La faute de l'abbé Mouret - 24
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monstrueusement accouplées. Et, sans parler, sans même tourner la
tête, Albine entraînait Serge le long de la rude montée, voulant le
mener plus haut, encore plus haut, au-delà des sources, jusqu'à ce
qu'ils fussent de nouveau tous les deux dans le soleil. Ils
retrouveraient le cèdre sous lequel ils avaient éprouvé l'angoisse
du premier désir. Ils se coucheraient par terre, sur les dalles
ardentes, en attendant que le rut de la terre les gagnât. Mais,
bientôt, les pieds de Serge se heurtèrent cruellement. Il ne pouvait
plus marcher. Une première fois, il tomba sur les genoux. Albine,
d'un effort suprême, le releva, l'emporta un instant. Et il retomba,
il resta abattu, au milieu du chemin. En face, au-dessous de lui, le
Paradou immense s'étendait.
- Tu as menti! cria Albine, tu ne m'aimes plus!
Et elle pleurait, debout à son côté, se sentant impuissante à
l'emporter plus haut. Elle n'avait pas de colère encore, elle
pleurait leurs amours agonisantes. Lui, restait écrasé.
- Le jardin est mort, j'ai toujours froid, murmura-t-il.
Mais elle lui prit la tête, elle lui montra le Paradou, d'un geste.
- Regarde donc!... Ah! ce sont tes yeux qui sont morts, ce sont tes
oreilles, tes membres, ton corps entier. Tu as traversé toutes nos
joies, sans les voir, sans les entendre, sans les sentir. Et tu n'as
fait que trébucher, tu es venu tomber ici de lassitude et d'ennui...
Tu ne m'aimes plus.
Il protestait doucement, tranquillement. Alors, elle eut une
première violence.
- Tais-toi! Est-ce que le jardin mourra jamais! Il dormira, cet
hiver; il se réveillera en mai, il nous rapportera tout ce que nous
lui avons confié de nos tendresses; nos baisers refleuriront dans le
parterre, nos serments repousseront avec les herbes et les arbres...
Si tu le voyais, si tu l'entendais, il est plus profondément ému, il
aime d'une façon plus doucement poignante, à cette saison d'automne,
lorsqu'il s'endort dans sa fécondité... Tu ne m'aimes plus, tu ne
peux plus savoir.
Lui, levait les yeux sur elle, la suppliant de ne pas se fâcher. Il
avait un visage aminci, que pâlissait une peur d'enfant. Un éclat de
voix le faisait tressaillir. Il finit par obtenir d'elle qu'elle se
reposât un instant, près de lui, au milieu du chemin. Ils
causeraient paisiblement, ils s'expliqueraient. Et tous deux, en
face du Paradou, sans même se prendre le bout des doigts,
s'entretinrent de leur amour.
- Je t'aime, je t'aime, dit-il de sa voix égale. Si je ne t'aimais
pas, je ne serais pas venu... C'est vrai, je suis las. J'ignore
pourquoi. J'aurais cru retrouver ici cette bonne chaleur dont le
souvenir seul était une caresse. Et j'ai froid, le jardin me semble
noir, je n'y vois rien de ce que j'y ai laissé. Mais ce n'est point
ma faute. Je m'efforce d'être comme toi, je voudrais te contenter.
- Tu ne m'aimes plus, répéta encore Albine.
- Si, je t'aime. J'ai beaucoup souffert, l'autre jour, après
t'avoir renvoyée... Oh! je t'aimais avec un tel emportement, sais-
tu, que je t'aurais brisée d'une étreinte, si tu étais revenue te
jeter dans mes bras. Jamais je ne t'ai désirée si furieusement.
Pendant des heures, tu es restée vivante devant moi, me tenaillant
de tes doigts souples. Quand je fermais les yeux, tu t'allumais
comme un soleil, tu m'enveloppais de ta flamme... Alors, j'ai marché
sur tout, je suis venu.
Il garda un court silence, songeur; puis, il continua:
- Et maintenant mes bras sont comme brisés. Si je voulais te
prendre contre ma poitrine, je ne saurais point te tenir, je te
laisserais tomber... Attends que ce frisson m'ait quitté. Tu me
donneras tes mains, je les baiserai encore. Sois bonne, ne me
regarde pas de tes yeux irrités. Aide-moi à retrouver mon coeur.
Et il avait une tristesse si vraie, une envie si évidente de
recommencer leur vie tendre, qu'Albine fut touchée. Un instant, elle
redevint très douce. Elle le questionna avec sollicitude.
- Où souffres-tu? Quel est ton mal?
- Je ne sais. Il me semble que tout le sang de mes veines s'en
va... Tout à l'heure, en venant, j'ai cru qu'on me jetait sur les
épaules une robe glacée, qui se collait à ma peau, et qui, de la
tête aux pieds, me faisait un corps de pierre... J'ai déjà senti
cette robe sur mes épaules... Je ne me souviens plus.
Mais elle l'interrompit d'un rire amical.
- Tu es un enfant, tu auras pris froid, voilà tout... Ecoute, ce
n'est pas moi qui te fais peur, au moins? L'hiver, nous ne resterons
pas au fond de ce jardin, comme deux sauvages. Nous irons où tu
voudras, dans quelque grande ville. Nous nous aimerons, au milieu du
monde, aussi tranquillement qu'au milieu des arbres. Et tu verras
que je ne suis pas qu'une vaurienne, sachant dénicher des nids,
marchant des heures sans être lasse... Quand j'étais petite, je
portais des jupes brodées, avec des bas à jour, des guimpes, des
falbalas. Personne ne t'a conté cela, peut-être?
Il ne l'écoutait pas, il dit brusquement, en poussant un léger cri:
- Ah! je me souviens!
Et, quand elle l'interrogea, il ne voulut pas répondre. Il venait de
se rappeler la sensation de la chapelle du séminaire sur ses
épaules. C'était là cette robe glacée qui lui faisait un corps de
pierre. Alors, il fut repris invinciblement par son passé de prêtre.
Les vagues souvenirs qui s'étaient éveillés en lui, le long de la
route, des Artaud au Paradou, s'accentuèrent, s'imposèrent avec une
souveraine autorité. Pendant qu'Albine continuait à lui parler de la
vie heureuse qu'ils mèneraient ensemble, il entendait des coups de
clochette sonnant l'élévation, il voyait des ostensoirs traçant des
croix de feu au-dessus de grandes foules agenouillées.
- Eh bien! dit-elle, pour toi, je remettrai mes jupes brodées... Je
veux que tu sois gai. Nous chercherons ce qui pourra te distraire.
Tu m'aimeras davantage peut-être, lorsque tu me verras belle, mise
comme les dames. Je n'aurai plus mon peigne enfoncé de travers, avec
des cheveux dans le cou. Je ne retrousserai plus mes manches
jusqu'aux coudes. J'agraferai ma robe pour ne plus montrer mes
épaules. Et je sais encore saluer, je sais marcher posément, avec de
petits balancements de menton. Va, je serai une jolie femme à ton
bras, dans les rues.
- Es-tu entrée dans les églises, parfois, quand tu étais petite?
lui demanda-t-il, à demi-voix, comme s'il eût continué tout haut
malgré lui, la rêverie qui l'empêchait de l'entendre. Moi, je ne
pouvais passer devant une église sans y entrer. Dès que la porte
retombait silencieusement derrière moi, il me semblait que j'étais
dans le paradis lui-même, avec des voix d'ange qui me contaient à
l'oreille des histoires de douceur, avec l'haleine des saints et des
saintes dont je sentais la caresse par tout mon corps... Oui,
j'aurais voulu vivre là, toujours, perdu au fond de cette béatitude.
