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La Curée - 19
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d'étoffes claires et d'épaules nues, toutes braisillantes des étincelles
vives des bijoux. Les femmes étaient seules travesties. Il faisait déjà
chaud. Les trois lustres allumaient le ruissellement d'or du salon.
On vit enfin M. Hupel de la Noue sortir par une ouverture ménagée à
gauche de l'estrade. Depuis huit heures du soir, il aidait ces dames.
Son habit avait, sur la manche gauche, trois doigts marqués en blanc,
une petite main de femme qui s'était posée là, après s'être oubliée dans
une boîte de poudre de riz. Mais le préfet songeait bien aux misères de
sa toilette! il avait les yeux énormes, la face bouffie et un peu pâle.
Il parut ne voir personne. Et, s'avançant vers Saccard, qu'il reconnut
au milieu d'un groupe d'hommes graves, il lui dit à demi-voix:
--Sacrebleu! votre femme a perdu sa ceinture de feuillage.... Nous voilà
propres!
Il jurait, il aurait battu les gens. Puis, sans attendre de réponse,
sans rien regarder, il tourna le dos, replongea sous les draperies,
disparut. Les dames sourirent de la singulière apparition de ce
monsieur.
Le groupe au milieu duquel se trouvait Saccard s'était formé derrière
les derniers fauteuils. On avait même tiré un fauteuil hors du rang,
pour le baron Gouraud, dont les jambes enflaient depuis quelque temps.
Il y avait là M. Toutin-Laroche, que l'empereur venait d'appeler au
Sénat; M. de Mareuil, dont la Chambre avait bien voulu valider la
deuxième élection; M. Michelin, décoré de la veille; et, un peu en
arrière, les Mignon et Charrier, dont l'un avait un gros diamant à sa
cravate, tandis que l'autre en montrait un plus gros encore à son doigt.
Ces messieurs causaient. Saccard les quitta un instant pour aller
échanger une parole à voix basse avec sa soeur, qui venait d'entrer et
de s'asseoir entre Louise de Mareuil et Mme Michelin. Mme Sidonie était
en magicienne; Louise portait crânement un costume de page, qui lui
donnait tout à fait l'air d'un gamin; la petite Michelin, en aimée,
souriait amoureusement, dans ses voiles brodés de fils d'or.
--Sais-tu quelque chose? demanda doucement Saccard à sa soeur.
--Non, rien encore, répondit-elle. Mais le galant doit être ici.... Je
les pincerai ce soir, sois tranquille.
--Préviens-moi tout de suite, n'est-ce pas?
Et Saccard, se tournant à droite et à gauche, complimenta Louise et Mme
Michelin. Il compara l'une à une houri de Mahomet, l'autre à un mignon
d'Henri III.
Son accent provençal semblait faire chanter de ravissement toute sa
personne grêle et stridente. Quand il revint au groupe des hommes
graves, M. de Mareuil le prit à l'écart et lui parla du mariage de leurs
enfants. Rien n'était changé, c'était toujours le dimanche suivant qu'on
devait signer le contrat.
--Parfaitement, dit Saccard. Je compte même annoncer ce soir le mariage
à nos amis, si vous n'y voyez aucun inconvénient.... J'attends pour cela
mon frère le ministre, qui m'a promis de venir.
Le nouveau député fut ravi. Cependant M. Toutin-Laroche élevait la
voix, comme en proie à une vive indignation.
--Oui, messieurs, disait-il à M. Michelin et aux deux entrepreneurs qui
se rapprochaient, j'avais eu la bonhomie de laisser mêler mon nom à une
telle affaire.
Et, comme Saccard et Mareuil les rejoignaient:
--Je racontais à ces messieurs la déplorable aventure de la Société
générale des ports du Maroc, vous savez, Saccard?
Celui-ci ne broncha pas. La société en question venait de crouler avec
un effroyable scandale. Des actionnaires trop curieux avaient voulu
savoir où en était l'établissement des fameuses stations commerciales
sur le littoral de la Méditerranée, et une enquête judiciaire avait
démontré que les ports du Maroc n'existaient que sur les plans des
ingénieurs, de fort beaux plans, pendus aux murs des bureaux de la
société. Depuis ce moment, M. Toutin-Laroche criait plus fort que les
actionnaires, s'indignant, voulant qu'on lui rendît son nom pur de toute
tache. Et il fit tant de bruit que le gouvernement, pour calmer et
réhabiliter devant l'opinion cet homme utile, se décida à l'envoyer au
Sénat. Ce fut ainsi qu'il pêcha le siège tant ambitionné, dans une
affaire qui avait failli le conduire en police correctionnelle.
--Vous êtes bien bon de vous occuper de cela, dit Saccard. Vous pouvez
montrer votre grande oeuvre, le Crédit viticole, cette maison qui est
sortie victorieuse de toutes les crises.
--Oui, murmura Mareuil, cela répond à tout.
Le Crédit viticole, en effet, venait de sortir de gros embarras,
soigneusement cachés. Un ministre très tendre pour cette institution
financière, qui tenait la Ville de Paris à la gorge, avait inventé un
coup de hausse dont M. Toutin-Laroche s'était merveilleusement servi.
Rien ne le chatouillait davantage que les éloges donnés à la prospérité
du Crédit viticole. Il les provoquait d'ordinaire. Il remercia M. de
Mareuil d'un regard, et, se penchant vers le baron Gouraud, sur le
fauteuil duquel il s'appuyait familièrement, il lui demanda:
--Vous êtes bien? Vous n'avez pas trop chaud?
Le baron eut un léger grognement.
--Il baisse, il baisse tous les jours, ajouta M. Toutin-Laroche à
demi-voix, en se tournant vers ces messieurs.
M. Michelin souriait, fermait de temps à autre les paupières, d'un
mouvement doux, pour voir son ruban rouge. Les Mignon et Charrier,
plantés carrément sur leurs grands pieds, semblaient beaucoup plus à
l'aise dans leur habit depuis qu'ils portaient des brillants.
Cependant il était près de minuit, l'assemblée s'impatientait; elle ne
se permettait pas de murmurer, mais les éventails battaient plus
nerveusement, et le bruit des conversations grandissait.
Enfin, M. Hupel de la Noue reparut. Il avait passé une épaule par
l'étroite ouverture, lorsqu'il aperçut Mme d'Espanet qui montait enfin
sur l'estrade; ces dames, déjà en place pour le premier tableau,
n'attendaient plus qu'elle. Le préfet se tourna, montrant son dos aux
spectateurs, et l'on put le voir causant avec la marquise, que les
rideaux cachaient. Il étouffa sa voix, disant, avec des saluts lancés du
bout des doigts:
--Mes compliments, marquise. Votre costume est délicieux.
--J'en ai un bien plus joli dessous! répliqua cavalièrement la jeune
femme, qui lui éclata de rire au nez, tant elle le trouvait drôle,
enfoui de la sorte dans les draperies.
L'audace de cette plaisanterie étonna un instant le galant M. Hupel de
la Noue; mais il se remit, et, goûtant de plus en plus le mot, à mesure
qu'il l'approfondissait:
--Ah! charmant! charmant! murmura-t-il d'un air ravi.
Il laissa retomber le coin du rideau, il vint se joindre au groupe des
hommes graves, voulant jouir de son oeuvre. Ce n'était plus l'homme
effaré courant après la ceinture de feuillage de la nymphe Écho. Il
était radieux, soufflant, s'essuyant le front. Il avait toujours la
petite main blanche sur la manche de son habit; et, de plus, le gant de
sa main droite était taché de rouge au bout du pouce; sans doute il
avait trempé ce doigt dans le pot de fard d'une de ces dames. Il
souriait, il s'éventait, il balbutiait:
--Elle est adorable, ravissante, stupéfiante.
