue, il
  avait la conviction de lui apporter un placement où elle décuplerait sa
  fortune, cette fortune des pauvres, qu'elle répandrait en aumônes plus
  larges encore.
  Donc, un matin, Saccard monta chez la princesse, et, en ami doublé d'un
  homme d'affaires, il lui expliqua la raison d'être et le mécanisme de la
  banque qu'il rêvait. Il dit tout, étala le portefeuille d'Hamelin,
  n'omit pas une des entreprises d'Orient. Même, cédant à cette faculté
  qu'il avait de se griser de son propre enthousiasme, d'arriver à la foi
  par son désir brûlant de réussir, il lâcha le rêve fou de la papauté à
  Jérusalem, il parla du triomphe définitif du catholicisme, le pape
  trônant aux lieux saints, dominant le monde, assuré d'un budget royal,
  grâce à la création du Trésor du Saint-Sépulcre. La princesse, d'une
  ardente dévotion, ne fut guère frappée que de ce projet suprême, ce
  couronnement de l'édifice, dont la grandeur chimérique flattait en elle
  l'imagination déréglée qui lui faisait jeter ses millions en bonnes
  oeuvres d'un luxe colossal et inutile. Justement, les catholiques de
  France venaient d'être atterrés et irrités de la convention que
  l'empereur avait conclu avec le roi d'Italie, par laquelle il
  s'engageait, sous de certaines conditions de garantie, à retirer le
  corps de troupes français occupant Rome; il était bien certain que
  c'était Rome livrée à l'Italie, on voyait déjà le pape chassé, réduit à
  l'aumône, errant par les villes avec le bâton des mendiants; et quel
  dénouement prodigieux, le pape se retrouvant pontife et roi à Jérusalem,
  installé là et soutenu par une banque dont les chrétiens du monde entier
  tiendraient à honneur d'être les actionnaires! C'était si beau, que la
  princesse déclara l'idée la plus grande du siècle, digne de passionner
  toute personne bien née ayant de la religion. Le succès lui semblait
  assuré, foudroyant. Son estime s'en accrut pour l'ingénieur Hamelin,
  qu'elle traitait avec considération, ayant su qu'il pratiquait. Mais
  elle refusa nettement d'être de l'affaire, elle entendait rester fidèle
  au serment qu'elle avait fait de rendre ses millions aux pauvres, sans
  jamais plus tirer d'eux un centime d'intérêt, voulant que cet argent du
  jeu se perdît fût bu par la misère, comme une eau empoisonnée qui devait
  disparaître. L'argument que les pauvres profiteraient de la spéculation
  ne la touchait pas, l'irritait même. Non, non! la source maudite serait
  tarie, elle ne s'était pas donné d'autre mission.
  Saccard, déconcerté, ne put qu'utiliser sa sympathie pour obtenir d'elle
  une autorisation, vainement sollicitée jusque-là. Il avait eu la pensée,
  dès que la Banque universelle serait fondée, de l'installer dans l'hôtel
  même; ou du moins c'était Mme Caroline qui lui avait soufflé cette idée,
  car, lui, voyait plus grand, aurait voulu tout de suite un palais. On se
  contenterait de vitrer la cour, pour servir de hall central; on
  aménagerait en bureaux tout le rez-de-chaussée, les écuries, les
  remises; au premier étage, il donnerait son salon qui deviendrait la
  salle du conseil, sa salle à manger et six autres pièces dont on ferait
  des bureaux encore, ne garderait qu'une chambre à coucher et un cabinet
  de toilette, quitte à vivre en haut avec les Hamelin, mangeant, passant
  les soirées chez eux; de sorte qu'à peu de frais on installerait la
  banque d'une façon un peu étroite mais fort sérieuse. La princesse,
  comme propriétaire, avait d'abord refusé, dans sa haine de tout trafic
  d'argent: jamais son toit n'abriterait cette abomination. Puis, ce
  jour-là, mettant la religion dans l'affaire, émue de la grandeur du
  but, elle consentit. C'était une concession extrême, elle se sentait
  prise d'un petit frisson, lorsqu'elle songeait à cette machine infernale
  d'une maison de crédit, d'une maison de Bourse et d'agio, dont elle
  laissait ainsi établir sous elle les rouages de ruine et de mort.