Elle le regarda, les yeux fixes, tandis qu'une courte flamme
s'allumait dans la tendresse de son regard. Elle reprit, soumise
encore:
- Je serai comme il plaira à tes caprices. Je faisais de la
musique, autrefois; j'étais une demoiselle savante, qu'on élevait
pour tous les charmes... Je retournerai à l'école, je me remettrai à
la musique. Si tu désires m'entendre jouer un air que tu aimes, tu
n'auras qu'à me l'indiquer, je l'apprendrai pendant des mois, pour
te le faire entendre, un soir chez nous, dans une chambre bien
close, dont nous aurons tiré toutes les draperies. Et tu me
récompenseras d'un seul baiser... Veux-tu? Un baiser sur les lèvres
qui te rendra ton amour. Tu me prendras et tu pourras me briser
entre tes bras.
- Oui, oui, murmura-t-il, ne répondant toujours qu'à ses propres
pensées, mes grands plaisirs ont d'abord été d'allumer les cierges,
de préparer les burettes, de porter le Missel, les mains jointes.
Plus tard, j'ai goûté l'approche lente de Dieu, et j'ai cru mourir
d'amour... Je n'ai pas d'autres souvenirs. Je ne sais rien. Quand je
lève la main, c'est pour une bénédiction. Quand j'avance les lèvres,
c'est pour un baiser donné à l'autel. Si je cherche mon coeur, je ne
le trouve plus je l'ai offert à Dieu, qui l'a pris.
Elle devint très pâle, les yeux ardents. Elle continua, avec un
tremblement dans la voix:
- Et je veux que ma fille ne me quitte pas. Tu pourras, si tu le
juges bon, envoyer le garçon au collège. Je garderai la chère
blondine dans mes jupes. C'est moi qui lui apprendrai à lire. Oh! je
me souviendrai, je prendrai des maîtres, si j'ai oublié mes
lettres... Nous vivrons avec tout ce petit monde dans les jambes. Tu
seras heureux, n'est-ce pas? Réponds, dis-moi que tu auras chaud,
que tu souriras, que tu ne regretteras rien?
- J'ai pensé souvent aux saints de pierre qu'on encense depuis des
siècles, au fond de leur niche, dit-il à voix très basse. A la
longue, ils doivent être baignés d'encens jusqu'aux entrailles... Et
moi je suis comme un de ces saints. J'ai de l'encens jusque dans le
dernier pli de mes organes. C'est cet embaumement qui fait ma
sérénité, la mort tranquille de ma chair, la paix que je goûte à ne
pas vivre... Ah! que rien ne me dérange de mon immobilité! Je
resterai froid, rigide, avec le sourire sans fin de mes lèvres de
granit, impuissant à descendre parmi les hommes. Tel est mon seul
désir.
Elle se leva, irritée, menaçante. Elle le secoua, en criant:
- Que dis-tu? Que rêves-tu là, tout haut?... Ne suis-je pas ta
femme? N'es-tu pas venu pour être mon mari?
Lui, tremblait plus fort, se reculait.
- Non, laisse-moi, j'ai peur, balbutia-t-il.
- Et notre vie commune, et notre bonheur, et nos enfants?
- Non, non, j'ai peur
Puis, il jeta ce cri suprême:
- Je ne peux pas! je ne peux pas!
Alors, pendant un instant, elle resta muette, en face du malheureux,
qui grelottait à ses pieds. Une flamme sortait de son visage. Elle
avait ouvert les bras, comme pour le prendre, le serrer contre elle,
dans un élan courroucé de désir. Mais elle parut réfléchir; elle ne
lui saisit que la main, elle le mit debout.
- Viens! dit-elle.
Et elle le mena sous l'arbre géant, à la place même où elle s'était
livrée, et où il l'avait possédée. C'était la même ombre de
félicité, le même tronc qui respirait ainsi qu'une poitrine, les
mêmes branches qui s'étendaient au loin, pareilles à des membres
protecteurs. L'arbre restait bon, robuste, puissant, fécond. Comme
au jour de leurs noces, une langueur d'alcôve, une lueur de nuit
d'été mourant sur l'épaule nue d'une amoureuse, un balbutiement
d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme
muet, traînaient dans la clairière, baignée d'une limpidité
verdâtre. Et, au loin, le Paradou, malgré le premier frisson de
l'automne, retrouvait, lui aussi, ses chuchotements ardents. Il
redevenait complice. Du parterre, du verger, des prairies, de la
forêt, des grandes roches, du vaste ciel, arrivait de nouveau un
rire de volupté, un vent qui semait sur son passage une poussière de
fécondation. Jamais le jardin, aux plus tièdes soirées de printemps,
n'avait des tendresses si profondes qu'aux derniers beaux jours,
lorsque les plantes s'endormaient en se disant adieu. L'odeur des
germes mûrs charriait une ivresse de désir, à travers les feuilles
plus rares.
- Entends-tu, entends-tu? balbutiait Albine à l'oreille de Serge,
qu'elle avait laissé tomber sur l'herbe, au pied de l'arbre.
Serge pleurait.
- Tu vois bien que le Paradou n'est pas mort. Il nous crie de nous
aimer. Il veut toujours notre mariage... Oh! souviens-toi! Prends-
moi à ton cou. Soyons l'un à l'autre.
Serge pleurait.
Elle ne dit plus rien. Elle le prit elle-même, d'une étreinte
farouche. Ses lèvres se collèrent sur ce cadavre pour le
ressusciter. Et Serge n'eut encore que des larmes.
Au bout d'un grand silence, Albine parla. Elle était debout,
méprisante, résolue.
- Va-t'en! dit-elle à voix basse.
Serge se leva d'un effort. Il ramassa son bréviaire qui avait roulé
dans l'herbe. Il s'en alla.
- Va-t'en! répétait Albine qui le suivait, le chassant devant elle,
haussant la voix.
Et elle le poussa ainsi de buisson en buisson, elle le reconduisit à
la brèche, au milieu des arbres graves. Et là, comme Serge hésitait,
le front bas, elle lui cria violemment:
- Va-t'en! va-t'en!
Puis, lentement, elle rentra dans le Paradou, sans tourner la tête.
La nuit tombait, le jardin n'était plus qu'un grand cercueil
d'ombre.
XIII.
Frère Archangias, réveillé, debout sur la brèche, donnait des coups
de bâton contre les pierres, en jurant abominablement.
- Que le diable leur casse les cuisses! Qu'il les cloue au derrière
l'un de l'autre comme des chiens! Qu'il les traîne par les pieds, le
nez dans leur ordure!
Mais quand il vit Albine chassant le prêtre, il resta un moment,
surpris. Puis, il tapa plus fort, il fut pris d'un rire terrible.
- Adieu, la gueuse! Bon voyage! Retourne forniquer avec tes
loups... Ah! tu n'as pas assez d'un saint. Il te faut des reins
autrement solides. Il te faut des chênes. Veux-tu mon bâton? Tiens!
couche avec! Voilà le gaillard qui te contentera.
Et, à toute volée, il jeta son bâton derrière Albine, dans le
crépuscule. Puis, regardant l'abbé Mouret, il gronda.
- Je vous savais là-dedans. Les pierres étaient dérangées...
Ecoutez, monsieur le curé, votre faute a fait de moi votre
supérieur, Dieu vous dit par ma bouche que l'enfer n'a pas de
tourments assez effroyables pour les prêtres enfoncés dans la chair.
S'il daigne vous pardonner, il sera trop bon, il gâtera sa justice.
A pas lents, tous deux redescendaient vers les Artaud. Le prêtre
n'avait pas ouvert les lèvres. Peu à peu, il relevait la tête, il ne
tremblait plus. Quand il aperçut, au loin, sur le ciel violâtre, la
barre noire du Solitaire, avec la tache rouge des tuiles de
l'église, il eut un faible sourire. Dans ses yeux clairs, se levait
une grande sérénité.