--Qui donc? demanda Saccard.
--La marquise. Imaginez-vous qu'elle vient de me dire....
Et il raconta le mot. On le trouva tout à fait réussi.
Ces messieurs se le répétèrent. Le digne M. Haffner, qui s'était
approché, ne put lui-même s'empêcher d'applaudir. Cependant, un piano,
que peu de personnes avaient vu, se mit à jouer une valse. Il se fit
alors un grand silence. La valse avait des enroulements capricieux,
interminables; et toujours une phrase très douce montait le clavier, se
perdait dans un trille de rossignol; puis des voix sourdes reprenaient,
plus lentement. C'était très voluptueux. Les dames, la tête un peu
inclinée, souriaient. Le piano avait, au contraire, fait tomber
brusquement la gaieté de M. Hupel de la Noue. Il regardait les rideaux
de velours rouge d'un air anxieux, il se disait qu'il aurait dû placer
lui-même Mme d'Espanet comme il avait placé les autres.
Les rideaux s'ouvrirent doucement, le piano reprit en sourdine la valse
sensuelle. Un murmure courut dans le salon. Les dames se penchaient, les
hommes allongeaient la tête, tandis que l'admiration se traduisait çà et
là par une parole dite trop haut, un soupir inconscient, un rire
étouffé. Cela dura cinq grandes minutes, sous le flamboiement des trois
lustres.
M. Hupel de la Noue, rassuré, souriait béatement à son poème. Il ne put
résister à la tentation de répéter aux personnes qui l'entouraient ce
qu'il disait depuis un mois:
--J'avais songé à faire ça en vers.... Mais, n'est-ce pas? c'est plus
noble de lignes.
Puis, pendant que la valse allait et venait dans un bercement sans fin,
il donna des explications. Les Mignon et Charrier s'étaient approchés et
l'écoutaient attentivement.
--Vous connaissez le sujet, n'est-ce pas? Le beau Narcisse, fils du
fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, méprise l'amour de la nymphe
Écho... Écho était de la suite de Junon, qu'elle amusait par ses
discours pendant que Jupiter courait le monde... Écho, fille de l'Air et
de la Terre, comme vous savez....
Et il se pâmait devant la poésie de la Fable. Puis, d'un ton plus
intime:
--J'ai cru pouvoir donner carrière à mon imagination.... La nymphe Écho
conduit le beau Narcisse chez Vénus, dans une grotte marine, pour que la
déesse l'enflamme de ses feux. Mais la déesse reste impuissante.
Le jeune homme témoigne par son attitude qu'il n'est pas touché.
L'explication n'était pas inutile, car peu de spectateurs, dans le
salon, comprenaient le sens exact des groupes. Quand le préfet eut nommé
ses personnages à demi-voix, on admira davantage. Les Mignon et Charrier
continuaient à ouvrir des yeux énormes. Ils n'avaient pas compris.
Sur l'estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte se
creusait. Le décor était fait d'une soie tendue à grands plis cassés,
imitant des anfractuosités de rocher, et sur laquelle étaient peints des
coquillages, des poissons, de grandes herbes marines. Le plancher,
accidenté, montant en forme de tertre, se trouvait recouvert de la même
soie, où le décorateur avait représenté un sable fin constellé de perles
et de paillettes d'argent. C'était un réduit de déesse. Là, sur le
sommet du tertre, Mme de Lauwerens, en Vénus, se tenait debout; un peu
forte, portant son maillot rose avec la dignité d'une duchesse de
l'Olympe, elle avait compris son personnage en souveraine de l'Amour,
avec de grands yeux sévères et dévorants. Derrière elle, ne montrant que
sa tête malicieuse, ses ailes et son carquois, la petite Mme Daste
donnait son sourire au personnage aimable de Cupidon.
Puis, d'un côté du tertre, les trois Grâces, Mmes de Guende, Teissière,
de Meinhold, tout en mousseline, se souriaient, s'enlaçaient, comme dans
le groupe de Pradier; tandis que, de l'autre côté, la marquise d'Espanet
et Mme Haffner, enveloppées du même flot de dentelles, les bras à la
taille, les cheveux mêlés, mettaient un coin risqué dans le tableau, un
souvenir de Lesbos, que M. Hupel de la Noue expliquait à voix plus
basse, pour les hommes seulement, en disant qu'il avait voulu montrer
par là la puissance de Vénus. En bas du tertre, la comtesse Vanska
faisait la Volupté; elle s'allongeait, tordue par un dernier spasme, les
yeux entrouverts et mourants, comme lasse; très brune, elle avait dénoué
sa chevelure noire, et sa tunique striée de flammes fauves montrait des
bouts de sa peau ardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du
voile de Vénus au rouge sombre de la tunique de la Volupté, était douce,
d'un rose général, d'un ton de chair. Et sous le rayon électrique,
ingénieusement dirigé sur la scène par une des fenêtres du jardin, la
gaze, les dentelles, toutes ces étoffes légères et transparentes se
fondaient si bien avec les épaules et les maillots, que ces blancheurs
rosées vivaient, et qu'on ne savait plus si ces dames n'avaient pas
poussé la vérité plastique jusqu'à se mettre toutes nues. Ce n'était là
que l'apothéose!; le drame se passait au premier plan. A gauche, Renée,
la nymphe Écho, tendait les bras vers la grande déesse, la tête à demi
tournée du côté de Narcisse, suppliante, comme pour l'inviter à regarder
Vénus, dont la vue seule allume de terribles feux; mais Narcisse, à
droite, faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de sa main et
restait d'une froideur de glace. Les costumes de ces deux personnages
avaient surtout coûté une peine infinie à l'imagination de M. Hupel de
la Noue. Narcisse, en demi-dieu rôdeur de forêts, portait un costume de
chasseur idéal: maillot verdâtre, courte veste collante, rameau de chêne
dans les cheveux. La robe de la nymphe Écho était, à elle seule, toute
une allégorie; elle tenait des grands arbres et des grands monts, des
lieux retentissants où les voix de la Terre et de l'Air se répondent;
elle était rocher par le satin blanc de la jupe, taillis par les
feuillages de la ceinture, ciel pur par la nuée de gaze bleue du
corsage. Et les groupes gardaient une immobilité de statue, la note
charnelle de l'Olympe chantait dans l'éblouissement du large rayon,
pendant que le piano continuait sa plainte d'amour aiguë, coupée de
profonds soupirs.
On trouva généralement que Maxime était admirablement fait. Dans son
geste de refus, il développait sa hanche gauche, qu'on remarqua
beaucoup. Mais tous les éloges furent pour l'expression de visage de
Renée.
Selon le mot de M. Hupel de la Noue, elle était «la douleur du désir
inassouvi». Elle avait un sourire aigu qui cherchait à se faire humble,
elle quêtait sa proie avec des supplications de louve affamée qui ne
cache ses dents qu'à demi. Le premier tableau marcha bien, sauf cette
folle d'Adeline qui bougeait et qui retenait à grand-peine une
irrésistible envie de rire. Puis, les rideaux se refermèrent, le piano
se tut.
