Du côté de chez Swann - 30

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  la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il
  assistait à sa genèse. «O audace aussi géniale peut-être, se
  disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un
  Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force
  inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible,
  l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais.» Le
  beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au
  commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin
  d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait
  éliminée; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité,
  ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des
  réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau
  abandonné de sa compagne; le violon l’entendit, lui répondit comme
  d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il
  n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde
  fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où
  ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un
  oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une
  fée, invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement
  la plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se
  précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le
  violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà
  il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait
  comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann
  savait qu’elle allait parler encore une fois. Et il s’était si bien
  dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver
  en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une
  triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls,
  mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons
  comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut,
  mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant
  seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne
  perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était
  encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel,
  dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et avant de
  s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait: aux
  deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta
  d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter.
  Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi
  les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu
  compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si
  près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La
  parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne
  savait pas si Vinteuil vivait encore) s’exhalant au-dessus des rites
  de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois
  cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi
  évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie
  surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite
  flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa
  place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de
  Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui
  confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put
  s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond
  qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée
  par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à
  Swann: «C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort...» Mais
  un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première
  assertion, elle ajouta cette réserve: «rien d’aussi fort... depuis les
  tables tournantes!»
  A partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette
  avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur
  ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore
  été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention,
  il notait ces signes apparents et menteurs d’un léger retour vers lui,
  avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée
  de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie
  incurable, relatent comme des faits précieux «hier, il a fait ses
  comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur d’addition que
  nous avions faite; il a mangé un œuf avec plaisir, s’il le digère bien
  on essaiera demain d’une côtelette», quoiqu’ils les sachent dénués de
  signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann
  était certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle
  aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été
  content qu’elle quittât Paris pour toujours; il aurait eu le courage
  de rester; mais il n’avait pas celui de partir.
  Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son
  étude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques
  jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une
  «Toilette de Diane» qui avait été achetée par le Mauritshuis à la
  vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était en réalité de Ver Meer.
  Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa
  conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand
  elle était absente--car dans des lieux nouveaux où les sensations ne
  sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une
  douleur--c’était pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait
  capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne
  l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intention du
  voyage renaissait en lui,--sans qu’il se rappelât que ce voyage était
  impossible--et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour
  un an; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le
  quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de
  partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se
  rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le
  lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout ému de son rêve,
  il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant,
  grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à
  ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant tous
  ces avantages: sa situation,--sa fortune, dont elle avait souvent trop
  besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on,
  une arrière-pensée de se faire épouser par lui),--cette amitié de M. de
  Charlus, qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose
  d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait
  parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle
  avait une si grande estime--et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il
  employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle
  qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette--il
  songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il
  songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble, dénué,
  obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse,
  il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi
  était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit: «On ne
  connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on
  croit.» Mais il compta que cette existence durait déjà depuis
  plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle
  durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses
  amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous
  qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne
  se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait
  empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’événement
  désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu’il
  n’eût eu lieu qu’en rêve: son départ; il se dit qu’on ne connaît pas
  son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit.
  Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un
  accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du
  matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que
  le corps humain fût si souple et si fort, qu’il pût continuellement
  tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent (et que
  Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait
  supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu
  près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir.
  Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le
  portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux
  fou d’une de ses femmes la poignarda afin, dit naïvement son biographe
  vénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne
  penser ainsi qu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui
  semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon
  marché de la vie d’Odette.
  Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue
  sans séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être
  son amour par s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter
  Paris à jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins
  comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous
  les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois
  d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il
  portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux
  jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il
  entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives
  souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre,
  voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann
  et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité,
  le faisait geler tout entier; et Swann s’était senti soudain rempli
  d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois
  intérieures de son être jusqu’à le faire éclater: c’est qu’Odette lui
  avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait:
  «Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en
  Égypte», et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais
  aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville.» Et en effet, si
  quelques jours après, Swann lui disait: «Voyons, à propos de ce voyage
  que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville», elle répondait
  étourdiment: «Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue
  des Pyramides.» Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse
  de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que,
  superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle
  ne ferait pas et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici,
  d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle,
  n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en être
  jamais aimé.
  Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait
  été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait
  quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre),
  de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe. Il fut
  tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de
  lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait
  chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de
  Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu
  aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans
  liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’était
  plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes,
  de M. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte
  ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais
  approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui
  avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas de
  raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de
  l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué mais
  foncièrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sèche mais
  saine et droite. Quant à M. d’Orsan, Swann, n’avait jamais rencontré
  personne qui dans les circonstances même les plus tristes vînt à lui
  avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste.
  C’était au point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on
  prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche,
  et que chaque fois que Swann pensait à lui il était obligé de laisser
  de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de
  témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son
  esprit s’obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu
  de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions.
  Mais alors après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut
  soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l’aimait, avait bon
  cœur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain pleurerait-il de le
  savoir malade, et aujourd’hui par jalousie, par colère, sur quelque
  idée subite qui s’était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du
  mal. Au fond, cette race d’hommes est la pire de toutes. Certes, le
  prince des Laumes était bien loin d’aimer Swann autant que M. de
  Charlus. Mais à cause de cela même il n’avait pas avec lui les mêmes
  susceptibilités; et puis c’était une nature froide sans doute, mais
  aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait
  de ne s’être pas attaché, dans la vie, qu’à de tels êtres. Puis il
  songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur
  prochain, c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond répondre que de
  natures analogues à la sienne, comme était, à l’égard du cœur, celle
  de M. de Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût
  révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible, d’une autre humanité,
  comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes
  pouvaient le conduire des mobiles d’une essence différente. Avoir du
  cœur c’est tout, et M. de Charlus en avait. M. d’Orsan n’en manquait
  pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann,
  nées de l’agrément que, pensant de même sur tout, ils avaient à causer
  ensemble, étaient de plus de repos que l’affection exaltée de M. de
  Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais.
  S’il y avait quelqu’un par qui Swann s’était toujours senti compris et
  délicatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui, mais cette vie peu
  honorable qu’il menait? Swann regrettait de n’en avoir pas tenu
  compte, d’avoir souvent avoué en plaisantant qu’il n’avait jamais
  éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d’estime que dans
  la société d’une canaille. Ce n’est pas pour rien, se disait-il
  maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c’est sur
  ses actes. Il n’y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement
  ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent
  avoir tels ou tels défauts, ce sont d’honnêtes gens. Orsan n’en a
  peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il a pu mal agir
  une fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi, qui il est vrai n’aurait
  pu qu’inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la
  bonne. D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. Et
  puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une
  situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos
  défauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous
  envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir
  autrement que des gens de notre monde. Il soupçonna aussi mon
  grand-père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le
  lui avait-il pas toujours refusé? puis avec ses idées bourgeoises il
  avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore
  Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage
  la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux
  artistes où de telles choses sont possibles, peut-être même avouées
  sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de
  droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d’expédients,
  presque d’escroqueries, où le manque d’argent, le besoin de luxe, la
  corruption des plaisirs conduisent souvent l’aristocratie. Bref cette
  lettre anonyme prouvait qu’il connaissait un être capable de
  scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette
  scélératesse fût cachée dans le tuf--inexploré d’autrui--du caractère de
  l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du bourgeois, du
  grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les
  hommes? au fond il n’y avait pas une seule des personnes qu’il
  connaissait qui ne pût être capable d’une infamie. Fallait-il cesser
  de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois
  ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son
  mouchoir, et, songeant qu’après tout, des gens qui le valaient
  fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il
  se dit que cela signifiait sinon qu’ils fussent incapables d’infamie,
  du moins, que c’est une nécessité de la vie à laquelle chacun se
  soumet de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas incapables.
  Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu’il avait
  soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu’ils avaient peut-être
  cherché à le désespérer. Quant au fond même de la lettre, il ne s’en
  inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette
  n’avait l’ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait
  l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une
  vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais
  pour chaque être en particulier il imaginait toute la partie de sa vie
  qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il
  connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on
  lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s’ils
  parlaient ensemble d’une action indélicate commise, ou d’un sentiment
  indélicat éprouvé, par un autre, elle les flétrissait en vertu des
  mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses
  parents et auxquels il était resté fidèle; et puis elle arrangeait ses
  fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de
  Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette,
  il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où
  elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu’elle
  était, ou plutôt qu’elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès
  d’un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru
  vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à
  des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de
  créatures abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de
  laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs,
  les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de
  temps à autre, il laissait entendre à Odette que par méchanceté, on
  lui racontait tout ce qu’elle faisait; et, se servant à propos, d’un
  détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme
  s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre
  tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il
  tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné
  sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car
  si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité,
  c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour qu’Odette lui
  dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette,
  il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant
  le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la
  sincérité n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La
  vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette; mais
  lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au
  mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme
  conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il
  mentait autant qu’Odette parce que plus malheureux qu’elle, il n’était
  pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à
  elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air
  méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de
  s’humilier et de rougir de ses actes.
  Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût
  encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait
  accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant
  ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre: Les
  Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il
  eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la
  lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de
  «marbre» qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait
  l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain
  redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire
  qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait
  faite au Salon du Palais de l’Industrie avec Mme Verdurin et où
  celle-ci lui avait dit: «Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu
  n’es pas de marbre.» Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une
  plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait
  alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre
  anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le
  journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot:
  «Les Filles de Marbre» et commença à lire machinalement les nouvelles
  des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on
  signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit
  un nouveau mouvement en arrière.
  Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de
  cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait
  d’union, un autre nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur
  les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c’était
  le même que celui de son ami M. de Bréauté dont la lettre anonyme
  disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de
  Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable; mais en ce qui
  concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette
  mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais
  la vérité et dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin
  et qu’elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces
  plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie
  et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent
  l’innocence, et qui--comme par exemple Odette--sont plus éloignées
  qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme.
  Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait
  repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un
  instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des
  goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de
  ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou
  au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou
  la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la
  première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il y avait déjà deux
  ans: «Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis
  un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec
  elle, elle veut que je la tutoie.» Loin de voir alors dans cette
  phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à
  simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie
  comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le
  souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement
  rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne
  pouvait plus les séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi dans
  la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et
  d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de
  son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait
  l’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou
  la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait
  mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.
  --Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais
  il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que
  j’avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c’était
  vrai, avec elle ou avec une autre.
  Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé
  par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie a
  quelqu’un qui leur a demandé: «Viendrez-vous voir passer la cavalcade,
  assisterez-vous à la Revue?» Mais ce hochement de tête affecté ainsi
  d’habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque
  incertitude la dénégation d’un événement passé. De plus il n’évoque
  que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation,
  qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe
  que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai.
  --Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité et
  malheureux.
  --Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: «Tu le sais bien»,
  dis-moi: «Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.»
  Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle
  voulait se débarrasser de lui:
  --Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
  --Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?
  Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.
  --«Oh! que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par
  un sursaut à l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini?
  Qu’est-ce que tu as aujourd’hui? Tu as donc décidé qu’il fallait que
  je te déteste, que je t’exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi
  le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement!»
  Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme
  qui interrompt son intervention mais ne l’y fait pas renoncer:
  --Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde,
  Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te
  parle jamais que de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus
  long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me
  fait te haïr tant que cela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma
  colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout
  puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te
  fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu
  que je puisse continuer à t’aimer, quand je te vois me soutenir, me
  jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet
  instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini
  dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta
  médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
  --Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il
  y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais,
  peut-être deux ou trois fois.
  Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc
  quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus
  qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des
  nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: «deux ou trois fois»
  marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que
  ces mots «deux ou trois fois», rien que des mots, des mots prononcés
  dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le
  
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