Cependant, le Frère, de temps à autre, donnait un coup de pied à un
caillou. Puis, il se tournait, il apostrophait son compagnon.
- Est-ce fini, cette fois?... Moi, quand j'avais votre âge, j'étais
possédé; un démon me mangeait les reins. Et puis, il s'est ennuyé,
il s'en est allé. Je n'ai plus de reins. Je vis tranquille... Oh! je
savais bien que vous viendriez. Voilà trois semaines que je vous
guette. Je regardais dans le jardin, par le trou du mur. J'aurais
voulu couper les arbres. Souvent, j'ai jeté des pierres. Quand je
cassais une branche, j'étais content... Dites, c'est donc
extraordinaire, ce qu'on goûte là-dedans?
Il avait arrêté l'abbé Mouret au milieu de la route, en le regardant
avec des yeux luisant d'une terrible jalousie. Les délices entrevues
du Paradou le torturaient. Depuis des semaines, il était resté sur
le seuil, flairant de loin les jouissances damnables. Mais l'abbé
restant muet, il se remit à marcher, ricanant, grognant des paroles
équivoques. Et, haussant le ton.
- Voyez-vous, quand un prêtre fait ce que vous avez fait, il
scandalise tous les autres prêtres... Moi-même, je ne me sentais
plus chaste, à marcher à côté de vous. Vous empoisonniez le sexe...
A cette heure, vous voilà raisonnable. Allez, vous n'avez pas besoin
de vous confesser. Je connais ce coup de bâton-là. Le ciel vous a
cassé les reins comme aux autres. Tant mieux! tant mieux!
Il triomphait, il tapait des mains. L'abbé ne l'écoutait pas, perdu
dans une rêverie. Son sourire avait grandi. Et quand le Frère l'eut
quitté devant la porte du presbytère, il fit le tour, il entra dans
l'église. Elle était toute grise, comme par ce terrible soir de
pluie, où la tentation l'avait si rudement secoué. Mais elle restait
pauvre et recueillie, sans ruissellement d'or, sans souffles
d'angoisse, venus de la campagne. Elle gardait un silence solennel.
Seule, une haleine de miséricorde semblait l'emplir.
Agenouillé devant le grand Christ de carton peint, pleurant des
larmes qu'il laissait couler sur ses joues comme autant de joies, le
prêtre murmurait:
- O mon Dieu, il n'est pas vrai que vous soyez sans pitié. Je le
sens, vous m'avez déjà pardonné. Je le sens à votre grâce, qui,
depuis des heures, redescend en moi, goutte à goutte, en m'apportant
le salut d'une façon lente et certaine... O mon Dieu, c'est au
moment où je vous abandonnais, que vous me protégiez avec le plus
d'efficacité. Vous vous cachiez de moi pour mieux me retirer du mal.
Vous laissiez ma chair aller en avant, afin de me heurter contre son
impuissance... Et, maintenant, ô mon Dieu, je vois que vous m'aviez
à jamais marqué de votre sceau, ce sceau redoutable, plein de
délices, qui met un homme hors des hommes, et dont l'empreinte est
si ineffaçable, qu'elle reparaît tôt ou tard, même sur les membres
coupables. Vous m'avez brisé dans le péché et dans la tentation.
Vous m'avez dévasté de votre flamme. Vous avez voulu qu'il n'y eût
plus que des ruines en moi, pour y descendre en sécurité. Je suis
une maison vide où vous pouvez habiter... Soyez béni, ô mon Dieu!
Il se prosternait, il balbutiait dans la poussière. L'église était
victorieuse; elle restait debout, au-dessus de la tête du prêtre,
avec ses autels, son confessionnal, sa chaire, ses croix, ses images
saintes. Le monde n'existait plus. La tentation s'était éteinte,
ainsi qu'un incendie désormais inutile à la purification de cette
chair. Il entrait dans la paix surhumaine. Il jetait ce cri suprême:
- En dehors de la vie, en dehors des créatures, en dehors de tout,
je suis à vous, ô mon Dieu, à vous seul, éternellement!
XIV.
A cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînant
l'agonie muette d'une bête blessée. Elle ne pleurait plus. Elle
avait un visage blanc, traversé au front d'un grand pli. Pourquoi
donc souffrait-elle toute cette mort? De quelle faute était-elle
coupable, pour que, brusquement, le jardin ne lui tint plus les
promesses qu'il lui faisait depuis l'enfance. Et elle s'interrogeait,
allant devant elle, sans voir les allées où l'ombre coulait peu à
peu. Pourtant, elle avait toujours obéi aux arbres. Elle ne se
souvenait pas d'avoir cassé une fleur. Elle était restée la fille
aimée des verdures, les écoutant avec soumission, s'abandonnant à
elles, pleine de foi dans les bonheurs qu'elles lui réservaient.
Lorsque, au dernier jour, le Paradou lui avait crié de se coucher
sous l'arbre géant, elle s'était couchée, elle avait ouvert les
bras, répétant la leçon soufflée par les herbes. Alors, si elle
ne trouvait rien à se reprocher, c'était donc le jardin qui la
trahissait, qui la torturait, pour la seule joie de la voir
souffrir.
Elle s'arrêta, elle regarda autour d'elle. Les grandes masses
sombres des feuillages gardaient un silence recueilli, les sentiers,
où des murs noirs se bâtissaient, devenaient des impasses de
ténèbres; les nappes de gazon, au loin, endormaient les vents qui
les effleuraient. Et elle tendit les mains désespérément, elle eut
un cri de protestation. Cela ne pouvait finir ainsi. Mais sa voix
s'étouffa sous les arbres silencieux. Trois fois, elle conjura le
Paradou de répondre, sans qu'une explication lui vînt des hautes
branches, sans qu'une seule feuille la prît en pitié. Puis, quand
elle se fut remise à rôder, elle se sentit marcher dans la fatalité
de l'hiver. Maintenant qu'elle ne questionnait plus la terre en
créature révoltée, elle entendait une voix basse courant au ras du
sol, la voix d'adieu des plantes, qui se souhaitaient une mort
heureuse. Avoir bu le soleil de toute une saison, avoir vécu
toujours en fleurs, s'être exhalé en un parfum continu, puis s'en
aller au premier tourment, avec l'espoir de repousser quelque part,
n'était-ce pas une vie assez longue, une vie bien remplie, que
gâterait un entêtement à vivre davantage? Ah! comme on devait être
bien, morte, ayant une nuit sans fin devant soi, pour songer à la
courte journée vécue, pour en fixer éternellement les joies
fugitives!
Elle s'arrêta de nouveau, mais elle ne protesta plus, au milieu du
grand recueillement du Paradou. Elle croyait comprendre, à cette
heure. Sans doute, le jardin lui ménageait la mort comme une
jouissance suprême. C'était à la mort qu'il l'avait conduite d'une
si tendre façon. Après l'amour, il n'y avait plus que la mort. Et
jamais le jardin ne l'avait tant aimée; elle s'était montrée ingrate
en l'accusant, elle restait sa fille la plus chère. Les feuillages
silencieux, les sentiers barrés de ténèbres, les pelouses où le vent
s'assoupissait, ne se taisaient que pour l'inviter à la joie d'un
long silence. Ils la voulaient avec eux, dans le repos du froid; ils
rêvaient de l'emporter, roulée parmi les feuilles sèches, les yeux
glacés comme l'eau des sources, les membres raidis comme les
branches nues, le sang dormant le sommeil de la sève. Elle vivrait
leur existence jusqu'au bout, jusqu'à leur mort. Peut-être avaient-
ils déjà résolu qu'à la saison prochaine elle serait un rosier du
parterre, un saule blond des prairies, ou un jeune bouleau de la
forêt. C'était la grande loi de la vie: elle allait mourir.
Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers le jardin,
en quête de la mort. Quelle plante odorante avait besoin de ses
cheveux pour accroître le parfum de ses feuilles? Quelle fleur lui
demandait le don de sa peau de satin, la blancheur pure de ses bras,
la laque tendre de sa gorge? A quel arbuste malade devait-elle
offrir son jeune sang? Elle aurait voulu être utile aux herbes qui
végétaient sur le bord des allées, se tuer là, pour qu'une verdure
poussât d'elle, superbe, grasse, pleine d'oiseaux en mai et
ardemment caressée du soleil. Mais le Paradou resta muet longtemps
encore, ne se décidant pas à lui confier dans quel dernier baiser il
l'emporterait. Elle dut retourner partout, refaire le pèlerinage de
ses promenades. La nuit était presque entièrement tombée, et il lui
semblait qu'elle entrait peu à peu dans la terre. Elle monta aux
grandes roches, les interrogeant, leur demandant si c'était sur
leurs lits de cailloux qu'il lui fallait expirer. Elle traversa la
forêt, attendant, avec un désir qui ralentissait sa marche, que
quelque chêne s'écroulât et l'ensevelît dans la majesté de sa chute.
Elle longea les rivières des prairies, se penchant presque à chaque
pas, regardant au fond des eaux si une couche ne lui était pas
préparée, parmi les nénuphars. Nulle part, la mort ne l'appelait, ne
lui tendait ses mains fraîches. Cependant, elle ne se trompait
point. C'était bien le Paradou qui allait lui apprendre à mourir,
comme il lui avait appris à aimer. Elle recommença à battre les
buissons, plus affamée qu'aux matinées tièdes où elle cherchait
l'amour. Et, tout d'un coup, au moment où elle arrivait au parterre,
elle surprit la mort, dans les parfums du soir. Elle courut, elle
eut un rire de volupté. Elle devait mourir avec les fleurs.
D'abord, elle courut au bois de roses. Là, dans la dernière lueur du
crépuscule, elle fouilla les massifs, elle cueillit toutes les roses
qui s'alanguissaient aux approches de l'hiver. Elle les cueillait à
terre, sans se soucier des épines; elle les cueillait devant elle,
des deux mains; elle les cueillait au-dessus d'elle, se haussant sur
les pieds, ployant les arbustes. Une telle hâte la poussait, qu'elle
cassait les branches, elle qui avait le respect des moindres brins
d'herbe. Bientôt elle eut des roses plein les bras, un fardeau de
roses sous lequel elle chancelait. Puis, elle rentra au pavillon,
ayant dépouillé le bois, emportant jusqu'aux pétales tombés; et
quand elle eut laissé glisser sa charge de roses sur le carreau de
la chambre au plafond bleu, elle redescendit dans le parterre.
Alors, elle chercha les violettes. Elle en faisait des bouquets
énormes qu'elle serrait un à un contre sa poitrine. Ensuite, elle
chercha les oeillets, coupant tout jusqu'aux boutons, liant des
gerbes géantes d'oeillets blancs, pareilles à des jattes de lait,
des gerbes géantes d'oeillets rouges, pareilles à des jattes de
sang. Et elle chercha encore les quarantaines, les belles-de-nuit,
les héliotropes, les lis; elle prenait à poignée les dernières tiges
épanouies des quarantaines, dont elle froissait sans pitié les
ruches de satin; elle dévastait les corbeilles de belles-de-nuit,
ouvertes à peine à l'air du soir; elle fauchait le champ des
héliotropes, ramassant en tas sa moisson de fleurs; elle mettait
sous ses bras des paquets de lis, comme des paquets de roseaux.
Lorsqu'elle fut de nouveau chargée, elle remonta au pavillon jeter,
à côté des roses, les violettes, les oeillets, les quarantaines, les
belles-de-nuit, les héliotropes, les lis. Et, sans reprendre
haleine, elle redescendit.
Cette fois, elle se rendit à ce coin mélancolique qui était comme le
cimetière du parterre. Un automne brûlant y avait mis une seconde
poussée des fleurs du printemps. Elle s'acharna surtout sur des
plates-bandes de tubéreuses et de jacinthes, à genoux au milieu des
herbes, menant sa récolte avec des précautions d'avare. Les
tubéreuses semblaient pour elle des fleurs précieuses, qui devaient
distiller goutte à goutte de l'or, des richesses, des biens
extraordinaires. Les jacinthes, toutes perlées de leurs grains
fleuris, étaient comme des colliers dont chaque perle allait lui
verser des joies ignorées aux hommes. Et, bien qu'elle disparût dans
la brassée de jacinthes et de tubéreuses qu'elle avait coupée, elle
ravagea plus loin un champ de pavots, elle trouva moyen de raser
encore un champ de soucis. Par-dessus les tubéreuses, par-dessus les
jacinthes, les soucis et les pavots s'entassèrent. Elle revint en
courant se décharger dans la chambre au plafond bleu, veillant à ce
que le vent ne lui volât pas un pistil. Elle redescendit.
Qu'allait-elle cueillir maintenant? Elle avait moissonné le parterre
entier. Quand elle se haussait sur les pieds, elle ne voyait plus,
sous l'ombre encore grise, que le parterre mort, n'ayant plus les
yeux tendres de ses roses, le rire rouge de ses oeillets, les
cheveux parfumés de ses héliotropes. Pourtant, elle ne pouvait
remonter les bras vides. Et elle s'attaqua aux herbes, aux verdures;
elle rampa, la poitrine contre le sol, cherchant dans une suprême
étreinte de passion à emporter la terre elle-même. Ce fut la moisson
des plantes odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines,
dont elle emplissait sa jupe. Elle rencontra une bordure de baume et
n'en laissa pas une feuille. Elle prit même deux grands fenouils,
qu'elle jeta sur ses épaules, ainsi que deux arbres. Si elle avait
pu, entre ses dents serrées, elle aurait emmené derrière elle toute
la nappe verte du parterre. Puis, au seuil du pavillon, elle se
tourna, elle jeta un dernier regard sur le Paradou. Il était noir;
la nuit, tombée complètement, lui avait jeté un drap noir sur la
face. Et elle monta, pour ne plus redescendre.
La grande chambre, bientôt, fut parée. Elle avait posé une lampe
allumée sur la console. Elle triait les fleurs amoncelées au milieu
du carreau, elle en faisait de grosses touffes qu'elle distribuait à
tous les coins. D'abord, derrière la lampe sur la console, elle mit
les lis, une haute dentelle qui attendrissait la lumière de sa
pureté blanche. Puis, elle porta des poignées d'oeillets et de
quarantaines sur le vieux canapé, dont l'étoffe peinte était déjà
semée de bouquets rouges, fanés depuis cent ans; et l'étoffe
disparut, le canapé allongea contre le mur un massif de quarantaines
hérissé d'oeillets. Elle rangea alors les quatre fauteuils devant
l'alcôve; elle emplit le premier de soucis, le second de pavots, le
troisième de belles-de-nuit, le quatrième d'héliotropes; les
fauteuils, noyés, ne montrant que des bouts de leurs bras,
semblaient des bornes de fleurs. Enfin, elle songea au lit. Elle
roula près du chevet une petite table, sur laquelle elle dressa un
tas énorme de violettes. Et, à larges brassées, elle couvrit
entièrement le lit de toutes les jacinthes et de toutes les
tubéreuses qu'elle avait apportées; la couche était si épaisse,
qu'elle débordait sur le devant, aux pieds, à la tête, dans la
ruelle, laissant couler des traînées de grappes. Le lit n'était plus
tête, Albine entraînait Serge le long de la rude montée, voulant le
mener plus haut, encore plus haut, au-delà des sources, jusqu'à ce
qu'ils fussent de nouveau tous les deux dans le soleil. Ils
retrouveraient le cèdre sous lequel ils avaient éprouvé l'angoisse
du premier désir. Ils se coucheraient par terre, sur les dalles
ardentes, en attendant que le rut de la terre les gagnât. Mais,
bientôt, les pieds de Serge se heurtèrent cruellement. Il ne pouvait
plus marcher. Une première fois, il tomba sur les genoux. Albine,
d'un effort suprême, le releva, l'emporta un instant. Et il retomba,
il resta abattu, au milieu du chemin. En face, au-dessous de lui, le
Paradou immense s'étendait.