Alors, on applaudit discrètement, et les conversations reprirent. Un
grand souffle d'amour, de désir contenu, était venu des nudités de
l'estrade, courait le salon, où les femmes s'alanguissaient davantage
sur leurs sièges, tandis que les hommes, à l'oreille, se parlaient bas,
avec des sourires. C'était un chuchotement d'alcôve, un demi silence de
bonne compagnie, un souhait de volupté à peine formulé par un
frémissement de lèvres; et, dans les regards muets, se rencontrant au
milieu de ce ravissement de bon ton, il y avait la hardiesse brutale
d'amours offertes et acceptées d'un coup d'oeil.
On jugeait sans fin les perfections de ces dames. Leurs costumes
prenaient une importance presque aussi grande que leurs épaules. Quand
les Mignon et Charrier voulurent questionner M. Hupel de la Noue, ils
furent tout surpris de ne plus le voir à côté d'eux; il avait déjà
plongé derrière l'estrade.
--Je vous racontais donc, ma toute belle, dit Mme Sidonie, en reprenant
une conversation interrompue par le premier tableau, que j'avais reçu
une lettre de Londres, vous savez? pour l'affaire des trois
milliards....
La personne que j'ai chargée de faire des recherches m'écrit qu'elle
croit avoir trouvé le reçu du banquier.
L'Angleterre aurait payé.... J'en suis malade depuis ce matin.
Elle était en effet plus jaune que de coutume, dans sa robe de
magicienne semée d'étoiles. Et, comme Mme Michelin ne l'écoutait pas,
elle continua à voix plus basse, murmurant que l'Angleterre ne pouvait
avoir payé, et que décidément elle irait à Londres elle-même.
--Le costume de Narcisse était bien joli, n'est-ce pas? demanda Louise à
Mme Michelin.
Celle-ci sourit. Elle regardait le baron Gouraud, qui semblait tout
ragaillardi dans son fauteuil. Mme Sidonie, voyant où allait son regard,
se pencha, lui chuchota à l'oreille, pour que l'enfant n'entendît pas:
--Est-ce qu'il s'est exécuté?
--Oui, répondit la jeune femme, languissante, jouant à ravir son rôle
d'aimée. J'ai choisi la maison de Louveciennes et j'en ai reçu les actes
de propriété par son homme d'affaires.... Mais nous avons rompu, je ne
le vois plus.
Louise avait une finesse d'oreille particulière pour saisir ce qu'on
voulait lui cacher. Elle regarda le baron Gouraud avec sa hardiesse de
page, et dit tranquillement à Mme Michelin:
--Vous ne trouvez pas qu'il est affreux, le baron?
Puis elle ajouta en éclatant de rire:
--Dites! on aurait dû lui confier le rôle de Narcisse.
Il serait délicieux en maillot vert pomme.
La vue de Vénus, de ce coin voluptueux de l'Olympe, avait en effet,
ranimé le vieux sénateur. Il roulait des yeux charmés, se tournait à
demi pour complimenter Saccard. Dans le brouhaha qui emplissait le
salon, le groupe des hommes graves continuait à causer affaires,
politique. M. Haffner dit qu'il venait d'être nommé président d'un jury
chargé de régler des questions d'indemnités. Alors la conversation
s'engagea sur les travaux de Paris, sur le boulevard du Prince-Eugène,
dont on commençât à causer sérieusement dans le public. Saccard saisit
l'occasion, parla d'une personne qu'il connaissait, d'un propriétaire
qu'on allait sans doute exproprier. Et il regardait en face ces
messieurs. Le baron hocha doucement la tête; M. Toutin-Laroche poussa
les choses jusqu'à déclarer que rien n'était plus désagréable que d'être
exproprié; M. Michelin approuvait, louchait davantage, en regardant sa
décoration.
--Les indemnités ne sauraient jamais être trop fortes, conclut doctement
M. de Mareuil, qui voulait être agréable à Saccard.
Ils s'étaient compris. Mais les Mignon et Charrier mirent en avant leurs
propres affaires. Ils comptaient se retirer prochainement, sans doute à
Langres, disaient-ils, en gardant un pied-à-terre à Paris. Ils firent
sourire ces messieurs, lorsqu'ils racontèrent qu'après avoir achevé la
construction de leur magnifique hôtel du boulevard Malesherbes, ils
l'avaient trouvé si beau qu'ils n'avaient pu résister à l'envie de le
vendre. Leurs brillants devaient être une consolation qu'ils s'étaient
offerte.
Saccard riait de mauvaise grâce; ses anciens associés venaient de
réaliser des bénéfices énormes dans une affaire où il avait joué un rôle
de dupe. Et, comme l'entracte s'allongeait, des phrases d'éloges sur la
gorge de Vénus et sur la robe de la nymphe Écho coupaient la
conversation des hommes graves.
Au bout d'une grande demi-heure, M. Hupel de la Noue reparut. Il
marchait en plein succès, et le désordre de sa toilette croissait. En
regagnant sa place, il rencontra M. de Mussy. Il lui serra la main en
passant; puis il revint sur ses pas pour lui demander:
--Vous ne connaissez pas le mot de la marquise?
Et il le lui conta, sans attendre la réponse. Il le pénétrait de plus en
plus, il le commentait, il finissait pas le trouver exquis de naïveté.
«J'en ai un bien plus joli dessous!» C'était un cri du coeur.
Mais M. de Mussy ne fut pas de cet avis. Il jugea le mot indécent. Il
venait d'être attaché à l'ambassade d'Angleterre, où le ministre lui
avait dit qu'une tenue sévère était de rigueur. Il refusait de conduire
le cotillon, se vieillissait, ne parlait plus de son amour pour Renée,
qu'il saluait gravement quand il la rencontrait.
M. Hupel de la Noue rejoignait le groupe formé derrière le fauteuil du
baron, lorsque le piano entama une marche triomphale. De grands placages
d'accords, frappés d'aplomb sur les touches, ouvraient un chant large,
où, par instants, sonnaient des éclats métalliques. Après chaque phrase,
une voix plus haute reprenait, en accentuant le rythme. C'était brutal
et joyeux.
--Vous allez voir, murmura M. Hupel de la Noue; j'ai poussé peut-être un
peu loin la licence poétique; mais je crois que l'audace m'a réussi....
La nymphe Écho, voyant que Vénus est sans puissance sur le beau
Narcisse, le conduit chez Plutus, dieu des richesses et des métaux
précieux.... Après la tentation de la chair, la tentation de l'or.
--C'est classique, répondit le sec M. Toutin-Laroche, avec un sourire
aimable. Vous connaissez votre temps, monsieur le préfet.
Les rideaux s'ouvraient, le piano jouait plus fort. Ce fut un
éblouissement. Le rayon électrique tombait sur une splendeur flambante,
dans laquelle les spectateurs ne virent d'abord qu'un brasier, où des
lingots d'or et des pierres précieuses semblaient se fondre. Une
nouvelle grotte se creusait; mais celle-là n'était pas le frais réduit
de Vénus, baigné par le flot mourant sur un sable fin semé de perles;
elle devait se trouver au centre de la terre, dans une couche ardente et
profonde, fissure de l'enfer antique, crevasse d'une mine de métaux en
fusion habitée par Plutus. La soie imitant le roc montrait de larges
filons métalliques, des coulées qui étaient comme les veines du vieux
monde, charriant les richesses incalculables et la vie éternelle du sol.
A terre, par un anachronisme hardi de M. Hupel de la Noue, il y avait un
écroulement de pièces de vingt francs; des louis étalés, des louis
entassés, un pullulement de louis qui montaient.