  Enfin, une semaine après cette tentative avortée, Saccard eut la joie de
  voir l'affaire, si empêtrée d'obstacles, se bâcler brusquement, en
  quelques jours. Daigremont vint un matin lui dire qu'il avait toutes les
  adhésions, qu'on pouvait marcher. Dès lors, on étudia une dernière fois
  le projet des statuts, on rédigea l'acte de société. Et il était grand
  temps aussi pour les Hamelin, à qui la vie commençait à redevenir dure.
  Lui, depuis des années, n'avait qu'un rêve, être l'ingénieur-conseil
  d'une grande maison de crédit: comme il le disait, il se chargerait
  d'amener l'eau au moulin. Aussi, peu à peu, la fièvre de Saccard
  l'avait-elle gagné, brûlant du même zèle et de la même impatience. Au
  contraire, Mme Caroline, après s'être enthousiasmée à l'idée des belles
  et utiles choses qu'on allait accomplir, semblait plus froide, l'air
  songeur, depuis qu'on entrait dans les broussailles et les fondrières de
  l'exécution. Son grand bon sens, sa nature droite flairaient toutes
  sortes de trous obscurs et malpropres; et elle tremblait surtout pour
  son frère, qu'elle adorait, qu'elle traitait parfois en riant de «grosse
  bête», malgré sa science; non qu'elle soupçonnât le moins du monde
  l'honnêteté parfaite de leur ami, qu'elle voyait si dévoué à leur
  fortune; mais elle avait une singulière sensation de terrain mouvant,
  une inquiétude de chute et d'engloutissement, au premier faux pas.
  Ce matin-là, Saccard, lorsque Daigremont l'eut quitté, monta rayonnant à
  la salle des épures.
  «Enfin, c'est fait!» cria-t-il.
  Hamelin, saisi, les yeux humides, vînt lui serrer les mains, à les
  briser. Et, comme Mme Caroline s'était simplement tournée vers lui, un
  peu pâle, il ajouta:
  «Eh bien, quoi donc; c'est tout ce que vous me dites?... Ça ne vous fait
  pas plus de plaisir, à vous?...»
  Elle eut un bon sourire.
  «Mais si, je suis très contente, très contente, je vous assure.»
  Puis, quand il eut donné à son frère des détails sur le syndicat,
  définitivement formé, elle intervint de son air paisible.
  «Alors, c'est permis, n'est-ce pas? de se réunir ainsi à plusieurs, pour
  se distribuer les actions d'une banque, avant même que l'émission soit
  faite?»
  Violemment, il eut un geste d'affirmation.
  «Mais, certainement, c'est permis!... Est-ce que vous nous croyez assez
  niais, pour risquer un échec? Sans compter que nous avons besoin de gens
  solides, maîtres du marché, si les débuts sont difficiles.... Voilà
  toujours les quatre cinquièmes de nos titres placés en des mains sûres.
  On va pouvoir aller signer l'acte de société chez le notaire.»
  Elle osa lui tenir tête.
  «Je croyais que la loi exigeait la souscription intégrale du capital
  social.»
  Cette fois, très surpris, il la regarda en face.
  «Vous lisez donc le Code?»
  Et elle rougit légèrement, car il avait deviné: la veille, cédant à son
  malaise, cette peur sourde et sans cause précise, elle avait lu la loi
  sur les sociétés. Un instant, elle fut sur le point de mentir. Puis,
  avouant, riant:
  «C'est vrai, j'ai lu le Code, hier. J'en suis sortie, en tâtant mon
  honnêteté et celle des autres, comme on sort des livres de médecine,
  avec toutes les maladies.»
  Mais lui se fâchait, car ce fait d'avoir voulu se renseigner, la lui
  montrait méfiante, prête à le surveiller, de ses yeux de femme,
  fureteurs et intelligents.