- Tu as menti! cria Albine, tu ne m'aimes plus!
Et elle pleurait, debout à son côté, se sentant impuissante à
l'emporter plus haut. Elle n'avait pas de colère encore, elle
pleurait leurs amours agonisantes. Lui, restait écrasé.
- Le jardin est mort, j'ai toujours froid, murmura-t-il.
Mais elle lui prit la tête, elle lui montra le Paradou, d'un geste.
- Regarde donc!... Ah! ce sont tes yeux qui sont morts, ce sont tes
oreilles, tes membres, ton corps entier. Tu as traversé toutes nos
joies, sans les voir, sans les entendre, sans les sentir. Et tu n'as
fait que trébucher, tu es venu tomber ici de lassitude et d'ennui...
Tu ne m'aimes plus.
Il protestait doucement, tranquillement. Alors, elle eut une
première violence.
- Tais-toi! Est-ce que le jardin mourra jamais! Il dormira, cet
hiver; il se réveillera en mai, il nous rapportera tout ce que nous
lui avons confié de nos tendresses; nos baisers refleuriront dans le
parterre, nos serments repousseront avec les herbes et les arbres...
Si tu le voyais, si tu l'entendais, il est plus profondément ému, il
aime d'une façon plus doucement poignante, à cette saison d'automne,
lorsqu'il s'endort dans sa fécondité... Tu ne m'aimes plus, tu ne
peux plus savoir.
Lui, levait les yeux sur elle, la suppliant de ne pas se fâcher. Il
avait un visage aminci, que pâlissait une peur d'enfant. Un éclat de
voix le faisait tressaillir. Il finit par obtenir d'elle qu'elle se
reposât un instant, près de lui, au milieu du chemin. Ils
causeraient paisiblement, ils s'expliqueraient. Et tous deux, en
face du Paradou, sans même se prendre le bout des doigts,
s'entretinrent de leur amour.
- Je t'aime, je t'aime, dit-il de sa voix égale. Si je ne t'aimais
pas, je ne serais pas venu... C'est vrai, je suis las. J'ignore
pourquoi. J'aurais cru retrouver ici cette bonne chaleur dont le
souvenir seul était une caresse. Et j'ai froid, le jardin me semble
noir, je n'y vois rien de ce que j'y ai laissé. Mais ce n'est point
ma faute. Je m'efforce d'être comme toi, je voudrais te contenter.
- Tu ne m'aimes plus, répéta encore Albine.
- Si, je t'aime. J'ai beaucoup souffert, l'autre jour, après
t'avoir renvoyée... Oh! je t'aimais avec un tel emportement, sais-
tu, que je t'aurais brisée d'une étreinte, si tu étais revenue te
jeter dans mes bras. Jamais je ne t'ai désirée si furieusement.
Pendant des heures, tu es restée vivante devant moi, me tenaillant
de tes doigts souples. Quand je fermais les yeux, tu t'allumais
comme un soleil, tu m'enveloppais de ta flamme... Alors, j'ai marché
sur tout, je suis venu.
Il garda un court silence, songeur; puis, il continua:
- Et maintenant mes bras sont comme brisés. Si je voulais te
prendre contre ma poitrine, je ne saurais point te tenir, je te
laisserais tomber... Attends que ce frisson m'ait quitté. Tu me
donneras tes mains, je les baiserai encore. Sois bonne, ne me
regarde pas de tes yeux irrités. Aide-moi à retrouver mon coeur.
Et il avait une tristesse si vraie, une envie si évidente de
recommencer leur vie tendre, qu'Albine fut touchée. Un instant, elle
redevint très douce. Elle le questionna avec sollicitude.
- Où souffres-tu? Quel est ton mal?
- Je ne sais. Il me semble que tout le sang de mes veines s'en
va... Tout à l'heure, en venant, j'ai cru qu'on me jetait sur les
épaules une robe glacée, qui se collait à ma peau, et qui, de la
tête aux pieds, me faisait un corps de pierre... J'ai déjà senti
cette robe sur mes épaules... Je ne me souviens plus.
Mais elle l'interrompit d'un rire amical.
- Tu es un enfant, tu auras pris froid, voilà tout... Ecoute, ce
n'est pas moi qui te fais peur, au moins? L'hiver, nous ne resterons
pas au fond de ce jardin, comme deux sauvages. Nous irons où tu
voudras, dans quelque grande ville. Nous nous aimerons, au milieu du
monde, aussi tranquillement qu'au milieu des arbres. Et tu verras
que je ne suis pas qu'une vaurienne, sachant dénicher des nids,
marchant des heures sans être lasse... Quand j'étais petite, je
portais des jupes brodées, avec des bas à jour, des guimpes, des
falbalas. Personne ne t'a conté cela, peut-être?
Il ne l'écoutait pas, il dit brusquement, en poussant un léger cri:
- Ah! je me souviens!
Et, quand elle l'interrogea, il ne voulut pas répondre. Il venait de
se rappeler la sensation de la chapelle du séminaire sur ses
épaules. C'était là cette robe glacée qui lui faisait un corps de
pierre. Alors, il fut repris invinciblement par son passé de prêtre.
Les vagues souvenirs qui s'étaient éveillés en lui, le long de la
route, des Artaud au Paradou, s'accentuèrent, s'imposèrent avec une
souveraine autorité. Pendant qu'Albine continuait à lui parler de la
vie heureuse qu'ils mèneraient ensemble, il entendait des coups de
clochette sonnant l'élévation, il voyait des ostensoirs traçant des
croix de feu au-dessus de grandes foules agenouillées.
- Eh bien! dit-elle, pour toi, je remettrai mes jupes brodées... Je
veux que tu sois gai. Nous chercherons ce qui pourra te distraire.
Tu m'aimeras davantage peut-être, lorsque tu me verras belle, mise
comme les dames. Je n'aurai plus mon peigne enfoncé de travers, avec
des cheveux dans le cou. Je ne retrousserai plus mes manches
jusqu'aux coudes. J'agraferai ma robe pour ne plus montrer mes
épaules. Et je sais encore saluer, je sais marcher posément, avec de
petits balancements de menton. Va, je serai une jolie femme à ton
bras, dans les rues.
- Es-tu entrée dans les églises, parfois, quand tu étais petite?
lui demanda-t-il, à demi-voix, comme s'il eût continué tout haut
malgré lui, la rêverie qui l'empêchait de l'entendre. Moi, je ne
pouvais passer devant une église sans y entrer. Dès que la porte
retombait silencieusement derrière moi, il me semblait que j'étais
dans le paradis lui-même, avec des voix d'ange qui me contaient à
l'oreille des histoires de douceur, avec l'haleine des saints et des
saintes dont je sentais la caresse par tout mon corps... Oui,
j'aurais voulu vivre là, toujours, perdu au fond de cette béatitude.