Au sommet de ce tas d'or, Mme de Guende, en Plutus, était assise, Plutus
femme, Plutus montrant sa gorge, dans les grandes lames de sa robe,
prises à tous les métaux. Autour du dieu se groupaient, debout, à demi
couchées, unies en grappes, ou fleurissant à l'écart, les efflorescences
féeriques de cette grotte, où les califes des Mille et une Nuits avaient
vidé leur trésor:
Mme Haffner en Or, avec une jupe roide et resplendissante d'évêque; Mme
d'Espanet en Argent, luisante comme un clair de lune; Mme de Lauwerens,
d'un bleu ardent, en Saphir, ayant à son côté la petite Mme Daste, une
Turquoise souriante, qui bleuissait tendrement; puis s'égrenaient
l'Émeraude, Mme de Meinhold, et la Topaze, Mme Teissière; et, plus bas,
la comtesse Vanska donnait son ardeur sombre au Corail, allongée, les
bras levés, chargés de pendeloques rouges, pareille à un polype
monstrueux et adorable, qui montrait des chairs de femme dans des nacres
roses et entrebâillées de coquillages. Ces dames avaient des colliers,
des bracelets, des parures complètes, faites chacune de la pierre
précieuse que le personnage représentait. On remarqua beaucoup les
bijoux originaux de Mmes d'Espanet et Haffner, composés uniquement de
petites pièces d'or et de petites pièces d'argent neuves. Puis, au
premier plan, le drame restait le même: la nymphe Écho tentait le beau
Narcisse, qui refusait encore du geste. Et les yeux des spectateurs
s'accoutumaient avec ravissement à ce trou béant ouvert sur les
entrailles enflammées du globe, à ce tas d'or sur lequel se vautrait la
richesse d'un monde.
Ce second tableau eut encore plus de succès que le premier. L'idée en
parut particulièrement ingénieuse. La hardiesse des pièces de vingt
francs, ce ruissellement de coffre-fort moderne tombé dans un coin de la
mythologie grecque, enchanta l'imagination des dames et des financiers
qui étaient là. Les mots: «Que de pièces! que d'argent!» couraient, avec
des sourires, de longs frémissements d'aise; et sûrement chacune de ces
dames, chacun de ces messieurs faisait le rêve d'avoir tout ça à lui,
dans une cave.
--L'Angleterre a payé, ce sont vos milliards, murmura malicieusement
Louise à l'oreille de Mme Sidonie.
Et Mme Michelin, la bouche un peu ouverte par un désir ravi, écartait
son voile d'aimée, caressait l'or d'un regard luisant, tandis que le
groupe des hommes graves se pâmait. M. Toutin-Laroche, tout épanoui,
murmura quelques mots à l'oreille du baron, dont la face se marbrait de
taches jaunes. Mais les Mignon et Charrier, moins discrets, dirent avec
une naïveté brutale:
--Sacrebleu! il y aurait là de quoi démolir Paris et le rebâtir.
Le mot parut profond à Saccard, qui commençait à croire que les Mignon
et Charrier se moquaient du monde en faisant les imbéciles. Quand les
rideaux se refermèrent, et que le piano termina la marche triomphale par
un grand bruit de notes jetées les unes sur les autres, comme de
dernières pelletées d'écus, les applaudissements éclatèrent, plus vifs,
plus prolongés.
Cependant, au milieu du tableau, le ministre, accompagné de son
secrétaire, M. de Saffré, avait paru à la porte du salon. Saccard, qui
guettait impatiemment son frère, voulut se précipiter à sa rencontre.
Mais celui-ci, d'un geste, le pria de ne pas bouger. Et il vint
doucement jusqu'au groupe des hommes graves. Quand les rideaux se furent
refermés et qu'on l'eut aperçu, un long chuchotement courut le salon,
les têtes se retournèrent: le ministre balançait le succès des Amours du
beau Narcisse et de la nymphe Écho.
--Vous êtes un poète, monsieur le préfet, dit-il en souriant à M. Hupel
de la Noue. Vous avez publié autrefois un volume de vers, Les Volubilis,
je crois?... Je vois que les soucis de l'administration n'ont pas tari
votre imagination.
Le préfet sentit, dans ce compliment, la pointe d'une épigramme. La
présence brusque de son chef le décontenança d'autant plus qu'en
s'examinant d'un coup d'oeil pour voir si sa tenue était correcte, il
aperçut, sur la manche de son habit, la petite main blanche, qu'il n'osa
pas essuyer. Il s'inclina, balbutia.
--Vraiment, continua le ministre, en s'adressant à M. Toutin-Laroche, au
baron Gouraud, aux personnages qui se trouvaient là, tout cet or était
un merveilleux spectacle.... Nous ferions de grandes choses, si M. Hupel
de la Noue battait monnaie pour nous.
C'était, en langue ministérielle, le même mot que celui des Mignon et
Charrier. Alors M. Toutin-Laroche et les autres firent leur cour,
jouèrent sur la dernière phrase du ministre: l'Empire avait déjà fait
des merveilles; ce n'était pas l'or qui manquait, grâce à la haute
expérience du pouvoir; jamais la France n'avait eu une situation aussi
belle devant l'Europe; et ces messieurs finirent par devenir si plats
que le ministre changea lui-même la conversation.
Il les écoutait, la tête haute, les coins de la bouche un peu relevés,
ce qui donnait à sa grosse face blanche, soigneusement rasée, un air de
doute et de dédain souriant.
Saccard, qui voulait amener l'annonce du mariage de Maxime et de Louise,
manoeuvrait pour trouver une transition habile. Il affectait une grande
familiarité, et son frère faisait le bonhomme, consentait à lui rendre
le service de paraître l'aimer beaucoup. Il était réellement supérieur,
avec son regard clair, son visible mépris des coquineries mesquines, ses
larges épaules qui, d'un haussement, auraient culbuté tout ce monde-là.
Quand il fut enfin question du mariage, il se montra charmant, il laissa
entendre qu'il tenait prêt son cadeau de noces; il voulait parler de la
nomination de Maxime comme auditeur au Conseil d'État. Il alla jusqu'à
répéter deux fois à son frère, d'un ton tout à fait bon garçon:
--Dis bien à ton fils que je veux être son témoin.
M. de Mareuil rougissait d'aise. On complimenta Saccard. M.
Toutin-Laroche s'offrit comme second témoin.
Puis, brusquement, on arriva à parler du divorce. Un membre de
l'opposition venait d'avoir «le triste courage», disait M. Haffner, de
défendre cette honte sociale.
Et tous se récrièrent. Leur pudeur trouva des mots profonds. M. Michelin
souriait délicatement au ministre, pendant que les Mignon et Charrier
remarquaient avec étonnement que le collet de son habit était usé.
Pendant ce temps, M. Hupel de la Noue restait embarrassé, s'appuyant au
fauteuil du baron Gouraud, qui s'était contenté d'échanger avec le
ministre une poignée de main silencieuse. Le poète n'osait quitter la
place. Un sentiment indéfinissable, la crainte de paraître ridicule, la
peur de perdre les bonnes grâces de son chef le retenaient, malgré
l'envie furieuse qu'il avait d'aller placer ces dames sur l'estrade,
pour le dernier tableau. Il attendait qu'un mot heureux lui vînt et le
fît rentrer en faveur.
Mais il ne trouvait rien. Il se sentait de plus en plus gêné, lorsqu'il
aperçut M. de Saffré; il lui prit le bras, s'accrocha à lui comme à une
planche de salut. Le jeune homme entrait, c'était une victime toute
fraîche.
--Vous ne connaissez pas le mot de la marquise? lui demanda le préfet.