  «Ah! reprit-il avec un geste qui jetait bas les vains scrupules, si vous
  croyez que nous allons nous conformer aux chinoiseries du Code! Mais
  nous ne pourrions faire deux pas, nous serions arrêtés par des entraves,
  à chaque enjambée, tandis que les autres, nos rivaux, nous
  devanceraient, à toutes jambes!... Non, non, je n'attendrai certainement
  pas que tout le capital soit souscrit; je préfère, d'ailleurs, nous
  réserver des titres, et je trouverai un homme à nous auquel j'ouvrirai
  un compte, qui sera notre prête-nom enfin.
  --C'est défendu, déclara-t-elle simplement de sa belle voix grave.
  --Eh! oui, c'est défendu, mais toutes les sociétés le font.
  --Elles ont tort, puisque c'est mal.»
  Saccard, se calmant par un brusque effort de volonté, crut alors devoir
  se tourner vers Hamelin, qui, gêné, écoutait, sans intervenir.
  «Mon cher ami, j'espère que vous ne doutez pas de moi.... Je suis un
  vieux routier de quelque expérience, vous pouvez vous remettre entre mes
  mains, pour le côté financier de l'affaire. Apportez-moi de bonnes
  idées, et je me charge de tirer d'elles tout le bénéfice désirable, en
  courant le moins de risques possible. Je crois qu'un homme pratique ne
  peut pas dire mieux.»
  L'ingénieur, avec son fond invincible de timidité et de faiblesse,
  tourna la chose en plaisanterie, pour éviter de répondre directement.
  «Oh! vous aurez, dans Caroline, un vrai censeur. Elle est née maître
  d'école.
  --Mais je veux bien aller à sa classe», déclara galamment Saccard.
  Mme Caroline elle-même s'était remise à rire. Et la conversation
  continua sur un ton de familière bienveillance.
  «C'est que j'aime beaucoup mon frère, c'est que je vous aime vous-même
  plus que vous ne pensez, et cela me ferait un gros chagrin de vous voir
  vous engager dans des trafics louches, où il n'y a, au bout, que
  désastre et que tristesse.... Ainsi, tenez! puisque nous en sommes
  là-dessus, la spéculation, le jeu à la Bourse, eh bien! j'en ai une
  terreur folle. J'étais si heureuse, dans le projet de statuts, que vous
  m'avez fait recopier, d'avoir lu, à l'article 8, que la société
  s'interdisait rigoureusement toute opération à terme. C'était
  s'interdire le jeu, n'est-ce pas? Et puis, vous m'avez désenchantée, en
  vous moquant de moi, en m'expliquant que c'était là un simple article
  d'apparat, une formule de style que toutes les sociétés tenaient à
  honneur d'inscrire et que pas une n'observait.... Vous ne savez pas ce
  que je voudrais, moi? ce serait qu'à la place de ces actions, ces
  cinquante mille actions que vous allez lancer, vous n'émettiez que des
  obligations. Oh! vous voyez que je suis très forte, depuis que je lis le
  Code, je n'ignore plus qu'on ne joue pas sur une obligation, qu'un
  obligataire est un simple prêteur qui touche tant pour cent sur son
  prêt, sans être intéressé dans les bénéfices, tandis que l'actionnaire
  est un associé courant la chance des bénéfices et des pertes.... Dites,
  pourquoi pas des obligations, ça me rassurerait tant, je serais si
  heureuse!»
  Elle outrait plaisamment la supplication de sa requête, pour cacher sa
  réelle inquiétude. Et Saccard répondit sur le même ton, avec un
  emportement comique.
  «Des obligations, des obligations! mais jamais!... Que voulez-vous fiche
  avec des obligations? C'est de la matière morte.... Comprenez donc que la
  spéculation, le jeu est le rouage central, le coeur même, dans une vaste
  affaire comme la nôtre. Oui! il appelle le sang, il le prend partout par
  petits ruisseaux, l'amasse, le renvoie en fleuves dans tous les sens,
  établit une énorme circulation d'argent, qui est la vie même des grandes
  affaires. Sans lui, les grands mouvements de capitaux, les grands
  travaux civilisateurs qui en résultent, sont radicalement impossibles...