Elle le regarda, les yeux fixes, tandis qu'une courte flamme
s'allumait dans la tendresse de son regard. Elle reprit, soumise
encore:
- Je serai comme il plaira à tes caprices. Je faisais de la
musique, autrefois; j'étais une demoiselle savante, qu'on élevait
pour tous les charmes... Je retournerai à l'école, je me remettrai à
la musique. Si tu désires m'entendre jouer un air que tu aimes, tu
n'auras qu'à me l'indiquer, je l'apprendrai pendant des mois, pour
te le faire entendre, un soir chez nous, dans une chambre bien
close, dont nous aurons tiré toutes les draperies. Et tu me
récompenseras d'un seul baiser... Veux-tu? Un baiser sur les lèvres
qui te rendra ton amour. Tu me prendras et tu pourras me briser
entre tes bras.
- Oui, oui, murmura-t-il, ne répondant toujours qu'à ses propres
pensées, mes grands plaisirs ont d'abord été d'allumer les cierges,
de préparer les burettes, de porter le Missel, les mains jointes.
Plus tard, j'ai goûté l'approche lente de Dieu, et j'ai cru mourir
d'amour... Je n'ai pas d'autres souvenirs. Je ne sais rien. Quand je
lève la main, c'est pour une bénédiction. Quand j'avance les lèvres,
c'est pour un baiser donné à l'autel. Si je cherche mon coeur, je ne
le trouve plus je l'ai offert à Dieu, qui l'a pris.
Elle devint très pâle, les yeux ardents. Elle continua, avec un
tremblement dans la voix:
- Et je veux que ma fille ne me quitte pas. Tu pourras, si tu le
juges bon, envoyer le garçon au collège. Je garderai la chère
blondine dans mes jupes. C'est moi qui lui apprendrai à lire. Oh! je
me souviendrai, je prendrai des maîtres, si j'ai oublié mes
lettres... Nous vivrons avec tout ce petit monde dans les jambes. Tu
seras heureux, n'est-ce pas? Réponds, dis-moi que tu auras chaud,
que tu souriras, que tu ne regretteras rien?
- J'ai pensé souvent aux saints de pierre qu'on encense depuis des
siècles, au fond de leur niche, dit-il à voix très basse. A la
longue, ils doivent être baignés d'encens jusqu'aux entrailles... Et
moi je suis comme un de ces saints. J'ai de l'encens jusque dans le
dernier pli de mes organes. C'est cet embaumement qui fait ma
sérénité, la mort tranquille de ma chair, la paix que je goûte à ne
pas vivre... Ah! que rien ne me dérange de mon immobilité! Je
resterai froid, rigide, avec le sourire sans fin de mes lèvres de
granit, impuissant à descendre parmi les hommes. Tel est mon seul
désir.
Elle se leva, irritée, menaçante. Elle le secoua, en criant:
- Que dis-tu? Que rêves-tu là, tout haut?... Ne suis-je pas ta
femme? N'es-tu pas venu pour être mon mari?
Lui, tremblait plus fort, se reculait.
- Non, laisse-moi, j'ai peur, balbutia-t-il.
- Et notre vie commune, et notre bonheur, et nos enfants?
- Non, non, j'ai peur
Puis, il jeta ce cri suprême:
- Je ne peux pas! je ne peux pas!
Alors, pendant un instant, elle resta muette, en face du malheureux,
qui grelottait à ses pieds. Une flamme sortait de son visage. Elle
avait ouvert les bras, comme pour le prendre, le serrer contre elle,
dans un élan courroucé de désir. Mais elle parut réfléchir; elle ne
lui saisit que la main, elle le mit debout.
- Viens! dit-elle.
Et elle le mena sous l'arbre géant, à la place même où elle s'était
livrée, et où il l'avait possédée. C'était la même ombre de
félicité, le même tronc qui respirait ainsi qu'une poitrine, les
mêmes branches qui s'étendaient au loin, pareilles à des membres
protecteurs. L'arbre restait bon, robuste, puissant, fécond. Comme
au jour de leurs noces, une langueur d'alcôve, une lueur de nuit
d'été mourant sur l'épaule nue d'une amoureuse, un balbutiement
d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme
muet, traînaient dans la clairière, baignée d'une limpidité
verdâtre. Et, au loin, le Paradou, malgré le premier frisson de
l'automne, retrouvait, lui aussi, ses chuchotements ardents. Il
redevenait complice. Du parterre, du verger, des prairies, de la
forêt, des grandes roches, du vaste ciel, arrivait de nouveau un
rire de volupté, un vent qui semait sur son passage une poussière de
fécondation. Jamais le jardin, aux plus tièdes soirées de printemps,
n'avait des tendresses si profondes qu'aux derniers beaux jours,
lorsque les plantes s'endormaient en se disant adieu. L'odeur des
germes mûrs charriait une ivresse de désir, à travers les feuilles
plus rares.
- Entends-tu, entends-tu? balbutiait Albine à l'oreille de Serge,
qu'elle avait laissé tomber sur l'herbe, au pied de l'arbre.
Serge pleurait.
- Tu vois bien que le Paradou n'est pas mort. Il nous crie de nous
aimer. Il veut toujours notre mariage... Oh! souviens-toi! Prends-
moi à ton cou. Soyons l'un à l'autre.
Serge pleurait.
Elle ne dit plus rien. Elle le prit elle-même, d'une étreinte
farouche. Ses lèvres se collèrent sur ce cadavre pour le
ressusciter. Et Serge n'eut encore que des larmes.
Au bout d'un grand silence, Albine parla. Elle était debout,
méprisante, résolue.
- Va-t'en! dit-elle à voix basse.
Serge se leva d'un effort. Il ramassa son bréviaire qui avait roulé
dans l'herbe. Il s'en alla.
- Va-t'en! répétait Albine qui le suivait, le chassant devant elle,
haussant la voix.
Et elle le poussa ainsi de buisson en buisson, elle le reconduisit à
la brèche, au milieu des arbres graves. Et là, comme Serge hésitait,
le front bas, elle lui cria violemment:
- Va-t'en! va-t'en!
Puis, lentement, elle rentra dans le Paradou, sans tourner la tête.
La nuit tombait, le jardin n'était plus qu'un grand cercueil
d'ombre.
XIII.
Frère Archangias, réveillé, debout sur la brèche, donnait des coups
de bâton contre les pierres, en jurant abominablement.
- Que le diable leur casse les cuisses! Qu'il les cloue au derrière
l'un de l'autre comme des chiens! Qu'il les traîne par les pieds, le
nez dans leur ordure!
Mais quand il vit Albine chassant le prêtre, il resta un moment,
surpris. Puis, il tapa plus fort, il fut pris d'un rire terrible.
- Adieu, la gueuse! Bon voyage! Retourne forniquer avec tes
loups... Ah! tu n'as pas assez d'un saint. Il te faut des reins
autrement solides. Il te faut des chênes. Veux-tu mon bâton? Tiens!
couche avec! Voilà le gaillard qui te contentera.
Et, à toute volée, il jeta son bâton derrière Albine, dans le
crépuscule. Puis, regardant l'abbé Mouret, il gronda.
- Je vous savais là-dedans. Les pierres étaient dérangées...
Ecoutez, monsieur le curé, votre faute a fait de moi votre
supérieur, Dieu vous dit par ma bouche que l'enfer n'a pas de
tourments assez effroyables pour les prêtres enfoncés dans la chair.
S'il daigne vous pardonner, il sera trop bon, il gâtera sa justice.
A pas lents, tous deux redescendaient vers les Artaud. Le prêtre
n'avait pas ouvert les lèvres. Peu à peu, il relevait la tête, il ne
tremblait plus. Quand il aperçut, au loin, sur le ciel violâtre, la
barre noire du Solitaire, avec la tache rouge des tuiles de
l'église, il eut un faible sourire. Dans ses yeux clairs, se levait
une grande sérénité.