Mais il était si troublé, qu'il ne savait plus présenter la chose d'une
vives des bijoux. Les femmes étaient seules travesties. Il faisait déjà
chaud. Les trois lustres allumaient le ruissellement d'or du salon.
On vit enfin M. Hupel de la Noue sortir par une ouverture ménagée à
gauche de l'estrade. Depuis huit heures du soir, il aidait ces dames.
Son habit avait, sur la manche gauche, trois doigts marqués en blanc,
une petite main de femme qui s'était posée là, après s'être oubliée dans
une boîte de poudre de riz. Mais le préfet songeait bien aux misères de
sa toilette! il avait les yeux énormes, la face bouffie et un peu pâle.
Il parut ne voir personne. Et, s'avançant vers Saccard, qu'il reconnut
au milieu d'un groupe d'hommes graves, il lui dit à demi-voix:
--Sacrebleu! votre femme a perdu sa ceinture de feuillage.... Nous voilà
propres!
Il jurait, il aurait battu les gens. Puis, sans attendre de réponse,
sans rien regarder, il tourna le dos, replongea sous les draperies,
disparut. Les dames sourirent de la singulière apparition de ce
monsieur.
Le groupe au milieu duquel se trouvait Saccard s'était formé derrière
les derniers fauteuils. On avait même tiré un fauteuil hors du rang,
pour le baron Gouraud, dont les jambes enflaient depuis quelque temps.
Il y avait là M. Toutin-Laroche, que l'empereur venait d'appeler au
Sénat; M. de Mareuil, dont la Chambre avait bien voulu valider la
deuxième élection; M. Michelin, décoré de la veille; et, un peu en
arrière, les Mignon et Charrier, dont l'un avait un gros diamant à sa
cravate, tandis que l'autre en montrait un plus gros encore à son doigt.
Ces messieurs causaient. Saccard les quitta un instant pour aller
échanger une parole à voix basse avec sa soeur, qui venait d'entrer et
de s'asseoir entre Louise de Mareuil et Mme Michelin. Mme Sidonie était
en magicienne; Louise portait crânement un costume de page, qui lui
donnait tout à fait l'air d'un gamin; la petite Michelin, en aimée,
souriait amoureusement, dans ses voiles brodés de fils d'or.
--Sais-tu quelque chose? demanda doucement Saccard à sa soeur.
--Non, rien encore, répondit-elle. Mais le galant doit être ici.... Je
les pincerai ce soir, sois tranquille.
--Préviens-moi tout de suite, n'est-ce pas?
Et Saccard, se tournant à droite et à gauche, complimenta Louise et Mme
Michelin. Il compara l'une à une houri de Mahomet, l'autre à un mignon
d'Henri III.
Son accent provençal semblait faire chanter de ravissement toute sa
personne grêle et stridente. Quand il revint au groupe des hommes
graves, M. de Mareuil le prit à l'écart et lui parla du mariage de leurs
enfants. Rien n'était changé, c'était toujours le dimanche suivant qu'on
devait signer le contrat.
--Parfaitement, dit Saccard. Je compte même annoncer ce soir le mariage
à nos amis, si vous n'y voyez aucun inconvénient.... J'attends pour cela
mon frère le ministre, qui m'a promis de venir.
Le nouveau député fut ravi. Cependant M. Toutin-Laroche élevait la
voix, comme en proie à une vive indignation.
--Oui, messieurs, disait-il à M. Michelin et aux deux entrepreneurs qui
se rapprochaient, j'avais eu la bonhomie de laisser mêler mon nom à une
telle affaire.
Et, comme Saccard et Mareuil les rejoignaient:
--Je racontais à ces messieurs la déplorable aventure de la Société
générale des ports du Maroc, vous savez, Saccard?
Celui-ci ne broncha pas. La société en question venait de crouler avec
un effroyable scandale. Des actionnaires trop curieux avaient voulu
savoir où en était l'établissement des fameuses stations commerciales
sur le littoral de la Méditerranée, et une enquête judiciaire avait
démontré que les ports du Maroc n'existaient que sur les plans des
ingénieurs, de fort beaux plans, pendus aux murs des bureaux de la
société. Depuis ce moment, M. Toutin-Laroche criait plus fort que les
actionnaires, s'indignant, voulant qu'on lui rendît son nom pur de toute
tache. Et il fit tant de bruit que le gouvernement, pour calmer et
réhabiliter devant l'opinion cet homme utile, se décida à l'envoyer au
Sénat. Ce fut ainsi qu'il pêcha le siège tant ambitionné, dans une
affaire qui avait failli le conduire en police correctionnelle.
--Vous êtes bien bon de vous occuper de cela, dit Saccard. Vous pouvez
montrer votre grande oeuvre, le Crédit viticole, cette maison qui est
sortie victorieuse de toutes les crises.
--Oui, murmura Mareuil, cela répond à tout.
Le Crédit viticole, en effet, venait de sortir de gros embarras,
soigneusement cachés. Un ministre très tendre pour cette institution
financière, qui tenait la Ville de Paris à la gorge, avait inventé un
coup de hausse dont M. Toutin-Laroche s'était merveilleusement servi.
Rien ne le chatouillait davantage que les éloges donnés à la prospérité
du Crédit viticole. Il les provoquait d'ordinaire. Il remercia M. de
Mareuil d'un regard, et, se penchant vers le baron Gouraud, sur le
fauteuil duquel il s'appuyait familièrement, il lui demanda:
--Vous êtes bien? Vous n'avez pas trop chaud?
Le baron eut un léger grognement.
--Il baisse, il baisse tous les jours, ajouta M. Toutin-Laroche à
demi-voix, en se tournant vers ces messieurs.
M. Michelin souriait, fermait de temps à autre les paupières, d'un
mouvement doux, pour voir son ruban rouge. Les Mignon et Charrier,
plantés carrément sur leurs grands pieds, semblaient beaucoup plus à
l'aise dans leur habit depuis qu'ils portaient des brillants.
Cependant il était près de minuit, l'assemblée s'impatientait; elle ne
se permettait pas de murmurer, mais les éventails battaient plus
nerveusement, et le bruit des conversations grandissait.
Enfin, M. Hupel de la Noue reparut. Il avait passé une épaule par
l'étroite ouverture, lorsqu'il aperçut Mme d'Espanet qui montait enfin
sur l'estrade; ces dames, déjà en place pour le premier tableau,
n'attendaient plus qu'elle. Le préfet se tourna, montrant son dos aux
spectateurs, et l'on put le voir causant avec la marquise, que les
rideaux cachaient. Il étouffa sa voix, disant, avec des saluts lancés du
bout des doigts:
--Mes compliments, marquise. Votre costume est délicieux.
--J'en ai un bien plus joli dessous! répliqua cavalièrement la jeune
femme, qui lui éclata de rire au nez, tant elle le trouvait drôle,
enfoui de la sorte dans les draperies.
L'audace de cette plaisanterie étonna un instant le galant M. Hupel de
la Noue; mais il se remit, et, goûtant de plus en plus le mot, à mesure
qu'il l'approfondissait:
--Ah! charmant! charmant! murmura-t-il d'un air ravi.
Il laissa retomber le coin du rideau, il vint se joindre au groupe des
hommes graves, voulant jouir de son oeuvre. Ce n'était plus l'homme
effaré courant après la ceinture de feuillage de la nymphe Écho. Il
était radieux, soufflant, s'essuyant le front. Il avait toujours la
petite main blanche sur la manche de son habit; et, de plus, le gant de
sa main droite était taché de rouge au bout du pouce; sans doute il
avait trempé ce doigt dans le pot de fard d'une de ces dames. Il
souriait, il s'éventait, il balbutiait:
--Elle est adorable, ravissante, stupéfiante.