  C'est comme pour les sociétés anonymes, a-t-on assez crié contre elles,
  a-t-on assez répété qu'elles étaient des tripots et des coupe-gorge. La
  vérité est que, sans elles, nous n'aurions ni les chemins de fer, ni
  aucune des énormes entreprises modernes, qui ont renouvelé le monde; car
  pas une fortune n'aurait suffi à les mener à bien, de même que pas un
  individu, ni même un groupe d'individus, n'aurait voulu en courir les
  risques. Les risques, tout est là, et la grandeur du but aussi. Il faut
  un projet vaste, dont l'ampleur saisisse l'imagination; il faut l'espoir
  d'un gain considérable, d'un coup de loterie qui décuple la mise de
  fonds, quand elle ne l'emporte pas; et alors les passions s'allument, la
  vie afflue, chacun apporte son argent, vous pouvez repétrir la terre.
  Quel mal voyez-vous là? Les risques courus sont volontaires, répartis
  sur un nombre infini de personnes, inégaux et limités selon la fortune
  et l'audace de chacun. On perd, mais on gagne, on espère un bon numéro,
  mais on doit s'attendre toujours à en tirer un mauvais, et l'humanité
  n'a pas de rêve plus entêté ni plus ardent, tenter le hasard, obtenir
  tout de son caprice, être roi, être dieu!»
  Peu à peu, Saccard ne riait plus, se redressait sur ses petites jambes,
  s'enflammait d'une ardeur lyrique, avec des gestes qui jetaient ses
  paroles aux quatre coins du ciel.
  «Tenez, nous autres, avec notre Banque universelle, n'allons-nous pas
  couvrir l'horizon le plus large, toute une trouée sur le vieux monde de
  l'Asie, un champ sans limite à la pioche du progrès et à la rêverie des
  chercheurs d'or. Certes, jamais ambition n'a été plus colossale, et, je
  l'accorde, jamais non plus conditions de succès ou d'insuccès n'ont été
  plus obscures. Mais c'est justement pour cela que nous sommes dans les
  termes mêmes du problème, et que nous déterminerons, j'en ai la
  conviction, un engouement extraordinaire dans le public, dès que nous
  serons connus.... Notre Banque universelle, mon Dieu! elle va être
  d'abord la maison classique qui traitera de toutes affaires de banque,
  de crédit et d'escompte, recevra des fonds en comptes courants,
  contractera, négociera ou émettra des emprunts. Seulement, l'outil que
  j'en veux faire surtout, c'est une machine à lancer les grands projets
  de votre frère: là sera son véritable rôle, ses bénéfices croissants, sa
  puissance peu à peu dominatrice. Elle est fondée, en somme, pour prêter
  son concours à des sociétés financières et industrielles, que nous
  établirons dans les pays étrangers, dont nous placerons les actions, qui
  nous devront la vie et nous assurerons la souveraineté... Et, devant cet
  avenir aveuglant de conquêtes, vous venez me demander s'il est permis de
  se syndiquer et d'avantager d'une prime les syndicataires, quitte à la
  porter au compte de premier établissement; vous vous inquiétez des
  petites irrégularités fatales, des actions non souscrites, que la
  société fera bien de garder, sous le couvert d'un prête-nom; enfin, vous
  partez en guerre contre le jeu, contre le jeu, Seigneur! qui est l'âme
  même, le foyer, la flamme de cette géante mécanique que je rêve!...
  Sachez donc que ce n'est rien encore, tout ça! que ce pauvre petit
  capital de vingt-cinq millions est un simple fagot jeté sous la machine,
  pour le premier coup de feu! que j'espère bien le doubler, le
  quadrupler, le quintupler, à mesure que nos opérations s'élargiront!
  qu'il nous faut la grêle des pièces d'or, la danse des millions, si nous
  voulons, là-bas, accomplir les prodiges annoncés!... Ah! dame! je ne
  réponds pas de la casse, on ne remue pas le monde, sans écraser les
  pieds de quelques passants.»
  Elle le regardait, et, dans son amour de la vie, de tout ce qui était
  fort et actif, elle finissait par le trouver beau, séduisant de verve et
  de foi. Aussi, sans se rendre à ses théories qui révoltaient la droiture
  de sa claire intelligence, feignit-elle d'être vaincue.
  «C'est bon, mettons que je ne sois qu'une femme et que les batailles de
  l'existence m'effraient.... Seulement, n'est-ce pas? tâchez d'écraser le
  moins de monde possible, et surtout n'écrasez personne de ceux que
  j'aime.»