Cependant, le Frère, de temps à autre, donnait un coup de pied à un
caillou. Puis, il se tournait, il apostrophait son compagnon.
- Est-ce fini, cette fois?... Moi, quand j'avais votre âge, j'étais
possédé; un démon me mangeait les reins. Et puis, il s'est ennuyé,
il s'en est allé. Je n'ai plus de reins. Je vis tranquille... Oh! je
savais bien que vous viendriez. Voilà trois semaines que je vous
guette. Je regardais dans le jardin, par le trou du mur. J'aurais
voulu couper les arbres. Souvent, j'ai jeté des pierres. Quand je
cassais une branche, j'étais content... Dites, c'est donc
extraordinaire, ce qu'on goûte là-dedans?
Il avait arrêté l'abbé Mouret au milieu de la route, en le regardant
avec des yeux luisant d'une terrible jalousie. Les délices entrevues
du Paradou le torturaient. Depuis des semaines, il était resté sur
le seuil, flairant de loin les jouissances damnables. Mais l'abbé
restant muet, il se remit à marcher, ricanant, grognant des paroles
équivoques. Et, haussant le ton.
- Voyez-vous, quand un prêtre fait ce que vous avez fait, il
scandalise tous les autres prêtres... Moi-même, je ne me sentais
plus chaste, à marcher à côté de vous. Vous empoisonniez le sexe...
A cette heure, vous voilà raisonnable. Allez, vous n'avez pas besoin
de vous confesser. Je connais ce coup de bâton-là. Le ciel vous a
cassé les reins comme aux autres. Tant mieux! tant mieux!
Il triomphait, il tapait des mains. L'abbé ne l'écoutait pas, perdu
dans une rêverie. Son sourire avait grandi. Et quand le Frère l'eut
quitté devant la porte du presbytère, il fit le tour, il entra dans
l'église. Elle était toute grise, comme par ce terrible soir de
pluie, où la tentation l'avait si rudement secoué. Mais elle restait
pauvre et recueillie, sans ruissellement d'or, sans souffles
d'angoisse, venus de la campagne. Elle gardait un silence solennel.
Seule, une haleine de miséricorde semblait l'emplir.
Agenouillé devant le grand Christ de carton peint, pleurant des
larmes qu'il laissait couler sur ses joues comme autant de joies, le
prêtre murmurait:
- O mon Dieu, il n'est pas vrai que vous soyez sans pitié. Je le
sens, vous m'avez déjà pardonné. Je le sens à votre grâce, qui,
depuis des heures, redescend en moi, goutte à goutte, en m'apportant
le salut d'une façon lente et certaine... O mon Dieu, c'est au
moment où je vous abandonnais, que vous me protégiez avec le plus
d'efficacité. Vous vous cachiez de moi pour mieux me retirer du mal.
Vous laissiez ma chair aller en avant, afin de me heurter contre son
impuissance... Et, maintenant, ô mon Dieu, je vois que vous m'aviez
à jamais marqué de votre sceau, ce sceau redoutable, plein de
délices, qui met un homme hors des hommes, et dont l'empreinte est
si ineffaçable, qu'elle reparaît tôt ou tard, même sur les membres
coupables. Vous m'avez brisé dans le péché et dans la tentation.
Vous m'avez dévasté de votre flamme. Vous avez voulu qu'il n'y eût
plus que des ruines en moi, pour y descendre en sécurité. Je suis
une maison vide où vous pouvez habiter... Soyez béni, ô mon Dieu!
Il se prosternait, il balbutiait dans la poussière. L'église était
victorieuse; elle restait debout, au-dessus de la tête du prêtre,
avec ses autels, son confessionnal, sa chaire, ses croix, ses images
saintes. Le monde n'existait plus. La tentation s'était éteinte,
ainsi qu'un incendie désormais inutile à la purification de cette
chair. Il entrait dans la paix surhumaine. Il jetait ce cri suprême:
- En dehors de la vie, en dehors des créatures, en dehors de tout,
je suis à vous, ô mon Dieu, à vous seul, éternellement!
XIV.
A cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînant
l'agonie muette d'une bête blessée. Elle ne pleurait plus. Elle
avait un visage blanc, traversé au front d'un grand pli. Pourquoi
donc souffrait-elle toute cette mort? De quelle faute était-elle
coupable, pour que, brusquement, le jardin ne lui tint plus les
promesses qu'il lui faisait depuis l'enfance. Et elle s'interrogeait,
allant devant elle, sans voir les allées où l'ombre coulait peu à
peu. Pourtant, elle avait toujours obéi aux arbres. Elle ne se
souvenait pas d'avoir cassé une fleur. Elle était restée la fille
aimée des verdures, les écoutant avec soumission, s'abandonnant à
elles, pleine de foi dans les bonheurs qu'elles lui réservaient.
Lorsque, au dernier jour, le Paradou lui avait crié de se coucher
sous l'arbre géant, elle s'était couchée, elle avait ouvert les
bras, répétant la leçon soufflée par les herbes. Alors, si elle
ne trouvait rien à se reprocher, c'était donc le jardin qui la
trahissait, qui la torturait, pour la seule joie de la voir
souffrir.
Elle s'arrêta, elle regarda autour d'elle. Les grandes masses
sombres des feuillages gardaient un silence recueilli, les sentiers,
où des murs noirs se bâtissaient, devenaient des impasses de
ténèbres; les nappes de gazon, au loin, endormaient les vents qui
les effleuraient. Et elle tendit les mains désespérément, elle eut
un cri de protestation. Cela ne pouvait finir ainsi. Mais sa voix
s'étouffa sous les arbres silencieux. Trois fois, elle conjura le
Paradou de répondre, sans qu'une explication lui vînt des hautes
branches, sans qu'une seule feuille la prît en pitié. Puis, quand
elle se fut remise à rôder, elle se sentit marcher dans la fatalité
de l'hiver. Maintenant qu'elle ne questionnait plus la terre en
créature révoltée, elle entendait une voix basse courant au ras du
sol, la voix d'adieu des plantes, qui se souhaitaient une mort
heureuse. Avoir bu le soleil de toute une saison, avoir vécu
toujours en fleurs, s'être exhalé en un parfum continu, puis s'en
aller au premier tourment, avec l'espoir de repousser quelque part,
n'était-ce pas une vie assez longue, une vie bien remplie, que
gâterait un entêtement à vivre davantage? Ah! comme on devait être
bien, morte, ayant une nuit sans fin devant soi, pour songer à la
courte journée vécue, pour en fixer éternellement les joies
fugitives!
Elle s'arrêta de nouveau, mais elle ne protesta plus, au milieu du
grand recueillement du Paradou. Elle croyait comprendre, à cette
heure. Sans doute, le jardin lui ménageait la mort comme une
jouissance suprême. C'était à la mort qu'il l'avait conduite d'une
si tendre façon. Après l'amour, il n'y avait plus que la mort. Et
jamais le jardin ne l'avait tant aimée; elle s'était montrée ingrate
en l'accusant, elle restait sa fille la plus chère. Les feuillages
silencieux, les sentiers barrés de ténèbres, les pelouses où le vent
s'assoupissait, ne se taisaient que pour l'inviter à la joie d'un
long silence. Ils la voulaient avec eux, dans le repos du froid; ils
rêvaient de l'emporter, roulée parmi les feuilles sèches, les yeux
glacés comme l'eau des sources, les membres raidis comme les
branches nues, le sang dormant le sommeil de la sève. Elle vivrait
leur existence jusqu'au bout, jusqu'à leur mort. Peut-être avaient-
ils déjà résolu qu'à la saison prochaine elle serait un rosier du
parterre, un saule blond des prairies, ou un jeune bouleau de la
forêt. C'était la grande loi de la vie: elle allait mourir.
Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers le jardin,
en quête de la mort. Quelle plante odorante avait besoin de ses
cheveux pour accroître le parfum de ses feuilles? Quelle fleur lui
demandait le don de sa peau de satin, la blancheur pure de ses bras,
la laque tendre de sa gorge? A quel arbuste malade devait-elle
offrir son jeune sang? Elle aurait voulu être utile aux herbes qui
végétaient sur le bord des allées, se tuer là, pour qu'une verdure
poussât d'elle, superbe, grasse, pleine d'oiseaux en mai et
ardemment caressée du soleil. Mais le Paradou resta muet longtemps
encore, ne se décidant pas à lui confier dans quel dernier baiser il
l'emporterait. Elle dut retourner partout, refaire le pèlerinage de
ses promenades. La nuit était presque entièrement tombée, et il lui
semblait qu'elle entrait peu à peu dans la terre. Elle monta aux
grandes roches, les interrogeant, leur demandant si c'était sur
leurs lits de cailloux qu'il lui fallait expirer. Elle traversa la
forêt, attendant, avec un désir qui ralentissait sa marche, que
quelque chêne s'écroulât et l'ensevelît dans la majesté de sa chute.
Elle longea les rivières des prairies, se penchant presque à chaque
pas, regardant au fond des eaux si une couche ne lui était pas
préparée, parmi les nénuphars. Nulle part, la mort ne l'appelait, ne
lui tendait ses mains fraîches. Cependant, elle ne se trompait
point. C'était bien le Paradou qui allait lui apprendre à mourir,
comme il lui avait appris à aimer. Elle recommença à battre les
buissons, plus affamée qu'aux matinées tièdes où elle cherchait
l'amour. Et, tout d'un coup, au moment où elle arrivait au parterre,
elle surprit la mort, dans les parfums du soir. Elle courut, elle
eut un rire de volupté. Elle devait mourir avec les fleurs.
D'abord, elle courut au bois de roses. Là, dans la dernière lueur du
crépuscule, elle fouilla les massifs, elle cueillit toutes les roses
qui s'alanguissaient aux approches de l'hiver. Elle les cueillait à
terre, sans se soucier des épines; elle les cueillait devant elle,
des deux mains; elle les cueillait au-dessus d'elle, se haussant sur
les pieds, ployant les arbustes. Une telle hâte la poussait, qu'elle
cassait les branches, elle qui avait le respect des moindres brins
d'herbe. Bientôt elle eut des roses plein les bras, un fardeau de
roses sous lequel elle chancelait. Puis, elle rentra au pavillon,
ayant dépouillé le bois, emportant jusqu'aux pétales tombés; et
quand elle eut laissé glisser sa charge de roses sur le carreau de
la chambre au plafond bleu, elle redescendit dans le parterre.
Alors, elle chercha les violettes. Elle en faisait des bouquets
énormes qu'elle serrait un à un contre sa poitrine. Ensuite, elle
chercha les oeillets, coupant tout jusqu'aux boutons, liant des
gerbes géantes d'oeillets blancs, pareilles à des jattes de lait,
des gerbes géantes d'oeillets rouges, pareilles à des jattes de
sang. Et elle chercha encore les quarantaines, les belles-de-nuit,
les héliotropes, les lis; elle prenait à poignée les dernières tiges
épanouies des quarantaines, dont elle froissait sans pitié les
ruches de satin; elle dévastait les corbeilles de belles-de-nuit,
ouvertes à peine à l'air du soir; elle fauchait le champ des
héliotropes, ramassant en tas sa moisson de fleurs; elle mettait
sous ses bras des paquets de lis, comme des paquets de roseaux.
Lorsqu'elle fut de nouveau chargée, elle remonta au pavillon jeter,
à côté des roses, les violettes, les oeillets, les quarantaines, les
belles-de-nuit, les héliotropes, les lis. Et, sans reprendre
haleine, elle redescendit.
Cette fois, elle se rendit à ce coin mélancolique qui était comme le
cimetière du parterre. Un automne brûlant y avait mis une seconde
poussée des fleurs du printemps. Elle s'acharna surtout sur des
plates-bandes de tubéreuses et de jacinthes, à genoux au milieu des
herbes, menant sa récolte avec des précautions d'avare. Les
tubéreuses semblaient pour elle des fleurs précieuses, qui devaient
distiller goutte à goutte de l'or, des richesses, des biens
extraordinaires. Les jacinthes, toutes perlées de leurs grains
fleuris, étaient comme des colliers dont chaque perle allait lui
verser des joies ignorées aux hommes. Et, bien qu'elle disparût dans
la brassée de jacinthes et de tubéreuses qu'elle avait coupée, elle
ravagea plus loin un champ de pavots, elle trouva moyen de raser
encore un champ de soucis. Par-dessus les tubéreuses, par-dessus les
jacinthes, les soucis et les pavots s'entassèrent. Elle revint en
courant se décharger dans la chambre au plafond bleu, veillant à ce
que le vent ne lui volât pas un pistil. Elle redescendit.
Qu'allait-elle cueillir maintenant? Elle avait moissonné le parterre
entier. Quand elle se haussait sur les pieds, elle ne voyait plus,
sous l'ombre encore grise, que le parterre mort, n'ayant plus les
yeux tendres de ses roses, le rire rouge de ses oeillets, les
cheveux parfumés de ses héliotropes. Pourtant, elle ne pouvait
remonter les bras vides. Et elle s'attaqua aux herbes, aux verdures;
elle rampa, la poitrine contre le sol, cherchant dans une suprême
étreinte de passion à emporter la terre elle-même. Ce fut la moisson
des plantes odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines,
dont elle emplissait sa jupe. Elle rencontra une bordure de baume et
n'en laissa pas une feuille. Elle prit même deux grands fenouils,
qu'elle jeta sur ses épaules, ainsi que deux arbres. Si elle avait
pu, entre ses dents serrées, elle aurait emmené derrière elle toute
la nappe verte du parterre. Puis, au seuil du pavillon, elle se
tourna, elle jeta un dernier regard sur le Paradou. Il était noir;
la nuit, tombée complètement, lui avait jeté un drap noir sur la
face. Et elle monta, pour ne plus redescendre.
La grande chambre, bientôt, fut parée. Elle avait posé une lampe
allumée sur la console. Elle triait les fleurs amoncelées au milieu
du carreau, elle en faisait de grosses touffes qu'elle distribuait à
tous les coins. D'abord, derrière la lampe sur la console, elle mit
les lis, une haute dentelle qui attendrissait la lumière de sa
pureté blanche. Puis, elle porta des poignées d'oeillets et de
quarantaines sur le vieux canapé, dont l'étoffe peinte était déjà
semée de bouquets rouges, fanés depuis cent ans; et l'étoffe
disparut, le canapé allongea contre le mur un massif de quarantaines
hérissé d'oeillets. Elle rangea alors les quatre fauteuils devant
l'alcôve; elle emplit le premier de soucis, le second de pavots, le
troisième de belles-de-nuit, le quatrième d'héliotropes; les
fauteuils, noyés, ne montrant que des bouts de leurs bras,
semblaient des bornes de fleurs. Enfin, elle songea au lit. Elle
roula près du chevet une petite table, sur laquelle elle dressa un
tas énorme de violettes. Et, à larges brassées, elle couvrit
entièrement le lit de toutes les jacinthes et de toutes les
tubéreuses qu'elle avait apportées; la couche était si épaisse,
qu'elle débordait sur le devant, aux pieds, à la tête, dans la
ruelle, laissant couler des traînées de grappes. Le lit n'était plus
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