--Qui donc? demanda Saccard.
--La marquise. Imaginez-vous qu'elle vient de me dire....
Et il raconta le mot. On le trouva tout à fait réussi.
Ces messieurs se le répétèrent. Le digne M. Haffner, qui s'était
approché, ne put lui-même s'empêcher d'applaudir. Cependant, un piano,
que peu de personnes avaient vu, se mit à jouer une valse. Il se fit
alors un grand silence. La valse avait des enroulements capricieux,
interminables; et toujours une phrase très douce montait le clavier, se
perdait dans un trille de rossignol; puis des voix sourdes reprenaient,
plus lentement. C'était très voluptueux. Les dames, la tête un peu
inclinée, souriaient. Le piano avait, au contraire, fait tomber
brusquement la gaieté de M. Hupel de la Noue. Il regardait les rideaux
de velours rouge d'un air anxieux, il se disait qu'il aurait dû placer
lui-même Mme d'Espanet comme il avait placé les autres.
Les rideaux s'ouvrirent doucement, le piano reprit en sourdine la valse
sensuelle. Un murmure courut dans le salon. Les dames se penchaient, les
hommes allongeaient la tête, tandis que l'admiration se traduisait çà et
là par une parole dite trop haut, un soupir inconscient, un rire
étouffé. Cela dura cinq grandes minutes, sous le flamboiement des trois
lustres.
M. Hupel de la Noue, rassuré, souriait béatement à son poème. Il ne put
résister à la tentation de répéter aux personnes qui l'entouraient ce
qu'il disait depuis un mois:
--J'avais songé à faire ça en vers.... Mais, n'est-ce pas? c'est plus
noble de lignes.
Puis, pendant que la valse allait et venait dans un bercement sans fin,
il donna des explications. Les Mignon et Charrier s'étaient approchés et
l'écoutaient attentivement.
--Vous connaissez le sujet, n'est-ce pas? Le beau Narcisse, fils du
fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, méprise l'amour de la nymphe
Écho... Écho était de la suite de Junon, qu'elle amusait par ses
discours pendant que Jupiter courait le monde... Écho, fille de l'Air et
de la Terre, comme vous savez....
Et il se pâmait devant la poésie de la Fable. Puis, d'un ton plus
intime:
--J'ai cru pouvoir donner carrière à mon imagination.... La nymphe Écho
conduit le beau Narcisse chez Vénus, dans une grotte marine, pour que la
déesse l'enflamme de ses feux. Mais la déesse reste impuissante.
Le jeune homme témoigne par son attitude qu'il n'est pas touché.
L'explication n'était pas inutile, car peu de spectateurs, dans le
salon, comprenaient le sens exact des groupes. Quand le préfet eut nommé
ses personnages à demi-voix, on admira davantage. Les Mignon et Charrier
continuaient à ouvrir des yeux énormes. Ils n'avaient pas compris.
Sur l'estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte se
creusait. Le décor était fait d'une soie tendue à grands plis cassés,
imitant des anfractuosités de rocher, et sur laquelle étaient peints des
coquillages, des poissons, de grandes herbes marines. Le plancher,
accidenté, montant en forme de tertre, se trouvait recouvert de la même
soie, où le décorateur avait représenté un sable fin constellé de perles
et de paillettes d'argent. C'était un réduit de déesse. Là, sur le
sommet du tertre, Mme de Lauwerens, en Vénus, se tenait debout; un peu
forte, portant son maillot rose avec la dignité d'une duchesse de
l'Olympe, elle avait compris son personnage en souveraine de l'Amour,
avec de grands yeux sévères et dévorants. Derrière elle, ne montrant que
sa tête malicieuse, ses ailes et son carquois, la petite Mme Daste
donnait son sourire au personnage aimable de Cupidon.
Puis, d'un côté du tertre, les trois Grâces, Mmes de Guende, Teissière,
de Meinhold, tout en mousseline, se souriaient, s'enlaçaient, comme dans
le groupe de Pradier; tandis que, de l'autre côté, la marquise d'Espanet
et Mme Haffner, enveloppées du même flot de dentelles, les bras à la
taille, les cheveux mêlés, mettaient un coin risqué dans le tableau, un
souvenir de Lesbos, que M. Hupel de la Noue expliquait à voix plus
basse, pour les hommes seulement, en disant qu'il avait voulu montrer
par là la puissance de Vénus. En bas du tertre, la comtesse Vanska
faisait la Volupté; elle s'allongeait, tordue par un dernier spasme, les
yeux entrouverts et mourants, comme lasse; très brune, elle avait dénoué
sa chevelure noire, et sa tunique striée de flammes fauves montrait des
bouts de sa peau ardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du
voile de Vénus au rouge sombre de la tunique de la Volupté, était douce,
d'un rose général, d'un ton de chair. Et sous le rayon électrique,
ingénieusement dirigé sur la scène par une des fenêtres du jardin, la
gaze, les dentelles, toutes ces étoffes légères et transparentes se
fondaient si bien avec les épaules et les maillots, que ces blancheurs
rosées vivaient, et qu'on ne savait plus si ces dames n'avaient pas
poussé la vérité plastique jusqu'à se mettre toutes nues. Ce n'était là
que l'apothéose!; le drame se passait au premier plan. A gauche, Renée,
la nymphe Écho, tendait les bras vers la grande déesse, la tête à demi
tournée du côté de Narcisse, suppliante, comme pour l'inviter à regarder
Vénus, dont la vue seule allume de terribles feux; mais Narcisse, à
droite, faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de sa main et
restait d'une froideur de glace. Les costumes de ces deux personnages
avaient surtout coûté une peine infinie à l'imagination de M. Hupel de
la Noue. Narcisse, en demi-dieu rôdeur de forêts, portait un costume de
chasseur idéal: maillot verdâtre, courte veste collante, rameau de chêne
dans les cheveux. La robe de la nymphe Écho était, à elle seule, toute
une allégorie; elle tenait des grands arbres et des grands monts, des
lieux retentissants où les voix de la Terre et de l'Air se répondent;
elle était rocher par le satin blanc de la jupe, taillis par les
feuillages de la ceinture, ciel pur par la nuée de gaze bleue du
corsage. Et les groupes gardaient une immobilité de statue, la note
charnelle de l'Olympe chantait dans l'éblouissement du large rayon,
pendant que le piano continuait sa plainte d'amour aiguë, coupée de
profonds soupirs.
On trouva généralement que Maxime était admirablement fait. Dans son
geste de refus, il développait sa hanche gauche, qu'on remarqua
beaucoup. Mais tous les éloges furent pour l'expression de visage de
Renée.
Selon le mot de M. Hupel de la Noue, elle était «la douleur du désir
inassouvi». Elle avait un sourire aigu qui cherchait à se faire humble,
elle quêtait sa proie avec des supplications de louve affamée qui ne
cache ses dents qu'à demi. Le premier tableau marcha bien, sauf cette
folle d'Adeline qui bougeait et qui retenait à grand-peine une
irrésistible envie de rire. Puis, les rideaux se refermèrent, le piano
se tut.