  Saccard, grisé de son accès d'éloquence, et qui triomphait de ce vaste
  plan exposé, comme si la besogne était faite, se montra tout à fait
  bonhomme.
  «N'ayez donc pas peur! Je fais l'ogre, c'est pour rire.... Tout le monde
  sera très riche.»
  Ils causèrent ensuite tranquillement des dispositions à prendre, et il
  fut convenu que, le lendemain même de la constitution définitive de la
  société, Hamelin se rendrait à Marseille, puis de là en Orient, pour
  hâter la mise en oeuvre des grandes affaires.
  Mais déjà, sur le marché de Paris, des bruits se répandaient, une rumeur
  ramenait le nom de Saccard, du fond trouble où il s'était noyé un
  instant; et les nouvelles, d'abord chuchotées, peu à peu dites à voix
  plus haute, sonnaient si clairement le succès prochain, que, de nouveau,
  comme au parc Monceau jadis, son antichambre s'emplissait de
  solliciteurs, chaque matin. Il voyait Mazaud monter, par hasard, pour
  lui serrer la main et causer des nouvelles du jour; il recevait d'autres
  agents de change, le juif Jacoby, avec sa voix tonitruante, et son
  beau-frère Delarocque, un gros roux, qui rendait sa femme si
  malheureuse. La coulisse venait aussi, dans la personne de Nathansohn,
  un petit blond très actif, que la chance portait. Et quant à Massias,
  résigné à sa dure besogne de remisier malchanceux, il se présentait déjà
  chaque jour, bien qu'il n'y eût pas encore d'ordres à recevoir. C'était
  toute une foule montante.
  Un matin, dès neuf heures, Saccard trouva l'antichambre pleine. N'ayant
  pas arrêté encore de personnel spécial, il était fort mal secondé par
  son valet de chambre et, le plus souvent, il se donnait la peine
  d'introduire les gens lui-même. Ce jour-là, comme il ouvrait la porte de
  son cabinet, Jantrou voulut entrer; mais il avait aperçu Sabatani, qu'il
  faisait chercher depuis deux jours.
  «Pardon, mon ami», dit-il en arrêtant l'ancien professeur, pour recevoir
  d'abord le Levantin.
  Sabatani, avec son inquiétant sourire de caresse, sa souplesse de
  couleuvre, laissa parler Saccard; qui, très nettement d'ailleurs, en
  homme qui le connaissait, lui fit sa proposition.
  «Mon cher, j'ai besoin de vous.... Il nous faut un prête-nom. Je vous
  ouvrirai un compte, je vous ferai acheteur d'un certain nombre de nos
  titres, que vous paierez simplement par un jeu d'écritures.... Vous voyez
  que je vais droit au but et que je vous traite en ami.»
  Le jeune homme le regardait de ses beaux yeux de velours, si doux dans
  sa longue face brune.
  «La loi, cher maître, exige d'une façon formelle le versement en
  espèces.... Oh! ce n'est pas pour moi que je vous dis ça. Vous me traitez
  en ami, et j'en suis très fier.... Tout ce que vous voudrez!»
  Alors, Saccard, pour lui être agréable, lui dit l'estime où le tenait
  Mazaud, qui avait fini par prendre ses ordres, sans être couvert. Puis,
  il le plaisanta sur Germaine Coeur, avec laquelle il l'avait rencontré
  la veille, faisant allusion crûment au bruit qui le douait d'un
  véritable prodige, une exception géante, dont rêvaient les filles du
  monde de la Bourse, tourmentées de curiosité. Et Sabatani ne niait pas,
  riait de son rire équivoque sur ce sujet scabreux: oui, oui! ces dames
  étaient très drôles à courir après lui, elles voulaient voir.
  «Ah! à propos, interrompit Saccard, nous aurons aussi besoin de
  signatures, pour régulariser certaines opérations, les transferts, par
  exemple.... Pourrai-je envoyer chez vous les paquets de papiers à signer?
  --Mais certainement, cher maître. Tout ce que vous voudrez!»
  Il ne soulevait même pas la question de paiement, sachant que cela est
  sans prix, lorsqu'on rend de pareils services; et, comme l'autre
  ajoutait qu'on lui donnerait un franc par signature, pour le dédommager
  de sa perte de temps, il acquiesça d'un simple mouvement de tête. Puis,
  avec son sourire:
  «J'espère aussi, cher maître, que vous ne me refuserez pas des conseils.
  Vous allez être si bien placé, je viendrai aux renseignements.
  --C'est ça, conclut Saccard, qui comprit. Au revoir.... Ménagez-vous, ne
  cédez pas trop à la curiosité des dames.»
  Et, s'égayant de nouveau, il le congédia par une porte de dégagement,
  qui lui permettait de renvoyer les gens, sans leur faire retraverser la
  salle d'attente.
  Ensuite, Saccard, étant allé rouvrir l'autre porte, appela Jantrou. D'un
  coup d'oeil, il le vit ravagé, sans ressources, avec une redingote dont
  les manches s'étaient usées sur les tables des cafés, à attendre une
  situation. La Bourse continuait d'être une marâtre, et il portait beau
  pourtant, la barbe en éventail, cynique et lettré, lâchant encore de
  temps à autre une phrase fleurie d'ancien universitaire.
  «Je vous aurais écrit prochainement, dit Saccard. Nous dressons la liste
  de notre personnel, où je vous ai inscrit un des premiers, et je crois
  bien que je vous appellerai au bureau des émissions.»
  Jantrou l'arrêta d'un geste.
  «Vous êtes bien aimable, je vous remercie.... Mais j'ai une affaire à
  vous proposer.»
  Il ne s'expliqua pas tout de suite, débuta par des généralités, demanda
  quelle serait la part des journaux, dans le lancement de la Banque
  universelle. L'autre prit feu aux premiers mots, déclara qu'il était
  pour la publicité la plus large, qu'il y mettrait tout l'argent
  disponible. Pas une trompette n'était à dédaigner, même les trompettes
  de deux sous, car il posait en axiome que tout bruit était bon, en tant
  que bruit. Le rêve serait d'avoir tous les journaux à soi; seulement, ça
  coûterait trop cher.
  «Tiens! est-ce que vous auriez l'idée de nous organiser notre publicité.
  Ce ne serait peut-être pas bête. Nous en causerons.
  --Oui, plus tard, si vous voulez.. Mais qu'est-ce que vous diriez d'un
  journal à vous, complètement à vous, dont je serais le directeur. Chaque
  matin, une page vous serait réservée, des articles qui chanteraient vos
  louanges, de simples notes rappelant l'attention sur vous, des allusions
  dans des études complètement étrangères aux finances, enfin une campagne
  en règle, à propos de tout et de rien, vous exaltant sans relâche sur
  l'hécatombe de vos rivaux.... Est-ce que ça vous tente?
  --Dame! si ça ne coûtait pas les yeux de la tête.
  --Non, le prix serait raisonnable.»
  Et il nomma enfin le journal: _L'Espérance_, une feuille fondée, depuis
  deux ans, par un petit groupe de personnalités catholiques, les violents
  du parti, qui faisaient à l'empire une guerre féroce. Le succès était,
  d'ailleurs, absolument nul, et le bruit de la disparition du journal
  courait chaque matin.
  Saccard se récria.
  «Oh! il ne tire pas à deux mille!
  --Ça, ce sera notre affaire, d'arriver à un plus gros tirage.
  --Et puis, c'est impossible: il traîne mon frère dans la boue, je ne
  peux pas me fâcher avec mon frère dès le début.»
  Jantrou haussa doucement les épaules.
  «Il ne faut se fâcher avec personne.... Vous savez comme moi que,
  lorsqu'une maison de crédit a un journal, peu importe qu'il soutienne ou
  attaque le gouvernement: s'il est officieux, la maison est certaine de
  faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances
  pour assurer le succès des emprunts de l'État et des communes; s'il est
  opposant, le même ministre a toutes sortes d'égards pour la banque qu'il
  représente, un désir de le désarmer et de l'acquérir, qui se traduit
  souvent par plus de faveurs encore.... Ne vous inquiétez donc pas de la
  couleur de _L'Espérance_. Ayez un journal, c'est une force.»