Alors, on applaudit discrètement, et les conversations reprirent. Un
grand souffle d'amour, de désir contenu, était venu des nudités de
l'estrade, courait le salon, où les femmes s'alanguissaient davantage
sur leurs sièges, tandis que les hommes, à l'oreille, se parlaient bas,
avec des sourires. C'était un chuchotement d'alcôve, un demi silence de
bonne compagnie, un souhait de volupté à peine formulé par un
frémissement de lèvres; et, dans les regards muets, se rencontrant au
milieu de ce ravissement de bon ton, il y avait la hardiesse brutale
d'amours offertes et acceptées d'un coup d'oeil.
On jugeait sans fin les perfections de ces dames. Leurs costumes
prenaient une importance presque aussi grande que leurs épaules. Quand
les Mignon et Charrier voulurent questionner M. Hupel de la Noue, ils
furent tout surpris de ne plus le voir à côté d'eux; il avait déjà
plongé derrière l'estrade.
--Je vous racontais donc, ma toute belle, dit Mme Sidonie, en reprenant
une conversation interrompue par le premier tableau, que j'avais reçu
une lettre de Londres, vous savez? pour l'affaire des trois
milliards....
La personne que j'ai chargée de faire des recherches m'écrit qu'elle
croit avoir trouvé le reçu du banquier.
L'Angleterre aurait payé.... J'en suis malade depuis ce matin.
Elle était en effet plus jaune que de coutume, dans sa robe de
magicienne semée d'étoiles. Et, comme Mme Michelin ne l'écoutait pas,
elle continua à voix plus basse, murmurant que l'Angleterre ne pouvait
avoir payé, et que décidément elle irait à Londres elle-même.
--Le costume de Narcisse était bien joli, n'est-ce pas? demanda Louise à
Mme Michelin.
Celle-ci sourit. Elle regardait le baron Gouraud, qui semblait tout
ragaillardi dans son fauteuil. Mme Sidonie, voyant où allait son regard,
se pencha, lui chuchota à l'oreille, pour que l'enfant n'entendît pas:
--Est-ce qu'il s'est exécuté?
--Oui, répondit la jeune femme, languissante, jouant à ravir son rôle
d'aimée. J'ai choisi la maison de Louveciennes et j'en ai reçu les actes
de propriété par son homme d'affaires.... Mais nous avons rompu, je ne
le vois plus.
Louise avait une finesse d'oreille particulière pour saisir ce qu'on
voulait lui cacher. Elle regarda le baron Gouraud avec sa hardiesse de
page, et dit tranquillement à Mme Michelin:
--Vous ne trouvez pas qu'il est affreux, le baron?
Puis elle ajouta en éclatant de rire:
--Dites! on aurait dû lui confier le rôle de Narcisse.
Il serait délicieux en maillot vert pomme.
La vue de Vénus, de ce coin voluptueux de l'Olympe, avait en effet,
ranimé le vieux sénateur. Il roulait des yeux charmés, se tournait à
demi pour complimenter Saccard. Dans le brouhaha qui emplissait le
salon, le groupe des hommes graves continuait à causer affaires,
politique. M. Haffner dit qu'il venait d'être nommé président d'un jury
chargé de régler des questions d'indemnités. Alors la conversation
s'engagea sur les travaux de Paris, sur le boulevard du Prince-Eugène,
dont on commençât à causer sérieusement dans le public. Saccard saisit
l'occasion, parla d'une personne qu'il connaissait, d'un propriétaire
qu'on allait sans doute exproprier. Et il regardait en face ces
messieurs. Le baron hocha doucement la tête; M. Toutin-Laroche poussa
les choses jusqu'à déclarer que rien n'était plus désagréable que d'être
exproprié; M. Michelin approuvait, louchait davantage, en regardant sa
décoration.
--Les indemnités ne sauraient jamais être trop fortes, conclut doctement
M. de Mareuil, qui voulait être agréable à Saccard.
Ils s'étaient compris. Mais les Mignon et Charrier mirent en avant leurs
propres affaires. Ils comptaient se retirer prochainement, sans doute à
Langres, disaient-ils, en gardant un pied-à-terre à Paris. Ils firent
sourire ces messieurs, lorsqu'ils racontèrent qu'après avoir achevé la
construction de leur magnifique hôtel du boulevard Malesherbes, ils
l'avaient trouvé si beau qu'ils n'avaient pu résister à l'envie de le
vendre. Leurs brillants devaient être une consolation qu'ils s'étaient
offerte.
Saccard riait de mauvaise grâce; ses anciens associés venaient de
réaliser des bénéfices énormes dans une affaire où il avait joué un rôle
de dupe. Et, comme l'entracte s'allongeait, des phrases d'éloges sur la
gorge de Vénus et sur la robe de la nymphe Écho coupaient la
conversation des hommes graves.
Au bout d'une grande demi-heure, M. Hupel de la Noue reparut. Il
marchait en plein succès, et le désordre de sa toilette croissait. En
regagnant sa place, il rencontra M. de Mussy. Il lui serra la main en
passant; puis il revint sur ses pas pour lui demander:
--Vous ne connaissez pas le mot de la marquise?
Et il le lui conta, sans attendre la réponse. Il le pénétrait de plus en
plus, il le commentait, il finissait pas le trouver exquis de naïveté.
«J'en ai un bien plus joli dessous!» C'était un cri du coeur.
Mais M. de Mussy ne fut pas de cet avis. Il jugea le mot indécent. Il
venait d'être attaché à l'ambassade d'Angleterre, où le ministre lui
avait dit qu'une tenue sévère était de rigueur. Il refusait de conduire
le cotillon, se vieillissait, ne parlait plus de son amour pour Renée,
qu'il saluait gravement quand il la rencontrait.
M. Hupel de la Noue rejoignait le groupe formé derrière le fauteuil du
baron, lorsque le piano entama une marche triomphale. De grands placages
d'accords, frappés d'aplomb sur les touches, ouvraient un chant large,
où, par instants, sonnaient des éclats métalliques. Après chaque phrase,
une voix plus haute reprenait, en accentuant le rythme. C'était brutal
et joyeux.
--Vous allez voir, murmura M. Hupel de la Noue; j'ai poussé peut-être un
peu loin la licence poétique; mais je crois que l'audace m'a réussi....
La nymphe Écho, voyant que Vénus est sans puissance sur le beau
Narcisse, le conduit chez Plutus, dieu des richesses et des métaux
précieux.... Après la tentation de la chair, la tentation de l'or.
--C'est classique, répondit le sec M. Toutin-Laroche, avec un sourire
aimable. Vous connaissez votre temps, monsieur le préfet.
Les rideaux s'ouvraient, le piano jouait plus fort. Ce fut un
éblouissement. Le rayon électrique tombait sur une splendeur flambante,
dans laquelle les spectateurs ne virent d'abord qu'un brasier, où des
lingots d'or et des pierres précieuses semblaient se fondre. Une
nouvelle grotte se creusait; mais celle-là n'était pas le frais réduit
de Vénus, baigné par le flot mourant sur un sable fin semé de perles;
elle devait se trouver au centre de la terre, dans une couche ardente et
profonde, fissure de l'enfer antique, crevasse d'une mine de métaux en
fusion habitée par Plutus. La soie imitant le roc montrait de larges
filons métalliques, des coulées qui étaient comme les veines du vieux
monde, charriant les richesses incalculables et la vie éternelle du sol.
A terre, par un anachronisme hardi de M. Hupel de la Noue, il y avait un
écroulement de pièces de vingt francs; des louis étalés, des louis
entassés, un pullulement de louis qui montaient.