  Un instant silencieux, Saccard, avec cette vivacité d'intelligence qui
  lui faisait d'un coup s'approprier l'idée d'un autre, la fouiller,
  l'adapter à ses besoins, au point qu'il la rendait complètement sienne,
  développait tout un plan. Il achetait _L'Espérance_, en éteignait les
  polémiques acerbes, la mettait aux pieds de son frère qui était bien
  forcé de lui en avoir de la reconnaissance, mais lui conservait son
  odeur catholique, la gardait comme une menace, une machine toujours
  prête à reprendre sa terrible campagne, au nom des intérêts de la
  religion. Et, si l'on n'était pas aimable avec lui, il brandissait Rome,
  il risquait le grand coup de Jérusalem. Ce serait un joli tour, pour
  finir.
  «Serions-nous libres? demanda-t-il brusquement.
  --Absolument libres. Ils en ont assez, le journal est tombé entre les
  mains d'un gaillard besogneux qui nous le livrera pour une dizaine de
  mille francs. Nous en ferons ce qu'il nous plaira.»
  Une minute encore, Saccard réfléchit.
  «Eh bien, c'est fait. Prenez rendez-vous, amenez-moi votre homme ici...
  Vous serez directeur, et je verrai à centraliser entre vos mains toute
  notre publicité, que je veux exceptionnelle, énorme, oh! plus tard,
  quand nous aurons de quoi chauffer sérieusement la machine.»
  Il s'était levé. Jantrou se leva également, cachant sa joie de trouver
  du pain, sous son rire blagueur de déclassé, las de la boue parisienne.
  «Enfin, je vais donc rentrer dans mon élément, mes chères
  belles-lettres!
  --N'engagez personne encore, reprit Saccard en le reconduisant. Et,
  pendant que j'y songe, prenez donc note d'un protégé à moi, de Paul
  Jordan, un jeune homme à qui je trouve un talent remarquable, et dont
  vous ferez un excellent rédacteur littéraire. Je vais lui écrire d'aller
  vous voir.»
  Jantrou sortait par la porte de dégagement, lorsque cette heureuse
  disposition des deux issues le frappa.
  «Tiens! c'est commode, dit-il avec sa familiarité. On escamote le
  monde.... Quand il vient de belles dames, comme celle que j'ai saluée
  tout à l'heure dans l'anti-chambre, la baronne Sandorff...»
  Saccard ignorait qu'elle fût là; et d'un haussement d'épaules, il voulut
  dire son indifférence; mais l'autre ricanait, refusait de croire à ce
  désintéressement. Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de
  main.
  Lorsqu'il fut seul, Saccard, instinctivement, se rapprocha de la glace,
  releva ses cheveux, où pas un fil blanc n'apparaissait encore. Il
  n'avait pourtant pas menti, les femmes ne le préoccupaient guère, depuis
  que les affaires le reprenaient tout entier; et il ne cédait qu'à
  l'involontaire galanterie qui fait qu'un homme, en France, ne peut se
  trouver seul avec une femme, sans craindre de passer pour un sot, s'il
  ne la conquiert pas. Dès qu'il eut fait entrer la baronne, il se montra
  très empressé.
  «Madame, je vous en prie, veuillez vous asseoir...»
  Jamais il ne l'avait vue si étrangement séduisante, avec ses lèvres
  rouges, ses yeux brûlants, aux paupières meurtries, enfoncés sous les
  sourcils épais. Que pouvait-elle lui vouloir? et il demeura surpris,
  presque désenchanté, lorsqu'elle lui eut expliqué le motif de sa visite.
  «Mon Dieu! monsieur, je vous demande pardon de vous déranger,
  inutilement pour vous; mais, entre gens du même monde, il faut bien se
  rendre de ces petits services.... Vous avez eu dernièrement un chef de
  cuisine, que mon mari est sur le point d'engager. Je viens donc tout
  simplement aux renseignements.»
  Alors, il se laissa questionner, répondit avec la plus grande
  obligeance, tout en ne la quittant pas du regard; car il croyait deviner
  que c'était là un prétexte: elle se moquait bien du chef de cuisine,
  elle venait pour autre chose, évidemment. Et, en effet, elle manoeuvra,
  
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