Au sommet de ce tas d'or, Mme de Guende, en Plutus, était assise, Plutus
femme, Plutus montrant sa gorge, dans les grandes lames de sa robe,
prises à tous les métaux. Autour du dieu se groupaient, debout, à demi
couchées, unies en grappes, ou fleurissant à l'écart, les efflorescences
féeriques de cette grotte, où les califes des Mille et une Nuits avaient
vidé leur trésor:
Mme Haffner en Or, avec une jupe roide et resplendissante d'évêque; Mme
d'Espanet en Argent, luisante comme un clair de lune; Mme de Lauwerens,
d'un bleu ardent, en Saphir, ayant à son côté la petite Mme Daste, une
Turquoise souriante, qui bleuissait tendrement; puis s'égrenaient
l'Émeraude, Mme de Meinhold, et la Topaze, Mme Teissière; et, plus bas,
la comtesse Vanska donnait son ardeur sombre au Corail, allongée, les
bras levés, chargés de pendeloques rouges, pareille à un polype
monstrueux et adorable, qui montrait des chairs de femme dans des nacres
roses et entrebâillées de coquillages. Ces dames avaient des colliers,
des bracelets, des parures complètes, faites chacune de la pierre
précieuse que le personnage représentait. On remarqua beaucoup les
bijoux originaux de Mmes d'Espanet et Haffner, composés uniquement de
petites pièces d'or et de petites pièces d'argent neuves. Puis, au
premier plan, le drame restait le même: la nymphe Écho tentait le beau
Narcisse, qui refusait encore du geste. Et les yeux des spectateurs
s'accoutumaient avec ravissement à ce trou béant ouvert sur les
entrailles enflammées du globe, à ce tas d'or sur lequel se vautrait la
richesse d'un monde.
Ce second tableau eut encore plus de succès que le premier. L'idée en
parut particulièrement ingénieuse. La hardiesse des pièces de vingt
francs, ce ruissellement de coffre-fort moderne tombé dans un coin de la
mythologie grecque, enchanta l'imagination des dames et des financiers
qui étaient là. Les mots: «Que de pièces! que d'argent!» couraient, avec
des sourires, de longs frémissements d'aise; et sûrement chacune de ces
dames, chacun de ces messieurs faisait le rêve d'avoir tout ça à lui,
dans une cave.
--L'Angleterre a payé, ce sont vos milliards, murmura malicieusement
Louise à l'oreille de Mme Sidonie.
Et Mme Michelin, la bouche un peu ouverte par un désir ravi, écartait
son voile d'aimée, caressait l'or d'un regard luisant, tandis que le
groupe des hommes graves se pâmait. M. Toutin-Laroche, tout épanoui,
murmura quelques mots à l'oreille du baron, dont la face se marbrait de
taches jaunes. Mais les Mignon et Charrier, moins discrets, dirent avec
une naïveté brutale:
--Sacrebleu! il y aurait là de quoi démolir Paris et le rebâtir.
Le mot parut profond à Saccard, qui commençait à croire que les Mignon
et Charrier se moquaient du monde en faisant les imbéciles. Quand les
rideaux se refermèrent, et que le piano termina la marche triomphale par
un grand bruit de notes jetées les unes sur les autres, comme de
dernières pelletées d'écus, les applaudissements éclatèrent, plus vifs,
plus prolongés.
Cependant, au milieu du tableau, le ministre, accompagné de son
secrétaire, M. de Saffré, avait paru à la porte du salon. Saccard, qui
guettait impatiemment son frère, voulut se précipiter à sa rencontre.
Mais celui-ci, d'un geste, le pria de ne pas bouger. Et il vint
doucement jusqu'au groupe des hommes graves. Quand les rideaux se furent
refermés et qu'on l'eut aperçu, un long chuchotement courut le salon,
les têtes se retournèrent: le ministre balançait le succès des Amours du
beau Narcisse et de la nymphe Écho.
--Vous êtes un poète, monsieur le préfet, dit-il en souriant à M. Hupel
de la Noue. Vous avez publié autrefois un volume de vers, Les Volubilis,
je crois?... Je vois que les soucis de l'administration n'ont pas tari
votre imagination.
Le préfet sentit, dans ce compliment, la pointe d'une épigramme. La
présence brusque de son chef le décontenança d'autant plus qu'en
s'examinant d'un coup d'oeil pour voir si sa tenue était correcte, il
aperçut, sur la manche de son habit, la petite main blanche, qu'il n'osa
pas essuyer. Il s'inclina, balbutia.
--Vraiment, continua le ministre, en s'adressant à M. Toutin-Laroche, au
baron Gouraud, aux personnages qui se trouvaient là, tout cet or était
un merveilleux spectacle.... Nous ferions de grandes choses, si M. Hupel
de la Noue battait monnaie pour nous.
C'était, en langue ministérielle, le même mot que celui des Mignon et
Charrier. Alors M. Toutin-Laroche et les autres firent leur cour,
jouèrent sur la dernière phrase du ministre: l'Empire avait déjà fait
des merveilles; ce n'était pas l'or qui manquait, grâce à la haute
expérience du pouvoir; jamais la France n'avait eu une situation aussi
belle devant l'Europe; et ces messieurs finirent par devenir si plats
que le ministre changea lui-même la conversation.
Il les écoutait, la tête haute, les coins de la bouche un peu relevés,
ce qui donnait à sa grosse face blanche, soigneusement rasée, un air de
doute et de dédain souriant.
Saccard, qui voulait amener l'annonce du mariage de Maxime et de Louise,
manoeuvrait pour trouver une transition habile. Il affectait une grande
familiarité, et son frère faisait le bonhomme, consentait à lui rendre
le service de paraître l'aimer beaucoup. Il était réellement supérieur,
avec son regard clair, son visible mépris des coquineries mesquines, ses
larges épaules qui, d'un haussement, auraient culbuté tout ce monde-là.
Quand il fut enfin question du mariage, il se montra charmant, il laissa
entendre qu'il tenait prêt son cadeau de noces; il voulait parler de la
nomination de Maxime comme auditeur au Conseil d'État. Il alla jusqu'à
répéter deux fois à son frère, d'un ton tout à fait bon garçon:
--Dis bien à ton fils que je veux être son témoin.
M. de Mareuil rougissait d'aise. On complimenta Saccard. M.
Toutin-Laroche s'offrit comme second témoin.
Puis, brusquement, on arriva à parler du divorce. Un membre de
l'opposition venait d'avoir «le triste courage», disait M. Haffner, de
défendre cette honte sociale.
Et tous se récrièrent. Leur pudeur trouva des mots profonds. M. Michelin
souriait délicatement au ministre, pendant que les Mignon et Charrier
remarquaient avec étonnement que le collet de son habit était usé.
Pendant ce temps, M. Hupel de la Noue restait embarrassé, s'appuyant au
fauteuil du baron Gouraud, qui s'était contenté d'échanger avec le
ministre une poignée de main silencieuse. Le poète n'osait quitter la
place. Un sentiment indéfinissable, la crainte de paraître ridicule, la
peur de perdre les bonnes grâces de son chef le retenaient, malgré
l'envie furieuse qu'il avait d'aller placer ces dames sur l'estrade,
pour le dernier tableau. Il attendait qu'un mot heureux lui vînt et le
fît rentrer en faveur.
Mais il ne trouvait rien. Il se sentait de plus en plus gêné, lorsqu'il
aperçut M. de Saffré; il lui prit le bras, s'accrocha à lui comme à une
planche de salut. Le jeune homme entrait, c'était une victime toute
fraîche.
--Vous ne connaissez pas le mot de la marquise? lui demanda le préfet.
Mais il était si troublé, qu'il ne savait plus présenter la chose d'une
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